Décisions | Sommaires
ACJC/306/2025 du 04.03.2025 sur JTPI/14903/2024 ( SFC ) , CONFIRME
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/13900/2024 ACJC/306/2025 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre civile DU MARDI 4 MARS 2025 |
Entre
A______ SA, sise ______, appelante d'un jugement rendu par la 10ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 22 novembre 2024, représentée par
Me Pascal PETROZ, avocat, De Boccard Associés SA, rue du Mont-Blanc 3,
1201 Genève,
et
B______ SA, sise ______, intimée, représentée par Me Olivier WEHRLI, avocat, Poncet Turrettini, rue de Hesse 8, case postale, 1211 Genève 4.
A. Par jugement JTPI/14903/2024 du 22 novembre 2024, reçu par A______ SA le 27 novembre 2024, le Tribunal de première instance, statuant par voie de procédure sommaire, a condamné A______ SA à remettre à B______ SA son rapport de gestion pour les exercices 2022 et 2023 (ch. 2 du dispositif), à lui payer 2'000 fr. au titre des frais judiciaires (ch. 4 à 7) ainsi que 2'000 fr. au titre des dépens (ch. 8) et a débouté les parties de toutes autres conclusions (ch. 9).
Cette décision indique qu'elle peut faire l'objet d'un recours dans un délai de dix jours.
B. a. Le 9 décembre 2024, A______ SA a formé recours contre ce jugement, concluant à ce que la Cour de justice l'annule et déboute sa partie adverse de toutes ses conclusions, avec suite de frais et dépens.
b. Le 20 décembre 2024, B______ SA a conclu à la confirmation du jugement querellé, avec suite de frais et dépens.
c. Le 17 janvier 2025, A______ SA a déposé une écriture spontanée, persistant dans ses conclusions.
d. Les parties ont été informées le 5 février 2025 de ce que la cause était gardée à juger.
C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier.
a. A______ SA, inscrite au Registre du commerce de Genève, a pour but social diverses activités dans le domaine de la promotion immobilière.
Son capital social de 100’000 fr. est composé de 100 actions nominatives de 1'000 fr. Son administrateur unique est C______.
La société a fait un opting out, de sorte qu’elle n’a pas d’organe de révision.
b. B______ SA, inscrite au Registre du commerce de Genève, a notamment comme but social le financement de litiges et le recouvrement de créances.
c. C______ est propriétaire des parcelles nos 1______ et 2______ de la commune de D______ [GE], ainsi que de la parcelle n° 3______ de la commune de E______ [GE]; sur cette dernière se situe le domicile des époux C______ et F______.
d. Le 15 mars 2017, A______ SA, représentée par C______, a conclu un contrat de prêt avec G______, aux termes duquel la seconde prêtait à la première 4'000'000 fr.
En garantie de ce prêt, cette dernière a reçu quatre cédules hypothécaires de 1'000'000 fr. grevant les parcelles 1______ (1 cédule), 2______ (1 cédule) et 3______ (2 cédules), propriétés de C______.
La première échéance du prêt était stipulée au 31 mars 2018, le contrat étant renouvelé d'année en année sauf dénonciation par l'une ou l'autre des parties. Des intérêts annuels étaient prévus au taux de 6% l'an.
e. Par avenant du 26 avril 2018, A______ SA et G______ sont convenues de reconduire le prêt, dont le montant a été porté à 4'400'000 fr. Une somme supplémentaire de 400'000 fr. a ainsi été versée par G______.
L'échéance a été fixée au 30 septembre 2019, le contrat se renouvelant ensuite pour dix-huit mois, sauf dénonciation par l'une ou l'autre des parties au plus tard trois mois avant l'échéance. Les intérêts ont été arrêtés au taux de 5,45% par an.
f. Par courrier du 23 juillet 2020, G______ a résilié le contrat de prêt et son avenant, avec effet au 31 mars 2021, et réclamé le remboursement du montant prêté.
Les intérêts dus ont été versés jusqu'au 31 mars 2021. Le prêt n'a pas été remboursé.
g.a Le 25 octobre 2021, G______ a cédé à B______ SA sa créance découlant du contrat de prêt du 26 avril 2018 et s'est engagée à remettre à la précitée les cédules hypothécaires qu'elle détenait.
g.b Par courrier de son conseil du 9 juin 2022, G______ a signifié à B______ SA qu'elle invalidait sa cession de créance.
B______ SA allègue qu'au vu de sa protestation, G______ est ultérieurement revenue sur cette invalidation, ce dont témoignait un courrier (daté du 12 mai 2023, adressé à l'avocat de C______ et A______ SA, et dont elle avait eu copie) du conseil de celle-ci comportant notamment le passage suivant: « je vous confirme volontiers ce qui suit: que les créances contractuelles de Madame G______ ont bien été cédées à B______ SA, […], que B______ SA est légitimée à agir seule ».
h. Le 23 mai 2023, B______ SA a fait notifier à A______ SA (débitrice), C______ (tiers propriétaire) et F______ (conjointe du tiers propriétaire) respectivement trois commandements de payer, poursuite en réalisation d'un gage mobilier n° 4______, portant sur 4'400'000 fr. avec intérêts à 5,45% dès le 1er avril 2021. Oppositions y ont été formées.
i.a Le 21 juin 2023, B______ SA a requis la mainlevée provisoire de ces oppositions.
Le Tribunal de première instance a, par jugement JTPI/14435/2023 du 5 décembre 2023, fait droit à cette requête.
Par arrêt ACJC/414/2024 du 26 mars 2024, la Cour a annulé ce jugement et rejeté la requête de mainlevée. La Cour a considéré que la qualité de créancier de B______ SA n’était pas douteuse au vu de la confirmation par le conseil de G______ de ce que celle-ci était revenue sur sa volonté d’invalider la cession de créance. La créancière ne pouvait cependant pas se prévaloir d’un titre de nantissement valable des cédules hypothécaires, le contrat du 25 octobre 2021 ne pouvant revêtir cette qualité, puisque C______ ne l’avait pas signé en son nom propre, mais uniquement en sa qualité d’administrateur de A______ SA, donc au nom et pour le compte de cette dernière, qui n’avait pas le droit de disposer des cédules hypothécaires à nantir.
j. Le 4 janvier 2024, A______ SA, C______ et F______ ont déposé à l'encontre de B______ SA une action en libération de dette.
Dans ce cadre, les précités se sont acquittés d'un montant de 78'000 fr. au titre d'avance de frais. Par ordonnance du 14 août 2024, le Tribunal a par ailleurs rejeté la requête de B______ SA tendant au versement par ses parties adverses de sûretés en garantie des dépens. Les poursuites pendantes à l'encontre de A______ SA (4'300'000 fr.) et C______ (7 poursuites pour 10'274'641 fr. au total) ne suffisaient pas pour retenir que les conditions posées par l'art. 99 CPC étaient réunies.
k. Au 21 décembre 2023, A______ SA faisait l’objet, outre la poursuite entamée par B______ SA, d'une poursuite portant sur 4'300'000 fr. intentée par [la banque] H______, laquelle était au stade de la réalisation.
l. Le 30 avril 2024, B______ SA a demandé à A______ SA de lui fournir une copie de ses rapports de gestion et états financiers pour les exercices 2021 à 2023, conformément à l’art. 958e al. 2 CO.
Le 10 juin 2024, A______ SA lui a opposé une fin de non-recevoir, au motif que sa qualité de créancière était contestée.
m. Le 19 juin 2024, B______ SA a conclu à ce que le Tribunal condamne A______ SA à lui remettre son rapport de gestion et les rapports de révision pour les exercices 2022 et 2023.
A______ SA s’est opposée à la requête.
n. Le Tribunal a gardé la cause à juger le 18 octobre 2024.
1. L’appel est recevable contre les décisions finales de première instance, à condition que, dans les affaires patrimoniales, la valeur litigieuse au dernier état des conclusions soit de 10'000 fr. au moins (art. 308 CPC).
La demande de consultation de documents comptables d'une société constitue un litige patrimonial (arrêts du Tribunal fédéral 4A_364/2017 du 28 février 2018 consid. 1; 4A_36/2010 du 20 avril 2010 consid. 1.1).
En l'espèce, le Tribunal a relevé, sans que cela ne soit contesté devant la Cour, que la valeur litigieuse équivalait au montant de la créance alléguée par l'intimée, soit 4'400'000 fr. La voie de l'appel est par conséquent ouverte, contrairement à l'indication figurant au bas de la décision querellée.
L'acte déposé par A______ SA, qui respecte les prescriptions de forme de l'appel et a été déposé dans le délai légal de dix jours, est recevable (art. 311 et 314 al. 2 CPC).
2. Le Tribunal a retenu que la créance de l'intimée était hautement vraisemblable. Cette créance avait été vraisemblablement valablement cédée à l'intimée, compte tenu du courrier de l'avocat de G______, titulaire originelle de la créance. L'intimée avait intérêt à l'action, puisque le recouvrement de sa créance était vraisemblablement en péril; l'appelante faisait l'objet d'une poursuite en 4'300'000 fr. intentée par H______ laquelle était au stade de la réalisation, étant précisé que le capital social de l'intimée n'était que de 100'000 fr. Le fait que le Tribunal avait renoncé à astreindre l'appelante à fournir des sûretés en garantie du paiement des dépens dans le cadre de la procédure en libération de dette n'était pas pertinent.
L'appelante fait valoir que la qualité de créancière de l'intimée n'est pas établie car la déclaration d'invalidation de la cession est irrévocable. Le courrier de l'avocat de G______ du 12 mai 2023 n'était pas déterminant car il se limitait à indiquer que l'intimée était "légitimée à agir seule" et n'équivalait pas à une "ratification, dans la mesure où tout un chacun peut introduire une poursuite à l'encontre d'une personne même en l'absence de prétention légitime". Aucun risque de non recouvrement ne pouvait être déduit de l'existence de la poursuite intentée par l'intimée contre elle, puisque la mainlevée de l'opposition formée au commandement de payer avait été rejetée. La poursuite de H______ n'établissait pas le risque d'insolvabilité, puisque la créance de celle-ci était garantie par gage immobilier. L'importance du montant de cette créance n'était pas décisif. A cela s'ajoutait que l'intimée l'avait poursuivie conjointement avec deux codébiteurs, à savoir C______ et F______, lesquels étaient solvables.
2.1.1 A teneur de l’art. 958e, al. 2 CO, tout créancier faisant valoir un intérêt digne de protection a le droit de consulter le rapport de gestion ainsi que le rapport de révision d'une entreprise. Le droit est soumis à deux conditions, à savoir la qualité de créancier du demandeur, et l'existence d'un intérêt digne de protection.
D'après la jurisprudence relative à l'ancien art. 697h al. 2 aCO, dont le contenu est le même que celui de l'art. 958e al. 2 CO, le créancier n'a pas à apporter la preuve stricte de l'existence de sa créance, mais celle-ci doit être établie au stade de la vraisemblance prépondérante. L'intérêt digne de protection doit être soumis aux mêmes exigences de preuve (ATF 137 III 255 consid. 4.1.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_289/2023 du 11 juin 2024 consid. 5.1 ; 4A_559/2022 du 3 août 2023 consid. 6.2.3 non publié dans ATF 149 III 478; 4C_129/2004 du 6 juillet 2004 consid. 4.2.1; 4C_222/1994 du 1er décembre 1994 consid. 4a, non publié dans l'ATF 120 II 352).
L'intérêt digne de protection existe lorsque la créance semble être concrètement en péril, parce qu'elle ne peut pas être payée dans les délais ou que d'autres signes laissent supposer que la société connaît des difficultés financières. Il est également reconnu lorsque la société fait l'objet d'une action en paiement qui n'est pas d'emblée dénuée de chances de succès ou lorsque le créancier a annoncé son intention d'ouvrir une action au fond, étayée par la désignation apparemment officielle d'un avocat à cet effet ; ce qui est décisif, c'est le risque de non-recouvrement, lié par exemple aux difficultés financières de la société (arrêt du Tribunal fédéral 4A_289/2023 du 11 juin 2024 consid. 5.1).
En revanche, l'intérêt à consulter les comptes n'est pas protégé lorsqu'il est exercé dans le seul but de satisfaire la curiosité, de connaître les secrets d'affaires ou de se renseigner sur les rapports de concurrence. L'exigibilité, la cause et le montant de la créance ne sont pas des critères déterminants (ATF 137 III 255 consid. 4.1.2; arrêt 4C_129/2004 précité consid. 4.2.1).
2.1.2 L'acte d'invalidation est en principe irrévocable. Il existe toutefois des exceptions, en particulier lorsque l'autre partie conteste l'invalidation. Les parties peuvent alors d'un commun accord retirer l'invalidation exprimée, la partie frappée par le vice de la volonté ratifiant ainsi le contrat, ce qui le rend définitivement valable (ATF 128 III 70 consid. 2).
2.2 En l'espèce, la créance alléguée par l'intimée lui a valablement été cédée par G______ par acte du 28 octobre 2021. S'il est vrai que, en juin 2022, G______ a fait savoir à l'intimée qu'elle invalidait cette cession, elle s'est finalement rendue aux arguments de cette dernière et a renoncé à cette invalidation par la suite.
Contrairement à ce que soutient l'appelante, les termes du courrier de l'avocat de G______ du 12 mai 2023 confirment clairement ce qui précède. Il en résulte que celle-ci et l'intimée sont parvenues à un accord, en ce sens que la première renonçait à demander l'invalidité de la cession, laquelle était contestée par la seconde, et ratifiait le contrat de cession. Cette intention commune des précitées est confirmée par la mention du courrier susmentionné selon laquelle "les créances contractuelles de Madame G______ ont bien été cédées à B______ SA" laquelle est "légitimée à agir seule".
Le grief de l'appelante relatif à l'invalidité de la cession de créance est dès lors infondé.
L'intimée a de plus un intérêt légitime à obtenir de la part de l'appelante les documents litigieux. Il ressort de la procédure que l'appelante fait l'objet d'une poursuite de la part de H______ pour un montant de 4'300'000 fr. laquelle était au stade de la réalisation en décembre 2023. Cela atteste du fait qu'elle a des problèmes financiers importants de sorte que le recouvrement de la créance de l'intimée est en péril.
Le prêt litigieux a d'ailleurs été dénoncé avec effet au 31 mars 2021 et aucun montant n'a été remboursé à ce jour, en dépit des requêtes des créancières successives. La créance n'a ainsi pas été payée dans les délais au sens de la jurisprudence précitée.
Le fait que la créance de H______ soit garantie par gage ce qui exclurait, selon l'appelante, le risque de non-recouvrement de cette créance n'est pas déterminant, puisque la présente procédure porte sur la créance de l'intimée et non sur celle de H______. A cela s'ajoute que l'appelante n'est pas propriétaire de l'immeuble gagé, dont on ignore la valeur. Le fait qu'un prêt bancaire ait été accordé à l'appelante il y a plusieurs années n'atteste en rien de la solvabilité actuelle de celle-ci. L'appelante n'a d'ailleurs fourni aucun élément concret attestant de sa situation financière actuelle.
Le fait que l'appelante ait payé 78'000 fr. d'avance de frais dans le cadre de la procédure en libération de dette n'est pas non plus décisif, puisque la créance de l'intimée est largement supérieure à ce montant.
Le refus du Tribunal, dans ladite procédure, de condamner l'appelante à fournir des sûretés en garantie des dépens au sens de l'art. 99 CPC est quant à lui dénué de pertinence puisque cette disposition n'est pas applicable dans la présente cause.
Peu importe par ailleurs que l'intimée ait également engagé une poursuite à l'encontre des époux C______/F______ en tant que tiers propriétaires du gage. Le risque de recouvrement au sens de l'art. 958e al. 2 CO s'apprécie en fonction de la situation de la société concernée. Dans ce cadre, il importe peu de savoir si le créancier dispose ou non d'autres moyens de récupérer son dû.
En tout état de cause, la situation de C______ est fortement obérée puisqu'il a fait l'objet de poursuites pendantes pour plus de 10'000'000 fr. L'on ignore par ailleurs tout de la situation financière de son épouse.
Il résulte de ce qui précède que le Tribunal a considéré à bon droit que l'intimée avait un intérêt légitime à obtenir copie du rapport de gestion de l'appelante pour les exercices 2022 et 2023.
Le jugement querellé sera dès lors confirmé.
3. L'appelante, qui succombe, sera condamnée aux frais de la procédure d'appel (art. 106 al. 1 CPC).
Ceux-ci seront arrêtés à 2'200 fr. et compensés avec l'avance versée par l'appelante, acquise à l'Etat de Genève (art. 26 et 35 RTFMC; art. 111 al. 1 CPC).
Les dépens dus à l'intimée seront arrêtés à 3'500 fr., débours et TVA inclus (art. 111 al. 2 CPC; 84 ss RTFMC; 23, 25 et 26 LaCC).
* * * * *
La Chambre civile :
A la forme :
Déclare recevable l'appel interjeté par A______ SA contre le jugement JTPI/14903/2024 rendu le 22 novembre 2024 par le Tribunal de première instance dans la cause C/13900/2024–10 SFC.
Au fond :
Confirme le jugement querellé.
Déboute les parties de toutes autres conclusions.
Sur les frais :
Met les frais judiciaires d'appel, arrêtés à 2'200 fr. et compensés avec l'avance versée acquise à l'Etat de Genève, à la charge de A______ SA.
Condamne A______ SA à verser à B______ SA 3'500 fr. à titre de dépens d'appel.
Siégeant :
Monsieur Laurent RIEBEN, président; Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, Monsieur Ivo BUETTI, juges; Madame Mélanie DE RESENDE PEREIRA, greffière.
Le président : Laurent RIEBEN |
| La greffière : Mélanie DE RESENDE PEREIRA |
Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 30'000 fr.