Décisions | Cour d'appel du Pouvoir judiciaire
ACAPJ/2/2023 (1) du 27.02.2023 , Partiellement admis
En droit
Par ces motifs
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Arrêt du 27 février 2023
CAPJ 8_2021 ACAPJ/2/2023
Monsieur A______, recourant
contre
LE CONSEIL SUPERIEUR DE LA MAGISTRATURE, intimé
1. A______, né le ______ 1961, est entré dans la magistrature judiciaire le 21 février 2013, pour occuper la fonction de Procureur au Ministère public, membre de la section générale jusqu’au 31 mai 2014, puis de la section des affaires complexes du 1er juin 2014 au 30 septembre 2019. Depuis lors, il fait partie de la Cour de droit public de la Cour de justice, en qualité de juge.
2. Par courrier du 29 mai 2020, le Procureur général a dénoncé A______ auprès du Conseil supérieur de la Magistrature (ci-après : le « CSM »), en rapport avec plusieurs situations décrites dans un courrier à lui transmis le 18 mai 2020 par le Premier Procureur B______ après l’analyse de diverses procédures traitées par A______ dans sa fonction de Procureur de la section des affaires complexes.
3. Après instruction par une sous-commission des situations dénoncées, par décision du 21 juin 2021, notifiée le 27 septembre 2021, le CSM a retenu à charge de A______, en premier lieu, de s’être fondé, dans la procédure P/1______, pour établir l’acte d’accusation en vue d’une procédure simplifiée, sur un document rédigé par le conseil d’une partie plaignante, transmis de manière confidentielle, et d’avoir laissé à la collègue lui succédant dans sa fonction ledit acte d’accusation, l’informant par ailleurs qu’il restait « juste à compléter le bordereau de frais du MP ». Le CSM a considéré qu’« en s’appropriant un document rédigé par une partie plaignante dans son intérêt propre pour y donner l’officialité d’un acte du Ministère public, A______ a, dans les faits, abandonné l’accusation à ladite partie. Il a par ailleurs adhéré sans réserve au raisonnement sur la prescription figurant dans ce document, qui n’a fait l’objet d’aucun regard critique. Or, ce raisonnement n’avait intérêt que pour la partie plaignante ; il n’a au demeurant pas été ratifié par le Tribunal correctionnel… Le fait d’avoir repris mot pour mot un document d’une partie plaignante transmis confidentiellement pour établir l’acte d’accusation constitue ainsi une violation intentionnelle des devoirs d’indépendance du magistrat – à tout le moins sous l’angle de l’apparence d’indépendance – et de rigueur. » Le CSM a retenu à charge de A______, en second lieu, d’avoir autorisé, à trois reprises, « sous la foi du Palais », les conseils d’une partie plaignante à la procédure P/2______, soit C______ (ci-après : « C______ ») à consulter également la procédure P/3______, alors que C______ n’y était pas partie, ce qui avait eu pour conséquence que ce gouvernement avait pu accéder à des informations sensibles, notamment liées aux comptes bancaires des prévenus, C______ ayant ensuite utilisé les informations récoltées pour déposer une demande d’entraide, finalement rejetée. Le CSM a retenu comme établi que les deux procédures n’avaient jamais été jointes et que l’apport de la plus ancienne, archivée, n’avait pas été ordonné, écartant ainsi l’argumentation de A______ relative à une jonction de fait. Le CSM a considéré que « l’accès accordé par A______ était incompatible avec le respect de la sphère privée et la protection des données personnelles des parties à la procédure classée. Par ailleurs, cet accès a été octroyé de manière informelle, « sous la foi du Palais », privant les prévenus de toute possibilité de s’y opposer par un recours […] Enfin, l’autorisation de consultation a été accordée dans un contexte qui permettait déjà d’envisager l’hypothèse que C______ entendait contourner les règles sur l’entraide judiciaire ou, à tout le moins, alimenter une future demande d’entraide. Du reste, l’interdiction faite au conseil de C______ de lever des copies de la procédure P/3______ démontre que A______ avait lui-même, d’emblée, décelé le caractère hautement délicat – voire inadmissible – de la consultation. »
Le CSM a, pour le surplus, écarté les quatre autres situations dénoncées par le Procureur général, estimant que celles-ci ne relevaient pas d’un contentieux disciplinaire.
Pour déterminer la sanction à infliger au magistrat, le CSM a qualifié les deux manquements disciplinaires retenus comme étant d’une gravité élevée, l’intéressé ayant agi hors toute règle de procédure, donnant l’apparence d’une connivence entre le Ministère public et des avocats de parties plaignantes. Selon le CSM, « un tel comportement, qui revient à passer outre les droits procéduraux des justiciables, est de nature à atteindre de manière sévère la confiance du public dans la magistrature judiciaire, dont l’indépendance, notamment à l’égard des parties, est essentielle. Il est également constitutif d’une violation grave du devoir de rigueur… Des motifs de convenance personnelles ont guidé A______ ; seul l’objectif de minimiser ses efforts paraît expliquer les manquements du magistrat, soit un mobile égoïste. »
Tenant compte de ce que A______ avait été sanctionné par un blâme le 7 avril 2014 et que, dans une autre procédure disciplinaire, le 12 décembre 2016, il avait été invité par le Conseil à faire preuve de plus de rigueur dans son travail, compte tenu également de la collaboration du magistrat, lequel ne remettait toutefois pas en question ses actes et du fait qu’un changement de juridiction était intervenu dans l’intervalle, aucun élément négatif n'ayant été porté à la connaissance du Conseil depuis ce changement, le CSM a infligé à A______ un blâme, assorti d’une amende de 10’000 fr.
4. Par acte déposé au greffe de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire le 27 octobre 2021, A______ a recouru contre cette décision. Il requiert, principalement, l’annulation de ladite décision et le classement de la procédure, subsidiairement, la diminution de la sanction en un seul avertissement, plus subsidiairement, le prononcé d’un blâme, sans cumul avec une amende, et encore plus subsidiairement, que l’amende soit limitée à 1000 fr.
A______ a, préalablement, sollicité son audition ainsi que celle de Maître D______, avocate.
Dans le corps de son écriture, mais sans y conclure, A______ a soutenu que le Procureur général aurait dû se récuser, pour avoir été l’organe de transmission de la dénonciation. Se considérant comme forclos à demander la récusation, pour n’avoir pas respecté le délai de 5 jours institué par l’article 15 B de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA – RS/GE E 5 10), A______ a sollicité que la Cour de céans se prononce néanmoins au sujet de cette question, par « obiter dictum ».
A______ a fait valoir, en substance, que le CSM n’avait pas pris en considération l’ensemble du travail accompli et tous les efforts déployés durant les cinq années passées au sein de la section des affaires complexes du Ministère public. De plus, le CSM avait retenu un antécédent prononcé en 2014, soit il y a plus de 7 ans, alors même que l’article 17 alinéa 3 LOJ ne permettait pas de tenir compte d’une sanction disciplinaire infligée plus de cinq ans auparavant.
S’agissant de la procédure P/1______, il avait reçu, le 12 septembre 2019, un courriel de Maître D______, « sous la foi du Palais », lequel comprenait un document résumant les charges pouvant être retenues à l’encontre de E______, le prévenu principal. Lors de son audition par le CSM, le 11 novembre 2020, A______ avait confirmé que ce document lui avait été spontanément soumis par cette avocate, constituée pour la plaignante principale aux côtés de Me F______, associé de l’étude G______, le 12 septembre 2019, et représentait le résultat des discussions que les parties plaignantes avaient entreprises directement entre elles et le conseil du prévenu durant l’été 2019. À l’occasion d’une séance qui s’était tenue le 20 septembre 2019, avec les mandataires des parties, y compris celui du prévenu, lesdits mandataires lui avaient confirmé qu’elles s’étaient effectivement mises d’accord sur les termes du document établi par Maître D______, lequel comprenait les charges pouvant être retenues à l’encontre du prévenu. L’option prise s’était finalement avérée être le bon choix puisque, dans le cadre de la procédure simplifiée, le conseil du prévenu avait finalement renoncé à ses demandes d’actes d’instruction supplémentaires, de sorte que lui-même avait pu rendre, une semaine avant son départ du Ministère public, une ordonnance d’exécution de la procédure simplifiée et avait pu laisser à sa successeure, H______, un projet d’acte d’accusation, en procédure simplifiée, qui se fondait sur les prétentions des parties plaignantes admises par le prévenu. Aucune des parties n’avait soulevé une question en rapport avec la prescription et ce n’était qu’à l’occasion de l’audience de jugement du 6 mai 2020 que le Tribunal correctionnel avait considéré que ce point était problématique et que, finalement, l’acte d’accusation avait été modifié concernant le point de départ de la prescription. Étant donné que la question de la prescription s’inscrivait dans le cadre d’une procédure simplifiée, A______ avait avalisé l’accord du prévenu avec la date retenue par les parties plaignantes, d’autant plus que cette solution était juridiquement défendable. « Par ailleurs la question du point de départ de la prescription retenue par A______ dans l’acte d’accusation n’a fait l’objet d’aucune contestation notamment pas du premier intéressé soit E______, ni d’ailleurs de H______ et de sa juriste qui l’ont reprise tel quel, ce qui tend à démontrer que ce point de départ était juridiquement soutenable et accepté par les parties. Certes le Tribunal correctionnel n’a finalement pas partagé le raisonnement tenu par les parties et A______ à ce propos, mais cela s’inscrit dans le contexte usuel d’une appréciation juridique d’une même situation par deux autorités pénales (Ministère public et Tribunal correctionnel) qui ne partagent pas le même avis. » (Recours du 27 octobre 2021, p. 18, ch. 39). Sur le plan juridique, il reprochait au CSM de n’avoir pas pris en considération que la rédaction d’un acte d’accusation en procédure simplifiée ne s’inscrivait pas dans le même contexte que la rédaction d’un acte d’accusation en procédure ordinaire. Il était ainsi admis par la doctrine que, dans le cadre d’une procédure simplifiée, le Procureur et les parties pouvaient avoir des contacts informels directement entre eux et hors procédure sans que cela ne mette en péril l’indépendance du magistrat. Ainsi, à la suite de la réception du document de Maître D______, il avait organisé une séance avec les mandataires des parties le 20 septembre 2019, séance lors de laquelle les parties – avocat du prévenu compris – s’étaient mises d’accord, sur la base du document établi par le conseil de la partie plaignante, sur les infractions à intégrer dans l’acte d’accusation, le point de départ de la prescription et même sur la peine. « La teneur du document remis par Me D______ pouvait par conséquent valablement être reprise dans le projet d’acte d’accusation. » (Recours du 27 octobre 2021, p. 29, ch. 42.5). Il avait informé H______ de ce qu’il s’était fondé sur un document remis par le conseil de la partie plaignante pour établir le projet d’acte d’accusation en procédure simplifiée.
Concernant les procédures P/3______ et P/2______, le CSM avait nié, à tort, leur connexité, étant donné que ces procédures étaient toutes deux fondées sur des communications de soupçons de blanchiment d’argent transmises au Ministère public genevois par l’Office fédéral de la police, mettant en cause les mêmes intervenants ainsi que le même modus operandi. Si effectivement aucune ordonnance de jonction formelle n’avait été rendue, les deux procédures avaient été matériellement jointes. Il s’était avéré, par la suite, que les avocats de C______ avaient utilisé, à son insu, dans le cadre d’une demande d’entraide internationale adressée en Suisse, les éléments recueillis lors de leur consultation des procédures P/3______ et P/2______, quand bien même il avait formellement interdit toute levée de copies. La seule inadvertance qui pouvait lui être reprochée était donc de ne pas avoir ordonné formellement la jonction des causes.
5. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier constitué par le CSM, des pièces produites et de l’instruction diligentée par la Cour de céans.
A. Les procédures P/3______ et P/2______
6. La procédure P/3______ a été ouverte à la suite d’un avis MROS de soupçon de blanchiment d’argent (art. 23 al. 4 de la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, du 10 octobre 1997 [RS 955.0 – LBA]) émanant de la banque I______ à Genève, attribuée au Procureur J______, puis classée par ce dernier, par manque de preuves que les fonds déposés étaient de provenance illicite.
La P/2______ a été ouverte contre trois prévenus à la suite d’une plainte de C______ et a été attribuée à A______, en dépit de l’antériorité de J______. À ce propos, A______ a expliqué, devant la Cour de céans que les règles sur l’antériorité n’étaient pas toujours respectées par le greffe (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 7). Il n’avait toutefois pas insisté pour que J______ prenne la nouvelle procédure, car ce dernier était très chargé à cette époque (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 9). Devant le CSM, lors de son audition en date du 11 novembre 2020, A______ avait dit qu’il referait les choses autrement aujourd’hui. Suite au dépôt de plainte dans la procédure P/2______, il avait fait le lien avec la procédure classée et avait constaté que le complexe de faits était similaire. Il avait hésité à consulter le collègue qui avait traité la procédure de 2013 pour que celui-ci examine s’il devait reprendre la plainte. Il y avait finalement renoncé, vu que le collègue avait plus de dossiers que lui, à l’époque.
Lors de son audition, B______ a déclaré qu’il aurait été logique que J______ traite la deuxième procédure (PV d’audience devant la CAPJ du 25 mai 2022, p. 6).
Dans sa décision du 21 juin 2021, le CSM a rappelé que, lors de la reprise du cabinet de A______, le 1er octobre 2019, H______ avait constaté que les faits ayant provoqué l’ouverture de la procédure P/2______ n’avaient « aucun lien avec la Suisse » et que les prévenus avaient déjà été condamnés « à de lourdes peines de prison » (p. 3).
7. Selon le courriel du 23 avril 2016 à 19h09 ayant comme objet « P/2______ – Sous la foi du Palais », Maître K______, avocat associé de l’étude G______, a confirmé à A______, à la suite de leur entretien téléphonique, que la solution visant à lui octroyer un accès « informel » au dossier sans possibilité de lever de copies apparaissait judicieuse à ce stade de la procédure. Copie de ce courriel a été adressée à L______, à l’époque greffière de A______, pour que celle-ci puisse confirmer la date de la consultation.
Par courriel du 25 avril 2016 à 15h19, ayant reçu la confirmation de la greffière de la mise à disposition de la procédure P/2______ pour le 26 avril 2016 dès 14h sans possibilité d’en obtenir une copie, Maître K______ a fait savoir à L______ que ses associées ou collaboratrices M______ et N______ se présenteraient à l’heure fixée et qu’il avait noté qu’aucune levée de copies n’était autorisée en l’état.
La fiche de consultation datée du 26 avril 2016 porte la signature de Maître M______ et mentionne les procédures P/3______ et P/2______, ainsi que le nombre de classeurs de, respectivement, 7 et 1.
A______ a expliqué devant la Cour de céans que, durant l’entretien téléphonique précité avec Maître K______, il avait parlé de la procédure classée de 2013, car il s’agissait du même complexe de faits que la plainte de 2016. Pour lui, il était clair, compte tenu de ce contexte, que la logique voulait qu’il autorisât Maître K______ à consulter les deux procédures. L’interdiction de lever toute copie des deux dossiers s’expliquait par le fait qu’il s’agissait d’une consultation anticipée.
L______, entendue par la Cour de céans en qualité de témoin, a expliqué que, dans la règle, une consultation de dossiers devait se faire par un courrier signé sur lequel le Procureur apposait sa signature à côté du tampon « n’empêche ». Il n’était pas habituel de demander une consultation par simple courriel, car il était nécessaire de disposer d’un support sur lequel apposer le tampon précité qui devait être signé par le magistrat. Le greffier ou la greffière devait ensuite noter dans le logiciel DM que la consultation du dossier avait été demandée.
Concernant l’expression « sous la foi du Palais », L______ a dit avoir de la peine à expliquer sa signification, mais qu’elle supposait que cela voulait dire « entre personnes du palais ». Ce n’était pas une expression qu’elle utilisait personnellement.
L______ avait rempli la fiche de consultation du dossier du 26 avril 2016. Elle avait pris les procédures P/3______ et P/2______ sur instruction de A______. Toutes deux se trouvaient dans le cabinet de ce dernier. A______ ne lui avait pas expliqué pourquoi elle devait prendre ces deux procédures en vue de leur consultation et non pas seulement celle qui lui avait été attribuée. La procédure de 2016 ne contenait que la plainte et aucun acte d’instruction n’avait encore eu lieu. Sur question de la Cour de céans, L______ a précisé qu’elle avait sûrement dû recevoir un courriel du Procureur A______ lui demandant de donner la procédure à la consultation de Maître K______ ; elle n’aurait pas donné un dossier, sans avoir un ordre écrit.
Interrogée par la Cour de céans au sujet de l’archivage d’une procédure dont un Procureur avait décidé le classement, L______ a expliqué que cet archivage incombait au greffier du cabinet et qu’à cet effet, ce dernier établissait une fiche. Il y avait une fiche similaire pour faire remonter une procédure classée des archives. Elle n’avait aucun souvenir d’avoir établi une fiche pour faire remonter la procédure P/3______, mais ne pouvait pas exclure l’avoir fait. En revanche, elle avait le souvenir d’avoir vu les procédures P/3______ et P/2______ dans le cabinet de A______, mais n’avait aucune connaissance du contenu de ces dossiers. Elle ne se souvenait pas d’une discussion entre les Procureurs A______ et J______ au sujet du déclassement de la P/3______ et n’avait pas connaissance de la directive du Procureur général prévoyant que la décision de déclasser une procédure classée incombait, pendant cinq ans, au Procureur auquel le dossier était attribué au moment dudit classement.
L______ a rappelé que, pour joindre les deux procédures, il aurait fallu établir une ordonnance de jonction.
8. Par courriel du 20 juin 2016 à 11h24, adressée à L______, avec copie à A______ et Maître K______, Maître N______ écrivait :
« Madame la Greffière,
Je donne suite aux échanges d’e-mails ci-dessous ainsi qu’à la discussion entre le Procureur A______ et Me K______, en lien avec une nouvelle consultation du dossier, en présence des conseils anglais de notre mandante. À cet égard, pourriez-vous m’indiquer s’il serait possible que nous venions consulter le dossier les 4 et 5 juillet 2016. D’avance je vous en remercie.
[...] »
Ce courriel ne mentionne que la procédure P/2______ et contient la mention manuscrite « A______ ok ».
A______ a affirmé, devant la Cour de céans, qu’il ne gardait aucun souvenir d’avoir reçu copie du courriel du 20 juin 2016 et qu’il n’aurait pas été d’accord que les conseils anglais du client de Maître K______ consultent ces deux procédures. La mention manuscrite n’était pas de sa main. Il ne pouvait pas imaginer que Maître K______ puisse abuser de cette consultation pour copier ou lever une copie de ces procédures contrairement aux conditions posées. Il supposait que des copies interdites avaient été prises par les conseils anglais. Il pensait avoir été naïf par rapport à Maître K______, qui n’avait pas respecté les termes de l’accord pour la consultation des procédures.
Concernant ce courriel du 20 juin 2016, L______ a expliqué que la mention manuscrite « A______ ok » était de sa main et elle signifiait qu’elle avait discuté avec le Procureur A______ concernant cette nouvelle consultation. Elle avait aussi rempli la fiche de consultation, en omettant de modifier la date que le modèle comportait. Les mentions manuscrites sur cette fiche étaient de sa main en particulier l’ajout « + conseils anglais ».
La fiche de consultation – datée, par erreur, du 18 mai 2016 – indique effectivement le nom de Maître K______ et l’ajout manuscrit « + conseil anglais », ainsi que les dates prévues pour la consultation, soit les 4 et 5 juillet 2016.
9. Une nouvelle consultation a eu lieu les 8 et 9 août 2016, selon la fiche ad hoc du 2 août 2016, établie par une greffière du nom de O______, remplaçant L______, alors en congé maternité. Cette fiche indique, pour le 8 août 2016, un début de consultation à 9h55 et une fin à 17 h, avec une pause de deux heures, et pour le 9 août 2016, un début de consultation à 9h30 et une fin à 11h50. Les deux jours, les avocats consultants étaient, d’une part, un avocat de l’étude de Maître K______ et, d’autre part, un avocat étranger.
A______ a encore expliqué, à propos de cette consultation, respectivement de la fiche établie à cette occasion, qu’il se trouvait en vacances et que la greffière du nom de O______ était une greffière d’été de permanence. Il était d’avis que l’autorisation de consulter les deux procédures lui incombait, étant donné que la P/2______ lui avait été attribuée et qu’elle aurait dû être jointe à la P/3______.
Il avait ultérieurement eu un entretien téléphonique avec Me K______ au sujet de cette rupture de confiance. Ce dernier lui avait dit qu’il s’était lui-même fait circonvenir par les conseils anglais. Par ailleurs, il n’y avait eu aucun autre épisode regrettable entre cet avocat et lui, ni avec aucun autre avocat. Le procédé « sous la foi du Palais » était scrupuleusement respecté, selon son expérience personnelle et Me K______ faisait partie des avocats en qui il avait confiance. A______ a encore souligné qu’hormis ce cas, il n’avait jamais autorisé un accès anticipé à une procédure classée. « Ce n’est pas quelque chose d’anodin » (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 8).
10. B______ a fait part, devant la Cour de céans, de son impression que A______ avait de la peine à garder de la distance par rapport à certaines demandes d’avocats.
B. La procédure P/1______
11. Concernant cette procédure, B______, auteur de la lettre du 18 mai 2020 ayant conduit à la dénonciation de A______ au CSM par le Procureur général, a expliqué devant la Cour de céans qu’il s’agissait d’une procédure ancienne qui avait passé dans les mains de plusieurs magistrats, dont lui-même, avant d’être attribuée au cabinet de A______, en 2014. Selon son appréciation, A______ était en mesure d’instruire et de renvoyer en jugement les prévenus dans cette procédure.
En sa qualité de Premier Procureur, il était intervenu dans la transition du cabinet de A______ à sa successeure H______. Au printemps 2019, il avait appris que A______ quitterait le Ministère public à fin septembre 2019. À cet égard, il ressort d’une note établie par A______ en date du 13 juin 2019 que B______ avait passé dans son cabinet et lui avait demandé de préparer un acte d’accusation dans cette affaire. La note se termine par la mention : « Faire audience finale et APC, puis préparer acte d’accusation. Pour cet été priorité. »
B______ a indiqué devant la Cour de céans qu’il avait souhaité un renvoi en jugement en raison de l’ancienneté des faits, ce renvoi étant urgent en raison du risque de prescription. Environ un mois avant le départ de la juridiction de A______, il avait interpellé ce dernier pour s’assurer que l’acte d’accusation avait bien été préparé. Tel n’était pas encore le cas, à ce moment-là. Il avait insisté à nouveau sur le risque de prescription et le risque que la responsabilité de l’État soit engagée à hauteur de plusieurs millions. A______ n’avait jamais opposé un argument procédural pour expliquer l’impossibilité de faire ce renvoi en jugement.
12. Par courrier du 14 juin 2019, adressé aux parties et aux avocats constitués, A______ a avisé ces derniers de son intention de convoquer deux audiences finales les 26 et 27 juin 2019. Ces audiences ont effectivement eu lieu, sans toutefois que les procès-verbaux ne reflètent la moindre amorce de discussions entre les parties. Au contraire, le prévenu E______ a encore sollicité, par courrier des 20 juin et 26 août 2019, des actes d’instruction complémentaire, notamment une expertise psychiatrique au sens de l’article 20 du Code pénal suisse, du 21 décembre 1937 (RS 311.0 – CP). Lors d’une audience qui a eu lieu le 4 septembre 2019, E______ s’est exprimé concernant la requête en expertise.
Lors de son audition par le CSM, A______ a qualifié la P/1______ de dossier « mammouth », composé d’environ 130 à 140 classeurs, avec quatre prévenus et 30 plaignants, et des avoirs dans de plusieurs Etats étrangers, notamment au Costa Rica, en Jordanie et au Monténégro. Il n’avait pas partagé l’opinion de B______ quant à la perspective d’un renvoi en jugement avant son départ du Ministère public. Lors de l’audition finale, alors qu’il avait récapitulé les charges retenues contre le principal accusé, E______, il avait senti que les parties pouvaient envisager une procédure simplifiée. Des discussions avaient ainsi eu lieu hors procès-verbal mais dans son cabinet, en présence de toutes les parties. Il avait indiqué que le Ministère public n’était pas opposé à une procédure simplifiée, mais que, si celle-ci n’aboutissait pas, un acte d’accusation serait rédigé à la fin du mois de septembre. L’idée était que les prévenus ne profitent pas de son départ pour gagner du temps. Aux cours des négociations, au mois d’août 2019, il avait constaté que la procédure simplifiée avait de bonnes chances d’aboutir, ce qui lui semblait être la meilleure solution parce qu’elle éviterait au magistrat lui succédant une longue audience en contradictoire, alors que celui-ci aurait repris le cabinet depuis peu et aurait dû prendre connaissance de cet énorme dossier avec les difficultés de soutenir l’accusation compte tenu de son ampleur (PV d’audience devant le CSM du 11 novembre 2020, p. 2).
13. Par courriel du 12 septembre 2019, Me D______, « sous la foi du Palais », a écrit ceci à A______ :
« Monsieur le Procureur,
Vous trouverez en annexe un document résumant les charges que notre mandante retient à l’encontre de E______. Nous tenons à souligner qu’il s’agit d’un document de travail qui n’est pas nécessairement exhaustif. Nous joignons également un tableau collectant les informations recueillies auprès de différentes parties plaignantes afin de résumer les prétentions de celles-ci. Ce fichier n’est pas complet dans la mesure où pas toutes les parties plaignantes se sont manifestées. Nous avons néanmoins considéré qu’il aurait pu s’agir d’un document utile. Nous demeurons à votre disposition pour toute question ou complément.
[...] »
Le premier de ces documents commence par le texte suivant : « Je, soussigné E______, né le ______ 1960, reconnaît, dans la prolongation de la procédure pénale P/1______ ouverte à mon encontre, les charges et faits suivants en vue de l’ouverture d’une procédure simplifiée : »
Devant le CSM, A______ a déclaré que le projet envoyé par l’avocate de l’un des plaignants l’avait été de manière spontanée. Ce document pouvait être, pour partie, repris tel quel dans l’acte d’accusation. Il n’avait jamais accepté qu’une partie rédige un acte d’accusation ou tout autre acte du Ministère public mais, s’il y avait un dossier qui pouvait faire exception, c’était celui-là. Il était intelligent, dans l’intérêt de tous et conforme au but de célérité de renvoyer cette procédure en procédure simplifiée et de procéder ainsi de la sorte. Il y avait eu des discussions mais il ne se souvenait pas de tout ce qu’il avait dit, en particulier si lui-même avait suggéré ou laissé entendre qu’une partie pouvait rédiger un projet d’acte d’accusation. Cette façon de procéder permettait de fixer les prétentions admises par le prévenu et de disposer d’un état de fait plus clair pour l’accusation. Pour lui, ce projet d’acte d’accusation, tel qu’il lui avait été transmis, était fait avec l’accord du prévenu et de son conseil. Lors de la séance du 20 septembre 2019 avec les mandataires des plaignants et des prévenus, il s’était assuré que ce projet recueillait l’accord de l’avocat de E______. L’avocat en question lui avait confirmé que ce projet lui convenait. À cette occasion, cet avocat avait demandé formellement l’ouverture d’une procédure simplifiée. Il n’y avait pas eu de procès-verbal, lors de cette séance. Le document envoyé le 12 septembre 2019 était pour lui le résultat des discussions entre les parties. C’était également, lors de cette séance du 20 septembre 2019, que la peine de 36 mois, dont 24 avec sursis, avait été proposée et acceptée par le conseil de E______.
Toujours selon A______, la problématique de la prescription avait été souvent discutée en audience, car plusieurs points de départ pouvaient être envisagés. Lors de la séance du 20 septembre 2019, l’avocat de E______ n’avait soulevé aucun problème par rapport à la prescription, à savoir que celle-ci commençait à courir le jour de la faillite. Ce choix de la date était défendable dans le cadre d’une procédure simplifiée, soit d’un accord entre les parties. Il en aurait été tout autrement dans le cadre d’une procédure ordinaire (PV d’audience devant le CSM du 11 novembre 2020, p. 4).
Interrogé à nouveau concernant cette manière de faire, à savoir qu’un certain nombre de paragraphes de l’acte d’accusation en procédure simplifiée avait été repris tels quels, A______ a confirmé qu’il y avait peut-être eu du « copier-coller » entre le document résumant les charges et l’acte d’accusation, mais a rappelé que le projet qui lui avait été remis par le conseil d’une des parties plaignantes était conforme aux discussions ayant impliqué toutes les parties. Ce document résumant les charges lui avait été remis le 12 septembre 2019 par Maître D______ et il l’avait copié dans le répertoire informatique concernant ce dossier, mais les parties n’avaient pas accès à ce répertoire. Le placer à cet endroit était dans le but de le mettre à disposition de la personne qui lui succéderait. En marge de l’envoi du courriel du 12 septembre 2019, il avait eu un entretien téléphonique avec Maître D______ qui lui avait annoncé un accord entre les parties plaignantes et le prévenu et l’avait informé qu’une demande de procédure simplifiée allait lui être soumise. La séance du 20 septembre 2019 avait eu lieu à la demande des parties, dans son bureau ; A______ avait assisté aux discussions et avait pu entendre que l’avocat du prévenu s’était dit d’accord avec les charges retenues dans ce document. Il s’était ensuite assuré de l’accord du prévenu sur la peine, discutée et négociée à 36 mois de prison dont 12 mois fermes. « À la fin de cette même audience, le mandataire du prévenu m’a remis la demande de procédure simplifiée » (PV d’audience devant le CSM du 16 avril 2021, p. 2).
A______ a finalement produit la demande de procédure simplifiée avec son chargé complémentaire du 21 octobre 2022. Contrairement à l’affirmation de A______, cette demande ne lui avait pas été remise en mains propres, mais envoyée par voie postale et par messagerie électronique, par le conseil de E______.
14. Le 20 septembre 2019, soit le jour de cette séance sans procès-verbal du 20 septembre 2019 (cf. supra ch. 13.), A______ a établi une note intitulée CABINET A______ – RESUME DU DOSSIER, dans laquelle il dit entre autres : « Dossier mammouth [...] Très grosse affaire d’abus de confiance impliquant une trentaine de victimes avec des prêts participatifs qui n’ont pas été investis dans les affaires mentionnées au client lors de la conclusion des investissements. Plusieurs dizaines de millions détournés par E______ […] Faits reconnus par E______. L’annonce de la fin de l’instruction et du renvoi en accusation en juin 2019 a déclenché un vent de panique chez E______ et les parties ont passé l’été à discuter (sous ma houlette) les possibilités d’arrangement […] Suite à une réunion informelle du 20 septembre 2019, on m’a annoncé une demande de simplifiée pour E______ avec un projet de faits reconnus qui nous sera envoyé pour aider à la rédaction de l’acte d’accusation simplifiée. » La note se termine avec une suggestion de suivi : « Selon discussion informelle avec Me P______, retenir dans la simplifiée contre E______ une sanction de 36 mois dont 24 avec sursis. Si la procédure simplifiée capote, repartir dans une procédure ordinaire devant TCOR, selon projet d’acte d’accusation présent dans le dossier. »
Par ordonnance du 23 septembre 2019, se référant à la demande d’exécution d’une procédure simplifiée formée par le prévenu en date du 20 septembre 2019, A______ a admis cette demande, « [c]onsidérant la complexité de la procédure, le temps écoulé depuis la commission des infractions principales, les actifs situés à l’étranger et les perspectives de dédommagement faisant l’objet de discussions informelles avec les parties plaignantes ».
Il est constant et par ailleurs expressément admis par A______ que la séance informelle du 20 septembre 2019 n’a fait l’objet d’aucun procès-verbal.
15. Dans une note datée du 28 septembre 2019, destinée à B______ et à H______ en sa qualité de successeure, A______ a écrit, concernant la procédure P/1______ : « PSIM accordée le 23.09.19 (délai de 10 jours). Projet d’acte d’accusation en forme simplifiée rédigée pour E______ et datée du 8.10.2019. Si refus de PSIM, projet d’acte d’accusation en procédure ordinaire également rédigé. Finaliser l’envoi de l’acte d’accusation PSIM du 8.10.19 en coordination avec plaignants et prévenu pour contenu admis (voir résumé du dossier pour les détails). »
Par courriel du 29 septembre 2019, adressée à H______, A______ a précisé, concernant la P/1______, « l’ordonnance d’acceptation date du 23.9.19. Je t’ai préparé l’acte d’accusation en forme simplifiée avec la date du 8 octobre pour l’envoi. Il faudra juste compléter le bordereau de frais du MP. Normalement, si tout passe, Me F______ qui représente les plaignants, devrait te confirmer dans les prochains jours que les plaignants ont signé l’accord avec E______ et qu’ils vont accepter la PSIM. Les infractions retenues et la sanction ont été discutées le 20 septembre avec le prévenu et le représentant des plaignants et accepté. En principe tout roule sinon, j’ai également préparé le projet d’acte d’accusation en forme ordinaire si la PSIM capote. »
16. Entendue par le CSM en qualité de témoin, H______ a confirmé que A______ avait rédigé deux projets d’acte d’accusation, l’un en procédure simplifiée et l’autre en procédure ordinaire, au cas où la procédure simplifiée ne devait pas aboutir. Ce dossier était prioritaire pour elle et il avait été remanié par une juriste du Ministère public et par elle-même. Concernant un document résumant les charges à l’encontre du prévenu et établi par Maître D______, elle avait eu un contact avec cette avocate tout comme avec l’avocat du prévenu. Ces contacts avaient pour but d’annoncer qu’elle reprenait le dossier et qu’elle leur enverrait un projet d’acte d’accusation. « C’est là que Me D______ m’a informée qu’elle avait transmis à M. A______ un document sous la foi du Palais. S’agissant de ce document, elle m’a parlé d’un document de travail. À la suite de cet entretien, Me D______ m’a également transmis ce document. Je confirme que le projet d’acte d’accusation établi par M. A______ correspondait à ce document de travail. Par contre, le projet d’acte d’accusation que j’ai laissé partir avait été remanié, comme je vous l’ai dit, par ma juriste et moi-même. »
Sur question, H______ a précisé qu’elle n’avait pas eu le temps de se replonger en détail dans ce dossier car il s’agissait d’une procédure plus qu’ancienne et plus que « mammouth », soit entre 100 et 200 classeurs. Elle n’avait pas eu le temps à disposition pour lire tous les classeurs et reprendre le dossier en détail (PV d’audience devant le CSM du 26 mars 2021).
17. Devant la Cour de céans, A______ a expliqué qu’il ne s’attendait pas forcément à recevoir un document tel que celui envoyé le 12 septembre 2019 par Maître D______ et il ne se souvenait pas de l’entretien téléphonique avec cette avocate autour de cette date, car il y avait eu plusieurs appels téléphoniques pour le tenir au courant des discussions entre les parties. En voyant ce document, il s’était dit qu’il reflétait l’accord négocié. Il ne s’était jamais posé la question de savoir combien d’heures ou de jours de travail ce document représentait. Ce document n’était pas un outil de travail pour lui car il n’avait pas été saisi d’une demande de procédure simplifiée. Une telle demande n’aurait pas représenté un document tel celui transmis par Maître D______. À réception du document, il s’était dit qu’il y avait de grandes chances qu’une procédure simplifiée puisse être formellement demandée. Quand bien même le courriel de Maître D______ indiquait que le document lui était adressé au nom de la mandante de l’avocate, il était clair pour lui que ce document représentait l’accord des parties. Il n’était pas habituel de recevoir ce genre de documents, mais le dossier en question, en raison de sa taille, n’était pas un dossier habituel. Il n’avait pas transmis ce document à qui que ce soit, notamment pas au prévenu ou à son conseil.
Durant la première quinzaine de septembre 2019, il n’était pas clair si l’on se dirigeait vers une procédure simplifiée ou une procédure ordinaire et l’audience du 4 septembre 2019 indiquait plutôt la deuxième hypothèse. Durant la semaine du vendredi 20 septembre 2019, il avait passé trois jours à la Cour de justice. Sa greffière l’avait alors appelé pour l’informer que les parties avaient trouvé un accord en vue d’une procédure simplifiée et souhaitaient le voir. Rendez-vous avait été pris le vendredi dans son bureau. Les parties lui avaient confirmé la réalité de l’accord qui était contenu dans le document envoyé par Maître D______ le 12 septembre précédent. « Je n’ai pas établi de procès-verbal consacrant cette audience informelle. Cela correspond au principe même de la procédure simplifiée de ne pas laisser de traces au dossier des pourparlers des parties jusqu’à réception de la demande de procédure simplifiée. J’ai strictement respecté les principes de ce type de procédure. » (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 3).
A______ a produit l’échange de courriels entre sa greffière et les parties en vue de la fixation de l’audience du 20 septembre 2019 dans son bordereau complémentaire du 21 octobre 2022. La réalité de cette audience informelle est donc finalement bien établie.
Concernant sa note du 20 septembre 2019, A______ a dit ne pas comprendre le contenu de la phrase qui y figure, soit « on m’a annoncé une demande de simplifiée pour E______ avec un projet de faits reconnus qui nous sera envoyé pour aider à la rédaction de l’acte d’accusation simplifiée » (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 4), mais a souligné qu’il n’avait pas reçu d’autre document que celui établi par Me D______.
Interpellé concernant la question de savoir s’il n’aurait pas été prudent d’établir un procès-verbal mentionnant la demande de procédure simplifiée, à la fin de l’audience du 20 septembre 2019, A______ a répondu que cela n’était pas nécessaire, même s’il aurait pu le faire, puis a ajouté qu’il avait transmis le document du 12 septembre 2019 à H______ en précisant que ce document avait été établi par l’avocate.
Interrogé à propos de cette aide à la rédaction reçue dans cette procédure sous la forme du document établi par Maître D______, A______ a dit qu’il n’avait jamais vécu une autre situation de ce genre. « Comme déjà dit, c’était une procédure exceptionnelle et une situation exceptionnelle. » (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, p. 4).
Interrogé au sujet du courriel du 29 septembre 2019 adressé à H______, A______ en a confirmé la teneur, à savoir qu’il avait bien préparé l’acte d’accusation de procédure simplifiée en intégrant 80 % à 90 % du document établi par Me D______, mais avait modifié ce document sur un certain nombre de points.
Concernant la question de la prescription, il l’avait évoquée à l’audience du 26 juin 2019 en rapport avec les infractions retenues contre E______. Pour lui, cette façon d’apprécier la question de la prescription était parfaitement soutenable et ce n’était pas parce que le Tribunal correctionnel avait une autre opinion qu’il devait changer d’avis. « Le fait que Me D______ ait établi le document qui a servi de base à l’acte d’accusation, y compris la question de la prescription, n’a jamais été gênant pour moi, dans la mesure où j’avais ma perception de la question de la prescription et que je n’avais pas à faire le calcul par rapport aux conséquences que cela pouvait avoir pour une partie plaignante en particulier. » (PV d’audience devant la CAPJ du 30 mars 2022, pp. 4-5).
A______ a encore ajouté qu’il n’avait pas discuté de la question de la prescription avec H______, dès lors que B______ avait interdit aux nouveaux procureurs de prendre contact avec un ancien procureur pour discuter d’un dossier. Le prévenu n’avait pas contesté la prescription telle que retenue dans le document rédigé par Maître D______. Le fait que le Tribunal correctionnel ait reconnu les droits civils des parties plaignantes étaient fondamental pour celles-ci, dans la mesure où les seuls biens de valeur de E______ étaient les terrains au Costa Rica.
18. Entendue par la Cour de céans en qualité de témoin et déliée de son secret professionnel, Maître D______ a dit se souvenir d’une audience de récapitulation dans le cadre de la procédure dirigée contre E______ mais, s’agissant d’une grosse procédure, ne pas se souvenir de la date. Quant aux pourparlers transactionnels, elle ne pouvait rien en dire en raison de son secret professionnel et des réserves d’usage. Elle ne se souvenait pas à partir de quel moment il avait été question de l’éventualité d’une procédure simplifiée, ni si elle avait eu des contacts téléphoniques avec A______ au cours de l’été 2019. Elle ne se souvenait pas non plus de l’audience du 4 septembre 2019.
Interrogée concernant le document envoyé à A______ et le courriel du 12 septembre 2019 qui l’accompagnait, Maître D______ a dit ne pas se souvenir de celui-ci et ne pas pouvoir dire combien de temps, en heures, jours ou semaines, l’établissement de ce document avait nécessité. Elle ne se souvenait pas non plus comment A______ avait réagi à réception de ce document. Elle ne pouvait pas non plus dire si elle avait eu des attentes quant à l’utilisation de ce document. Toutefois, ce dernier devait être signé par E______. Les pourparlers avaient été menés par une équipe de parties qui s’impliquaient dans cette procédure, mais il y avait eu un certain nombre de parties qui ne s’impliquait pas du tout. Son associé, Maître F______, et elle-même, avec d’autres avocats, étaient en quelque sorte les chefs de file de cette procédure. Elle était affirmative pour dire que les pourparlers avaient été menés en conformité avec les règles déontologiques, de manière transparente avec les parties, notamment avec l’avocat de E______, dont l’accord était nécessaire.
Interrogée quant aux circonstances dans lesquelles la procédure simplifiée avait été demandée, Maître D______ a répondu ne pas s’en souvenir. Elle n’avait en tout cas aucun souvenir d’une audience informelle dans le cabinet de A______. Maître D______ a encore déclaré qu’une demande de procédure simplifiée se formait habituellement par écrit ou alors par une note au procès-verbal. Elle prenait note de l’ordonnance d’exécution de la procédure simplifiée qui lui était soumise, laquelle se référait à une demande de procédure simplifiée du 20 septembre 2019.
À ce stade de l’audition de Maître D______, A______ a versé au dossier une nouvelle pièce, à savoir un échange de courriels planifiant la réunion le 20 septembre 2019 (cf. supra ch. 17), dont elle avait reçu copie. Maître D______ a répété qu’elle ne se souvenait pas pour autant avoir participé à une réunion informelle.
Dans cette procédure, elle ne se souvenait pas du point de départ de la procédure simplifiée. Interrogée concernant la transition du cabinet de A______ et l’arrivée de sa successeure, Maître D______ a dit qu’elle avait espéré que A______ puisse encore renvoyer la procédure au Tribunal avant son départ du Ministère public. Elle n’avait néanmoins pas souvenir qu’elle avait eu des contacts avec la Procureure qui avait succédé à A______ dans le cadre de la procédure simplifiée. Etant donné qu’elle ne se souvenait pas du document du 12 septembre 2019, elle ne pouvait pas s’exprimer concernant la concordance de l’acte d’accusation avec ce document. Elle avait été déçue que le Tribunal correctionnel n’ait pas accepté l’acte accusation tel quel, car cette issue n’était pas favorable à sa cliente.
19. Ainsi qu’elle l’a expliqué devant le CSM (cf. supra ch. 6), H______ a déposé devant le Tribunal correctionnel, en date du 13 décembre 2019, l’acte d’accusation en procédure simplifiée, tel que reçu de A______ et légèrement modifié par elle-même et par sa juriste.
Selon le procès-verbal du 6 mai 2020, le Tribunal correctionnel a estimé que la question de la prescription était problématique au regard de la jurisprudence du Tribunal fédéral sur l’unité d’action, compte tenu de la date retenue dans l’acte d’accusation, considérant que l’abus de confiance et le blanchiment antérieurs au 6 mai 2005 étaient prescrits, de sorte que les parties plaignantes concernées devaient être renvoyées à agir par la voie civile.
A teneur du procès-verbal du Tribunal correctionnel du15 mai 2020, l’acte d’accusation déposé le 13 décembre 2019 a été modifié, d’accord entre les parties, concernant la prescription et certaines charges. La modification du point de départ de la prescription ainsi retenu a eu pour conséquence le renvoi à la voie civile pour la majeure partie du montant total des conclusions civiles, notamment celles des parties principales défendues par Maîtres F______ et D______.
Ce même 15 mai, le Tribunal correctionnel a ensuite constaté que les conditions permettant de rendre un jugement selon la procédure simplifiée étaient désormais réunies et il a assimilé à un jugement les faits, sanctions et prétentions civiles contenus dans cette version modifiée de l’acte d’accusation.
20. Dans ses écritures après instruction complémentaire du 21 octobre 2022, A______ a persisté intégralement dans les conclusions prises dans son acte de recours du 27 octobre 2021.
L’argumentation développée sera reprise ci-après, dans la mesure utile, notamment concernant la question de l’audition du Premier Procureur B______ en qualité de témoin.
1. Le recours a été interjeté dans le délai et les formes prescrites par la loi, auprès de la Cour de céans, compétente pour statuer sur les recours dirigés contre les décisions du CSM (art. 62 al. 1 let. a, art. 64 al. 1 et art. 65 al. 1 et 2 LPA ; art. 138 let. a de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 (LOJ – RS/GE E 2 05)).
2. La LPA est applicable aux procédures relevant de la compétence de la Cour de céans (art. 139 al. 1 LOJ).
3. Le recours devant la Cour de céans peut être formé pour violation du droit y compris l’excès et l’abus du pouvoir d’appréciation (art. 61 al. 1 let. a LPA), ainsi que pour constatation inexacte ou incomplète des faits pertinents (art. 61 al. 1 let. b LPA). Les juridictions administratives n’ont toutefois pas compétence pour apprécier l’opportunité de la décision attaquée, sauf exception prévue par la loi (art. 61 al. 2 LPA).
La doctrine traditionnelle distingue deux manières de conférer une marge de manœuvre à l'administration dans l'application du droit : la liberté d'appréciation (Ermessen), résultant d'une volonté expresse du législateur, et la latitude de jugement (Beurteilungsspielraum), découlant le plus souvent de l'emploi, dans le texte légal, d'une notion juridique indéterminée (unbestimmter Rechtsbegriff). L'interprétation d'une notion juridique indéterminée, autrement dit l'interprétation de la loi, est une question de droit (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1.). Le juge administratif, qui exerce le contrôle de l'application du droit, peut, en conséquence, la revoir entièrement et librement, même s'il s'impose généralement une certaine retenue en rapport avec l'appréciation de l'autorité administrative, notamment lorsque celle-ci est mieux à même d'apprécier la situation en raison de sa proximité de l'affaire, ou s'agissant de domaines dans lesquels celle-ci dispose de connaissances techniques spéciales (cf. ATAF 2014/26 du 8 octobre 2014, consid. 7.8). Ne se pose pas, à cet égard, la question de la limitation du contrôle de l'opportunité. En revanche, la liberté d'appréciation (également parfois désignée sous la terminologie « pouvoir d'appréciation » ou encore « liberté de décision » [Ermessen, parfois Entscheidungsspielraum]) constitue un espace de liberté, conféré par le législateur à l'administration, que le juge doit respecter lorsqu'il n'a pas le pouvoir de contrôler l'opportunité d'une décision (cf. Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2ème éd. 2018, p. 179 ss ; Thierry TANQUEREL, Le contrôle de l'opportunité, in : Le contentieux administratif, 2013, p. 209 ss ; Pierre MOOR / Alexandre FLÜCKIGER / Vincent MARTENET, Droit administratif, vol. I, 3ème éd. 2012, chap. 4.3.1 p. 735 ss ; Pierre TSCHANNEN / Ulrich ZIMMERLI / Markus MÜLLER, Allgemeines Verwaltungsrecht, 4ème éd. 2014, § 26 n. marg. 3 et 4). Le pouvoir de statuer en opportunité permet à l'autorité administrative de faire des choix dans l'application de la loi (mais pas de l'appliquer ou non) et de se déterminer entre plusieurs solutions prévues par le législateur. Une autorité supérieure possédant le même pouvoir d'appréciation peut considérer qu'un autre choix est meilleur et substituer son appréciation à celle de l'autorité inférieure. Un juge qui n'a pas le pouvoir de statuer en opportunité ne le peut, en revanche, pas. Il ne doit que s'assurer que l'autorité administrative a fait usage de son pouvoir d'appréciation, sans abus ni excès (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1.).
En définitive, l'opportunité, c'est l'espace de liberté qui reste à l'administration une fois que celle-ci a strictement respecté le cadre légal et qu'elle a dûment tenu compte de tous les principes juridiques qui s'imposent à elle à l'intérieur de ce cadre (Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, n. 519, p. 180 ; ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.1).
La distinction entre liberté d'appréciation et latitude de jugement, telles que définies ci-dessus, n'est pas toujours aisée. Selon une théorie aujourd'hui dépassée, il s'agirait de savoir si la norme permet une seule et juste solution. Il serait question d'opportunité lorsqu'un choix est possible entre deux ou plusieurs solutions potentiellement justes. D'autres auteurs voient un critère de distinction dans le fait que les notions juridiques indéterminées concerneraient l'état de fait, alors que le pouvoir de statuer en opportunité, la liberté d'appréciation, aurait trait à la conséquence juridique prévue par la norme. Enfin, une doctrine plus récente met en question la pertinence de la distinction classique entre liberté d'appréciation et latitude de jugement, soulignant que la question déterminante est, en définitive, uniquement de savoir si l'autorité dispose d'un espace de liberté qui lui a été conféré par le législateur et que le juge doit respecter (ATAF 2015/9 du 13 mars 2015, consid. 6.2, avec références jurisprudentielle et doctrinales).
La juridiction administrative chargée de statuer sur un recours est liée par les conclusions des parties (art. 69 al. 1 LPA).
4.
4.1. S’agissant de la question de la récusation du Procureur général, le recourant a expressément reconnu n’avoir pas respecté le délai pour la solliciter, alors qu’il était en mesure de le faire (art. 15 al. 3 LPA). Il n’a d’ailleurs pas pris de conclusions sur ce point.
Dans ces conditions, la Cour de céans, qui n’examine que des problèmes dont elle est régulièrement saisie, ne procédera à aucune analyse à ce sujet, aucun examen d’office n’étant requis. Par ailleurs, elle n’a pas à procéder par voie d’« obiter dictum », sauf à le décider elle-même.
4.2. Le recourant fait valoir que le Premier Procureur B______ n’aurait pas dû être entendu comme témoin, mais comme personne entendue à titre de renseignement au sens de l’article 31 LPA, dans la mesure où il serait dénonciateur et membre du CSM, assimilé à un organe de la personne morale partie à la procédure, étant toutefois précisé qu’à l’audience d’enquêtes du 25 mai 2022, le recourant n’a soulevé aucun grief contre les modalités d’audition de l’intéressé.
4.2.1. Conformément à l’article 31 LPA, ne peuvent être entendus qu’à titre de renseignement : les parents en ligne directe ascendante et descendante (let. a), les frères et sœurs (let. b), les oncles et tantes (let. c), les neveux et nièces (let. d), les alliés au même degré (let. e), le conjoint et l’ex-conjoint (let. f), le partenaire enregistré et l’ex-partenaire enregistré (let. g), les enfants de moins de 16 ans (let. h), les membres des organes des personnes morales dans les causes où la personne morale est partie (let. i).
En procédure administrative, la constatation des faits est gouvernée par le principe de la libre appréciation des preuves (art. 20 al. 1 2ème phr. LPA ; ATF 139 II 185, consid. 9.2 ; 130 II 482, consid. 3.2). Le juge forme ainsi librement sa conviction en analysant la force probante des preuves administrées, et ce n'est ni le genre, ni le nombre des preuves qui est déterminant, mais leur force de persuasion (ATA/1177/2022 du 22 novembre 2022, consid. 7b).
4.2.2. En l’occurrence, B______ n’a pas siégé dans la composition du CSM qui a mené la procédure disciplinaire et qui a statué par la décision du 21 juin 2021 prononçant une sanction disciplinaire à l’encontre de A______. Il n’a pas non plus été désigné pour représenter le CSM dans la procédure de recours devant la Cour de céans, ni dans le cadre des écritures remises par le CSM, ni lors des audiences.
B______ ne remplit ainsi pas les conditions de l’article 31 LPA, en particulier lettre i.
C’est, en conséquence, à juste titre que la Cour de céans l’a interrogé comme témoin. En tout état, l’appréciation des preuves des éléments retenus dans le présent arrêt n’aurait pas été différente si ce magistrat n’avait pas été exhorté à dire la vérité conformément à l’article 34 LPA avant son audition.
4.3. Le recourant reproche ensuite au CSM d’avoir retenu à tort l’existence de manquements disciplinaires dans le cadre des procédures P/3______ et P/2______, ainsi que de la procédure P/1______.
4.3.1. A teneur de l’article 20 alinéa 1 LOJ, est passible d’une sanction disciplinaire – soit l’avertissement, le blâme, l’amende jusqu’ à 40'000 fr ou la destitution (let. a – d) – le magistrat qui, intentionnellement ou par négligence, viole les devoirs de sa charge, adopte un comportement portant atteinte à la dignité de la magistrature ou ne respecte pas les décisions du CSM.
4.3.1.1. Le droit disciplinaire se rattache au droit administratif, car la mesure disciplinaire n'a pas en premier lieu pour but d'infliger une peine : elle tend au maintien de l'ordre, à l'exercice correct de l'activité en question et à la préservation de la confiance du public à l'égard des personnes qui l'exercent (ATF 142 II 259, consid. 4.4 ; 108 Ia 230, consid. 2b et 5b / JdT 1984 I 21 ; Arrêt du Tribunal fédéral 1D_15/2007 du 13 décembre 2007, consid. 1.1 ; Arrêt de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire du 26 août 2020 dans la cause CAPJ 1_2019, consid. 3.4 ; Gabriel BOINAY, Le droit disciplinaire de la fonction publique et dans les professions libérales, particulièrement en Suisse romande, in Revue Jurassienne de Jurisprudence [RJJ] 1998, p. 1ss, spéc. 10 s. n. 10 ss).
Les sanctions disciplinaires sont régies par les principes généraux du droit pénal, de sorte qu’elles ne sauraient être prononcées en l’absence de faute (Arrêt de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire du 26 août 2020 dans la cause CAPJ 1_2019, consid. 3.4 ; Ulrich HÄFELIN / Georg MÜLLER / Felix UHLMANN, Allgemeines Verwaltungsrecht, 7ème éd., 2016, n. 1515 ; Jacques DUBEY / Jean-Baptiste ZUFFEREY, Droit administratif général, 2014, n. 2249 ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, n. 1228, p. 417).
4.3.1.2. La notion de faute est admise de manière très large en droit disciplinaire et celle-ci peut être commise consciemment, par négligence ou par inconscience, la négligence n’ayant pas à être prévue dans une disposition expresse pour entraîner la punissabilité de l’auteur. La faute disciplinaire peut même être commise par méconnaissance d'une règle, méconnaissance qui doit cependant être fautive (Gabriel BOINAY, op. cit., p. 29 n. 55, p. 14 ; Arrêt de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire du 26 août 2020 dans la cause CAPJ 1_2019, consid. 3.5.3).
Tout agissement, manquement ou omission, dès lors qu'il est incompatible avec le comportement que l'on est en droit d'attendre de celui qui occupe une fonction ou qui exerce une activité soumise au droit disciplinaire, peut engendrer une sanction. La loi ne peut pas mentionner toutes les violations possibles des devoirs professionnels ou de fonction. Le législateur est contraint de recourir à des clauses générales susceptibles de saisir tous les agissements et les attitudes qui peuvent constituer des violations de ces devoirs (Gabriel BOINAY, op. cit., p. 28 n. 50 ; Arrêt de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire du 26 août 2020 dans la cause CAPJ 1_2019, consid. 3.5.3).
Agit intentionnellement quiconque commet une infraction avec conscience et volonté (art. 12 al. 2 CP). L'auteur agit déjà intentionnellement lorsqu'il tient pour possible la réalisation de l'infraction et l'accepte au cas où celle-ci se produirait (art. 12 al. 2, 2ème phr., CP ; dol éventuel).
Agit par négligence quiconque, par une imprévoyance coupable, commet une infraction sans se rendre compte (négligence inconsciente) ou sans en tenir compte (négligence consciente) des conséquences de son acte, l'imprévoyance étant coupable quand l'auteur n'a pas usé des précautions commandées par les circonstances et par sa situation personnelle (art. 12 al. 3 CP), c’est-à-dire sa formation, ses capacités intellectuelles et son expérience professionnelle (ATF 135 II 86, consid. 4.3).
Il s'agit donc de déterminer s'il y a eu objectivement un manquement (une imprévoyance), puis, dans l'affirmative, de voir si le manquement peut être reproché à l’auteur sur le plan subjectif (ATF 90 IV 8, consid. 1). La négligence implique de porter un jugement sur le comportement de l’auteur, en se demandant ce qu’il aurait pu et dû faire, et non de rechercher ce qu’il avait à l’esprit (Arrêt de la Cour d’appel du Pouvoir judiciaire du 26 août 2020 dans la cause CAPJ 1_2019, consid. 3.5.3).
4.3.2. S’agissant des procédures P/3______ et P/2______, l’instruction complémentaire entreprise par la Cour de céans a permis de clarifier un certain nombre de points et a mis en évidence les contradictions dans l’argumentaire du recourant.
A cet égard, le témoignage de L______ s’est avéré particulièrement instructif.
Contrairement aux affirmations du recourant, il doit être tenu pour établi que ce dernier ne s’est à aucun moment préoccupé des règles du Ministère public concernant l’attribution des procédures et en particulier de celles relatives à l’antériorité. Le recourant a ainsi fait désarchiver la procédure P/3______, attribuée à J______, puis classée par ce dernier. Le recourant, qui avait intégré le Ministère public depuis deux ans, ne pouvait ignorer l’importance de ces règles régissant le fonctionnement interne de cette autorité. Devant la Cour de céans, le recourant a admis qu’à l’occasion de l’entretien téléphonique avec Maître K______, il avait évoqué la procédure P/3______ alors que l’avocat, dans son courriel du 23 avril 2016, n’avait visé que la procédure P/2______. Le témoignage de L______ en dit long sur la manière du recourant de s’affranchir des usages pourtant bien établis, notamment celui qui veut qu’une demande d’autorisation de consultation doit être formée par courrier. Le recourant s’est ensuite arrogé la compétence de décider de l’autorisation de consultation de cette procédure classée, non jointe et non versée à la procédure dont il avait la charge, selon des modalités qu’il a lui-même qualifiées de « non anodines », « sous la foi du Palais », expression dont sa propre greffière ignorait la signification et qu’il n’a pas jugé utile de lui expliquer. Contrairement à ses affirmations contraires, le témoignage de L______ prouve que le recourant a – que ce soit intentionnellement ou par négligence – expressément autorisé les avocats anglais, correspondants de Maître K______, à consulter les deux procédures. La fiche de consultation prévue pour les 4 et 5 juillet 2016, avec la mention manuscrite « + conseils anglais » est d’ailleurs cohérente par rapport au courriel du 20 juin 2016, adressé par Maître N______, associée de Maître K______, à L______, avec copie au recourant, qui fait état de l’accord du recourant. Il est à noter, à ce stade, que, si le recourant avait observé l’usage du courrier pour une demande d’autorisation de consultation d’une procédure, de surcroît par des avocats étrangers et dans un contexte sensible, il aurait probablement accordé à cette demande l’importance qu’elle méritait, que la procédure comportât à ce stade d’autres parties ayant qualité pour recourir ou non contre une autorisation de consulter. La chronologie établie par les pièces et par l’instruction entreprise par la Cour de céans montre, en plus, que le recourant n’a pas suivi les usages comme les circonstances l’auraient justifié. Ainsi, il ne semble pas avoir contrôlé la fiche de consultation qui indiquait, pour les 4 et 5 juillet 2016, le nom de l’avocat qui était finalement venu consulter les deux procédures, mais également la mention « + conseils anglais ». S’il l’avait fait, examen qui s’imposait au vu de la nature sensible de la procédure et du caractère exceptionnel de ce mode de faire, il n’aurait pas manqué de donner des instructions plus claires par rapport à toute nouvelle consultation, en particulier durant la période de vacances qu’il savait imminente et vu l’absence de sa greffière personnelle, L______, pour cause de maternité.
Que les termes utilisés par la Chambre pénale de recours de la Cour de justice dans le cadre de recours ayant trait à cette consultation n’aient pas été trop incisifs à l’encontre du recourant ne modifie pas l’appréciation qui précède.
Les manquements que le CSM a retenus à charge du recourant, à savoir l’autorisation donnée à trois reprises à une partie plaignante de consulter, par l’intermédiaire de ses avocats genevois et étrangers, une procédure attribuée à un autre magistrat que lui, sans réelle consultation de ce dernier, sans ordonnance de jonction avec la nouvelle procédure, voire sans apport dans cette dernière, sans se préoccuper des conséquences possibles de l’utilisation abusive des informations ainsi obtenues et sans égard à la sphère privée des autres parties à la procédure classée, sont donc amplement établis.
4.3.3. Pour ce qui est des manquements retenus par le CSM dans la procédure P/1______, l’instruction complémentaire diligentée par la Cour de céans, par ailleurs sollicitée, pour partie, par le recourant lui-même, s’est avérée instructive, bien que seulement partiellement concluante en termes de résultats. En effet, la déclaration de la témoin Maître D______ n’a guère apporté d’éléments utiles, tant la mémoire, réelle ou feinte, de l’intéressée était défaillante, en dépit des circonstances très particulières de cette procédure, dans laquelle l’étude d’avocats pour laquelle elle était active avait assumé un rôle tout à fait prépondérant.
À titre préliminaire, il convient de rappeler que le recourant a admis, devant le CSM, que cette procédure, qualifiée de « mammouth », pour comporter entre 130 et 140 classeurs fédéraux – 100 à 200 selon H______ – et impliquer 4 prévenus et 30 parties plaignantes, aurait été difficile à assumer en procédure ordinaire pour la magistrate devant lui succéder au 1er octobre 2019. Le recourant savait également qu’il était attendu de lui qu’il termine l’instruction de cette procédure et établisse l’acte d’accusation avant son départ, le risque de prescription étant réel. Le recourant a également admis – l’on reviendra à cette problématique – que le document que lui avait transmis Maître D______ avait servi à l’établissement de l’acte d’accusation tant en procédure simplifiée que pour une éventuelle procédure ordinaire, selon le procédé du « copier - coller ». Le recourant a en outre déclaré, devant le CSM, qu’il n’avait jamais accepté qu’une partie rédige un acte d’accusation ou tout autre acte du Ministère public mais, s’il y avait un dossier qui pouvait faire exception, c’était celui-là. Devant la Cour de céans, le recourant a précisé que, selon son estimation, il avait intégré entre 80 % et 90 % du document établi par Maître D______ dans l’acte d’accusation.
Le recourant a mis beaucoup d’énergie, en dernier lieu dans ses écritures du 21 octobre 2022, à tenter de faire partager sa vision de la procédure simplifiée. S’il peut être suivi dans son argumentation générale lorsqu’il affirme et insiste sur le fait que les parties ont une grande liberté, à la forme et au fond, dans leurs discussions tendant à trouver un accord en vue d’une procédure simplifiée, il semble oublier qu’il y a des limites à cette liberté et que le magistrat Procureur a des devoirs inaliénables même dans le cadre d’une telle procédure.
Les explications du recourant devant la Cour de céans en relation avec la réception, le 12 septembre 2019, du document établi par Maître D______ manquent singulièrement de crédibilité. Il n’est pas sérieux de soutenir qu’il ne s’attendait pas à recevoir un tel document, que ce document n’était pas un outil de travail pour lui car il n’avait pas encore été saisi d’une demande de procédure simplifiée et qu’il ne s’était jamais posé la question de savoir ce que représentait ce document en termes de jours et d’heures de travail. Le 12 septembre 2019, le recourant était à moins de trois semaines de son changement de juridiction et, le 20 septembre 2019, date de cette audience dite informelle, à la suite de laquelle il avait reçu la demande de procédure simplifiée, l’ordonnance d’exécution datant même du 23 septembre 2019, il ne lui restait qu’une petite semaine pour rédiger l’acte d’accusation. Or, il a reconnu lui-même que l’exercice de rédaction d’un acte d’accusation dans une telle procédure en moins de trois mois n’était pas la norme.
Il découle de cette chronologie que, sans le document de Maître D______, le recourant aurait été dans l’impossibilité d’établir un acte d’accusation en procédure simplifiée et, à plus forte raison, en vue d’une procédure ordinaire. En étant finalement obligé de faire sien ce document, par « copier – coller », le recourant a bien aliéné son indépendance de magistrat vis-à-vis d’une partie. Quand bien même il est possible que ce document reflétait globalement les discussions entre les conseils des parties plaignantes, il est établi que la cliente de Maître D______ était la principale intéressée, ce qu’atteste la teneur du courriel accompagnant ce document, teneur qui aurait dû interpeller le recourant.
Qui plus est, le recourant n’a pas hésité à affirmer, dans sa note du 28 septembre 2019 à B______ et à H______, qu’il avait rédigé un projet d’acte d’accusation en forme simplifiée, ainsi qu’un projet d’acte d’accusation en procédure ordinaire, les deux actes étant datés du 8 octobre 2019.
Le recourant a donc clairement induit, ou tenté d’induire, les deux magistrats précités en erreur quant à son rôle dans la rédaction de ces actes de procédure. Il est sans pertinence que, par la suite, H______ ait apporté, avec sa juriste, quelques modifications à ces actes, l’essentiel ayant été conservé et soumis à la juridiction de jugement, avec le résultat que l’on sait (cf. supra ch. 18 in fine). Devant le CSM, H______ a d’ailleurs précisé qu’elle n’avait pas eu le temps de se plonger dans le détail de ce dossier plus qu’ancien, compte tenu de son ampleur. Que le Premier Procureur B______ et/ou H______ auraient pu – à un moment qui n’a pas été établi – se rendre compte de la manière particulière d’instruire du recourant est sans pertinence, ce dernier devant assumer la responsabilité du dossier jusqu’à son changement de juridiction.
Le recourant a au demeurant organisé, dans son bureau, sur demande des parties, en urgence, une audience qu’il a qualifiée d’informelle, le 20 septembre 2019. Selon ses explications, l’accord des parties et en particulier du prévenu, concernant les charges retenues contre ce dernier, la sanction proposée et les prétentions civiles des parties plaignantes, était intervenu à cette occasion. Pour une raison qui échappe à la Cour de céans, le recourant n’a pas jugé nécessaire d’établir un procès-verbal de cette audience. Un tel procès-verbal était pourtant indispensable compte tenu des circonstances. Le recourant était sur le départ et savait en conséquence que la magistrate qui lui succédait dans ce dossier exceptionnel, comme dans toutes les procédures qu’il avait instruites ou qui étaient en cours d’instruction, avait besoin de clarté pour pouvoir travailler efficacement. Il était donc essentiel qu’il soit noté que les charges retenues contre le prévenu E______ étaient celles décrites dans le document du 12 septembre 2019, et que le magistrat Procureur indique dans ce procès-verbal qu’il faisait siennes les charges telles que décrites et que la peine requise soit mentionnée. De la même manière, il était essentiel que la position du prévenu soit notée de manière complète, c’est-à-dire qu’il acceptait les charges retenues contre lui, les prétentions civiles en découlant, ainsi que la quotité et les modalités de la peine voulue par le Procureur.
Il était d’autant plus impératif de protocoler l’ensemble de ces éléments que, lors de l’audience précédente du 4 septembre 2019, le prévenu avait encore réclamé une expertise psychiatrique qui aurait nécessité, si elle avait dû être ordonnée, une prolongation notable de la procédure.
Il aurait également été judicieux, dans la perspective d’une bonne transition de la procédure entre deux magistrats, qu’il soit noté au procès-verbal du 20 septembre 2019, que les parties et le prévenu acceptaient expressément le point de départ de la prescription, tel que le recourant a affirmé l’avoir toujours voulu et exprimé.
Cette totale incurie de la part du recourant, dans une procédure de cette importance et de cette complexité, doit être qualifiée de manquement grave aux devoirs de sa part et requiert une réponse disciplinaire.
4.3.4. Constitue un élément aggravant à charge du recourant le fait que, tant dans le contexte des P/3______ et P/2______, analysées plus haut (cf. supra ch. 4.3.2), que de celui de la P/1______, en sa phase finale par rapport au changement de juridiction, le recourant, pourtant conscient de s’être fait abuser par Maître K______ ou les correspondants étrangers de celui-ci, a continué à prendre des libertés avec le Code de procédure pénale, les directives internes du Ministère public et les usages, au point de compromettre sa stature de magistrat et l’image, ainsi que l’indépendance de la justice, alors que de surcroît, l’étude d’avocats concernée dans les deux contextes était la même.
Que le recourant ait agi par convenance personnelle, comme l’a retenu le CSM, qui a évoqué un motif égoïste, ou sous l’effet d’un sentiment de toute puissance lui permettant de s’écarter des règles applicables à ses pairs, ne change pas le résultat de la présente analyse, pas plus que le fait que le recourant ait par ailleurs pu faire des efforts sincères dans la gestion de son cabinet.
Les deux manquements retenus par le CSM dans sa décision du 21 juin 2021 seront ainsi confirmés.
4.4.
Conformément à l’article 20 LOJ, la poursuite et la sanction disciplinaires se prescrivent par 7 ans.
En l’espèce, dans les motifs l’ayant conduit au choix du prononcé d’un nouveau blâme assorti d’une amende de 10'000 fr., le CSM a tenu compte d’un blâme prononcé un peu plus de 7 ans – le 7 avril 2014 – avant la décision litigieuse du 21 juin 2021, soit un élément prescrit.
Par conséquent, la nature de la sanction et sa quotité devront être réexaminées par le CSM, sans tenir compte de l’antécédent de 2014.
5. La décision entreprise sera ainsi annulée en tant qu’elle prononce un blâme assorti d’une amende de 10'000 fr. à l’encontre du recourant, mais, en revanche, confirmée s’agissant des manquements de l’intéressé retenus par l’autorité intimée.
Dans la mesure où la fixation de la sanction devra faire l’objet d’une nouvelle décision impliquant l’exercice du pouvoir d’appréciation et que celui-ci est du ressort de l’autorité intimée, il convient de renvoyer la présente cause à cette dernière pour qu’elle statue à ce sujet (art. 69 al. 2 LPA).
6. Compte tenu de l’importance de l’instruction complémentaire entreprise et de l’issue de la procédure, la décision attaquée étant confirmée pour l’essentiel, un émolument de 1'000 fr. sera fixé à la charge du recourant, par ailleurs compensé avec l’avance versée. La Cour d’appel renoncera en revanche à mettre un émolument complémentaire à la charge dudit recourant. Aucune indemnité de procédure ne lui sera allouée, quand bien même le recourant a partiellement obtenu gain de cause, étant précisé qu’il n’a d’ailleurs pas pris de conclusion à cet égard (art. 87 al. 2 LPA).
***
LA COUR D’APPEL DU POUVOIR JUDICIAIRE
- Déclare recevable le recours déposé le 27 octobre 2021 par Monsieur A______ contre la décision du Conseil supérieur de la magistrature du 21 juin 2021.
- L’admet partiellement.
- Annule le blâme assorti d’une amende de 10'000 fr. prononcé à l’encontre du recourant.
- Renvoie la cause au Conseil supérieur de la magistrature pour nouvelle décision au sens des considérants.
- Met à la charge de Monsieur A______ un émolument de 1000 fr.
- Dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure.
- Dit que, conformément aux articles 82 et suivants de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF – RS 173.110) le présent arrêt peut être porté dans les 30 jours qui suivent sa notification par devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière de droit public. Le délai est suspendu pendant les périodes prévues à l’article 46 LTF. Le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuves et porter la signature du recourant ou de son mandataire. Il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’article 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recours invoquées comme moyens de preuves doivent être joints à l’envoi.
- Communique le présent arrêt à Maître Q______, avocat du recourant, et au Conseil supérieur de la magistrature.
Siégeant : Mme Renate PFISTER-LIECHTI, Vice-Présidente, Mme Marie-Laure PAPAUX VAN DELDEN, Juge, Mme Valérie LAEMMEL-JUILLARD, Juge suppléante.
AU NOM DE LA COUR D’APPEL DU POUVOIR JUDICIAIRE
Alessia TAVARES DE ALBUQUERQUE- Renate PFISTER-LIECHTI
CAMPAGNOLO Vice-Présidente
Greffière-juriste
Copie conforme du présent arrêt a été communiquée à Me Q______ et au Conseil supérieur de la magistrature, par pli recommandé.