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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/21653/2015

ACPR/565/2022 du 16.08.2022 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : ADMINISTRATION DES PREUVES;DROIT D'ÊTRE ENTENDU;MOTIVATION DE LA DÉCISION
Normes : Cst.29; CPP.3

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/21653/2015 ACPR/565/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 16 août 2022

 

Entre

LA MASSE EN FAILLITE DE A______ SA comparant par Me Pierre BYDZOVSKY, avocat, Charles Russell Speechlys SA, rue de la Confédération 3-5, 1204 Genève,

recourant,

 

contre la décision rendue le 23 novembre 2021 par le Ministère public,

 

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 6 décembre 2021, la masse en faillite de A______ SA recourt contre le courrier du 23 novembre 2021, communiqué par pli simple, par lequel le Ministère public l'a, d'ores et déjà, informée qu'il ne donnerait pas suite à des réquisitions de preuve ayant pour objectif ultime de localiser et de sécuriser des éléments du patrimoine du prévenu, en vue de désintéresser les lésés.

La recourante conclut, avec suite de frais, à la suspension de l'instruction du recours jusqu'à une éventuelle décision motivée du Ministère public; et principalement, à l'annulation de la décision querellée, à ce que le Ministère public procède aux actes d'instruction requis, qu'elle liste, et se détermine sur les autres requêtes d'actes d'instruction contenues dans ses courriers des 13 novembre 2019, 8 décembre et 15 juin 2021, qu'elle liste également.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.        Le Ministère public mène une instruction contre B______ des chefs, notamment, d'escroquerie (art. 146 CP), banqueroute frauduleuse et fraude dans la saisie (art. 163 CP), diminution effective de l'actif au préjudice des créanciers (art. 164 CP), gestion fautive (art. 165 CP), violation de l'obligation de tenir une comptabilité (art. 166 CP), violation de l'obligation de payer l'impôt à la source (art. 27 LISP) et violation des obligations de l'employeur dans le versement aux caisses de compensation des cotisations sociales retenues sur le salaire des employés (art. 87 et 88 LAVS).

b.        L'Office des faillites de Genève (ci-après : l'Office) a déclaré se porter partie plaignante en sa qualité de représentant des masses en faillite de diverses sociétés, dont A______ SA (ci-après, la Masse en faillite), qu'il estimait être directement lésées par les infractions dénoncées.

c.         Le 13 novembre 2019, il a sollicité la mise en œuvre d'une expertise comptable sur l'évolution financière de A______ SA, sous l'angle de la banqueroute frauduleuse et la gestion fautive, l'audition de Me C______ et de D______ et la clarification sur l'origine de frais de défense du prévenu.

d.        Il a relancé le Procureur en date du 3 février 2020.

Par courrier du 7 février suivant, le Procureur lui a répondu qu'il ferait le point sur les actes devant être mis en œuvre lors de l'audience du 23 mars suivant (les audiences convoquées en 2020 ont toutes été annulées).

e.         L'Office s'est enquis, le 30 avril 2020, de la suite donnée notamment à sa demande du 13 novembre.

Le Procureur lui a en particulier répondu que diverses audiences avaient dû être annulées en raison de la crise sanitaire et qu'il lui apparaissait prématuré d'envisager une expertise comptable avant que les actes d'instruction prioritaires et utiles à celle-ci soient réalisés.

f.         Le 12 octobre 2020, l'Office a demandé à quelles dates le Procureur prévoyait d'entendre Me C______ et D______, outre l'audition des témoins que le Ministère public entendait convoquer.

g.        Par courrier du 8 décembre 2020, il a sollicité notamment l'envoi de commissions rogatoires aux Etats-Unis, à Monaco et aux Emirats Arabes Unis (EAU); un ordre de dépôt [aux banques] E______, F______ et G______.

h.        Par courrier du 17 décembre 2020 adressé à l'ensemble des parties, le Procureur nouvellement en charge de la procédure les a assurées de la convocation des audiences qui avaient dû être annulées en raison de la pandémie, dès que la situation sanitaire le permettrait; deux témoins (autre que ceux précédemment cités) ont été entendus le 4 mai 2021.

i.          Le 20 avril 2021, l'Office a réitéré sa demande d'audition de Me C______ et de commissions rogatoires aux Etats unis et aux EAU. Il s'est plaint des lenteurs de la procédure.

Le Procureur lui a répondu, le 10 mai suivant, examiner la suite qu'il convenait de donner à ses deux derniers courriers.

j.          Par lettre du 14 mai 2021, l'Office a réitéré ses demandes du 13 novembre 2019 et 8 décembre 2020 soit la demande d'audition de Me C______ et D______ ainsi que les commissions rogatoires aux Etats unis et aux EAU et a demandé une décision motivée en cas de refus.

k.        Le 23 novembre 2021, le Procureur a rendu la "décision" dont est recours.

l.          Le 8 décembre 2021, il a confirmé que ce courrier valait décision.

C. Dans la décision attaquée, le Ministère public, "faisant référence aux divers courriers de la masse en faillite de A______ SA concernant des réquisitions de preuve, et sans revenir, à ce stade de l'instruction, sur chacune d'entre elles, relève que bon nombre d'actes d'instruction sollicités avait pour objectif de garantir ses prétentions civiles. Or, le but d'une instruction pénale est la récolte de moyens de preuve pour élucider des faits sur lesquels portent l'instruction. Les moyens de preuve doivent porter sur des faits pertinents relatifs à la commission d'une infraction (art. 139 al. 2 CPP), en vue d'établir la vérité matérielle, soit de démontrer les conditions objectives et subjectives d'une infraction pénale. S'agissant des conclusions civiles, le Ministère public administre les preuves nécessaires pour statuer sur les conclusions civiles dans la mesure où cela n'étend ou ne retarde pas notablement la procédure (art. 313 al. 1 CPP). Ainsi, toute réquisition de preuve qui a pour objectif ultime de localiser et de sécuriser des éléments du patrimoine du prévenu, en vue de désintéresser les lésés, consiste à détourner de son but l'institution du séquestre pénal prévu par le CPP afin d'en faire un séquestre civil déguisé et de reporter sur l'autorité pénale la charge de la découverte d'éléments du patrimoine du prévenu (ACPR/369/2013). Par conséquent, le Ministère public vous informe dores et déjà qu'il ne donnera pas suite à ce type de demandes."

D. a. À l'appui de son recours, l'Office doute que le courrier du Ministère public soit une décision au sens de l'art. 393 al. 1 let. a CPP, faute de se prononcer spécifiquement sur les actes d'instruction requis. Cette qualification ne pouvait cependant pas être exclue dans la mesure où le Ministère public avait indiqué qu'il refuserait d'instruire à l'avenir toute requête visant à identifier des actifs du prévenu.

Il fait également au Ministère public le reproche d'un déni de justice formel pour refuser de se déterminer et d'exécuter des actes nécessaires à l'instruction, et requis, pour certains, depuis près de deux ans et répétés à réitérées reprises, sans réaction (voir le ch. 2.3 des conclusions).

b. Le Ministère public conclut à l'irrecevabilité du recours, faute de préjudice irréparable, s'agissant de sa décision de refus d'actes d'instruction ayant pour seul objectif de saisir les avoirs du prévenu en vue de désintéresser le recourant.

Concernant le grief de déni de justice, le Procureur explique avoir repris la procédure début décembre 2020, ce qui avait nécessité une prise de connaissance d'un dossier pénal ouvert 5 ans auparavant, constitué d'une importante et volumineuse documentation. L'instruction pénale s'était poursuivie, plusieurs auditions avaient été tenues depuis le mois de mai 2021. Parallèlement, il faisait face à des incidents procéduraux (scellés, accès au dossier pénal de l'épouse du prévenu).

Son courrier du 23 novembre 2021 ne devait pas être vu comme un refus "complet" de statuer sur l'ensemble des nombreux actes d'enquête sollicités par le recourant; un examen de l'opportunité et de la pertinence de leur mise en œuvre était toujours en cours.

c. Le recourant a répliqué.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours contre la décision du 23 juin 2021 est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai utiles (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance de refus de séquestre, décision sujette à contestation auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_34/2014 du 15 avril 2014 consid. 2), et émaner de la plaignante qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé (art. 115 cum 382 CPP) à ce que le débiteur de la possible future créance compensatrice – susceptible de lui être allouée dans le jugement pénal – conserve ses biens (ATF 140 IV 57 consid. 4.2 in fine).

En effet, en statuant comme suit :" Ainsi, toute réquisition de preuve qui a pour objectif ultime de localiser et de sécuriser des éléments du patrimoine du prévenu, en vue de désintéresser les lésés, consiste à détourner de son but l'institution du séquestre pénal prévu par le CPP afin d'en faire un séquestre civil déguisé et de reporter sur l'autorité pénale la charge de la découverte d'éléments du patrimoine du prévenu (ACPR/369/2013)", le Procureur a refusé de procéder aux séquestres pénaux sollicités.

1.2. Le recours pour déni de justice ou retard injustifié est également recevable, n'étant soumis à aucun délai (art. 396 al. 2 CPP), respectant la forme prescrite (art. 393 et 396 al. 1 CPP) et émanant de la partie plaignante, qui a qualité pour agir et un intérêt juridiquement protégé à obtenir une décision de l'instance sollicitée (art. 104 al.1 let. b et 382 CPP).

2.             2.1. Le droit d'être entendu, garanti par les art. 3 al. 2 let. c CPP et 29 al. 2 Cst féd., impose à l'autorité l'obligation de motiver sa décision afin, d’une part, que son destinataire puisse l'attaquer utilement et, d’autre part, que la juridiction de recours soit en mesure d’exercer son contrôle (ATF 139 IV 179 consid. 2.2; 138 I 232 consid. 5.1).

La Chambre de céans est habilitée, quand l’absence de motivation (suffisante) d’une décision l’empêche de statuer, à renvoyer d’office la cause au Ministère public (cf. ACPR/321/2022 du 05 mai 2022 consid. 2.3; ACPR/177/2022 du 10 mars 2022, consid. 9.2 et 9.3; ACPR/752/2019 du 27 septembre 2019, consid. 2; ACPR/597/2017 du 1er septembre 2017, consid. 4.3).

2.2. En l'occurrence, la motivation du Ministère public – succincte sur la question topique – consiste à faire application d'une décision rendue par la Chambre de céans (ACPR/369/2013 du 6 août 2013) qui traitait le refus de séquestre comme le rejet d'une réquisition de preuve et qui voyait, dans la recherche de localisation d'éléments patrimoniaux, un séquestre déguisé. Or, cette jurisprudence est caduque depuis l'arrêt du Tribunal fédéral 1B:34/2014, précité, en tant qu'un séquestre pénal à des fins conservatoires est admissible. Il s'ensuit que le motif fondant la décision attaquée est erroné. Comme, par ailleurs, le Ministère public ne s'est pas prononcé sur chaque demande de séquestre prise individuellement – comme le relève la recourante à juste titre – la Chambre de céans – qui n’a pas à rechercher d’elle-même ce qu’il en est (cf. à cet égard ACPR/177/2022 précité) – ne peut exercer son contrôle sur les séquestres demandés.

3.             Le recourant reproche également au Ministère public de ne pas s'être déterminé sur les autres requêtes d'actes d'instruction contenues dans ses courriers des 13 novembre 2019, 8 décembre et 15 juin 2021.

3.1. Les art. 29 al. 1 Cst féd. et 5 CPP garantissent à toute personne le droit à ce que sa cause soit traitée dans un délai raisonnable; ils consacrent le principe de célérité et prohibent le retard injustifié à statuer. L'autorité viole cette garantie lorsqu'elle ne rend pas une décision qu'il lui incombe de prendre dans le délai prescrit par la loi ou celui que la nature de l'affaire et les circonstances font apparaître comme raisonnable. Le caractère approprié de ce délai s'apprécie selon les circonstances particulières de la cause, eu égard notamment à la complexité de l'affaire, à l'enjeu du litige pour l'intéressé, à son comportement ainsi qu'à celui des autorités compétentes. Des périodes d'activités intenses peuvent compenser le fait que le dossier a été laissé momentanément de côté en raison d'autres affaires. L’on ne saurait reprocher à l'autorité quelques temps morts, qui sont inévitables dans une procédure; lorsqu'aucun d'eux n'est d'une durée vraiment choquante, c'est l'appréciation d'ensemble qui prévaut.

Il y a déni de justice formel, prohibé par l’art. 29 al. 1 Cst féd., lorsque l’autorité se refuse à statuer ou ne le fait que partiellement (ATF 144 II 184 consid 3.1; arrêt du Tribunal fédéral 6B_1205/2018 du 22 février 2019 consid. 2.1.1). 

Pour pouvoir invoquer avec succès un retard injustifié à statuer, la partie doit être vainement intervenue auprès de l'autorité pénale pour que celle-ci statue à bref délai (arrêt du Tribunal fédéral 1B_24/2013 du 12 février 2013 consid. 4 et les références citées). Il appartient, en effet, au justiciable d'entreprendre ce qui est en son pouvoir pour que l'autorité fasse diligence, que ce soit en l'invitant à accélérer la procédure ou en recourant, le cas échéant, pour retard injustifié (ATF 130 I 312 consid. 5.2). Cette règle découle du principe de la bonne foi (art. 5 al. 3 Cst.), qui doit présider aux relations entre organes de l'État et particuliers (arrêts du Tribunal fédéral 2A_588/2006 du 19 avril 2007 consid. 2 et la référence à l'ATF 125 V 373 consid. 2b/aa; 6B_1066/2013 du 27 février 2014 consid. 1.1.2).

3.2. En l'espèce, le recourant est régulièrement intervenu auprès du Ministère public pour qu'il convoque deux témoins et procède à des commissions rogatoires aux Etats-Unis et aux EAU, se référant à ses requêtes des 13 novembre 2019 et 8 décembre 2020.

Ce n'est que le 23 novembre 2021 que le Procureur a rejeté de manière non spécifique les diverses réquisitions du recourant.

Si le Ministère public n'est pas resté inactif dans la conduite de l'instruction, il n'a jamais répondu aux – ni statué sur les – demandes d'actes d'instruction, en particulier sur les demandes d'audition de témoins et d'envoi de commissions rogatoires.

Si le Ministère public estimait que ces actes étaient infondés ou prématurés à ce stade de l'enquête, il lui incombait d'en aviser le recourant.

Par conséquent, le déni de justice et le retard injustifié sont réalisés.

Il appartient au Ministère public de répondre de manière circonstanciée au recourant sur les réquisitions de preuves de ses courriers des 13 novembre 2019 et 8 décembre 2020.

4.             Le recourant, qui a partiellement gain de cause, n'assumera pas de frais judiciaires (art. 428 al. 1 CPP).

5.             Représenté par un avocat, le recourant, partie plaignante, n'a pas demandé d'indemnité au sens de l'art. 433 al. 2 CPP, applicable en instance de recours (art. 436 al. 1 CPP), de sorte qu'il ne lui en sera point alloué.

* * * * *


 


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et constate un déni de justice et un retard injustifié à statuer au préjudice de la MASSE EN FAILLITE DE A______ SA.

Laisse les frais de l'instance à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, au recourant, soit pour elle son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Daniela CHIABUDINI et
Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).