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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/15968/2011

ACPR/118/2025 du 12.02.2025 sur CTDP/35/2025 ( TDP ) , REJETE

Descripteurs : POUVOIR DE REPRÉSENTATION;AVOCAT;CONFLIT D'INTÉRÊTS;DROIT D'ÊTRE ENTENDU;PROPORTIONNALITÉ
Normes : LLCA.12; CPP.127

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/15968/2011 ACPR/118/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 12 février 2025

Entre

A______ LTD "in special administration" (anciennement B______ LTD), représentée par Me C______, avocat, Étude D______ SA, ______ [GE],

C______, avocat, Étude D______ SA, ______ [GE],

recourants,

 

contre l'ordonnance d'interdiction de postuler rendue le 14 janvier 2025 par la Direction de la procédure du Tribunal de police,

et

LE TRIBUNAL DE POLICE, rue des Chaudronniers 9, 1204 Genève - case postale 3715, 1211 Genève 3,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B,
1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 27 janvier 2025, Me C______ et A______ LTD recourent contre l'ordonnance du 14 janvier 2025, notifiée le lendemain, par laquelle le Tribunal de police a interdit au premier de postuler pour la défense des intérêts de la seconde et de E______ JSC.

Les recourants concluent, sous suite de frais et dépens non chiffrés, préalablement, à l'octroi de l'effet suspensif au recours ; principalement, à l'annulation de l'ordonnance susmentionnée ; et subsidiairement, à ce que l'interdiction de postuler soit limitée à l'égard de la prévenue F______.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le Ministère public a ouvert, en novembre 2011, sur plainte pénale de E______ JSC (anciennement JSC G______ FINANCIAL CORPORATION), à Moscou, et sa filiale A______ LTD (anciennement B______ LTD), à Londres, une instruction contre H______, I______ et J______ pour escroquerie (art. 146 CP), blanchiment d'argent (art. 305bis CP) et banqueroute frauduleuse (art. 163 CP).

b. Par jugement du 19 avril 2013, le Tribunal correctionnel a condamné J______, dans le cadre d'une procédure simplifiée disjointe de la présente procédure, pour escroquerie et blanchiment d'argent simple.

La procédure a également été disjointe et la poursuite pénale déléguée aux autorités anglaises s'agissant de I______, qui a été condamné, le 27 janvier 2017, par le Tribunal criminel de Londres.

c. L'instruction s'est ensuite poursuivie, respectivement étendue, à Genève, contre H______, K______ et F______ [mère du précité].

d. Depuis novembre 2011, Me C______, avocat au sein de l'étude D______ SA, représente A______ LTD et E______ JSC.

e. Me L______ représente, quant à lui, F______ depuis le 3 avril 2012, d'abord au sein de l'étude M______ SÀRL, puis de N______ SÀRL dès 2017, avant de rejoindre en 2024 l'étude O______/P______/L______ & ASSOCIÉS.

f. Me Q______ a été collaborateur au sein du cabinet M______ SÀRL à partir de 2013, puis associé de l'étude N______ SÀRL jusqu'en juin 2024. Dans ce cadre, il a été le collaborateur de Me L______.

g. Par ordonnances pénales du 23 avril 2020, le Ministère public a condamné :

- H______ pour escroquerie, blanchiment d'argent (cas grave) et faux dans les titres,

- K______ pour escroquerie et blanchiment d'argent (cas grave),

- et F______ pour banqueroute frauduleuse et fraude dans la saisie, violation de l'obligation de tenir une comptabilité, faux dans les titres et blanchiment d'argent.

Il est reproché principalement à H______ d'avoir, avec l'aide de J______, I______ et K______, amené B______ LTD [soit désormais A______ LTD] à acheter pour USD 214'000'000.- de bons argentins, le 9 mars 2011, en manipulant le taux de change dans le système informatique (taux de USD 12.9375 au lieu de ARS 12.9375), de sorte que l'établissement avait payé un prix quatre fois supérieur à celui du marché, lui occasionnant une perte de USD 150'000'000.-. Préalablement à cette opération, et afin d'endormir les soupçons de la banque, H______, J______, I______ et K______ avaient procédé, le 25 février 2011, à un premier achat de bons argentins financé par les trois premiers à concurrence de USD 1'000'000.- chacun. Le solde des fonds obtenus grâce à ces agissements, soit USD 120'000'000.-, était parvenu, auprès d'une banque genevoise, sur les comptes de la société R______ INC., Panama, dont les ayants droit économiques étaient H______, J______ et I______. Le montant avait été partagé entre eux et viré sur d'autres comptes.

Dans ce contexte, il est plus particulièrement reproché à K______ d'avoir frauduleusement modifié la devise de négoce des bons argentins dans le système informatique, après avoir reçu les explications et vu les démonstrations de H______. La part du butin lui revenant s'était montée à environ USD 16'000'000.-. Il est aussi soupçonné d'avoir ensuite entravé la découverte de l'origine criminelle des fonds, notamment en les faisant transiter par différents comptes bancaires, dont ceux de la société genevoise de sa mère, S______ SA en liquidation.

Dans ce dernier cadre, il est reproché à F______ d'avoir remis à plusieurs banques des contrats – conclus entre S______ SA et J______ – qu'elle savait être des faux, dans le but de convaincre lesdits établissements de la licéité des fonds et pouvoir ainsi se procurer un avantage illicite. En outre, elle est soupçonnée d'avoir non seulement réceptionné USD 35'400'000.- sur les comptes de sa société S______ SA, provenant des escroqueries susmentionnées, mais aussi de les avoir transférés à de nombreuses sociétés, sans cause juridique valable, entravant ainsi l'identification de l'origine des fonds, qu'elle savait criminelle, et leur confiscation.

h. Par suite des oppositions formées par les trois prévenus, le Ministère public a, le 11 juin 2024, maintenu les ordonnances pénales susmentionnées et renvoyé les intéressés en jugement devant le Tribunal de police.

i. Le 15 novembre 2024, F______ a saisi le Tribunal de police d'une requête en interdiction de postuler contre Me C______, au motif que Me Q______ avait rejoint, le 1er juillet 2024, l'étude D______ SA, dans laquelle pratiquait le précité.

Elle a produit un extrait du profil de Me Q______ sur le site de l'étude D______ SA, ainsi que copie du relevé d'heures, dont il ressort qu'il avait fourni une activité de 28 h. 45 dans le dossier de F______, du 1er juin 2013 au 9 septembre 2014. Il avait, en particulier, assisté la cliente lors de deux audiences devant le Ministère public, les 4 juillet 2013 [PP 25307, classeur IG 12] et 6 septembre 2013 [PP 25'529, classeur IG 12]. Le relevé de son activité fait en outre état de conférences et entretiens téléphoniques avec la cliente – notamment avant les audiences précitées –, de projets de lettres au Ministère public et de l'analyse d'un recours.

j. Par lettre du 29 novembre 2024, Me C______ s'est opposé à cette requête, expliquant que Me Q______ n'était intervenu que de manière très marginale et sporadique dans ce dossier – ce dont une comparaison des heures effectuées par le précité au regard des heures de l'ensemble des associés, collaborateurs et stagiaires ayant travaillé à ce dossier permettrait de se convaincre –, que sa dernière intervention remontait à plus de dix ans, qu'il n'avait pas pris de décision stratégique ni ne conservait de souvenir du dossier. La conduite d'un procès équitable pour F______ n'était ainsi pas menacée. Il ne voyait en outre pas "en quoi les motifs invoqués à l'appui d'une interdiction de continuer à postuler à l'encontre de [F______] devraient automatiquement s'étendre et s'appliquer aux autres prévenus".

Il a produit une déclaration de Me Q______, du 28 novembre 2024, à teneur de laquelle ce dernier expose être inscrit au registre cantonal vaudois des avocats, au sein de l'étude D______ SA. Il avait, précédemment, été le collaborateur de Me L______ du 1er avril 2013 au 1er mai 2016, date à partir de laquelle il avait été actif au sein du cabinet de Lausanne, jusqu'au 30 juin 2024. Au-delà du nom de F______, il n'avait aucun souvenir des éléments factuels, juridiques ou stratégiques du dossier, ni de l'implication qu'il aurait eue alors. À son meilleur souvenir, sa participation avait essentiellement consisté à suppléer l'absence du collaborateur principal et de Me L______, pour une courte période. Il n'avait pas le souvenir d'avoir apporté un concours substantiel à ce dossier. Il confirmait n'avoir aucune intention de contribuer au mandat de Me C______.

k. K______ et H______ ont appuyé la requête en interdiction de postuler. Le Ministère public s'en est rapporté à justice.

l. F______ a confirmé sa requête et précisé qu'il était exclu qu'elle produise un relevé complet des heures saisies par les avocats ayant collaboré à son dossier, en vue de comparer leur implication à celle de Me Q______.

C. Dans l'ordonnance querellée, le Tribunal de police a retenu que Me Q______ avait concrètement travaillé sur le dossier de F______, ce qui était attesté par le relevé d'heures produit. Entre 2013 et 2014, il avait notamment participé à des conférences téléphoniques avec la prévenue, étudié le dossier et assisté celle-ci lors d'audiences au Ministère public les 4 juillet et 9 [recte : 6] septembre 2013. Il était donc établi que l'avocat avait suffisamment connaissance du dossier pour pouvoir assister la cliente lors des deux audiences devant le Ministère public. Bien qu'il n'apparût pas qu'après 2014 il eût continué à travailler sur le dossier de F______, il était demeuré au sein de la même étude que Me L______, en qualité de collaborateur puis d'associé, jusqu'en 2024. Or, il était reconnu qu'un associé était généralement plus largement informé des affaires de l'étude que ne l'était un collaborateur.

Bien que les activités en cause datassent de plus de dix ans et que Me Q______ indiquât ne pas avoir de souvenir du dossier, il y avait lieu de retenir que : la procédure pénale était toujours pendante, Me Q______ travaillait dans le même domaine – enquêtes en matière pénale, interne et administrative ainsi que les litiges en découlant –, le dossier était complexe et volumineux, et la nature pénale de cette affaire justifiait de garantir à la prévenue une confiance accrue dans son ancien avocat.

Par conséquent, Me Q______ se trouvait en conflit d'intérêts vis-à-vis de F______ et cette incapacité affectait l'entier de l'étude D______ SA, y compris Me C______.

Par conséquent, il se justifiait d'interdire à Me C______ de postuler pour la défense des intérêts de E______ JSC et de A______ LTD.

D. a. À l'appui de leur recours, Me C______ et A______ LTD considèrent que la décision querellée serait disproportionnée et arbitraire. Retenir que les associés d'une étude parleraient entre eux de leurs dossiers, alors qu'aucune discussion n'avait eu lieu selon les déclarations expresses des intéressés [soit de Me C______ et de Me Q______] procédait d'une appréciation biaisée et portait gravement atteinte "aux droits de la victime A______ LTD". Il n'était en outre pas raisonnable de qualifier d'emblée insuffisante toute mesure de cloisonnement du dossier ("chinese walls") pour écarter le risque d'un potentiel conflit d'intérêts, compte tenu de la "reconnaissance presque unanime, au plan mondial, de cette solution".

La décision du Tribunal témoignait d'une méfiance extraordinaire à l'égard des avocats. Qui plus est, Me Q______ avait expressément exposé n'avoir conservé aucun souvenir du dossier. Il n'y avait ainsi, par définition, aucun danger à le voir échanger, même accidentellement, à son sujet. Cette méfiance, "érigée en profession de foi", témoignait d'une incompréhension du monde moderne et interconnecté dans lequel évoluaient les études d'avocats. On ne pouvait ériger tout rapprochement entre avocats en conflit d'intérêts, sans égard aux mesures qui pouvaient être mises en place à l'interne pour prévenir un éventuel partage d'informations indu.

En l'occurrence, le prétendu conflit d'intérêts monté en épingle par F______ et son conseil n'était aucunement concret. Il s'agissait là d'une manœuvre stratégique pour nuire aux intérêts de A______ LTD. L'autorité précédente n'avait pas su faire la part des choses ni peser les intérêts en présence. Le rôle joué par Me Q______ dans ce dossier, plus de 11 ans plus tôt, était demeuré marginal et insignifiant. Compte tenu du temps écoulé, il n'était, de plus, pas actuel. Or, le Tribunal fédéral considérait le critère temporel comme déterminant pour apprécier l'éventuel conflit d'intérêts (cf. ATF 145 IV 218 consid. 2.1). Par ailleurs, Me Q______ n'avait participé qu'à une seule audience, le 4 juillet 2013, en excusant Me L______. L'autre audience, du 6 septembre 2013, mentionnée dans la note d'honoraires ne correspondait à aucun acte de la procédure. L'avocat n'avait en outre rédigé aucune écriture ni courrier. Les 28 h. 45 heures effectuées par Me Q______ devaient correspondre à 1% du temps consacré au dossier par Me L______, ce qui démontrait son rôle très marginal. A______ LTD avait également un intérêt légitime à ce que l'avocat qui la représentait depuis l'origine ne soit pas "débarqué" en raison d'un conflit d'intérêts inexistant. Le préjudice causé à A______ LTD par la décision querellée était disproportionné par rapport à la protection purement théorique de F______.

Ils avaient appris en recevant l'ordonnance querellée que le Tribunal de police avait donné l'occasion aux autres parties de s'exprimer sur la requête, ce qui constituait une violation de leur droit d'être entendus. En outre, la décision n'expliquait pas pour quel motif l'interdiction de postuler s'étendait à tous les prévenus, alors que le conflit d'intérêts retenu ne concernait que F______ et qu'il n'y avait donc aucune raison d'interdire à l'avocat de continuer à représenter les intérêts de A______ LTD vis-à-vis de H______ et K______. En effet, les infractions reprochées à la première ne se recoupaient pas avec celles visant les seconds.

b. À réception du recours, la cause a été gardée à juger sans échange d'écritures, ni débats.

EN DROIT :

1.             1.1. Prise avant l’ouverture des débats par la Direction de la procédure du Tribunal de première instance, l’ordonnance attaquée, qui interdit au conseil de la partie plaignante d'assister celle-ci dans la présente procédure, peut être attaquée par la voie du recours immédiat, au sens de l’art. 393 al. 1 let. b CPP (ATF 135 IV 261 consid. 1.4 ; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 33 ad art. 393 p. 2494 ; ACPR/834/2023 du 25 octobre 2023 consid. 1).

1.2. Partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), la plaignante a qualité pour recourir, de même que son avocat, tiers touché (art. 105 al. 1 let. f CPP). Un intérêt juridiquement protégé à l'annulation ou à la modification de la décision attaquée (art. 382 al. 1 CPP) est en effet reconnu au client comme à l’avocat, dès lors que la qualité pour agir devant les autorités cantonales ne peut pas s'apprécier de manière plus restrictive que celle pour recourir devant le Tribunal fédéral, où elle est admise pour l’un comme pour l’autre (arrêts du Tribunal fédéral 1B_510/2018 du 14 mars 2019 consid. 1 non publié in ATF 145 IV 218 ; 1B_52/2022 du 19 mai 2022 consid. 2.2 et 1B_209/2019 du 19 septembre 2019 consid. 2.2).

2.             Les recourants se plaignent d'une violation de leur droit d'être entendus.

2.1.       Le droit d'être entendu, garanti à l'art. 29 al. 2 Cst., comprend notamment le droit pour le justiciable de s'expliquer avant qu'une décision soit prise à son détriment, celui de fournir des preuves quant aux faits de nature à influer sur le sort de la décision, celui de participer à l'administration des preuves, d'en prendre connaissance et de se déterminer à leur propos (ATF 146 IV 218 consid. 3.1.1; 142 II 218 consid. 2.3).  

2.2.       Le droit à une décision motivée déduit de l'art. 29 al. 2 Cst. n'impose toutefois pas au juge de discuter n'importe quel argument. Il peut se limiter à l'examen des questions décisives pour l'issue du litige (ATF 142 II 154 consid. 4.2). La motivation peut se limiter aux griefs qui, sans arbitraire, peuvent être tenus pour pertinents (ATF 138 I 232 consid. 5.1; ATF 137 II 266 consid. 3.2). L'essentiel est que la décision indique clairement les faits qui sont établis et les déductions juridiques qui sont tirées de l'état de fait déterminant (ATF 135 II 145 consid. 8.2).

2.3.       La violation du droit d'être entendu peut être réparée lorsque la partie lésée a la possibilité de s'exprimer devant une autorité de recours jouissant d'un plein pouvoir d'examen. Une telle réparation doit rester l'exception et n'est admissible, en principe, que dans l'hypothèse d'une atteinte qui n'est pas particulièrement grave aux droits procéduraux de la partie lésée. Cela étant, une réparation de la violation du droit d'être entendu peut également se justifier, même en présence d'un vice grave, lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure, ce qui serait incompatible avec l'intérêt de la partie concernée à ce que sa cause soit tranchée dans un délai raisonnable (ATF 142 II 218 consid. 2.8.1 et les arrêts cités).

2.4.       En l'espèce, le Tribunal de police a invité les deux autres prévenus et le Ministère public à s'exprimer sur la requête d'interdiction de postuler formée par F______ contre Me C______. À réception, le juge n'a toutefois pas transmis les prises de position à l'avocat précité et à la partie plaignante, avant de rendre sa décision, laquelle leur est défavorable.

Cette omission consacre une violation du droit à la réplique des recourants (arrêt du Tribunal fédéral 1B_509/2018 du 6 mars 2019 consid. 2.1), et, donc, de leur droit d'être entendus. Toutefois, dans la mesure où les prises de position ont été jointes à la décision querellée, les recourants en ont eu connaissance préalablement au dépôt de leur mémoire de recours. Partant, la violation de ce vice formel peut, conformément aux principes rappelés dans l'arrêt précité, être guérie devant la Chambre de céans, qui dispose d'une pleine cognition en fait et en droit (art. 393 al. 2 CPP).

2.5. Les recourants reprochent en outre au premier juge de ne pas avoir expliqué pour quel motif l'interdiction de postuler devait s'étendre aux deux autres prévenus.

Cet argument des recourants n'était toutefois ni principal ni décisif pour la décision à rendre, de sorte que l'absence de motivation, sur ce point, ne consacre pas une violation de leur droit d'être entendus. Les intéressés pouvaient aisément comprendre de l'ordonnance querellée qu'il n'existait, ici, pas d'exception à ce que l'interdiction de postuler de Me C______, en faveur des parties plaignantes, s'applique à tous les prévenus.

Le grief doit donc être rejeté.

3.             Les recourants reprochent à l'autorité précédente d'avoir retenu que les conditions d'une interdiction de postuler étaient réalisées.

3.1.        Les parties à une procédure pénale peuvent librement choisir un conseil juridique pour défendre leurs intérêts ; la législation sur les avocats est toutefois réservée (art. 127 al. 1 et 4 CPP).

L'art. 12 let. c de la loi fédérale du 23 juin 2000 sur la libre circulation des avocats (LLCA ; RS 935.61) prévoit que l'avocat doit éviter tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il est en relation sur le plan professionnel ou privé. L'interdiction de plaider en cas de conflit d'intérêts est en lien avec la clause générale de l'art. 12 let. a LLCA – selon laquelle l'avocat exerce sa profession avec soin et diligence –, avec l'obligation d'indépendance figurant à l'art. 12 let. b LLCA ( ATF 141 IV 257 consid. 2.1; 134 II 108 consid. 3), ainsi qu'avec l'art. 13 LLCA relatif au secret professionnel (arrêt du Tribunal fédéral 2A.310/2006 du 21 novembre 2006 consid. 6.2; B. CHAPPUIS, La profession d'avocat, t. I, 2è éd. 2016, Zurich/Bâle, ad VII/A/1/c p. 141 ss).

Ces règles visent avant tout à protéger les intérêts des clients de l'avocat, en leur garantissant une défense exempte de conflit d'intérêts. Elles tendent également à garantir la bonne marche du procès, en particulier en s'assurant qu'aucun avocat ne soit restreint dans sa capacité de défendre l'un de ses clients – notamment en cas de défense multiple –, respectivement en évitant qu'un mandataire puisse utiliser les connaissances d'une partie adverse acquises lors d'un mandat antérieur au détriment de celle-ci (ATF 141 IV 257 consid. 2.1). Les critères suivants peuvent permettre de déterminer l'existence ou non de mandats opposés dans un cas concret : l'écoulement du temps entre deux mandats, la connexité (factuelle et/ou juridique) de ceux-ci, la portée du premier mandat – à savoir son importance et sa durée –, les connaissances acquises par l'avocat dans l'exercice du premier mandat, ainsi que la persistance d'une relation de confiance avec l'ancien client (ATF 145 IV 218 consid. 2.1 et les références citées). Le devoir de fidélité exclut que l'avocat procède contre un client actuel (ATF 134 II 108 consid. 5.2).

Il faut éviter toute situation potentiellement susceptible d'entraîner des conflits d'intérêts. Un risque purement abstrait ou théorique ne suffit pas, il doit être concret. Il n'est toutefois pas nécessaire que le danger concret se soit réalisé et que l'avocat ait déjà exécuté son mandat de façon critiquable ou en défaveur de son client (arrêts du Tribunal fédéral 1B_59/2018 du 31 mai 2018 consid. 2.4; 1B_20/2017 du 23 février 2017 consid. 3.1). Dès que le conflit d'intérêts survient, l'avocat doit mettre fin à la représentation (ATF 135 II 145 consid. 9.1; 134 II 108 consid. 4.2.1).

3.2.       L'incapacité de représentation affectant un avocat rejaillit sur ses associés (ATF 135 II 145 consid. 9.1). L'interdiction des conflits d'intérêts ne se limite ainsi pas à la personne même de l'avocat, mais s'étend à l'ensemble de l'étude ou du groupement auquel il appartient (arrêt du Tribunal fédéral 5A_967/2014 du 27 mars 2015 consid. 3.3.2).

Dans l'ATF 145 IV 218 cité par les recourants, le Tribunal fédéral a examiné le cas particulier du changement d'étude par un avocat collaborateur (consid. 2.3). Il en ressort que la connaissance par le collaborateur, en raison de son précédent emploi, d'un dossier traité par le nouvel employeur constitue l'élément déterminant pour retenir la réalisation d'un conflit d'intérêts concret qui doit être évité, ce que permet la résiliation du mandat par le second. Dans le cas examiné par le Tribunal fédéral, l'avocate qui travaillait dans l'étude représentant le prévenu a rejoint l'étude qui défendait la partie plaignante. Puisqu'elle avait eu connaissance du dossier dans son précédent emploi, cela justifiait de lui interdire, ainsi qu'aux autres avocats de l'étude qu'elle venait de rejoindre, de continuer à représenter la plaignante. Cette issue s'imposait d'autant plus, selon le Tribunal fédéral, que les procédures judiciaires opposant la plaignante au prévenu n'étaient pas terminées. Le risque que des données sensibles puissent être – fût-ce par inadvertance – utilisées n'était pas théorique, mais bien concret.

3.3. Le Tribunal fédéral a en outre retenu que les barrières ou cloisonnements qui peuvent, le cas échéant, être mis en place dans la nouvelle étude ("chinese walls") [en l'occurrence l'affectation de la collaboratrice à un autre département que celui saisi de l'affaire, et l'absence par l'avocate d'accès informatique au dossier de la cliente] sont généralement impropres à éviter les problématiques liées à l'existence de conflits d'intérêts, faute en particulier de pouvoir empêcher tout échange, par exemple oral, entre les avocats d'une même étude. Sans remettre en cause l'intégrité des différents avocats concernés, l'interdiction d'évoquer le mandat est dénuée de tout contrôle et ne permet pas d'éviter que des informations puissent être obtenues, puis véhiculées par des tiers jusqu'aux avocats concernés (ATF 145 IV 218 précité, consid. 2.4).

3.4. La présente affaire est similaire à celle examinée par le Tribunal fédéral dans l'arrêt susmentionné, à savoir qu'un avocat collaborateur [Me Q______] – devenu par la suite associé – de l'étude d'avocats assistant la prévenue a rejoint l'étude [employant Me C______] représentant les parties plaignantes. En l'occurrence, Me Q______ a collaboré au dossier de F______ durant 28 h. 45 réparties sur quinze mois, en rencontrant la prévenue, lui parlant au téléphone, l'assistant lors de deux audiences devant le Ministère public [cf. B.i. supra] – et non une seule, comme erronément allégué par les recourants – et en préparant des projets de courrier. Conformément à la jurisprudence susvisée, ces circonstances réalisent un conflit d'intérêts concret.

Les recourants objectent que l'activité déployée par Me Q______ serait insignifiante. Cet argument ne convainc toutefois pas, car il suffit d'un seul contact avec un dossier et/ou avec le client pour avoir accès à des informations relevant du secret professionnel, et créer ainsi une situation pouvant conduire à un conflit d'intérêts, quel que soit ensuite le temps consacré à l'affaire. En l'occurrence, les activités sus-énumérées accomplies par Me Q______ en faveur de la prévenue ne sauraient être qualifiées d'anodines, même si elles devaient représenter, comme le soutiennent les recourants, une infime partie du temps consacré à cette affaire par les autres membres de l'étude. Que Me Q______ allègue ne pas avoir gardé de souvenir de son implication dans le dossier ne suffit ainsi pas à gommer le conflit d'intérêts concret créé par son immersion dans celui-ci durant plus de 28 h. Le Tribunal fédéral considère d'ailleurs qu'il y a conflit d'intérêts au sens de l'art. 12 LLCA dès que survient la possibilité d'utiliser, "consciemment ou non", dans un nouveau mandat les connaissances acquises antérieurement, sous couvert du secret professionnel, dans l'exercice d'un mandat antérieur. Et de rappeler qu'une prudence particulière doit s'imposer à l'avocat en raison des apparences créées à l'égard de l'ancien client qui peut légitimement ressentir une impression de trahison de la part de son ancien conseil (arrêt du Tribunal fédéral 1B_226/2016 du 15 septembre 2016 consid. 3.1 et les références citées).

Cette situation est réalisée ici.

Citant l'ATF 145 218 consid. 2.1, les recourants invoquent par ailleurs l'écoulement du temps, soit dix ans entre la dernière activité effectuée par Me Q______ dans le dossier de F______ [9 septembre 2014] et son arrivée dans l'étude représentant les parties plaignantes [1er juillet 2024], au point que l'intéressé expose ne pas avoir conservé de souvenir des éléments factuels, juridiques ou stratégiques dudit dossier. Toutefois, le devoir de fidélité de l'avocat n'est pas limité dans le temps (ATF
134 II 108 consid. 3 et les références citées). Dans le cas présent, la procédure n'est pas terminée et Me Q______ a continué d'exercer, comme collaborateur puis en qualité d'associé, dans l'étude représentant la prévenue, jusqu'à son départ pour l'étude dans laquelle travaille Me C______. On ne saurait donc retenir, ici, l'existence d'une interruption du lien de confiance établi entre F______ et ses avocats, dont a fait partie Me Q______.

Les recourants reprochent aussi au premier juge d'avoir estimé insuffisante toute mesure de cloisonnement du dossier (ou "chinese walls") pour écarter le risque d'un potentiel conflit d'intérêts. Or, selon le Tribunal fédéral, ces barrières sont généralement impropres à éviter les problématiques liées à l'existence de conflits d'intérêts. Dans la mesure où les recourants ne détaillent pas quelles mesures seraient, selon eux, à même de remédier à ces difficultés, la Chambre de céans ne peut que constater qu'il n'existe pas de moyens, ici, propres à pallier le conflit d'intérêts qu'a fait naître le changement d'étude de Me Q______.

L'ordonnance querellée est donc fondée en tant qu'elle interdit à Me C______ de continuer à postuler pour la défense de A______ LTD et E______.

4.             Les recourants demandent, subsidiairement, que l'interdiction de postuler ne soit prononcée qu'à l'égard de F______, mais n'expliquent pas comment le maintien du mandat de Me C______ en faveur des parties plaignantes pourrait concrètement subsister vis-à-vis des autres prévenus.

Cela étant, force est de constater, à la lecture des ordonnances pénales [valant actes d'accusation (art. 356 al. 1 2ème phrase CPP] que, contrairement à ce qui est soutenu par les recourants, les agissements reprochés à F______ sont intimement liés à ceux reprochés aux deux autres prévenus, puisqu'elle est soupçonnée d'avoir activement participé, avec eux, au blanchiment des fonds obtenus au moyen de l'escroquerie dont ils sont accusés, et dont elle connaissait l'origine. La défense des intérêts des parties plaignantes ne peut donc pas être scindée en deux volets étanches.

Il s'ensuit que c'est à bon droit, y compris sous l'angle du principe de la proportionnalité, que l'interdiction de postuler a été prononcée à l'égard de tous les prévenus.

5.             En définitive, le recours doit être intégralement rejeté, ce que la Chambre de céans pouvait décider d'emblée, sans échange d'écritures ni débats (art. 390 al. 2 et 5 a contrario CPP).

6.             L'issue du recours rend sans objet la demande d'effet suspensif.

7.             Les frais du recours seront fixés en totalité à CHF 1'800.- (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

Pour tenir compte de l'admission du grief de la violation du droit à la réplique (cf. consid. 2.4. supra), les recourants seront condamnés à supporter, conjointement et solidairement, la moitié des frais envers l'État, soit CHF 900.- (cf. arrêt du Tribunal fédéral 7B_512/2023 du 30 septembre 2024 consid. 3.1).

8. 8.1. La recourante, partie plaignante, n'a ni chiffré ni établi ses frais de procédure, de sorte que cette question ne sera pas examinée (art. 433 al. 2 CPP ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_1345/2016 du 30 novembre 2017 consid. 7.2).

8.2. Le recourant, avocat, n'a pas davantage chiffré ni établi ses éventuels frais, étant relevé qu'il plaide en personne. Il ne lui sera donc pas alloué d'indemnité de procédure.

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Rejette le recours.

Condamne A______ LTD "in special administration" (anciennement B______ LTD) et Me C______, conjointement et solidairement, à la moitié des frais de la procédure de recours, arrêtés à CHF 1'800.-, soit CHF 900.-.

Notifie le présent arrêt, en copie, aux recourants, au Tribunal de police et au Ministère public.

Le communique, pour information, à F______, K______ et H______, soit pour eux leurs conseils respectifs.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Valérie LAUBER, juges ; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

La greffière :

Arbenita VESELI

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF;
RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse
(art. 48 al. 1 LTF).


 

P/15968/2011

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

20.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

1'705.00

Total

CHF

1'800.00