Décisions | Tribunal administratif de première instance
JTAPI/288/2025 du 19.03.2025 ( ICCIFD ) , REJETE
REJETE par ATA/1031/2025
En droit
Par ces motifs
république et | canton de genève | |||
POUVOIR JUDICIAIRE
JUGEMENT DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE PREMIÈRE INSTANCE du 17 mars 2025
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dans la cause
A______ SA, représentée par Me Jean-Frédéric MARAIA, avocat, avec élection de domicile
contre
ADMINISTRATION FISCALE CANTONALE
ADMINISTRATION FÉDÉRALE DES CONTRIBUTIONS
1. D'après le Registre du commerce, A______ SA (ci-après : la contribuable ou la recourante) a pour but : "toutes activités dans le domaine de l'hôtellerie et résidences meublées et toutes transactions s'y rapportant". Elle est propriétaire de l'immeuble sis au ______[GE], qui est exploité comme logements pour des étudiants.
2. Selon des allégués concordants des parties, mais qui ne font pas l'objet de pièces versées à la procédure, un des actionnaires de la contribuable avait demandé un accord de l’administration fiscale cantonale (ci-après : AFC-GE) sur la vente future de ses actions pour écarter le risque d'une liquidation partielle indirecte, demande qui a été acceptée.
3. Par une convention du 26 juin 2008, les actionnaires de la contribuable ont cédé l'intégralité de son capital-actions à deux personnes physiques domiciliées à l'étranger ou à leur nommable pour le prix de CHF 8'300'000.-.
4. Conformément à un preliminary term sheet, B______ résumait les termes de deux transactions, l'une portant sur le financement du bien immobilier, propriété de la contribuable pour un montant de USD 9'500'000.-.
5. Par une décision du 5 août 2008, le Département de l'économie et de la santé a autorisé l'acquisition du capital-actions de la contribuable par les requérants, personnes physiques domiciliées à l'étranger, ou leur nommable avec, à titre de charge, une affectation exclusivement en tant que résidence pour étudiants.
6. Par une convention du 7 octobre 2008, la qualité de cessionnaire découlant de la convention de cession d'actions a été transférée à la société C______ SA (ci-après : la société acquéreuse), qui avait été constituée le 20 août 2008 et inscrite au Registre du commerce de Genève le ______ 2008 avec comme but : "l'acquisition, vente, détention et gestion de participations".
7. Par une convention du 8 octobre 2008, D______ a accordé à la société acquéreuse et à la contribuable, conjointement et solidairement, un prêt de USD 9'500'000.-. Ce contrat prévoit notamment que les deux sociétés seront fusionnées aussi rapidement que possible après le closing.
8. Le 20 avril 2009, un contrat de fusion a été conclu par lequel la contribuable a absorbé sa mère, la société acquéreuse, avec effet rétroactif au 1er janvier 2009. Cette fusion a été inscrite au Registre du commerce le ______ 2009 et publiée dans la FOSC le ______ 2009.
9. Le 23 décembre 2010, l'AFC-GE a émis des bordereaux de taxation d'office 2009 de la contribuable portant sur un bénéfice net total de CHF 1'000.- et un capital propre total de CHF 195'830.-.
10. Le 22 décembre 2011, l'AFC-GE a émis des bordereaux de taxation d'office 2010 de la contribuable portant sur un bénéfice net total de CHF 132'468.- et un capital propre total de CHF 328'298.-.
11. Le 17 janvier 2013, l'AFC-GE a émis des bordereaux de taxation d'office 2011 de la contribuable portant sur un bénéfice net total de CHF 165'585.- et un capital propre total de CHF 493'883.-.
12. Aucune réclamation n'ayant été déposée contre ces bordereaux, ils sont entrés en force.
13. A la suite du dépôt de la déclaration fiscale 2012 de la contribuable, datée du 12 octobre 2013, l'AFC-GE a formulé plusieurs demandes de renseignements dont l'une portait sur un poste provision risque de change ainsi que l'identité et le lien d'actionnariat des bénéficiaires d'intérêts. A défaut de réponse malgré un rappel du 4 juillet 2014, l'AFC-GE a émis des bordereaux de taxation d'office portant sur un bénéfice net total de CHF 499'848.- et un capital propre total de CHF 1'385'522.-. Les avis de taxation mentionnent notamment la reprise des intérêts sur prêt à hauteur de CHF 548'446.-.
14. Contre ces bordereaux, une réclamation a été déposée par la Fiduciaire de la contribuable par un courrier recommandé du 22 septembre 2014.
Elle allègue que, consécutivement à la fusion, la contribuable a repris le prêt qui avait été consenti par une société tierce et justifie le montant des intérêts qu'elle a dû verser par un décompte détaillé.
15. Accusant réception de cette réclamation, l'AFC-GE a, par un courrier du 1er octobre 2014, demandé à la contribuable de lui préciser quel était le lien d'actionnariat (direct ou indirect) avec la bailleresse de fonds ainsi que le détail et la justification du poste provision pour risque de change figurant au passif du bilan pour un montant de CHF 2'305'214.-.
16. Dans sa réponse du 22 octobre 2014, la Fiduciaire de la recourante a indiqué que l'emprunt a été obtenu auprès d'un fonds d'investissement américain, qui n'a aucun lien d'actionnariat en lien avec la contribuable. Quant à la provision pour risque de change, elle concerne un gain non réalisé sur le prêt de USD 9'500'000.- qui lui avait été octroyé en octobre 2008. Comme les comptes sont établis en CHF, le prêt en devise a été converti avec, comme conséquence, un gain de change non réalisé provisionné selon le principe d'imparité.
17. Par un courrier recommandé du 10 août 2017, l'AFC-GE a informé la contribuable de l'ouverture d'une procédure en rappels d'impôts et soustraction pour l'année 2019. Elle indiquait que, dans l'annexe aux comptes annuels 2012, il était mentionné que, en 2009 la société avait procédé à une réévaluation de son immeuble afin de couvrir les pertes. Elle demandait que les états financiers au 31 décembre 2009 lui soient communiqués, de même que le détail des écritures relatives à cette réévaluation.
18. En annexe à sa réponse du 14 septembre 2017, la Fiduciaire de la contribuable a transmis les états financiers et un rapport intermédiaire d'un organe de révision qui se rapporte au surendettement et à la fusion. Elle souligne que le bien immobilier avait une valeur au bilan nettement inférieure à sa valeur vénale et que la perte de fusion constatée en 2009 de CHF 8'749'898.30 a été absorbée par une réévaluation de l'immeuble dans le but d'assainir comptablement le bilan. Compte tenu des loyers capitalisés, la valeur vénale estimée de l'immeuble s'élevait à CHF 14'313'000.-. Toutefois, la réévaluation s'est limitée au montant requis pour couvrir la perte.
19. Au cours d'un entretien qui a eu lieu le 20 décembre 2017 dans les locaux de l'AFC-GE, l'administrateur de la contribuable a notamment retracé l'historique de son acquisition et les diverses opérations énumérées ci-dessus, produisant différents justificatifs. Il relevait notamment que les états financiers de la société n'avaient jamais été approuvés par son Assemblée générale et considérait que les taxations d'office 2010 et 2011 étaient suffisantes.
20. Différents échanges ont eu lieu entre la contribuable et l'AFC-GE. Cette dernière a, par un courrier recommandé du 20 décembre 2018, informé la contribuable que le processus de taxation suivait son cours et qu'elle interrompait la prescription pour la période 2013.
21. En annexe à un courrier recommandé du 3 juillet 2019, l'AFC-GE a notifié à la contribuable des bordereaux de rappels d'impôts et amendes pour l'année 2009. Faisait notamment l'objet de reprise un bénéfice de réévaluation sur l'immeuble ainsi qu'une part des intérêts selon la théorie du debt push down.
22. Le même jour, l'AFC-GE informait la contribuable de l'ouverture d'une procédure en rappels d'impôts et soustraction pour les années 2010 et 2011 en se référant notamment à la réévaluation de l'immeuble suite à la restructuration effectuée et au prêt repris suite à la fusion avec la déduction des intérêts y relatifs.
23. Suite à la réclamation de la contribuable, les bordereaux de rappels d'impôts de la période 2009 ont été corrigés en supprimant la reprise sur la réévaluation de l'immeuble et les amortissements correspondant. En revanche, ceux-ci maintenaient la reprise d'une partie des intérêts de dettes.
24. Aucun recours n'ayant été déposé contre cette décision, elle est entrée en force.
25. Un nouveau mandataire est intervenu auprès de l'AFC-GE et, par un courrier du 30 juin 2021, a expliqué que l'acquisition effectuée par une structure était justifiée par des motifs économiques suffisants, de sorte qu'il n'y avait pas lieu d'effectuer une reprise sur les intérêts du prêt consenti par une société tierce. A à ce courrier étaient joints les comptes des exercices 2010 et 2011 de la contribuable.
26. Différents échanges ont eu lieu ultérieurement entre l'AFC-GE et son mandataire portant, notamment, sur la déductibilité des intérêts suite au debt push down, respectivement la déduction partielle de ceux-ci et de la méthode de calcul applicable.
La contrôleuse en charge du dossier a notamment demandé au mandataire par un courriel du 5 décembre 2022 de produire une procuration permettant de discuter avec lui des années postérieures à la procédure de contrôle et de traiter le dossier dans son intégralité. Ce document a été transmis par un courriel du 12 décembre 2022 proposant d'augmenter la proportion des intérêts admis en déduction entre les années 2010 à 2014. Par un courriel du 20 juin 2023, cette même contrôleuse a fait parvenir au mandataire un tableau de calcul des intérêts non admis pour les années 2009 à 2013.
27. En annexe à un courrier recommandé du 30 janvier 2024, l'AFC-GE a notifié à la contribuable des bordereaux de rappels d'impôts ICC et IFD 2010 et 2011. Il ressort des avis de taxation que, pour l'exercice 2010, les intérêts non admis s'élevaient à CHF 403'802.- et, en 2011, à CHF 397'742.-.
28. Contre ces bordereaux, une réclamation a été déposée par un courrier recommandé du 28 février 2024. La contribuable contestait l'existence d'une évasion fiscale et la reprise effectuée sur les intérêts passifs. Elle considérait par ailleurs que les conditions de rappels d'impôts ne sont pas réunies.
29. En annexe à un courrier recommandé du 11 mars 2024, l'AFC-GE a notifié à la contribuable des bordereaux 2013 incluant une reprise sur les intérêts de CHF 537'280.-.
30. Contre ces bordereaux, une réclamation a été déposée par un courrier recommandé du 4 avril 2024 soulevant la question de la prescription et contestant la reprise effectuée pour les mêmes motifs que ceux invoqués pour les périodes précédentes.
31. Par une décision notifiée par un courrier recommandé du 31 mai 2024, l'AFC-GE a partiellement admis les réclamations déposées et corrigé les bordereaux 2012 sur un point qui n'est plus litigieux. En revanche, les reprises effectuées sur la déduction des intérêts passifs pour les périodes 2010 à 2013 étaient maintenues.
32. Par un envoi recommandé du 1er juillet 2024 de son mandataire, la contribuable a formé un recours contre cette décision. Elle conclut, avec suite de dépens, à son annulation dans la mesure où elle refuse la pleine déduction des intérêts qu'elle a versés.
Elle considère en premier lieu que, pour les périodes fiscales 2010 et 2011, les conditions de rappels d'impôts ne sont pas réunies. En effet, la problématique du debt push down repose uniquement sur la fusion des deux sociétés qui a été publiée au Registre du commerce et constitue dès lors un fait notoire opposable à l'AFC-GE. En l'absence de fait nouveau, un rappel d'impôt n'est pas possible.
La recourante considère ensuite que la période fiscale 2013 est atteinte par la prescription. Celle-ci a été interrompue par le courrier de l'AFC-GE du 20 décembre 2018 pour un délai de cinq ans expirant le 20 décembre 2023. La notification, en mars 2024 seulement des bordereaux est intervenue alors que le délai de prescription relatif a déjà été atteint. Pour la recourante, les échanges informels qui ont eu lieu postérieurement à décembre 2018 concernaient avant tout les périodes fiscales 2010 et 2011. Aucune demande formelle ou officielle relative à la période 2013 ne lui a été adressée et l'AFC-GE aurait dû procéder à une nouvelle interruption de la prescription, ce qu'elle n'a pas fait.
Sur le fond, la recourante conteste l'existence d'une évasion fiscale en relevant préalablement que le mécanisme du debt push down n'a été à ce jour validé par aucune juridiction administrative. Décrivant ses enjeux, elle estime que l'achat d'une participation par le biais d'une société d'acquisition suivi de la dissolution de celle-ci ne peut pas être qualifié d'abusif, ni d'insolite. Elle souligne notamment à l'appui de son argumentation que le contrat de prêt conclu avec un tiers l'obligeait à procéder à la fusion de la société d'acquisition et de celle acquise.
33. Dans sa réponse du 23 août 2024, l'AFC-GE conclut au rejet du recours.
Résumant le déroulement des faits, elle souligne notamment que, sur les CHF 11'000'000.- du prêt initial, CHF 2'600'000.- sont relatifs à la rénovation de l'immeuble et le solde de CHF 8'400'000.- constitue le debt push down (prix d'acquisition de la recourante par la société d'acquisition). Tenant compte des amortissements effectués sur le prêt, la part non admise des intérêts a été calculée chaque année selon le détail suivant :
Année intérêts totaux % non admis montant repris
2009 76.36%
2010 575'350.00 70.18% 403'802.00
2011 569'668.00 69.82% 397'742.00
2012 548'445.00 68.57% 376'059.00
2013 537'280.00 66.87% 359'302.00
S'agissant des conditions du rappel d'impôt pour les périodes 2010 et 2011, l'AFC-GE souligne qu'aucune déclaration n'avait été déposée par la recourante, qui avait été taxée d'office. C'est suite au dépôt de la déclaration fiscale 2012 et des informations contenues dans celle-ci qu'elle a eu le soupçon que les bordereaux émis étaient insuffisants, ce qui justifie l'ouverture de procédures de rappels d'impôts, dont les conditions sont remplies.
S'agissant de la période fiscale 2013, l'AFC-GE indique avoir eu de nombreux entretiens avec la contribuable et son mandataire et se réfère notamment à une demande de procuration portant sur les années postérieures à la procédure de contrôle formulée le 5 décembre 2022 et aux échanges subséquents portant sur le calcul du debt push down des années 2010 à 2013. Elle considère que ces actes valaient interruption de la prescription, qui n'est dès lors pas atteinte.
Sur le fond, et après avoir rappelé les conditions générales de l'évasion fiscale, l'AFC-GE estime que celles-ci sont réunies en l'espèce en raison uniquement du but fiscal de la fusion opérée peu après l'acquisition. Pour elle, la forme choisie pour l'opération est insolite et n'a été choisie que pour obtenir une économie d'impôts.
34. Dans une réplique du 17 septembre 2024, la recourante a très largement maintenu son argumentation, soulignant en premier lieu que la fusion des deux sociétés a été publiée et que l'AFC-GE a néanmoins émis des bordereaux sans s'interroger sur ce point de fait, ce qui ne l'autorise plus à ouvrir des procédures de rappels d'impôts. Bien qu'elle reconnaisse l'existence d'échanges par courriels et téléphone entre son mandataire et l'AFC-GE depuis le 20 décembre 2018, elle soutient qu'ils portaient principalement sur les périodes fiscales 2010 et 2011 et qu'elle n'a jamais reçu de demande écrite formelle concernant les période fiscales 2010 à 2013. De tels échanges informels ne valent pas interruption de la prescription à défaut d'acte formel dans ce sens. Elle maintient enfin, par une argumentation qui sera plus amplement discutée ci-dessous, qu'il n'y a pas d'évasion fiscale justifiant la reprise des intérêts en raison d'un debt push down.
35. Par une duplique du 11 octobre 2024, l'AFC-GE a très largement repris et maintenu l'argumentation déjà développée dans son écriture précédente du 23 août 2024, laquelle sera également plus amplement développée ci-dessous par le tribunal.
1. Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions sur réclamation de l’administration fiscale cantonale (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 49 de la loi de procédure fiscale du 4 octobre 2001 - LPFisc - D 3 17 ; art. 140 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 - LIFD - RS 642.11).
2. Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 49 LPFisc et 140 LIFD.
3. La présente cause a trait à des rappels d'impôts et bordereaux des périodes 2010 à 2013. Le tribunal examinera en premier lieu les questions liées à la prescription.
4. En l'absence d'une réglementation expresse contraire, le droit applicable à la taxation est celui en vigueur pendant la période fiscale en cause. Le rappel d'impôt relevant du droit matériel, le droit applicable obéit aux mêmes règles (arrêts du Tribunal fédéral 9C_715/2022 du 19 juillet 2023 consid. 5 ; 2C_700/2022 du 25 novembre 2022 consid. 4.1 et la référence). En revanche, en ce qui concerne la poursuite pénale pour soustraction fiscale (consommée ou tentée), le nouveau droit, entré en vigueur le 1er janvier 2017 (RO 2015 779 ; FF 2012 2649), s'applique au jugement des infractions commises au cours de périodes fiscales précédant son entrée en vigueur s'il est plus favorable que le droit en vigueur au cours de ces périodes fiscales (principe de la lex mitior ; art. 205f de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 [LIFD - RS 642.11] et 78f de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes du 14 décembre 1990 [LHID - RS 642.14 ]).
5. L'art. 152 al. 1 LIFD prévoit que le droit d'introduire une procédure de rappel d'impôt s'éteint dix ans après la fin de la période fiscale pour laquelle la taxation n'a pas été effectuée, alors qu'elle aurait dû l'être, ou pour laquelle la taxation entrée en force était incomplète. Le droit de procéder au rappel d'impôt s'éteint quinze ans après la fin de la période fiscale à laquelle il se rapporte (art. 152 al. 3 LIFD ; cf. ATF 140 I 68 consid. 6.1). Les art. 61 al. 1 et 3 de la loi de procédure fiscale du 4 octobre 2001 (LPFisc - D 3 17) et 53 al. 2 et 3 LHID posent les mêmes principes. La problématique peut donc être examinée conjointement pour l'IFD et les ICC.
6. En l’espèce, un avis d’ouverture de la procédure de rappel d’impôt a été notifié à la recourante le 3 juillet 2019 pour l’IFD et les ICC des périodes fiscales 2010 et 2011. Le délai de prescription de dix ans des art. 152 al. 1 LIFD, 53 al. 2 LHID et 61 al. 1 LPFisc a ainsi été respecté. S’agissant du délai de quinze ans, il n'est pas encore atteint.
7. S'agissant de la période fiscale 2013, la recourante allègue qu'il n'y a pas eu d'acte interruptif de la prescription du droit de taxer postérieurement au 20 décembre 2018 et que celle-ci a été atteinte le 20 décembre 2023.
8. "Sauf exceptions non pertinentes en l'espèce, l'art. 120 al. 1 LIFD (cf. art. 47 al. 1 LHID; art. 22 al. 1 de la loi genevoise de procédure fiscale du 4 octobre 2001 [LPFisc/GE; RSGE D 3 17]) dispose que le droit de procéder à la taxation se prescrit par cinq ans à compter de la fin de la période fiscale. Outre divers cas particuliers durant lesquels la prescription ne court pas (art. 120 al. 2 LIFD; art. 22 al. 2 LPFisc/GE), un nouveau délai de prescription commence à courir notamment lorsque l'autorité prend une mesure tendant à fixer ou faire valoir la créance d'impôt et en informe le contribuable ou une personne solidairement responsable avec lui du paiement de l'impôt (art. 120 al. 3 let. a LIFD; art. 22 al. 3 let. a LPFisc/GE). A ce propos, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, toutes les mesures des autorités tendant à la fixation de la prétention fiscale et portées à la connaissance du contribuable, de mêmes que de simples lettres ou injonctions, interrompent le délai de prescription (ATF 139 I 64 consid. 3.3 p. 68; 137 I 273 consid. 3.4.3 p. 282; 126 II 1 consid. 2c p. 3). Finalement, à teneur de l'art. 120 al. 4 LIFD (cf. art. 47 al. 1 LHID; art. 22 al. 4 LPFisc/GE), la prescription du droit de procéder à la taxation est acquise dans tous les cas quinze ans après la fin de la période fiscale." (ATF 2C_1025/2019 du 30.04.2019 consid. 4.1).
9. Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral a statué que les dispositions légales précitées ne contiennent aucune prescription de forme relative à la communication de l'autorité fiscale des mesures qu'elle prend en vue de procéder à la taxation. Dès lors, il n'y aucune raison d'écarter les moyens modernes de communication comme le courriel (ATF 150 II 26 consid 3.4).
10. En l'espèce, l'AFC-GE a démontré que les échanges qu'elle a eus avec le mandataire de la recourante notamment par courriels portaient sur la problématique du debt push down pour l'ensemble des périodes, y compris 2013. Le tribunal considère dès lors qu'il y a bien eu interruption de la prescription pour cette période, laquelle n'est pas acquise.
11. La recourante conteste ensuite le droit de l'AFC-GE de procéder à des rappels d'impôts pour les périodes 2010 et 2011.
12. À teneur des art. 151 al. 1 LIFD et 69 al. 1 LPFisc, lorsque des moyens de preuve ou des faits jusque-là inconnus de l’autorité fiscale lui permettent d’établir qu’une taxation n’a pas été effectuée, alors qu’elle aurait dû l’être, ou qu’une taxation entrée en force est incomplète ou qu’une taxation non effectuée ou incomplète est due à un crime ou à un délit commis contre l’autorité fiscale, cette dernière procède au rappel de l’impôt qui n’a pas été perçu, y compris les intérêts.
13. Le rappel d’impôt est le pendant, en faveur du fisc, de la révision en faveur du contribuable. Cette procédure porte sur la perception d’impôts qui n’ont pas pu être prélevés par l’administration fiscale au cours de la taxation ordinaire. Le rappel d’impôt n’est soumis qu’à des conditions objectives : il implique qu’une taxation n’a, à tort, pas été établie ou est restée incomplète, de sorte que la collectivité publique a subi une perte fiscale. Il suppose aussi l’existence d’un motif de rappel, qui peut résider dans la découverte de faits ou de moyens de preuve inconnus jusque-là, soit des faits ou moyens de preuve qui ne ressortaient pas du dossier dont disposait l’autorité fiscale au moment de la taxation. Le rappel d’impôt ne peut porter que sur les points pour lesquels l’autorité fiscale dispose de nouveaux éléments (ATF 144 II 359 consid. 4.5.1).
14. En l'espèce, et à défaut de déclaration déposée par la recourante, l'AFC-GE a procédé à des taxations d'office pour les périodes 2010 et 2011. Quand bien même la fusion à l'origine du debt push down a été publiée et doit dès lors être considérée comme un fait notoire, l'AFC-GE ne pouvait pas en soupçonner, ni l'existence, ni la portée en l'absence d'états financiers déposés par la recourante. Ce n'est qu'après avoir reçu les comptes en annexe à sa déclaration fiscale 2012 qu'elle a pu analyser cette problématique. Dans ces circonstances, la prise de connaissance de ce document constitue bien un moyen de preuve nouveau justifiant l'ouverture d'une procédure de rappels d'impôts.
15. Sur le fond, il n'est pas contesté que l'achat du capital-actions de la recourante par la société acquéreuse suivi de leur fusion aboutit à un debt push down. Est en revanche litigieux le fait que cette opération permette la reprise des intérêts en raison d'une évasion fiscale.
La recourante se réfère dans ses écritures à un arrêt du Tribunal administratif de Zurich du 20 avril 2016 (SB.2015.00073) et à diverses publications de doctrine (Stefan Oesterhelt/Susanne Schreiber, Debt push down in Peter Hongler/Marc Vogelsang (éd.), Panoptikum des Steuerrechts, Festschrift für Madeleine Simonek, Berne 2024 p. 132 ; Madeleine Simonek/Olivier Triebold, Acquisitionsstrukturierung bei "Leveraged Buy-outs (LBO)", Die schweizerische Steuerpraxis zum Debt Push Down auf dem Prüfstand, GesKR 2013 357 ; Alexandre Steiner, Debt push down et évasion fiscale dans les opérations de Leveraged Buy-Out - Etude critique de la pratique des autorités fiscales, RDAF 2023 II 1 ; Gernot Zitter/Bojana Mirkovic, Der Debt push-dovwn in der Schweizer Rechtsprechung, Eine Analyse der Judikatur zum Debt push-down als Folge eines Leverage Buy-Out (LBO) und mögliche Auswirkungen auf die Praxis, ASA 87 541). Ces publications et son argumentation seront pris en compte par le Tribunal
16. Selon la jurisprudence, il y a évasion fiscale : a) lorsque la forme juridique choisie par le contribuable apparaît comme insolite, inappropriée ou étrange, en tout cas inadaptée au but économique poursuivi, b) lorsqu'il y a lieu d'admettre que ce choix a été arbitrairement exercé uniquement dans le but d'économiser des impôts qui seraient dus si les rapports de droit étaient aménagés de façon appropriée, et c) lorsque le procédé choisi conduirait effectivement à une notable économie d'impôt dans la mesure où il serait accepté par l'autorité fiscale (ATF 138 II 239 consid. 4.1 ; 131 II 627 consid. 5.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_470/2018 du 5 octobre 2018 consid. 5.5).
Si ces trois conditions sont remplies, l'imposition doit être fondée non pas sur la forme choisie par le contribuable, mais sur la situation qui aurait dû être l'expression appropriée au but économique poursuivi par les intéressés (ATF 142 II 399 consid. 4.2 ; 138 II 239 consid. 4.1 ; 131 II 627 consid. 5.2).
L'autorité fiscale doit en principe s'arrêter à la forme juridique choisie par le contribuable. Ce dernier est libre d'organiser ses relations de manière à générer le moins d'impôt possible. Il n'y a rien à redire à une telle planification fiscale, tant que des moyens autorisés sont mis en œuvre. L'état de fait de l'évasion fiscale est bien plutôt réservé à des constellations extraordinaires, dans lesquelles il existe un aménagement juridique (élément objectif) qui abstraction faite des aspects fiscaux va au-delà de ce qui est raisonnable d'un point de vue économique. Une intention abusive (élément subjectif) ne peut de surcroît pas être admise si d'autres raisons que la seule volonté d'épargner des impôts jouent un rôle décisif dans la mise en place de la forme juridique. Une certaine structure peut en effet se justifier pour d'autres raisons commerciales ou personnelles (ATF 142 II 399 consid. 4.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_80/2021 du 29 juillet 2021 consid. 3.1).
17. S'agissant de la forme juridique choisie, le tribunal considère en premier lieu que le fait de procéder à l'acquisition d'une société par l'intermédiaire d'un véhicule constitué à cet effet à qui un prêt est consenti doit être considéré comme une opération usuelle et adaptée au but économique poursuivi. Ce qui est plus problématique et déclenche un debt push down est la fusion subséquente entre le véhicule d'acquisition et la société cible, opération qui, en l'espèce, a été effectuée quelques mois après la constitution de la société acquéreuse et l'exécution de la convention de cession d'actions.
La recourante souligne avec pertinence que la constitution d'un véhicule d'acquisition est en règle générale et dans le cas d'espèce dictée par diverses considérations autres que fiscales, notamment la limitation du risque du crédit de l'acquéreur et l'augmentation de sa capacité à rembourser le prêt grâce à des dividendes bénéficiant de la réduction holding au lieu d'être soumis à l'impôt sur le revenu des personnes physiques. Il faut conclure avec elle que cette opération doit être considérée comme usuelle et adaptée au but. Elle n'entraîne en outre aucune conséquence du point de vue de la société acquise.
Ce qui pose problème en revanche est la disparition immédiate de cette structure d'acquisition par le biais d'une fusion. Constituer une société dans le but d'être liquidée quelques mois plus tard constitue à tout le moins une opération étrange qui mérite une analyse plus approfondie.
Dans le cas d'espèce, la fusion litigieuse apparait, aux yeux du tribunal, comme inadaptée au but initialement poursuivi de financement de l'acquisition de la recourante. Le fait qu'elle figure dans les conditions du prêt n'est, à cet égard, pas déterminant. Comme le souligne à juste titre l'AFC-GE, son résultat a été d'aboutir à un surendettement de la recourante, qui n'a évité le dépôt de bilan qu'en procédant à une réévaluation de son actif immobilier.
Il est vrai que certains auteurs soulignent que la fusion est une opération qui est en soi privilégiée fiscalement, puisqu'elle peut être opérée en neutralité fiscale, ce qui n'est pas remis en cause en l'espèce. Le tribunal constate cependant que ce privilège permet précisément d'effectuer sans obstacle une opération qui, dans les circonstances du cas d'espèce, apparaît comme insolite.
Enfin, et considérée dans son ensemble, l'opération litigieuse apparaît bien comme insolite puisqu'elle permet de grever l'activité de la recourante d'une dette qui, dans sa partie reprise par l'AFC-GE, n'est pas liée à des investissements effectués dans son bien immobilier, ni ne lui a permis d'obtenir des liquidités utiles à son activité.
Pour toutes ces raisons, le tribunal considère que la première des conditions de l'évasion fiscale est remplie en l'espèce.
18. On peut même se demander si ce dernier constat ne devait pas tout simplement conduire à refuser la déduction des intérêts litigieux en tant que charges non justifiées par l'usage commercial (art. 58 al. 1 let. b LIFD et art. 12 al. 1 let. g LIPM). En effet, ils sont sans lien avec l'activité commerciale et opérationnelle de la recourante puisque le prêt n'a servi qu'à financer un montant versé à ses anciens actionnaires.
19. En ce qui concerne la réalisation de la deuxième condition, le choix d'opérer la fusion a manifestement été fait dans le but d'économiser des impôts. La doctrine unanime relève que le mécanisme du debt push down permet une telle économie, et aucune motivation concrète autre que celle-ci n'explique en l'espèce la fusion litigieuse.
Invoquer simplement le fait que la société d'acquisition a rempli son but après l'exécution du contrat de vente est contredit en l'espèce par le fait que le but social de la société acquéreuse comprend la détention et la gestion de participation, ce qui s'inscrit dans le long terme et ne se termine manifestement pas par la seule opération d'acquisition.
Les explications de la recourante selon laquelle le maintien d'un étage dans la structure aurait impliqué des coûts de fonctionnement superflus n'est pas convainquant au regard de la modicité de ceux-ci pour une holding non opérationnelle. Quant à la "saine gouvernance" invoquée en référence à certains auteurs, le tribunal ne voit pas ce qui empêche celle-ci dans l'hypothèse du maintien d'une détention par l'intermédiaire d'une holding.
La recourante a par ailleurs invoqué le fait que la fusion a été demandée par le bailleur de fonds. Si cette exigence figure effectivement dans le contrat de prêt conclu, elle n'a, ni allégué, ni démontré que le crédit ne lui aurait pas été accordé si l'existence de la société acquéreuse avait été maintenue durablement.
Si la doctrine relève la problématique de la "subornation structurelle" qui découle du fait qu'avant la fusion, la dette financière est de facto subordonnée aux autres dettes de la société-cible, il convient de relever qu'en l'espèce, cet inconvénient aurait pu facilement être levé par la mise en gage des actions de la société acquise voire même une garantie hypothécaire sur son bien immobilier, même si celle-ci aurait impliqué des impôts supplémentaires en raison de l'obligation de facturer une commission pour la mise à disposition de cette garantie.
Pour conclure, même si la recourante avait démontré avoir été obligée de procéder à la fusion, cela ne modifierait pas la conclusion selon laquelle le choix de cette opération a été dicté de manière prépondérante pour des raisons fiscales. La deuxième condition de l'évasion fiscale est ainsi réunie.
20. Le tribunal constate enfin que le procédé choisi conduirait effectivement à une notable économie d'impôts s'il était accepté. En effet, le maintien durable de la société acquéreuse aurait eu comme conséquence que celle-ci aurait dû verser les intérêts du prêt litigieux grâce à des dividendes versés par la recourante. Ces dividendes, bénéficiant de la réduction holding, auraient dû tirer leur origine dans les bénéfices réalisés par cette dernière société, qui auraient été notablement plus importants si elle ne devait pas supporter les intérêts du crédit issu du debt push down. Une telle conclusion est reconnue unanimement par la doctrine.
21. Les conditions d'une évasion fiscale étant ainsi réunies, reste encore à déterminer le montant de la reprise. Le tribunal constate à cet égard que l'AFC-GE a procédé à une répartition du prêt litigieux entre sa part servant à couvrir les frais de rénovation de l'immeuble détenu par la recourante, admise en déduction et le solde qui a fait l'objet de reprises. Ces calculs, qui ne sont pas contestés par la recourante, sont approuvés tant dans leur principe que leur résultat par le tribunal.
22. Le recours sera rejeté.
23. En application des art. 144 al. 1 LIFD, 52 al. 1 LPFisc, 87 al. 1 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10) et 1 et 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), la recourante qui succombe, est condamnée au paiement d’un émolument s'élevant à CHF 1'500.- ; il est partiellement couvert par l’avance de frais versée à la suite du dépôt du recours. Vu l’issue du litige, aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).
LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE PREMIÈRE INSTANCE
1. déclare recevable le recours interjeté le 1er juillet 2024 par A______ SA contre la décision sur réclamation de l'administration fiscale cantonale du 31 mai 2024 ;
2. le rejette ;
3. met à la charge de la recourante, un émolument de CHF 1'500.-, lequel est partiellement couvert par l'avance de frais ;
4. dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;
5. dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les 30 jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.
Siégeant: Antoine BERTHOUD, président, Jean-Marie HAINAUT et Jean-Marc WASEM, juges assesseurs.
Au nom du Tribunal :
Le président
Antoine BERTHOUD
Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.
Genève, le |
| Le greffier |