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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/3103/2024

ACST/20/2024 du 21.10.2024 ( ABST ) , REFUSE

Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3103/2024-ABST ACST/20/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 21 octobre 2024

sur effet suspensif

dans la cause

 

A______ et B______
représentés par Me Alessandro DE LUCIA, avocat recourants

contre

GRAND CONSEIL

et

CONSEIL D'ÉTAT intimés



 

Attendu, en fait, que :

A. a. A______, né en 1987, et B______, né en 1980, sont domiciliés dans le canton de Genève.

b. Ils sont tous deux députés au Grand Conseil genevois.

B. a. Par arrêté du 15 février 2023, le Conseil d'État a invalidé l'initiative populaire cantonale 190 « pour des transports publics gratuits, écologiques et de qualité » (ci‑après : IN 190), car celle-ci avait pour but essentiel d'instaurer la gratuité généralisée des transports publics, ce qui était incompatible à avec l'art. 81a al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101).

b. Par acte du 20 mars 2023, le comité de l'IN 190 ainsi que sept électeurs ont interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci‑après : la chambre constitutionnelle) contre l'arrêté précité, concluant à son annulation et à la validation de l'IN 190.

c. Par arrêt du 31 mars 2023, le Tribunal fédéral a confirmé l'invalidation d'une initiative populaire fribourgeoise demandant elle aussi la gratuité généralisée des transports publics (ATF 149 I 182).

d. Le 20 mai 2023, le comité de l'IN 190 ainsi que les sept électeurs ont retiré leur recours.

C. a. Le 30 mai 2024, le Grand Conseil a adopté la loi 13’488 modifiant la loi sur les Transports publics genevois (LTPG - H 1 55), publiée dans la Feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci‑après : FAO) du 5 juin 2024, qui prévoit l'unique disposition suivante :

« Art. 36, al. 5 (nouveau)

5 L'État prend en charge l'intégralité du prix des abonnements mensuels et annuels Unireso pour les jeunes de 6 à 24 ans révolus, domiciliés ou en formation à Genève, sous condition de formation ou de revenu, ainsi que la moitié du prix des abonnements mensuels et annuels Unireso pour les personnes bénéficiaires de prestation [sic] AVS/AI domiciliées sur [sic] le canton de Genève.

b. L'arrêté de promulgation de la loi 13488 a été adopté par le Conseil d'État le 21 août 2024 et publié dans la FAO le 23 août 2024. L'entrée en vigueur de la loi était fixée au 1er janvier 2025.

c. Le 21 août 2024, le Conseil d'État a également adopté le règlement relatif aux conditions d'octroi des rabais sur les abonnements Unireso (RRUnireso - H 1 55.03), nouveau règlement composé de huit articles propres et modifiant deux alinéas du règlement d'exécution de la loi sur le revenu déterminant unifié, du 27 août 2014 (RRDU - J 4 06.01).

D. a. Par acte déposé le 20 septembre 2024, A______ et B______ ont saisi la chambre constitutionnelle d’un recours dirigé contre la loi 13’488 et le RRUnireso, concluant préalablement à l’octroi de l’effet suspensif, et principalement à l’annulation de ces deux actes ainsi qu'à l'octroi d'une indemnité de procédure.

Ils avaient la qualité pour recourir. Âgés respectivement de 37 et 44 ans, ils se voyaient discriminés de par leur âge quant à la possibilité de profiter d'une « semi‑gratuité » des transports publics, mais ils supporteraient également une augmentation de leurs impôts ou de leur abonnement de transports publics, dès lors qu'il faudrait compenser la perte induite, ainsi qu'une diminution de l'offre des Transports publics genevois (ci-après : TPG).

Il était d'intérêt public que la chambre constitutionnelle se prononce sur la constitutionnalité de la novelle, et ce avant que les usagers ne commencent à en bénéficier. À défaut, l'État et les citoyens risquaient de subir un préjudice irréparable, car il serait impossible de solliciter des usagers le remboursement des abonnements délivrés à titre gratuit ou préférentiel qui leur auraient été délivrés. Le coût supplémentaire pour l'État était estimé à CHF 50'000'000.-, sans que soit expliqué comment et par qui ce coût serait supporté. L'absence d'exécution immédiate de la norme était essentielle afin d'en examiner la constitutionnalité.

Sur le fond, les normes attaquées étaient contraires à l'art. 81a Cst., dont il n'était plus discutable qu'il s'applique à tous les types de transports publics et qu'il interdise la gratuité totale de ceux-ci. En effet, une trop large portion de la population bénéficierait respectivement de la gratuité (25% de la population genevoise avait moins de 24 ans) et de la « semi-gratuité » (18% de la population avait plus de 65 ans) et donc ne participerait pas aux coûts des TPG, ce qui revenait à contourner la disposition constitutionnelle.

Les normes attaquées étaient également contraires aux principes de l'égalité de traitement et de l'interdiction de l'arbitraire. Elles favorisaient deux parties de la population, soit les jeunes et les seniors. Une telle distinction, fondée exclusivement sur l'âge, était contraire à l'art. 8 al. 1 Cst. Il n'existait aucune raison objective de favoriser ces deux catégories de population, aucune statistique ne démontrant que le paiement des transports publics soit une cause de pauvreté, ni que leur tarif serait rédhibitoire pour certains usagers. Si l'on devait admettre que la gratuité des transports publics était une bonne idée, ce qui était contesté, ce serait la population active, soit celle entre les deux tranches d'âge visées, qui en aurait le plus besoin ; or, l'accorder à cette partie de la population serait indubitablement anticonstitutionnel.

b. Le 9 octobre 2024, le Grand Conseil a conclu au rejet de la demande d’effet suspensif.

La recevabilité du recours était douteuse sous trois angles. Ils invoquaient l'art. 81a Cst., norme « organique » qui concernait la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons et ne pouvait être invoquée lors d'un contrôle abstrait des normes. Les recourants ne démontraient pas que les normes attaquées étaient susceptibles de les toucher directement, mais prétendaient uniquement être touchés indirectement par de prétendus effets financiers. Enfin, ils attaquaient un règlement du Conseil d'État sans formuler un quelconque grief spécifique. Ces problèmes de recevabilité permettaient de conclure que les chances de succès du recours n'étaient pas manifestes.

Sur le fond, les recourants produisaient un avis de droit, lequel concluait uniquement que la gratuité pour les personnes de moins de 25 ans était discutable, et que celle qui serait accordée aux personnes retraitées serait problématique, tout en admettant qu'une politique de rabais était conforme à la constitution. La notion de « part appropriée des coûts » que devaient supporter les usagers était indéterminée et difficile à cerner. Il n'était nullement manifeste que la réduction de 50% du prix des abonnements ne permette plus de couvrir une part appropriée des coûts.

Les catégories choisies n'étaient nullement arbitraires. L'art. 11 Cst. imposait des mesures particulières pour encourager les enfants et les jeunes. Quant aux personnes bénéficiant de l'AVS/AI, une grande majorité d'entre elles avaient un budget limité.

L'absence de chances de succès du recours devait conduire au rejet de la demande d'effet suspensif. Il existait un intérêt public très important à ce que les normes contestées puissent être mises en œuvre, dès lors qu'elles allaient bénéficier à des milliers de personnes.

c. Le 10 octobre 2024, le Conseil d’État, par l'intermédiaire du conseiller d'État en charge des transports, s'est rapporté intégralement aux écritures et conclusions du Grand Conseil.

d. Le 15 octobre 2024, les recourants ont persisté dans leurs conclusions sur effet suspensif.

Le RRUnireso était interdépendant avec la loi 13’488 puisqu'il en réglait les modalités et la mise en œuvre. L'art. 81a Cst. n'était nullement une norme organique. Ils étaient directement touchés par les normes en cause, dans le sens où ils ne bénéficiaient pas de la gratuité en violation du principe de l'égalité de traitement.

Les chances de succès du recours étaient manifestes. Le texte constitutionnel était clair et ne pouvait être outrepassé. Lors des débats parlementaires ayant trait à la gratuité des transports publics, le conseiller d'État en charge du dossier avait lui‑même rappelé que « si l'on devait étendre les catégories bénéficiaires de la gratuité au-delà de cette part appropriée – qui est évaluée, selon la jurisprudence et selon l'avis de l'office fédéral des transports, à maximum 20% de la population –, eh bien on serait en dehors des clous et notre démarche serait invalidée ».

e. Sur quoi, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif, ce dont les parties ont été informées.

 

Considérant, en droit, que :

1. L’examen de la recevabilité du recours est reporté à l’arrêt au fond. Cela étant, il y a lieu de relever que le recours pose à première vue des problèmes de recevabilité, notamment quant à l'intérêt à agir des recourants, intérêt qui peut être virtuel en cas de contrôle abstrait des normes, mais doit rester direct sous peine de se transformer en action populaire.

2. Les mesures provisionnelles, y compris celles sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10 ; art. 8 du règlement interne de la chambre constitutionnelle du 9 octobre 2020).

3. 3.1 Selon l’art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas d’effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu’aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3). D’après l’exposé des motifs du projet de loi portant sur la mise en œuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l’absence d’effet suspensif automatique se justifie afin d’éviter que le dépôt d’un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l’effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11'311, p. 15).

3.2 Lorsque l’effet suspensif a été retiré ou n’est pas prévu par la loi, l’autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, qui varie selon la nature de l’affaire. La restitution de l’effet suspensif est subordonnée à l’existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_246/2020 du 18 mai 2020 consid. 5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l’autorité de recours n’est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 145 I 73 consid. 7.2.3.2 ; 117 V 185 consid. 2b).

L’octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l’effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l’urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l’intéressé la menace d’un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). Elles ne sauraient, en principe tout au moins, anticiper le jugement définitif, ni équivaloir à une condamnation provisoire sur le fond, pas plus qu’aboutir abusivement à rendre d’emblée illusoire la portée du procès au fond (ATF 119 V 503 consid. 3 ; ACST/8/2023 du 1er mars 2023 consid. 3b).

En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre généralement que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (Stéphane GRODECKI/Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

4. En l’espèce, la novelle ainsi que le règlement attaqués n'entreront en vigueur que le 1er janvier 2025. La chambre de céans devrait avoir rendu son arrêt sur le fond à cette date, si bien que l'urgence ne commande en l'état pas de restituer l'effet suspensif au recours.

S'agissant des chances de succès du recours, celles-ci n'apparaissent pas d'emblée manifestes. En effet, la jurisprudence existante concerne la gratuité totale des transports publics, que le Tribunal fédéral a écartée dans l'ATF 149 I 182. Or si l'art. 81a al. 2 Cst. apparaît clair sur ce point, la notion de « part appropriée » du financement des transports publics par les voyageurs eux-mêmes excluant que cette part puisse être nulle, la délimitation de cette « part appropriée » l'est nettement moins. Les recourants se fondent essentiellement, de manière directe et indirecte, sur l'avis de droit demandé par l'OFT en 2022. Cet avis – qui n'engage que ses auteurs et n'a pas été directement repris ou endossé par l'OFT même si ce dernier le rend accessible sur son site Internet –, de même que la question de savoir si l'octroi de la gratuité à toutes les personnes de moins de 25 ans (que les auteurs de l'avis de droit qualifient de « fraglich », à savoir douteux) ou l'octroi de rabais significatifs aux personnes âgées de 65 ans et plus (que les auteurs de l'avis de droit estiment, au contraire, au ch. 54, compatibles avec l'art. 81a Cst.), n'a pas encore été examiné par le Tribunal fédéral ni, apparemment, par un tribunal cantonal. On ne saurait dès lors retenir d'emblée que la réglementation attaquée est inconstitutionnelle, la question posée méritant un examen approfondi.

Il résulte de ce qui précède qu'il ne se justifie pas de déroger en l'espèce au principe voulu par le législateur d’absence d’effet suspensif dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes, ce qui conduit au rejet de la demande d’octroi de l’effet suspensif au recours.

5. Il sera statué sur les frais de la présente décision avec l’arrêt à rendre au fond.

PAR CES MOTIFS

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

refuse d’octroyer l’effet suspensif au recours ;

dit qu’il sera statué sur les frais de la présente procédure dans l’arrêt au fond ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Me Alessandro DE LUCIA, avocat des recourants, au Grand Conseil, au Conseil d’État ainsi qu'à l'office fédéral des transports.

 


Le président :

 

Jean-Marc VERNIORY

 

 

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

Genève, le la greffière :