Décisions | Chambre Constitutionnelle
ACST/47/2025 du 04.11.2025 ( ABST ) , REFUSE
| RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||||
| POUVOIR JUDICIAIRE A/3106/2025-ABST ACST/47/2025 COUR DE JUSTICE Chambre constitutionnelle Décision du 4 novembre 2025 sur effet suspensif |
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dans la cause
A______
représentée par Me Vincent ZEN-RUFFINEN, avocat recourante
contre
GRAND CONSEIL
et
CONSEIL D'ÉTAT intimés
Attendu, en fait, que :
A. a. A______ est une association de droit suisse dont le siège se trouve à Berne. Elle est l'organisation faîtière des entreprises et organisation du commerce suisse de gros et de détail de tabac et de produits alternatifs. Elle a pour but de sauvegarder les intérêts de ses membres.
Selon ses statuts, des personnes physiques ou morales peuvent être membres de l'association, pour autant qu'elles soient actives dans le commerce de gros ou de détails de tabac, de même que tout autre personne qui souhaite s'engager au profit des intérêts du commerce de tabac.
b. L'association compte parmi ses membres divers fabricants de tabac actifs dans l'importation et la vente de produits du tabac et de cigarettes électroniques de tous types.
B. a. Le 5 septembre 2025, la loi 13'580, du 29 août 2025, modifiant la loi sur la remise à titre gratuit et la vente à l’emporter de boissons alcooliques, de produits du tabac et de produits assimilés au tabac du 17 janvier 2020 (LTGVEAT - I 2 25) a été publiée dans la feuille d’avis officielle (ci-après : FAO) du canton de Genève. Elle contient les dispositions suivantes :
Art. 4, al. 3, lettre b (nouvelle teneur)
3 Sont considérés comme des produits assimilés au tabac : b) les cigarettes électroniques, présentant un dispositif utilisé sans tabac et permettant d’inhaler de la vapeur obtenue par chauffage d’un liquide avec ou sans nicotine, ainsi que les flacons de recharge et les cartouches pour ce dispositif. Un sous-type à usage unique de ces cigarettes électroniques est dénommé « puffs ».
Art. 6, al. 5 (nouveau)
5 Les cigarettes électroniques à usage unique, communément appelées « puffs », sont interdites à la vente et ne peuvent obtenir d’autorisation de la part du service.
Art. 2 Clause d’urgence
L’urgence est déclarée
b. Par arrêté du 3 septembre 2025, publié dans la FAO du 5 septembre 2025 également, le Conseil d'État a promulgué la loi 13'580. L'urgence était déclarée, conformément à son art. 2 souligné.
Il était indiqué que la loi 13'580 était soumise au référendum facultatif. Le nombre de signatures exigé était de 1.5% des titulaires des droits politiques. Le délai référendaire expirait le 15 octobre 2025.
C. a. Par acte remis à la poste le 11 septembre 2025, A______ a interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre la loi 13'580 et l'arrêté du Conseil d'État du 3 septembre 2025, concluant principalement à leur nullité, subsidiairement à leur annulation et préalablement à l'octroi de l'effet suspensif. Subsidiairement, la loi 13'580 et l'arrêté du Conseil d'État devaient être déclarés illicites et l'État de Genève devait se voit enjoint de procéder aux modifications nécessaires.
L'entrée en vigueur de la modification était susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable. Ses membres étaient en effet contraints de réorganiser leur modèle d'affaires et leurs points de vente, ainsi que d'écouler leur stock de cigarettes électroniques jetables. Il en résultait une baisse du chiffre d'affaires qui aurait une incidence sur la gestion des points de vente.
L'application de l'arrêté ne présentait aucune urgence et sa non-application immédiate ne causerait aucun préjudice au canton ou à ses habitants, dès lors que la situation actuelle prévalait depuis plusieurs années, y compris au niveau suisse, et que les consommateurs pouvaient continuer à se fournir en cigarettes électroniques jetables auprès d'autres cantons ou en ligne.
Le recours présentait des chances de succès indéniables. La novelle était contraire au droit supérieur ; dès le départ, l'État de Genève avait émis des doutes sur sa compétence à légiférer. La novelle violait également le principe de la sécurité du droit et de la légalité et portait une atteinte inadmissible à sa liberté économique. Enfin, elle violait la liberté d'accès au marché.
b. Le Conseil d'État a conclu au rejet de la demande d'octroi de l'effet suspensif à l'arrêté de promulgation et s'en est remis à justice sur la requête d'octroi de l'effet suspensif à l'entrée en vigueur de la loi 13'580.
L'octroi d'un éventuel effet suspensif à l'arrêté de promulgation n'aurait aucune incidence sur les effets déployés par la loi 13'580, dont l'entrée en vigueur remontait au 29 août 2025. Ledit arrêté ne causait aucun préjudice à la recourante, puisqu'il constatait seulement l'entrée en vigueur de la loi 13'580 et n'avait donc aucune incidence sur les droits et obligations qui en découlaient.
c. Le Grand Conseil a conclu au rejet de la requête d'octroi de l'effet suspensif, la recevabilité du recours étant douteuse et les chances de succès n'étant pas manifestes.
d. Dans sa réplique, la recourante a contesté ne pas disposer de la qualité pour recourir. Par ailleurs, le préjudice qui la touchait elle et ses membres était indéniable. Les fabricants et vendeurs de cigarettes électroniques jetables avaient dû, du jour au lendemain, faire face à une interdiction de vendre un produit pourtant important pour leur clientèle et leur chiffre d'affaires.
e. Sur ce, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif, ce dont les parties ont été informées.
Considérant, en droit, que :
1. L’examen de la recevabilité du recours, en particulier la qualité pour recourir, sera reporté à l’arrêt au fond.
2. Les mesures provisionnelles, y compris celles sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).
3. Lorsque l’effet suspensif a été retiré ou n’est pas prévu par la loi, l’autorité de recours doit procéder à une pesée des intérêts en présence, afin d'examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Les motifs permettant un retrait de l'effet suspensif sont des raisons convaincantes qui découlent d'une soigneuse pesée des intérêts publics et privés en présence, tenant compte en particulier du principe de la proportionnalité (ATF 145 I 73 consid. 7.3.3.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_540/2024 du 16 janvier 2025 consid. 4.3). L'autorité dispose d’un large pouvoir d’appréciation, qui varie selon la nature de l’affaire. La restitution de l’effet suspensif est subordonnée à l’existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_246/2020 du 18 mai 2020 consid. 5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence, l’autorité de recours n’est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 145 I 73 consid. 7.2.3.2 ; 117 V 185 consid. 2b ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_540/2024 précité consid. 4.3).
3.1 L’octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l’effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l’urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l’intéressé la menace d’un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). Elles ne sauraient, en principe tout au moins, anticiper le jugement définitif, ni équivaloir à une condamnation provisoire sur le fond, pas plus qu’aboutir abusivement à rendre d’emblée illusoire la portée du procès au fond (ATF 119 V 503 consid. 3 ; ACST/9/2025 du 7 février 2025 ; ACST/19/2023 du 8 mai 2023 consid. 3.2).
3.2 En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre généralement que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (ACST/9/2025 précité ; Stéphane GRODECKI/Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude‑Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).
4. En l'espèce, le recours est dirigé, d'une part, contre l'arrêté de promulgation de la loi du Conseil d'État du 3 septembre 2025, soit un acte entrant dans le cadre des votations et élections et sujet à recours au sens de l'art. 180 de la loi sur l’exercice des droits politiques du 15 octobre 1982 (LEDP - A 5 05). Comme le relève à juste titre le Conseil d'État, l'octroi d'un éventuel effet suspensif à l'arrêté de promulgation, dont la recourante demande la suspension de l'entrée en vigueur, n'aurait aucune incidence sur les effets déployés par la loi 13'580, puisqu'il ne fait que constater l'entrée en vigueur de la novelle au 29 août 2025. En effet, une loi munie de la clause d’urgence entre en vigueur immédiatement. Son entrée en vigueur ne dépend pas de la publication de son texte dans la FAO, qui intervient dans le plus bref délai après son adoption par le Grand Conseil, en même temps que celle de son arrêté de promulgation (art. 9 et 12 al. 3 de la loi sur la forme, la publication et la promulgation des actes officiels du 8 décembre 1956 - LFPP - B 2 05 ; ACST/14/2019 du 25 mars 2019 consid. 12a). Par conséquent, l'octroi de l'effet suspensif à l'arrêté de promulgation de la loi du Conseil d'État du 3 septembre 2025 ne se justifie pas.
D'autre part, le recours est dirigé contre la loi 13'580, plus précisément contre les art. 4 al. 3 let. b et 6 al. 5 LTGVEAT, soit une loi, acte visé à l’art. 57 let. d LPA, à l’encontre duquel le recours n’a pas d’effet suspensif (art. 66 al. 2 LPA). Il convient donc d’examiner s’il y a lieu de l’octroyer, ce qui, en matière de contrôle abstrait des normes, suppose en principe – et notamment – que les chances de succès du recours soient manifestes.
Tel n’apparaît, sur la base d’un examen sommaire, pas être manifestement le cas.
Premièrement, il n'est certes pas contestable que la question de savoir si les cantons sont compétents pour interdire la vente de « puffs », soit l'objet de l'art. 6 al. 5 LTGVEAT, se pose. Toutefois, la réponse ne s'impose pas d'emblée et mérite un examen approfondi. En effet, en matière de droit public, dans les domaines dans lesquels le législateur fédéral a légiféré mais pas de façon exhaustive, les cantons ont la compétence d’édicter des dispositions dont les buts et les moyens convergent avec ceux que prévoit le droit fédéral (ATF 150 I 213 consid. 4.1). En outre, même si la législation fédérale est considérée comme exhaustive dans un domaine donné, une loi cantonale peut subsister dans le même domaine, en particulier si elle poursuit un autre but que celui recherché par le droit fédéral. Le principe de la force dérogatoire n'est pas non plus violé, dans la mesure où la loi cantonale vient renforcer l'efficacité de la réglementation fédérale (ATF 151 I 113 consid. 7.1.1). Or, il n'est notamment pas évident de déterminer si la LPTab, qui s’applique aux produits du tabac et aux cigarettes électroniques mis à disposition sur le marché suisse (art. 2 al. 1), s'applique également aux « puffs » et, le cas échéant, règle de façon exhaustive la question de leur éventuelle interdiction et dans quels buts. Dans ces conditions, une éventuelle compétence cantonale d'interdire la vente des « puffs », même si elle se semble pas évidente, n'apparaît pas non plus d'emblée exclue.
Deuxièmement, le grief de violation du principe de la sécurité du droit et du principe de la légalité (sous l'angle de la densité normative) n'apparaît pas à première vue fondé. La novelle semble présenter une densité normative suffisante, dans la mesure où le produit concerné, soit « les cigarettes électroniques à usage unique, communément appelées " puffs " » est facilement identifiable et du reste largement commercialisé, et dans la mesure où l'on comprend que leur vente sur le territoire genevois par des commerçants exerçant à Genève est interdite. Si la recourante allègue que la question de la vente en ligne pose des problèmes, tel ne semble toutefois pas être le cas. La vente en ligne par des vendeurs hors canton ne saurait a priori être interdite, en vertu du principe de territorialité. La recourante semble d'ailleurs l'admettre elle-même. En effet, elle a allégué que « l'application de l'arrêté ne présentait aucune urgence et sa non-application immédiate ne causerait aucun préjudice au canton ou à ses habitants, dès lors que les consommateurs pouvaient continuer à se fournir en cigarettes électroniques jetables auprès d'autres cantons ou en ligne ».
Troisièmement, il apparaît a priori douteux que l'interdiction de vendre des « puffs » constitue une atteinte inadmissible à la liberté économique de la recourante et de ses membres. Conformément à l'art. 36 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), l'interdiction repose sur une base légale formelle (dans l'hypothèse où celle-ci doit être considérée comme conforme au droit fédéral) et poursuit des intérêts publics, soit la protection de la santé des consommateurs et en particulier celle des jeunes ainsi que la préservation de l'environnement. Vu les intérêts publics en jeu, l'interdiction n'apparait pas en disproportion manifeste avec les intérêts privés de la recourante et de ses membres à commercialiser les « puffs », ce d'autant qu'ils peuvent continuer à commercialiser d'autres produits du tabac.
Quatrièmement, même si la question du respect du principe d'équivalence semble se poser, une violation de la liberté d'accès au marché ne s'impose pas non plus d'emblée. En effet, des restrictions à la liberté d’accès au marché sont possibles aux conditions de l'art. 3 de la loi fédérale sur le marché intérieur du 6 octobre 1995 (LMI - RS 943.02). Ces conditions semblent a priori réunies in casu. L'interdiction de vendre des « puffs » s'appliquent à tous les commerçants genevois, vise des intérêts publics et n'apparaît pas prima facie disproportionnée.
Enfin, la recourante a contesté que les conditions de la clause d'urgence soient réunies. Vu les circonstances, notamment l'existence de discussions, lors du processus législatif, sur l'opportunité d'adopter des dispositions transitoires et les incertitudes qui demeurent sur la mise en œuvre de la novelle, ce grief n'apparaît pas dénué de pertinence. Toutefois, les autorités disposent d'une liberté d'appréciation dans l'adoption d'une telle clause et des intérêts de santé publique importants sont en jeu et doivent être pris en compte.
Pour ces raisons, même si deux griefs en particulier méritent un examen approfondi, on ne saurait considérer que les chances de succès du recours apparaissent manifestes.
Il n’apparaît pas non plus manifeste que l’urgence commanderait de faire droit à la requête de la recourante. Certes, une interdiction de vendre les « puffs » aura pour conséquence une diminution du chiffre d'affaires des entreprises de tabac concernées. Toutefois, celles-ci génèrent notoirement des revenus importants et peuvent continuer de vendre d'autres produits du tabac, ce que la recourante ne conteste du reste pas.
En outre, en cas d'admission du recours, la période d'interdiction sera limitée à quelques mois et les ventes de « puffs » pourront aussitôt reprendre. L'ampleur de la perte prévisible du chiffres d'affaires, laquelle fait d'ailleurs partie du risque entrepreneurial, doit donc être relativisée pour ce motif également. Aussi, elle ne saurait primer l'intérêt public important à la préservation de la santé des administrés, en particulier celle des jeunes.
Pour le surplus, il n'est pas allégué, ni a fortiori démontré, que certaines des entreprises concernées seraient exposées à une faillite en raison de cette interdiction.
Il ne se justifie dès lors pas de déroger au principe voulu par le législateur d’absence d’effet suspensif dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes, ce qui conduit au rejet de la demande d’octroi de l’effet suspensif.
5. Il sera statué sur les frais liés à la présente décision avec l’arrêt au fond.
* * * * *
PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE
rejette la demande d'octroi de l'effet suspensif ;
dit qu’il sera statué sur les frais de la présente décision avec l’arrêt au fond ;
dit que conformément aux art. 82 ss LTF, la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;
communique la présente décision à Me Vincent ZEN-RUFFINEN, avocat de la recourante, au Conseil d'État ainsi qu'au Grand Conseil.
Le président :
Jean-Marc VERNIORY
Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.
| Genève, le
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| la greffière : |