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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/875/2023

ATA/623/2023 du 13.06.2023 ( MARPU ) , IRRECEVABLE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/875/2023-MARPU ATA/623/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 13 juin 2023

 

dans la cause

 

A______ recourante
représentée par Me Benoît MERKT, avocat

contre

B______ intimée
représentée par Me Bertrand REICH, avocat



EN FAIT

A. a. Le 29 septembre 2021, la B______ (ci-après : B______) a publié un appel d’offres en procédure sélective pour le marché intitulé « B______ – solution informatique pour la gestion des effectifs assurés – actifs et pensionnés ».

b. A______ (ci-après : A______) s’est vu adjuger ce marché par décision du 17 juin 2022, à l’issue du deuxième tour de la procédure.

c. Par courrier du 24 février 2023, B______ a informé A______ de sa « décision ferme et irrévocable » de ne pas conclure de contrat avec elle en raison de son incapacité à mettre en œuvre son offre dans le respect des conditions de l’appel d’offres et de ses ressources ne répondant pas aux exigences clairement énoncées dans l’appel d’offres portant sur le marché public relatif à une solution de gestion des effectifs des assurés, actifs et pensionnés.

Elle relevait que dans la décision d’adjudication du 17 juin 2022, des réserves avaient été émises quant à la capacité d’A______ à pouvoir respecter les délais de réalisation du projet, compte tenu du peu d’importance de son effectif, de sorte que celle-ci devait fournir des garanties en lien avec son organisation et la disponibilité de ressources. Des rencontres postérieures à cette décision avaient démontré le départ de collaborateurs annoncés comme personnes clés dans l’offre et l’absence de ressources à l’interne pour les remplacer. La solution proposée le 17 février 2023 d’un partenariat stratégique avec C______ (ci-après : C______) contrevenait à l’interdiction de sous-traitance, modifiait l’offre d’A______ et ne levait en rien la réserve émise dans la décision du 17 juin 2022. Les conditions pour la conclusion d’un contrat sur la base de l’adjudication n’étaient donc pas remplies.

d. A______ a formé recours le 10 mars 2023 à la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : chambre administrative). Elle a conclu à ce que soit constatée la nullité de la « décision » du 24 février 2023, subsidiairement à son annulation, à ce qu’il soit ordonné à B______ de « négocier de bonne foi avec A______ en vue d’une conclusion du contrat faisant l’objet du marché en cause ». « En tout état », un délai devait lui être octroyé pour quantifier et motiver la prétention en réparation du dommage que B______ devait être condamnée à lui verser.

Préalablement, l’urgence justifiait le prononcé de mesures superprovisionnelles et provisionnelles.

Le marché en question lui avait été attribué avec une note très nettement supérieure au deuxième soumissionnaire. Ses ressources en personnel n’avaient pas été considérées comme rédhibitoires par B______. La relation avec cette dernière, postérieurement à l’adjudication, avait été constructive et productive. Le dossier d’appel d’offres publié pour le premier tour de la procédure prévoyait explicitement la possibilité d’une sous-traitance, pour autant que « cela ne nuise pas à la saine et efficace concurrence et que cela ne crée pas une position cartellaire [ ] ne d[evait] pas dépasser 45% de l’ensemble du marché ». Tout candidat devait d’ailleurs remplir une annexe d’annonce des sous-traitants. Pour le deuxième tour, le dossier d’appel d’offres renvoyait aux conditions du premier tour, avec réitération de la limite de 45% pour la sous-traitance. Alors que le cahier des charges pour le premier tour était muet sur la question de la sous-traitance, celui du deuxième tour l’excluait, en tout ou en partie des prestations, dans une clause probablement standard pré-rédigée et non pertinente. Dans le cadre des questions-réponses du deuxième tour, B______ avait indiqué que le recours à la location de services était admis aux conditions énoncées.

Au moment du dépôt de son dossier pour le deuxième tour puis de l’adjudication, elle-même ne prévoyait pas de recourir à des ressources externes. Toutefois, en novembre 2022, deux de ses employés avaient donné leur congé. Elle avait alors pris toutes les mesures nécessaires pour renforcer son équipe, par cinq personnes expérimentées, y compris les collaborateurs dont les services étaient loués à C______, dans le cadre d’un contrat au sens de la loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services du 6 octobre 1989 (LSE - RS 823.11), de sorte que les personnes concernées étaient parfaitement intégrées à A______. Cela représenterait 260/600 jours, soit 43.33% du marché, si bien qu’elle en respectait les exigences.

Une décision de révocation de l’adjudication pouvait faire l’objet d’un recours, conformément aux art. 15 al. 1bis let. e de l’accord intercantonal sur les marchés publics du 25 novembre 1994 (AIMP - L 6 05) et 55 let. f du règlement sur la passation des marchés publics du 17 décembre 2007 (RMP - L 6 05.01).

La décision entreprise était entachée de graves vices, à savoir l’absence de désignation comme telle, une motivation quasi inexistante, une non-indication des voies de recours et un contenu pour le moins équivoque. Elle ne pouvait dès lors pas recourir en toute connaissance de cause. De plus, la B______ ne l’avait pas prévenue qu’elle encourait un risque de révocation de l’adjudication, de sorte que son droit d’être entendue avait été violé.

Il n’existait aucun des motifs de révocation de la liste exhaustive prévue à l’art. 42 RMP, soit des motifs rendant la conclusion du contrat avec l’adjudicataire impossible, inexigible ou contraire au droit des marchés publics. Le recours à des employés d’C______, aux conditions énoncées, était parfaitement autorisé. Cette location de services, qui n'était nullement de la sous-traitance, constituait une différence minime par rapport à l’offre initialement soumise et tendait de plus à répondre aux inquiétudes de B______ quant à ses ressources. Une sous-traitance était au demeurant clairement envisagée dans le dossier d’appel d’offres, de sorte qu’elle en remplirait les conditions.

Il n’y avait aucun motif s’opposant à la levée de la « réserve », dont la portée était discutable.

e. Par décision du 18 avril 2023, la chambre administrative a refusé d’octroyer l’effet suspensif au recours.

f. CAP Fondation a conclu à l’irrecevabilité du recours et, au fond, à son rejet.

Son courrier du 24 février 2023 ne constituait en rien une décision attaquable au sens du droit public ni ne relevait du droit des marchés publics. La chambre administrative n’était donc pas compétente pour connaître du recours qui, de surcroît était infondé, parce que d’une part tant la jurisprudence que la doctrine reconnaissaient au pouvoir adjudicateur la faculté de ne pas conclure de contrat après l’adjudication du marché et que, d’autre part, une révocation de l’adjudication serait matériellement fondée si elle était prononcée. Si l’adjudication du marché à l’issue d’un processus d’appel d’offres était bien régie par le droit public, elle ne valait pas conclusion du contrat qui, elle, était régie par le droit privé. Nul ne pouvait contraindre une autorité adjudicatrice à conclure un contrat. Le droit privé s’appliquait à la relation contractuelle qui aurait pu être liée entre les parties et donc par extension aux aspects précontractuels.

À l’issue du premier tour de la procédure sélective, trois soumissionnaires avaient été sélectionnés pour le second, à savoir A______H, C______ et D______. C______ avait renoncé à participer au second tour. Les insuffisances de la recourante en matière de forces de travail avaient été relevées tout au long du processus de mise en concurrence, d’où la précision dans la décision d’adjudication du 17 juin 2022, entrée en force, qu’il lui incombait de fournir des garanties notamment sur son organisation et ses ressources. Elle souhaitait aussi que lui soit présentée, préalablement à toute relation précontractuelle, une plateforme Web « employeurs/assurés/pensionnés » permettant de gérer un portail interface pour les employeurs. Le développement, le paramétrage et l’installation d’un tel logiciel prenaient d’expérience deux à trois ans, lorsque tout allait bien.

Le choix délibéré de la recourante d’ignorer les attentes formalisées clairement dès le début en termes d’organisation ainsi que de personnel, en taisant les démissions de personnes clés, et de saisir la justice pour se plaindre des conséquences de ses propres manquements avait anéanti le peu de confiance qui subsistait encore. Des discussions constructives et productives permettant d’aborder et de clarifier les points qui devaient être réglés et se déroulant dans un climat de confiance amenant les parties prenantes à évoquer spontanément les difficultés qu’elles rencontraient n’avaient en l’occurrence pas eu cours, faute de transparence de la recourante qui ne lui avait pas fait part spontanément des difficultés rencontrées, avait fourni des informations contradictoires, pour ne pas dire fausses, sur des enjeux importants, soit sa capacité en personnel et son lien avec C______, qui n’était toujours pas clair.

Si par impossible le courrier querellé devait être considéré comme une décision de révocation de l’adjudication, une motivation sommaire serait suffisante, comme déjà décidé par la chambre administrative, laquelle disposait de plus d’un libre pouvoir d’examen en fait et en droit et pouvait guérir une éventuelle violation du droit d’être entendu. À la lecture du courrier du 24 février 2023 et vu la nature des différents échanges intervenus entre les parties, la recourante pouvait comprendre la racine et l’étendue du problème, à savoir les garanties qu’elle devait fournir et qui restaient à fournir. Une adjudication pouvait, selon la jurisprudence de la chambre administrative, être révoquée sans indemnisation. Si elle avait rendu une décision de révocation, une telle décision aurait, vu les circonstances du cas d’espèce, été conforme au droit et n’ouvrirait aucun droit à la recourante.

g. Dans sa réplique, A______ est revenue sur la problématique des changements au sein de son personnel, qu’elle n’avait pas niée. Le partenariat avec C______ était toujours d’actualité et avait pour objet un potentiel rapprochement entre les deux sociétés qui nécessitait du temps avant d’être finalisé. Dans le cadre du marché public en cause, il était question d’une location de services par C______. Sur la base des documents et informations transmis à l’intimée, celle-ci pouvait constater que ses ressources en personnel avaient été et étaient suffisantes pour la fourniture des prestations en cause. Conformément aux attentes de celle-ci, elle avait cherché et trouvé un moyen de renforcer ses ressources en personnel dans des délais raisonnables. Elle revenait sur les griefs, non fondés, de l’intimée en lien avec le processus de développement du portail employeur.

Elle tenait à souligner qu’elle s’était efforcée de communiquer avec B______ de la manière qui lui paraissait la plus adéquate, afin de préserver, sinon consolider, le lien de confiance mutuelle. Elle n’avait pas manqué de transparence et avait pensé bien faire en faisant le choix de « l’information positive ».

Elle contestait l’argumentation juridique de l’intimée s’agissant de l’absence d’une décision et de l’applicabilité du droit des marchés publics. Si elle concédait que l’adjudication n’emportait pas obligation de conclure, ce qu’elle n’avait jamais soutenu, un adjudicateur devait négocier de bonne foi avec l’adjudicataire en vue de la conclusion du contrat, et ne pouvait pas refuser de conclure un contrat sans autre formalité ni motifs fondés, soit notamment sans rendre de décision valable. B______ avait donc le choix soit de négocier de bonne foi avec elle en vue de la conclusion du contrat, soit de révoquer l’adjudication, pour autant que les conditions en soient remplies, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

h. Les parties ont été informées, le 23 mai 2023, que la cause était gardée à juger.

i. La teneur des pièces produites et leurs arguments seront pour le surplus repris ci-dessous dans la mesure utile au traitement du litige.

EN DROIT

1. La chambre de céans examine d'office la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATA/323/2023 du 28 mars 2023 consid. 1 ; ATA/91/2023 du 31 janvier 2023 consid. 1 ; ATA/139/2021 du 9 février 2021 consid. 2).

En l’espèce, l’autorité intimée considère que le recours serait irrecevable à double titre, à savoir dans la mesure où il est dirigé contre un courrier qui ne serait pas une décision attaquable et où la question à trancher ne relèverait pas du droit des marchés publics, mais du droit privé.

2.             2.1 Le marché adjugé à la recourante par décision du 17 juin 2022 est notamment soumis à l’AIMP, à la loi autorisant le Conseil d’État à adhérer à l’AIMP du 9 août 1997 (L-AIMP - L 6 05.0) et au RMP.

2.2 Selon l’art. 42 RMP, l’offre est écartée d’office notamment lorsque le soumissionnaire ne répond pas ou plus aux conditions pour être admis à soumissionner (al. 1 let. b) ou a fourni de faux renseignements (al. 1 let. c).

2.3 L'autorité adjudicatrice rend une décision d'adjudication sommairement motivée, notifiée soit par publication sur la plateforme électronique sur les marchés publics gérée par l’association simap.ch (www.simap.ch), soit par courrier à chacun des soumissionnaires, avec mention des voies de recours (art. 45 al. 1 RMP).

Le contrat ne peut être conclu avec l'adjudicataire qu'au terme du délai de recours et, en cas de recours, que si la chambre administrative n'a pas accordé l’effet suspensif au recours (art. 46 RMP).

2.4 Selon l’art. 47 al. 1 RMP, la procédure peut être interrompue pour de justes motifs ou raisons importantes, notamment lorsque l'autorité adjudicatrice a reçu un nombre insuffisant d'offres pour adjuger le marché dans une situation de concurrence efficace (let. a) ; les offres ont été concertées (let. b) ; un abandon ou une modification importante du projet est nécessaire (let. c) ; toutes les offres dépassent le montant du budget prévu ou octroyé pour le marché (let. d).

2.5 L’art. 48 RMP prévoit que l'adjudication peut être révoquée, sans indemnisation, pour l'un des motifs énoncés à l'art. 42 RMP. Il peut notamment s’agir de motifs propres à l’adjudicataire, telles les exigences générales de participation à un marché public, relatives au respect des conditions sociales de travail, de paiement des impôts et des cotisations sociales. Il doit s’agir de motifs qui rendent la conclusion d’un contrat avec l’adjudicataire impossible, inexigible ou contraire au droit des marchés publics (ATA/232/2016 du 15 mars 2016 consid. 5 ; Étienne POLTIER, Droit des marchés publics, 2014, n. 364 p. 230 ; Martin BEYELER, Der Geltungsanspruch des Vergaberechts, 2012, n. 2738 p. 1501).

L’art. 48 RMP utilisant une formule potestative concernant l’exercice du droit de révocation, une liberté d’appréciation est reconnue au pouvoir adjudicateur dans la prise d’une telle décision, que celui-ci exerce à la suite d’une pesée des intérêts pour respecter le principe de la proportionnalité (ATA/490/2017 du 2 mai 2017 consid. 5 ; ATA/232/2016 précité consid. 5 ; Pierre MOOR/Étienne POLTIER, Droit administratif, vol. 2, 3ème éd., 2011, n. 2.4.3.1 p. 383). Il est admis que d’autres motifs de révocation peuvent être invoqués, par référence notamment aux cas non exhaustifs d’interruption (arrêt du Tribunal fédéral 2C_876/2014 du 4 septembre 2015 consid. 6.2 ; Étienne POLTIER, op. cit., n. 363 p. 230).

2.6 Selon l’art. 55 RMP, sont réputées décisions sujettes à recours : a) l'appel d'offres ; b) la décision de sélection ; c) l'exclusion de la procédure ; d) l'interruption de la procédure ; e) l'adjudication ; f) la révocation de l'adjudication ; g) la sanction.

2.7 Selon l’art. XIII § 4 de l’accord du 15 avril 1994 sur les marchés publics (AMP - RS 0.632.231.422), un marché public ne peut être interrompu que pour des motifs d’intérêt public.

Ce point doit être distingué et ne préjuge en rien de l'éventuelle obligation de conclure le contrat après l'adjudication, ou de la possibilité d'y renoncer, questions qui relèvent en principe du droit (privé) des contrats (arrêt du Tribunal fédéral 2P.34/2007 du 8 mai 2007 consid. 6.1), la décision d’adjudication ne créant pas une obligation de contracter à la charge de l'adjudicateur (225 et n. 377 p. 241).

2.8 Dans la législation fédérale, le droit d’interrompre un marché public est réglé spécifiquement à l’art. 30 de l’ordonnance sur les marchés publics du 11 décembre 1995 (OMP - RS 172.056.11), à teneur duquel le pouvoir adjudicateur interrompt la procédure s’il n’entend pas réaliser le projet (al. 1), peut interrompre et répéter la procédure quand aucune offre ne satisfait aux critères et aux exigences techniques fixés dans l’appel d’offres et dans les documents qui s’y rattachent (let. a) ou quand il y a lieu de s’attendre à des offres plus avantageuses suite à une modification des conditions générales ou à la disparition de distorsions de concurrence (let. b ; al. 2), et peut engager une nouvelle procédure d’adjudication lorsqu’il décide d’apporter une modification importante au projet (al. 3).

2.9 Aux termes de l’art. 13 let. i AIMP, les dispositions d’exécution cantonales doivent garantir la possibilité d'interrompre et de répéter la procédure de passation en cas de justes motifs uniquement. Le texte allemand de cette disposition parle de son côté de motifs importants (« wichtige Gründe ») et le texte italien de motifs sérieux (« gravi »).

2.10 Dans le canton de Genève, cette question, comme déjà vu, est réglée à l’art. 47 RMP.

2.11 L'interruption, la répétition ou le renouvellement de la procédure n'est possible qu'à titre exceptionnel et suppose un motif important ; cette règle existe aussi pour les marchés publics soumis au droit fédéral (ATF 141 II 353 consid. 6.1 ; 134 II 192 consid. 2.3 = SJ 2009 I 197). L'interruption du marché – ce qui suppose l'annulation de tous les actes déjà accomplis – apparaît donc comme une ultima ratio (ATF 141 II 353 consid. 6.1; Peter GALLI/André MOSER/Élisabeth LANG/Marc STEINER, Praxis des öffentlichen Beschaffungsrechts, 2013, n. 799 p. 353).

2.12 Il revient en premier lieu au pouvoir adjudicateur de décider s'il existe des motifs objectifs pour interrompre la procédure d'adjudication en raison d'un intérêt public prépondérant. La question de savoir si les motifs objectifs justifiant l'interruption étaient prévisibles pour l'adjudicateur et si sa responsabilité est de ce fait engagée, peut avoir une incidence sur la question des dommages-intérêts, mais elle est sans pertinence pour juger de l'admissibilité de l'interruption (ATF 134 II 192 consid. 2.3 = SJ 2009 I 197, et les références citées).

2.13 Sur le plan technique, lorsque l'adjudication a déjà été prononcée, l'interruption de la procédure suppose au préalable une révocation de la décision d'adjudication. La nuance est avant tout juridique, car on admet que les motifs d'interruption du marché peuvent aussi constituer des motifs de révocation de la décision d'adjudication qui, selon leur nature, peuvent avoir pour conséquence une interruption de la procédure et un renouvellement de celle-ci (ATF 141 II 353 consid. 6.2 ; Étienne POLTIER, op. cit., n. 358 p. 226 et n. 363 p. 230 ; ATF 134 II 192 consid. 2.3 = SJ 2009 I 197).

2.14 La formulation potestative des textes normatifs implique que, même s'il existe un juste motif ou un motif important, il appartient en premier lieu au pouvoir adjudicateur de décider s'il convient d'interrompre ou non la procédure, soit définitivement soit en la répétant ou en la renouvelant. En ce domaine, celui-ci dispose d'un large pouvoir d'appréciation. La solution à adopter dépend des besoins de l'autorité adjudicatrice, qui jouit d'une liberté de manœuvre étendue pour les définir (ATF 141 II 353 consid. 6.3 et les références citées). Une même liberté d’appréciation doit être reconnue au pouvoir adjudicateur en matière de révocation de sa décision d’adjudication (ATA/232/2016 du 15 mars 2016 consid. 5 ; Étienne POLTIER, op. cit., n. 365 p. 231 s.).

2.15 Concernant l’interruption de la procédure, la liberté d'appréciation de l'adjudicateur dans le choix des conséquences à tirer de l'existence d'un juste motif ou motif important est toutefois limitée par le respect de la bonne foi et des principes généraux applicables au droit des marchés publics, notamment l'interdiction de discrimination entre les soumissionnaires, la proportionnalité, la transparence et l'interdiction de la modification du marché sur des éléments essentiels (ATF 141 II 353 consid. 6.4 ; aussi ATA/501/2016 du 14 juin 2016 consid. 6d).

2.16 Selon le Tribunal fédéral, la décision à laquelle aboutit la soumission détermine de manière contraignante le candidat avec lequel l'autorité adjudicatrice doit conclure un contrat, mais elle n' « attribue » pas directement l'objet de la procédure d'adjudication au soumissionnaire sélectionné. Après l'adjudication, la collectivité publique doit conclure avec ce dernier un contrat portant sur la fourniture du service requis ou la livraison des marchandises demandées. Contrairement à la procédure d'adjudication précédente, dans laquelle l'autorité compétente agit en tant que puissance publique, le soumissionnaire et la collectivité publique « s'affrontent » en règle générale sur le terrain du droit privé et concluent un contrat de droit privé.

Tous les éléments essentiels du futur contrat doivent déjà être fixés au moment de l'adjudication. Les offres déposées par les différents candidats dans le cadre de la procédure de soumission ne constituent pas encore techniquement des offres en vue de la conclusion du contrat. Au contraire, les négociations contractuelles entre l'autorité adjudicatrice et l'adjudicataire ne commencent qu'après la clôture de la procédure d'adjudication, car les parties contractantes peuvent encore s'entendre librement sur de simples points secondaires même si, en ce qui concerne les éléments essentiels du contrat, aucune divergence n'est admise entre les documents d'appel d'offres et l'offre choisie. Par conséquent, l'adjudication doit être suivie d'une offre et d'une acceptation, comme dans le cas d'une conclusion de contrat indépendante de la procédure de soumission.

Dans le cas qu’il a été amené à trancher, le Tribunal fédéral a retenu qu'aucun contrat n'avait été conclu entre les parties. Cela ne signifiait toutefois pas que le pouvoir adjudicateur était libre de décider à qui il souhaitait confier à l'avenir la tâche en cause, de ramassage des ordures. Tant que l'adjudication à l'intimée était encore valable, il ne pouvait pas conclure de contrat avec une autre entreprise sur l'objet de la procédure d'adjudication. Si l’adjudicataire souhaitait attribuer le marché non plus à l'intimée mais à un tiers, il devait annuler formellement sa décision d'adjudication (et éventuellement répéter toute la procédure d'adjudication), afin d'ouvrir la voie à une nouvelle attribution du marché.

Même si les négociations contractuelles qui avaient suivi l'adjudication s’étaient avérées difficiles et que le pouvoir adjudicateur avait pu se sentir mis sous pression, on ne voyait pas en quoi le rapport de confiance entre les parties contractantes était à l'époque gravement perturbé au point de justifier une résiliation presque immédiate. Certes, l'intimée avait refusé obstinément d'admettre que ses exigences concernant une éventuelle sous-estimation de la quantité de déchets ne pouvaient pas être satisfaites, ne serait-ce que pour des raisons juridiques. Son comportement à cet égard ne pouvait toutefois pas remettre en question sa fiabilité en ce qui concernait l'enlèvement des ordures. Comme l’adjudicateur ne démontrait pas qu'il aurait eu des raisons de craindre une mauvaise exécution du mandat s'il l’avait résilié dans un délai approprié aux circonstances, il n'y avait pas de raison objective pour une résiliation aussi précipitée. Par ailleurs, il n'était pas possible de craindre sérieusement une mauvaise exécution du mandat, ne serait-ce que parce que la société adjudicataire espérait encore à ce moment-là que le contrat soit conclu, au besoin par voie judiciaire (ATF 134 II 297 consid. 2.1, 4.2, 4.4 et 5.2 et références citées).

2.17 Dans un arrêt 2D_12/2020 du 18 février 2021, le Tribunal fédéral, au consid. 4.1 a relevé qu’en matière de marché public, si la première phase, qui s'achève par l'adjudication, relève du droit public, celle qui suit et qui conduit à la conclusion du contrat entre la collectivité publique et l'adjudicataire appartient, en principe, au domaine du droit privé (cf. Etienne POLTIER, Droit des marchés publics, 2014, nos 456 ss et 458 p. 291 s.; Florence AUBRY GIRARDIN, in Commentaire de la LTF, 2ème éd., 2014, n° 79a ad art. 83 LTF). La liberté contractuelle du pouvoir adjudicateur est limitée. Les éléments du futur contrat, en particulier pour ce qui concerne les points essentiels, se trouvent largement prédéterminés par les exigences requises dans l'appel d'offre. Au stade de la préparation du contrat, seules certaines modalités de détail de celui-ci peuvent encore être réglées (cf. Etienne POLTIER, op. cit., n. 454 s. et 472 ss p. 289 s. et 298 ss.).

3.             En l’espèce, la recourante s’est vu adjuger le marché public en cause le 17 juin 2022. Cette décision est en force, ce qu’aucune des parties ne remet en cause.

Il ressort des considérants qui précèdent qu’en matière de marchés publics, la dichotomie entre droit public et droit privé n’est pas évidente et dépend de la phase du processus à compter de l’appel d’offres. Il ressort toutefois en particulier du récent arrêt du Tribunal fédéral 2D_12/2020 que si la première phase, qui s'achève par l'adjudication, relève du droit public, celle qui suit et conduit à la conclusion du contrat entre la collectivité publique et l'adjudicataire appartient, « en principe », au domaine du droit privé. Aucun élément du dossier ne permet de s’éloigner de cette jurisprudence, qui n’est pas contredite par l’ATF 134 II 297, laquelle évoque clairement des négociations contractuelles entre l'autorité adjudicatrice et l'adjudicataire qui ne commencent qu'après la clôture de la procédure d'adjudication, comme en l’espèce.

Durant cette phase, les « parties contractantes » peuvent encore s'entendre librement sur de simples points secondaires même si, en ce qui concerne les éléments essentiels du contrat, aucune divergence n'est admise entre les documents d'appel d'offres et l'offre choisie. Par conséquent, l'adjudication doit être suivie d'une offre et d'une acceptation, comme dans le cas d'une conclusion de contrat indépendante de la procédure de soumission.

C’est donc bien de droit privé dont il est question dans cette phase de négociations qui est précisément celle où la recourante et l’intimée ont buté en particulier sur les ressources en personnel de la première pour pouvoir exécuter le marché en question. La recourante ne s’y est d’ailleurs pas trompée quant à la phase de nature civile et précontractuelle dans laquelle les parties se trouvent, puisqu’elle a notamment conclu dans son recours à ce qu’il soit ordonné à l’intimée de négocier de bonne foi avec elle.

Les parties n’ont pas encore conclu de contrat, ce qui ne signifie pas encore que l’intimée soit libre de décider à qui elle souhaite confier à l'avenir l’objet du marché en cause, étant toutefois relevé qu’elle a, à compter du courrier litigieux du 24 février 2023, une position qui s’est encore cristallisée durant la procédure de recours, déclarée être fermement décidée à ne pas conclure de contrat avec la recourante. Aussi, tant que l'adjudication à la recourante est encore valable, ce que plaide l’intimée qui considère que le courrier n’est pas une décision de révocation de l’adjudication, elle ne pourra pas conclure de contrat avec une autre entreprise sur l'objet de la procédure d'adjudication. Si elle souhaite attribuer le marché non plus à l'intimée mais à un tiers, alors elle devra formellement révoquer sa décision d'adjudication (et le cas échéant répéter toute la procédure d'adjudication) afin d'ouvrir la voie à une nouvelle attribution du marché. Seule une telle décision de révocation de la décision d'adjudication sera sujette à recours (art. 48 et 55 RMP).

La chambre administrative n’est dès lors pas compétente pour connaître du recours contre le courrier de l’autorité intimée du 24 février 2023, recours qui est irrecevable. Conformément à l’art. 64 al. 2 LPA a contrario, elle ne transmettra pas la procédure aux instances civiles.

4.             Vu l’issue du recours, un émolument de CHF 1’500.- sera mis à la charge de la recourante (art. 87 al. 1 LPA) et une indemnité de procédure de CHF 1'500.- sera allouée à l’intimée, qui y a conclu, à la charge de la recourante (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

déclare irrecevable le recours interjeté le 10 mars 2023 par A______ contre le courrier du 24 février 2023 de B______;

met un émolument de CHF 1'500.- à la charge de A______ ;

alloue une indemnité de CHF 1'500.- à B______, à la charge d’A______ ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être jointes à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Benoît MERKT, avocat de la recourante, à Me Bertrand REICH, avocat de B______, de même qu’à la Commission de la concurrence (COMCO).

Siégeant : Claudio MASCOTTO, président, Florence KRAUSKOPF, Jean-Marc VERNIORY, Valérie LAUBER, Fabienne MICHON RIEBEN, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

S. HÜSLER ENZ

 

 

le président siégeant :

 

 

C. MASCOTTO

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :