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Décisions | Chambre pénale d'appel et de révision

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P/2178/2022

AARP/217/2025 du 13.06.2025 sur JTDP/1294/2024 ( PENAL ) , ADMIS

Descripteurs : DÉPENS;LIBERTÉ DE LA PRESSE;CHILLING EFFECT;FRAIS(EN GÉNÉRAL);ACTION RÉCURSOIRE
Normes : CPP.432.al2; Cst.17; Cst.35; Cst.36; CPP.429.al1.leta; CPP.428; CPP.420
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

P/2178/2022 AARP/217/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale d'appel et de révision

Arrêt du 13 juin 2025

 

Entre

A______, comparant par Me B______, avocat,

C______, comparant par Me D______, avocat,

appelants,

 

contre le jugement JTDP/1294/2024 rendu le 5 novembre 2024 par le Tribunal de police,

 

et

E______, partie plaignante,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. a. En temps utile, C______ et A______ appellent du jugement du 5 novembre 2024, par lequel le Tribunal de police (TP) les a acquittés de diffamation (art. 173 ch. 1 et ch. 2 du code pénal [CP]), a débouté E______ de ses conclusions civiles et a condamné celle-ci aux frais de la procédure ainsi qu'à verser à C______ CHF 11'482.40, et à A______ CHF 11'359.-, à titre d'indemnité pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de leurs droits de procédure (art. 429 al. 1 let. a et 432 al. 2 du code de procédure pénale [CPP]).

b. C______ et A______ entreprennent partiellement ce jugement, concluant à ce que l'indemnité allouée pour dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de leurs droits de procédure soit mise à la charge de l'État de Genève.

B. Les faits pertinents suivants ressortent de la procédure :

a. E______ a déposé plainte le 21 décembre 2021 à l'encontre des journalistes C______ et A______, pour atteinte à son honneur en raison d'une série de reportages regroupant plusieurs articles sur les théories du complot pendant la pandémie de Covid-19, publiés sur le site d'information F______.xxx, notamment les 21 et 30 septembre 2021 ainsi que le 14 novembre 2021.

b. Le 5 juillet 2022, le Ministère public (MP) a prononcé une ordonnance de non-entrée en matière, contre laquelle E______ a fait recours auprès de la Chambre pénale de recours (CPR) le 18 juillet 2022. Par arrêt du 4 janvier 2023, la CPR a annulé cette ordonnance et a renvoyé la cause au MP pour ouverture d'une instruction.

c. Par acte d'accusation du 5 décembre 2023, les prévenus ont été renvoyés en jugement devant le TP. Celui-ci a prononcé leur acquittement au motif qu'ils avaient rapporté la preuve libératoire de leur bonne foi au sens de l'art. 173 al. 2 CP. Le TP a laissé ouverte la question de savoir si la preuve libératoire de la vérité avait été apportée.

d. Compte tenu de l'acquittement prononcé et en application de l'art. 432 CPP, le TP a condamné la partie plaignante à indemniser les prévenus de leurs frais de défense.

e. Il est pour le surplus renvoyé au jugement de première instance (art. 82 al. 4 CPP).

C. a. La juridiction d'appel a ordonné l'instruction de la cause par la voie écrite (art. 406 al. 1 let. d CPP).

b. Selon leurs mémoires d'appel, C______ et A______ persistent dans leurs conclusions. A______ a produit diverses pièces attestant de vaines tentatives de recouvrements des indemnités auprès de E______.

c. Le MP conclut au rejet des appels et à la confirmation du jugement entrepris. La partie plaignante ne s'est pas déterminée.

d. Avant de garder la cause à juger, la Chambre pénale d'appel et de révision (CPAR) a avisé toutes les parties du fait qu'elle pourrait envisager de faire application de l'art. 420 CPP à l'égard de l'intimée, si les appels des prévenus devaient, en tout ou en partie, être admis.

e. Les arguments plaidés seront discutés, dans la mesure de leur pertinence, au fil des considérants qui suivent.

EN DROIT :

1. Les appels sont recevables pour avoir été interjetés et motivés selon la forme et dans les délais prescrits (art. 398 et 399 CPP).

La Chambre n'examine que les points attaqués du jugement de première instance (art. 404 al. 1 CPP), sauf en cas de décisions illégales ou inéquitables (art. 404 al. 2 CPP), sans être liée par les motifs invoqués par les parties ni par leurs conclusions, à moins qu'elle ne statue sur une action civile (art. 391 al. 1 CPP).

2. 2.1. L'indemnisation du prévenu est régie par les art. 429 à 432 CPP, dispositions aussi applicables à la procédure de recours par renvoi de l'art. 436 al. 1 CPP.

Conformément à l'art. 432 al. 2 CPP, lorsque le prévenu obtient gain de cause sur la question de sa culpabilité et que l'infraction est poursuivie sur plainte, la partie plaignante ou le plaignant qui, ayant agi de manière téméraire ou par négligence grave, a entravé le bon déroulement de la procédure ou a rendu celle-ci plus difficile peut être tenu d'indemniser le prévenu pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de ses droits de procédure.

Les frais sont répartis selon le principe en vertu duquel celui qui les cause doit payer. Ainsi, on considère que le prévenu qui est condamné a le devoir de supporter les frais parce qu'il les a causés en raison de l'infraction qu'il a commise. En matière d'infractions poursuivies sur plainte aussi, les actes exécutés en raison des conclusions procédurales de la partie plaignante transforment ceux-ci en actes de procédure des autorités ; c'est en principe l'État qui est responsable de tels actes et c'est donc lui qui doit supporter les frais (ATF 138 IV 248 consid. 4.4.1 p. 255).

Le Tribunal fédéral a eu l'occasion de préciser les conditions dans lesquelles les frais de la procédure pouvaient être mis à la charge de la partie plaignante ou du plaignant en cas d'infraction poursuivie sur plainte au sens de l'art. 427 al. 2 CPP, dont la rédaction sur ce point est identique à celle de l'art. 432 al. 2 CPP (ATF 138 IV 248 consid. 4 ; 137 IV 352 consid. 2.4.2 p. 357 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_108/2018 du 12 juin 2018 consid. 4.1). Ainsi la condition d'avoir agi de manière téméraire ou par négligence grave et de la sorte entravé le bon déroulement de la procédure ou rendu celle-ci plus difficile ne s'applique qu'au plaignant, conformément à la traduction allemande de l'art. 432 al. 2 CPP. Cette condition ne s'applique pas à la partie plaignante à laquelle les frais peuvent être mis à sa charge sans cette condition (ATF 138 IV 248 consid. 4.2.2 = JdT 2013 IV p. 195 consid. 4.2.2). La règle de l'art. 427 al. 2 CPP a un caractère dispositif ; le juge peut donc s'en écarter si la situation le justifie.

La loi est muette sur les motifs pour lesquels les frais sont ou non mis à la charge de la partie plaignante. Le juge doit statuer selon les règles du droit et de l'équité (art. 4 CC). Il dispose d'un large pouvoir d'appréciation à cet égard (ATF 138 IV 248 consid. 4.2.4 p. 254 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_108/2018 du 12 juin 2018 consid. 3.1). Lorsque la partie plaignante ou le plaignant supporte les frais en application de l'art. 427 al. 2 CPP, une éventuelle indemnité allouée au prévenu peut en principe être mise à sa charge en vertu de l'art. 432 al. 2 CPP (arrêt du Tribunal fédéral 6B_108/2018 du 12 juin 2018 consid. 4.1). Par le renvoi de l'art. 436 al. 1 CPP, cette disposition s'applique également à la deuxième instance (arrêts du Tribunal fédéral 6B_1180/2017 du 25 avril 2018 consid. 5.2 ; 6B_438/2013 du 18 juillet 2013 consid. 3.1).

Certains auteurs préconisent ainsi, dans l'application de l'art. 432 CPP, de tenir compte des possibilités de recouvrement ; il se justifierait ainsi de limiter l'application de l'art. 432 al. 2 CPP aux cas où il existe une possibilité effective, pour le prévenu, d'obtenir le paiement de ses frais d'avocat par le plaignant (Y. JEANNERET/ A. KUHN/ C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 8 ad art. 432 ; M. NIGGLI/ M. HEER/ H. WIPRÄCHTIGER (éds), Strafprozessordnung/ Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, 3ème éd., Bâle 2023, n. 23 ad art. 432 ; A. DONATSCH/ V. LIEBER/ S. SUMMERS/ W. WOHLERS (éds), Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), 3e éd., Zürich 2020). Le dernier commentaire souligne que si la disposition du projet de CPP, qui prévoyait en son art. 440 al. 3 une responsabilité subsidiaire de l'état, a été abandonnée, cela ne justifie pas pour autant de renoncer à cette responsabilité pour les frais de défense : selon ces auteurs, seuls les frais de défense en lien avec l'action civile peuvent dans toutes circonstances être mis à la charge de la partie plaignante ; en revanche, il faut tenir compte des possibilités effectives de recouvrement pour les frais de défense à l'action pénale.

2.2. Conformément aux art. 423 CPP et 426 al. 1 i. f. CPP, les frais de défense d'office du prévenu, qui constituent des frais de procédure (art. 422 al. 2 let. a CPP), sont en règle générale supportés par l'État. Au demeurant, les frais, quels qu'ils soient, ne peuvent être mis à la charge d'une partie privée que si une base légale le prévoit.

L'art. 426 al. 1 i. f. CPP réserve à cet égard l'art. 135 al. 4 CPP, aux termes duquel le prévenu condamné à supporter les frais de procédure est tenu de rembourser les frais afférents à la défense d'office dès que sa situation financière le permet. Le texte légal ne mentionne toutefois comme débiteur de cette obligation que le seul prévenu condamné à supporter les frais de procédure. L'art. 135 al. 4 CPP s'applique par analogie à la partie plaignante par renvoi de l'art. 138 CPP, mais uniquement en ce qui concerne l'indemnisation de son propre conseil juridique. En outre, le législateur a certes envisagé, par le biais de l'art. 426 al. 4 CPP, la possibilité d'imposer au prévenu condamné le remboursement des frais afférents à l'assistance judiciaire gratuite de la partie plaignante. Il n'a toutefois pas prévu de pendant à cette disposition dans le cadre de l'art. 427 CPP, dont découlerait l'obligation inverse, pour la partie plaignante, de rembourser les frais de défense d'office du prévenu (totalement ou partiellement) acquitté. Enfin, l'art. 428 CPP demeure muet sur ces questions pour ce qui concerne la procédure de recours.

Le CPP ne contient ainsi aucune base légale permettant de fonder la mise à la charge de la partie plaignante des frais de défense d'office du prévenu, en première instance ou en procédure de recours (ATF 145 IV 90 consid. 5.2 p. 93).

2.3. Conformément à l'art. 125 al. 1 CPP, la partie plaignante, sauf s'il s'agit d'une victime, doit fournir au prévenu, sur demande, des sûretés pour les dépenses estimées que lui occasionnent les conclusions civiles si elle paraît insolvable (let. b) ou s'il y a lieu pour d'autres raisons de craindre que la créance du prévenu soit considérablement mise en péril ou perdue (let. c). Cette disposition tend à veiller à ce que le prévenu défendeur ne soit pas défavorisé par rapport au statut qu'il aurait dans un procès civil. Le terme "dépenses" doit s'entendre comme englobant l'ensemble des frais de procédure au sens de l'art. 422 CPP, auxquels s'ajoutent tous autres frais de défense parmi lesquels les honoraires d'avocat (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 1 et 4 ad art. 125 CPP).

Si les sûretés ne sont pas fournies, la partie plaignante est renvoyée à agir par la voie civile (art. 126 al. 2 let. c CPP).

2.4. À teneur de l'art. 17 de la Constitution fédérale (Cst.), la liberté de la presse, de la radio et de la télévision, ainsi que des autres formes de diffusion de productions et d’informations ressortissant aux télécommunications publiques est garantie. La censure est interdite et le secret de rédaction est garanti. L'art. 35 Cst. prescrit que les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l'ensemble de l'ordre juridique (al. 1) et quiconque assume une tâche de l’État est tenu de les respecter et de contribuer à leur réalisation (al. 2). Les garanties constitutionnelles ou l'art. 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH) obligent ainsi l'État, dans certaines circonstances, non seulement à s'abstenir de certaines atteintes, mais aussi, par un effet direct ou indirect des droits fondamentaux sur les tiers, à veiller, le cas échéant, à leur protection et à leur mise en œuvre dans la société par des mesures positives. La portée de la liberté d'expression n'est pas illimitée ; des restrictions de ce droit fondamental sont donc admissibles, mais elles doivent reposer sur une base légale, être justifiées par un intérêt public et être proportionnées au but poursuivi (art. 36 Cst.). Sous l'angle du principe de la proportionnalité (art. 36 al. 3 Cst.), il est possible d'établir des distinctions selon que l'invocation des droits fondamentaux (qui ne connaissent certes aucune hiérarchie entre eux) dans une situation donnée a pour but d'obliger l'État à s'abstenir de porter atteinte à un droit fondamental particulier ("Unterlassungspflicht"), à protéger activement ce droit ("Schutzpflicht") et/ou à mettre en œuvre des stratégies en vue de le réaliser pleinement au sein des institutions et de la société ("Gewährleistungspflicht"). En fonction du type d'obligation en cause, la marge de manœuvre dont disposera l'autorité pour mettre en œuvre un droit fondamental et, par voie de conséquence, la possibilité de choisir, parmi les mesures envisageables, celle qui porte le moins atteinte à d'autres droits et principes fondamentaux, sera en effet plus ou moins grande (ATF 140 I 201 consid. 6.7.3).

L'art. 10 CEDH n'a pas une portée plus étendue que l'art. 17 Cst. Le fondement normatif de la liberté des médias est la garantie d'un flux d'informations sans entrave et d'un libre échange d'opinions. L'activité de recherche des journalistes pour la production de produits médiatiques et leur diffusion auprès du public est protégée (ATF 150 IV 65 consid. 7.2.1 et 7.2.2).

Dans l'affaire GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus contre Suisse (18597/13), du 9 janvier 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) a considéré que la Suisse avait violé la liberté d'expression de la fondation requérante en lui ordonnant de retirer un article qualifiant les propos d'un militant de "racisme verbal" et de le remplacer par le jugement rendu en appel. La décision de justice avait également imposé à la fondation des frais de justice importants (CHF 3'335.-) ainsi qu'une indemnité de procédure (CHF 3'830.-) à verser à sa partie adverse. Ces frais, conjugués à la menace d'une amende de CHF 10'000.- en cas de refus de retirer l'article du site internet, avaient, selon la CourEDH, contribué, par leur effet dissuasif ("chilling effect", "Abschreckungswirkung") à l'atteinte à la liberté d'expression de la requérante. Le Tribunal fédéral retient également qu'un tel effet puisse porter atteinte aux libertés (notamment à la liberté d'expression dans le débat politique : ATF 131 IV 23).

2.5. En l'espèce, les appelants soutiennent que la partie plaignante est impécunieuse et que les indemnités de défense qui leur ont été allouées sont irrécouvrables. Ils plaident par ailleurs que le refus de faire supporter leurs frais de défense par l'État porte atteinte à la liberté de la presse, par l'effet dissuasif ("chilling effect") sur leur activité de journalistes, exposés à devoir supporter d'importants frais de défense pour avoir procédé à des publications légales, en raison de procédures introduites par des personnes qui se considèrent à tort atteintes dans leur honneur.

Il est constant que les appelants ont obtenu gain de cause, la partie plaignante ayant été définitivement déboutée de sa plainte et devant supporter l'intégralité des frais de procédure. Ladite procédure a été menée en raison de la décision de la CPR enjoignant le MP d'ouvrir une instruction. Cette décision de justice a ainsi joué un rôle causal dans le fait que les appelants ont été amenés à s'assurer l'assistance d'un avocat pour les défendre devant le MP puis le TP.

2.5.1. Les conditions fixées par la jurisprudence pour mettre les frais et indemnités de la procédure à la charge de la partie plaignante sont en l'espèce pleinement réalisées. En effet, c'est bien en raison de la plainte formée par l'intimée (et de son recours à la CPR) que la procédure pénale s'est déroulée et a abouti au jugement d'acquittement prononcé par le TP. Compte tenu des principes jurisprudentiels rappelés ci-dessus, le TP pouvait légitimement condamner l'intimée au paiement des frais de procédure. Les règles du droit et de l'équité (art. 4 CC) commandent, dans une telle situation, de faire supporter à la partie plaignante les frais encourus par l'État en raison d'une plainte infondée.

La question est plus délicate s'agissant des indemnités allouées aux prévenus. En effet, les mêmes règles du droit et de l'équité doivent être interprétées également en tenant compte des intérêts des prévenus et de toutes les circonstances de l'espèce.

Contrairement à ce que soutient la doctrine susmentionnée, il n'est pas envisageable de systématiquement faire supporter à l'État les indemnités dues à un prévenu acquitté lorsque sa partie adverse est impécunieuse, ce d'autant que la situation financière d'une partie peut, comme le souligne le MP, évoluer au fil du temps. En revanche, dans l'usage de son pouvoir d'appréciation, l'autorité doit tenir compte de l'ensemble des circonstances du cas d'espèce. En définitive, la CPAR est ainsi appelée à trancher la question de savoir si, dans cet usage de son pouvoir d'appréciation, elle doit réserver une protection particulière aux personnes se prévalant de la liberté de la presse.

2.5.2. La situation financière de la partie plaignante n'est pas connue ; celle-ci n'a pas participé à la procédure d'appel, et sa situation personnelle n'a, en raison de son statut procédural, pas été instruite. Nonobstant leurs doutes à ce sujet, les prévenus n'ont pas sollicité l'application de l'art. 125 CPP et n'ont ainsi pas requis le TP d'astreindre la partie plaignante au paiement de sûretés, alors que les conditions de cette disposition, à les lire, auraient été réalisées. Il est vrai que même si les prévenus avaient sollicité une telle astreinte, la procédure aurait suivi son cours et les prévenus auraient dû rémunérer leurs avocats, puisque le défaut de paiement des sûretés ne met un terme qu'à l'action civile et non à l'action pénale (art. 126 al. 2 let. c CPP a contrario).

Il ressort par ailleurs de la procédure que l'intimée a perdu son emploi à l'État de Genève et n'aurait pas retrouvé d'emploi depuis (cf. JTDP/1294/2024 let. C.c.), ce qui laisse supposer que sa situation financière n'est pas florissante, et ce même si elle a, jusque peu avant l'audience de jugement, bénéficié des services d'une défense privée qu'elle semble ainsi avoir eu les moyens de rémunérer. Elle n'a pas donné suite aux demandes de paiement d'au moins l'un des appelants.

En définitive, il paraît ainsi établi que le recouvrement des indemnités allouées aux appelants par le premier juge ne sera pas aisé. Le MP ne le conteste d'ailleurs pas.

2.5.3. Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international (art. 190 Cst.). Dans l'interprétation des dispositions légales fédérales, les autorités judiciaires doivent procéder à une interprétation conforme à la constitution d'une loi fédérale, si les méthodes ordinaires d'interprétation laissent subsister un doute sur son sens (ATF 131 II 710 consid. 5.4 p. 721 ; 129 II 249 consid. 5.4 p. 263). Cette interprétation conforme à la constitution trouve toutefois ses limites lorsque le texte et le sens de la disposition légale sont absolument clairs, quand bien même ils seraient contraires à la Constitution (ATF 133 II 305 consid. 5.2 ; 131 II 710 consid. 4.1 p. 716).

En l'espèce, l'interprétation de l'art. 432 al. 2 CPP laisse une large place au pouvoir d'appréciation du juge. Ce pouvoir doit toutefois être exercé dans le respect des droits fondamentaux et notamment de la liberté de la presse.

Il est notoire que les institutions de la presse suisse connaissent actuellement des difficultés économiques récurrentes ; des annonces de licenciements se succèdent dans cette profession. Le pouvoir politique s'en émeut régulièrement (cf. p. ex. FF 2024 2178, où il est souligné que la presse se trouve dans une situation économique délicate). Les sommes en cause en l'espèce (CHF 11'359.- et CHF 11'482.40) ne sont pas négligeables ; il apparaît clairement que faire supporter aux prévenus (et/ou à leur employeur) de tels frais de défense, même temporairement et dans l'attente d'un retour à meilleure fortune de leur partie adverse, est de nature à porter atteinte à l'exercice de leur profession et décourager à l'avenir la publication d'articles tels que ceux qui ont fait l'objet de la présente procédure, étant rappelé que le TP a souligné qu'il était manifeste que ces publications répondaient à un intérêt public (JTDP/1294/2024 consid. 1.2.6).

Dans ces circonstances, dans la mesure notamment où c'est une décision de justice (l'arrêt de la CPR) et non uniquement la plainte de l'intimée qui a été à l'origine des frais encourus par les prévenus pour leur défense, au vu également de la jurisprudence relative aux frais de la défense d'office (consid. 2.2. supra), une application des art. 429 et 432 CPP conforme à la Constitution fédérale, et notamment à son art. 17, commande, dans cette constellation particulière, de faire supporter à l'État les frais de défense des appelants.

Leur appel sera donc admis et les indemnités allouées par le premier juge mises à la charge de l'État de Genève.

3. 3.1. Aux termes de l'art. 420 CPP, la Confédération ou le canton peut intenter une action récursoire contre les personnes qui, intentionnellement ou par négligence grave, ont provoqué l'ouverture de la procédure (let. a), rendu la procédure notablement plus difficile (let. b) ou provoqué une décision annulée dans une procédure de révision (let. c).

Cette norme consacre l'action récursoire de l'État contre les personnes qui lui ont causé, intentionnellement ou par négligence grave, des frais tels que frais de procédure, indemnisation du préjudice et du tort moral subis par le prévenu ayant bénéficié d'un classement ou ayant été acquitté. Vu l'intérêt de la collectivité à ce que les particuliers contribuent également à dénoncer les agissements susceptibles d'être sanctionnés, l'État ne doit faire usage de l'action récursoire qu'avec retenue. Néanmoins, il paraît conforme au principe d'équité de faire supporter les frais de procédure à celui qui saisit l'autorité de poursuite pénale de manière infondée ou par malveillance. L'action récursoire peut figurer dans la décision finale rendue par l'autorité pénale si elle concerne des personnes responsables qui ont participé à la procédure ; dans le cas contraire, elle fera l'objet d'une décision séparée. Ainsi, le dénonciateur qui utilise le droit de dénoncer à des fins étrangères à celles pour lesquelles ce droit a été prévu doit supporter les frais afférents au prononcé de non-entrée en matière dont l'État est légitimé à lui réclamer le dédommagement sur la base de l'art. 420 let. a CPP (arrêts du Tribunal fédéral 6B_784/2014 du 18 septembre 2015 consid. 2.2, 6B_446/2015 du 10 juin 2015 consid. 2.1.1 et 6B_5/2013 du 19 février 2013 consid. 2.6 et 2.7 et les références citées). On peut penser à cet égard aux conditions légales d'une dénonciation calomnieuse, au sens de l'art. 303 CP (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER (éds), op. cit., n. 7 ad art. 420). Si la personne qui a mis en œuvre la justice pénale est constituée partie plaignante, les conditions de l'art. 427 al. 2 CPP doivent être observées, le cas échéant (M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, ibid., note de bas de page n. 15).

3.2. En l'espèce, l'intimée n'a pour sa part pas contesté la mise à sa charge des frais de défense des deux prévenus ; bien qu'interpellée à tous les stades de la procédure d'appel, elle n'y a pas pris part. Il ne fait par ailleurs pas de doute que ses actes (dépôt de plainte et recours à la CPR) ont joué un rôle essentiel et causal dans les indemnités que doit supporter l'État à l'égard des deux appelants. L'admission des appels, sans contrepartie, aurait pour conséquence de la libérer d'une dette qu'elle n'a pas contestée, étant relevé qu'elle n'a même pas appuyé les appels, s'abstenant de toute détermination.

L'admission des appels ne doit pas non plus conduire à un appauvrissement complet de la collectivité.

L'intimée sera dès lors condamnée, en application de l'art. 420 CPP, à rembourser à l'État les indemnités allouées aux appelants pour leurs frais de défense en procédure préliminaire et de première instance, par CHF 22'841.40 (CHF 11'482.40 + CHF 11'359.-). Sa situation ne s'en trouve pas aggravée, puisqu'il s'agit pour elle, sous l'angle patrimonial, d'une pure substitution de créancier.

4. L'appel ayant été admis, il ne sera pas perçu de frais (art. 428 CPP a contrario).

5. 5.1. Selon l'art. 428 al. 1, première phrase, CPP, les frais de la procédure de recours sont mis à la charge des parties dans la mesure où elles ont obtenu gain de cause ou succombé. Pour déterminer si une partie succombe ou obtient gain de cause, il faut examiner dans quelle mesure ses conclusions sont admises en deuxième instance (arrêt du Tribunal fédéral 6B_369/2018 du 7 février 2019 consid. 4.1 non publié aux ATF 145 IV 90).

Les honoraires d'avocat doivent être proportionnés (N. SCHMID, Schweizerische Strafprozessordnung : Praxiskommentar, 2e éd., Zurich 2013, n. 7 ad art. 429). Les honoraires d'avocat se calculent selon le tarif usuel du barreau applicable dans le canton où la procédure se déroule (arrêt du Tribunal fédéral 6B_392/2013 du 4 novembre 2013 consid. 2.3). La Cour de justice retient en principe un tarif horaire entre CHF 400.- et CHF 450.- pour un chef d'étude, de CHF 350.- pour les collaborateurs et de CHF 150.- pour les stagiaires (arrêts du Tribunal fédéral 2C_725/2010 du 31 octobre 2011 consid. 3 et 2C_25/2008 du 18 juin 2008 consid. 3, en matière d'assistance juridique, faisant référence aux tarifs usuels d'un conseil de choix à Genève ; AARP/125/2012 du 30 avril 2012 consid. 4.2 ; ACPR/178/2015 du 23 mars 2015 consid. 2.1).

5.2. En l'espèce, le conseil de A______ a fait valoir une demande d'indemnité de CHF 1'729.60 pour quatre heures d'activité de son conseil (chef d'étude à CHF 400.-/heure) pour la rédaction de son mémoire d'appel (11 pages), sans chiffrer sa demande d'indemnisation pour la réplique (8 pages).

Pour sa part, le conseil de C______ fait valoir une indemnisation à hauteur de plus de 20 heures d'activité de collaborateur, dont quatre pour la rédaction de la réplique (à CHF 200.-/heure) et une demi-heure d'activité d'associé (à CHF 450.-/heure). Ses écritures ont, grosso modo, la même ampleur que celles du conseil de A______ (7 et 8 pages).

Manifestement, l'activité développée par le second conseil excède l'activité nécessaire, étant relevé que les deux appelants ont développé sensiblement les mêmes arguments. Compte tenu de l'activité facturée par le premier conseil, qui apparaît plus raisonnable, une indemnité de CHF 2'500.- TTC sera allouée à chacun des appelants pour la procédure d'appel. Cette indemnité sera ainsi ajoutée à celle mise à la charge de l'État de Genève pour la procédure préliminaire et de première instance.

5.3. L'intimée n'ayant pas participé à la procédure d'appel, occasionnée par la décision du TP de mettre les indemnités à sa charge plutôt qu'à celle de l'État, il n'y a pas lieu de la condamner à rembourser ces indemnités.

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Reçoit les appels formés par C______ et A______ contre le jugement JTDP/1294/2024 rendu le 5 novembre 2024 par le Tribunal de police dans la procédure P/2178/2022.

Les admet.

Constate que le jugement entrepris est entré en force en tant qu'il :

Acquitte C______ de diffamation (art. 173 ch. 1 et ch. 2 CP).

Acquitte A______ de diffamation (art. 173 ch. 1 et ch. 2 CP).

Déboute E______ de ses conclusions civiles.

Condamne E______ aux frais de la procédure, qui s'élèvent à CHF 1'542.-, y compris un émolument de jugement de CHF 600.- (art. 427 al. 2 CPP).

Cela fait :

Alloue à C______, à la charge de l'État de Genève, CHF 13'982.40 à titre d'indemnité pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de ses droits de procédure (art. 429 al. 1 let. a et 428 CPP).

Alloue à A______, à la charge de l'État de Genève, CHF 13'859.- à titre d'indemnité pour les dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable de ses droits de procédure (art. 429 al. 1 let. a et 428 CPP).

Condamne E______, sur action récursoire, à verser CHF 22'841.40 à l'État de Genève (art. 420 CPP).

Laisse les frais de la procédure d'appel à la charge de l'État de Genève.

Notifie le présent arrêt aux parties.

Le communique, pour information, au Tribunal de police.

La greffière :

Sonia LARDI DEBIEUX

 

La présidente :

Gaëlle VAN HOVE

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 78 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (LTF), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète
(art. 100 al. 1 LTF), par-devant le Tribunal fédéral (1000 Lausanne 14), par la voie du recours en matière pénale.