Décisions | Chambre civile
ACJC/879/2025 du 26.06.2025 ( IUS ) , REJETE
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE | ||
POUVOIR JUDICIAIRE C/15035/2025 ACJC/879/2025 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre civile DU JEUDI 26 JUIN 205 |
Entre
Monsieur A______, domicilié ______ [GE], requérant sur mesures superprovisionnelles et provisionnelles, représenté par Me Guglielmo PALUMBO, avocat, HABEAS Avocats Sàrl, rue du Général-Dufour 20, case postale 556,
1211 Genève 4,
et
1) Monsieur B______, p.a. C______ SA, ______ [VD], citée,
2) C______ SA, sise ______ [VD], autre citée,
3) D______ SA, sise ______ [VD], autre citée.
Attendu, EN FAIT, que par acte déposé à la Cour de justice le 25 juin 2025, A______ a formé une requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles à l'encontre de B______, C______ SA et D______ SA;
Qu'il a conclu, tant sur mesures superprovisionnelles que provisionnelles à ce qu'il soit fait interdiction à B______ et à toute filiale, média travailleur ou auxiliaire de D______ SA de prendre contact, de quelque manière que ce soit, avec les patients identifiés de A______, notamment en personne, par téléphone, par écrit ou par voie électronique et de publier tout article à propos de A______ et à ce qu'il soit ordonné à B______ et à toute filiale, média travailleur ou auxiliaire de D______ SA de cesser tout contact, de quelque manière que ce soit, avec les patients identifiés de A______, notamment en personne, par téléphone, par écrit ou par voie électronique, le tout sous la menace de la peine prévue par l'art. 292 CP et avec suite de frais;
Que A______ a allégué ce qui suit :
Qu'il est médecin titulaire d'un diplôme FMH de chirurgie générale;
Que le 23 décembre 2024, son autorisation de pratiquer à Genève a été temporairement suspendue à l'issue d'une procédure disciplinaire devant le Service du médecin cantonal; qu'il a toutefois contesté cette décision et la procédure est en cours;
Qu'il a appris de la part de deux de ses patients qu'ils avaient été contactés par B______, journaliste au "E______" dans le courant du mois de mai 2025 afin d'avoir une conversation le concernant; que le journaliste s'était en outre rendu au domicile d'un troisième patient à qui il avait appris que A______ était suspendu; que le journaliste avait également indiqué à ce patient qu'il disposait d'une liste d'une cinquantaine de patients de A______, qu'il en avait contacté cinq et qu'il contacterait les autres en vue de publier un article;
Que le ______ 2025, le [journal] "F______" – qui fait partie, comme "E______", de C______ SA, filiale de D______ SA – avait publié sous la plume de la journaliste G______ un éditorial intitulé "______"; qu'il en ressort que des médecins radiés dans un canton peuvent, le cas échéant, continuer à exercer dans un autre, faute de communication entre les cantons, alors que pourtant, il existe une base de données fédérale et publique;
Que A______ a fondé sa requête sur les articles 2 et 9 LCD ainsi que 28 et 28a CC et 30 al. 2 let. c et 32 al. 2 LPD; qu'il a notamment soutenu que les parties citées étaient aptes à influencer la concurrence de manière significative compte tenu de l'appartenance du journaliste B______ au plus grand groupe de médias privé de Suisse et que la publication d'un article le concernant aurait des conséquences directes sur ses intérêts économiques; que concernant la vraisemblance de ses prétentions fondées sur la LCD, il a soutenu que le journaliste l'exposait aussi gravement qu'inutilement en le désignant nommément lorsqu'il prenait contact avec de ses patients sans prendre de précaution qui dénoterait un souci d'agir de manière à préserver ses activités professionnelles, de sorte que les actes dénoncés étaient déloyaux; qu'en communiquant des informations personnelles sensibles le concernant à ses patients, les parties citées violaient par ailleurs la loi sur la protection des données et portaient atteinte à sa personnalité; que si l'article paraissait, la concurrence serait d'autant plus influencée au vu des méthodes d'enquête déloyales employées et de l'ampleur du lectorat des parties citées; que les mesures requises n'étaient pas disproportionnées dans la mesure où elles n'empêchaient pas le journaliste d'enquêter sur le sujet de la défaillance des autorités publiques dans la transmission d'informations disponibles sur une base de données fédérale publique;
Considérant, EN DROIT, que la Cour de céans est compétente ratione materiae pour connaître des litiges relevant de la loi fédérale du 19 décembre 1986 contre la concurrence déloyale lorsque la valeur litigieuse dépasse 30 000 francs (art. 5 al. 1 lit. d et al. 2 CPC; art. 120 al. 1 lit. a LOJ); que la Cour est également compétente pour examiner la violation de la protection de la personnalité, lorsque la prétention invoquée est fondée à la fois sur la LCD et sur l'art. 28 CC (ACJC/316/2016 du 9 mars 2016, consid. 2.2);
Que la loi fédérale contre la concurrence déloyale vise à garantir, dans l'intérêt de toutes les parties concernées, une concurrence loyale et qui ne soit pas faussée (art. 1 LCD); que cette loi ne concerne donc que le domaine de la concurrence, compris comme une compétition, une rivalité sur le plan économique entre des personnes qui offrent leurs prestations; que pour que les normes réprimant la concurrence déloyale s'appliquent, il ne suffit pas que le comportement incriminé apparaisse déloyal au regard de la liste d'exemples reproduits aux art. 3 à 8 LCD, mais il faut encore qu'il influe sur les rapports entre concurrents ou entre fournisseurs et clients (cf. art. 2 LCD in fine), notamment en influençant la décision des clients (cf. ATF 132 III 414 consid. 4.1.2 p. 422); qu'autrement dit, l'acte doit influencer le jeu de la concurrence, le fonctionnement du marché; que s'il n'est pas nécessaire que l'auteur de l'acte soit lui-même un concurrent ni qu'il ait la volonté d'influencer l'activité économique, l'acte doit cependant être objectivement propre à avantager ou désavantager une entreprise dans sa lutte pour acquérir de la clientèle, ou à accroître, respectivement diminuer ses parts de marché; que la LCD ne protège pas la bonne foi de manière générale, mais tend seulement à garantir une concurrence loyale (cf. ATF 133 III 431 consid. 4.1; 131 III 384 consid. 3; 126 III 198 consid. 2c/aa; arrêts du Tribunal fédéral 6B_106/2018 du 5 septembre 2018 consid. 2.4.1; 6B_887/2016 du 6 octobre 2016 consid. 5.1);
Que selon l'art. 2 LCD, est déloyal et illicite tout comportement ou pratique commercial qui est trompeur ou qui contrevient de toute autre manière aux règles de la bonne foi et qui influe sur les rapports entre concurrents ou entre fournisseurs et clients;
Que le juge ordonne les mesures provisionnelles nécessaires lorsque le requérant rend vraisemblable qu'une prétention dont il est titulaire est l'objet d'une atteinte ou risque de l'être, et que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable (art. 261 al. 1 CPC);
Que l'art. 262 CPC prévoit que le tribunal peut ordonner toute mesure provisionnelle propre à prévenir ou à faire cesser le préjudice, notamment l'interdiction et l'ordre de cessation d'un état de fait illicite;
Qu'en cas d'urgence particulière, notamment s'il y a risque d'entrave à leur exécution, le juge peut ordonner des mesures provisionnelles immédiatement, sans entendre les parties (art. 265 al. 1 CPC);
Que l'octroi de mesures provisionnelles suppose la vraisemblance du droit invoqué et des chances de succès du procès au fond, ainsi que la vraisemblance, sur la base d'éléments objectifs, qu'un danger imminent menace le droit du requérant, enfin la vraisemblance d'un préjudice difficilement réparable, ce qui implique une urgence (Message du Conseil fédéral du 28 juin 2006 relatif au code de procédure civile suisse, in FF 2006 p. 6841 ss, spéc. 6961; Bohnet, Commentaire romand, 2ème éd., 2019, n 3 ss ad art. 261 CPC);
Qu'est difficilement réparable le préjudice qui sera plus tard impossible ou difficile à mesurer ou à compenser entièrement; en principe, un préjudice financier n'est pas difficilement réparable (JdT 2016 III 188; JdT 2013 III 131); qu'une violation des droits de propriété intellectuelle ou de droit absolus, tels les droits de la personnalité, est susceptible de constituer un dommage difficilement réparable (Sprecher, Basler Kommentar, Zivilprozessordnung, 4ème éd., 2024, n. 34 ad art. 261 CPC);
Que selon l'art. 266 CPC, le tribunal ne peut ordonner de mesures provisionnelles contre un média à caractère périodique que si l’atteinte est en cours ou imminente et cause ou peut causer un préjudice grave (let. a), si l’atteinte n’est manifestement pas justifiée (let. b) et si la mesure ne paraît pas disproportionnée (let. c); que l'art. 266 CPC soumet à des conditions particulièrement strictes l’octroi de mesures provisionnelles à l’encontre d’un média à caractère périodique (Bohnet, op. cit., n. 2 ad art. 266 CPC), afin d'éviter que le juge civil ne puisse indirectement exercer une forme de censure (Message du Conseil fédéral du 5 mai 1982 concernant la révision du code civil [Protection de la personnalité: art. 28 CC et 49 CO], FF 1982 II 690); que lorsqu’il est question d’information dans les médias, le juge doit opérer avec soin une pesée entre l’intérêt du lésé à l’intégrité de sa personne et celui de la presse à accomplir sa mission d’information et surtout son rôle de surveillance (Bohnet, op. cit., n. 18 ad art. 266 CPC); que la diffusion par la presse de faits vrais est en principe justifiée par la mission d’informer, à moins qu’elle ne porte atteinte à la sphère secrète ou privée de la personne visée ou ne la rabaisse par des propos dont la forme est inutilement blessante; que les opinions, commentaires et jugements de valeur sont admissibles, dans la mesure où ils apparaissent fondés sur le vu des faits auxquels ils se réfèrent, à moins que leur forme ne dénigre inutilement la personne visée (Bohnet, op. cit., n. 19 ad art. 266 CPC); que l'atteinte au droit de fond ne soit manifestement pas justifiée signifie que le requérant doit apporter au juge une quasi-certitude (arrêt du Tribunal fédéral 5A_641/2011 du 23 février 2012, consid. 7.1);
Qu'en l'espèce, la question de la compétence de la Cour pour connaître des mesures requises en tant qu'elles sont fondées sur la concurrence déloyale se pose; que s'il n'est pas nécessaire que les parties soient dans une relation de concurrence, il ne suffit pas que le requérant subisse un préjudice économique, mais il faut que les actes dénoncés faussent la concurrence; que le fonctionnement du marché sur lequel le requérant est actif n'est toutefois pas nécessairement perturbé par le simple fait que le journaliste travaille dans un groupe de médias dont l'audience est importante; qu'en l'absence de compétence sur la base de la loi contre la concurrence déloyale, la Cour ne serait pas compétente pour connaître en instance unique en vertu de l'art. 5 CPC des violations invoquées fondées sur le Code civil ou la loi sur la protection des données;
Que par ailleurs, il peut être relevé que l'objet de l'article qui se préparerait n'est pas connu; qu'il ne peut être retenu de manière suffisamment vraisemblable à ce stade que le requérant en est le sujet principal; qu'il n'est par ailleurs pas possible en l'état de savoir si le nom du requérant sera cité dans l'article à paraître, ce qui n'est pas nécessairement indispensable si l'article vise à traiter, en général, de la problématique des médecins qui ont été suspendus et de la transmission de cette information;
Que les circonstances dans lesquelles le journaliste a eu connaissance du nom des patients du requérant ne sont pas connues et il ne peut dès lors être retenu qu'il les a nécessairement obtenus par une tromperie;
Que le requérant soutient que le comportement reproché aux parties citées est déloyal au motif que le journaliste contacte ses patients; que le fait pour un journaliste de contacter des personnes à mêmes de l'éclairer sur le sujet qu'il traite ne peut être considéré comme déloyal; que la manière dont il se présente pour tenter d'obtenir des informations n'est par ailleurs pas trompeuse ou contraire à la bonne foi puisqu'il mentionne explicitement sa qualité de journaliste et le nom du requérant; que le fait de mentionner que le requérant est suspendu n'est vraisemblablement pas déloyal ou attentatoire à sa personnalité dans la mesure où le fait est vrai et qu'il ressort vraisemblablement d'une base de données fédérale publique;
Qu'en outre, le prononcé de mesures provisionnelles à l'encontre des médias nécessite la réunion de conditions strictes; que la problématique évoquée présente un intérêt public et qu'il n'est pas rendu vraisemblable que le requérant risque de subir une atteinte qui n'est manifestement pas justifiée;
Qu'enfin, si le journaliste entend contacter les cinquante patients du requérant alors que cinq seulement l'ont été en l'état, l'article n'est vraisemblablement pas sur le point de paraître et la situation ne présente vraisemblablement pas d'urgence particulière au sens de l'art. 265 CPC;
Qu'ainsi la requête de mesures superprovisionnelles sera rejetée;
Qu'un délai de dix jours dès la notification du présent arrêt sera imparti aux parties citées pour répondre à la requête de mesures provisionnelles (art. 265 al. 2 CPC);
Qu'il sera statué sur les frais judiciaires relatifs à la présente décision avec l'arrêt au fond (art. 104 al. 3 CPC).
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La Chambre civile :
Statuant sur mesures superprovisionnelles :
Rejette, dans la mesure où elle est recevable, la requête de mesures superprovisionnelles formée par A______ le 25 juin 2025 dans la cause C/15035/2025.
Dit qu'il sera statué sur les frais liés à la présente décision dans l'arrêt rendu sur mesures provisionnelles.
Statuant préparatoirement sur mesures provisionnelles :
Impartit à B______, C______ SA et D______ SA un délai de dix jours dès notification du présent arrêt pour répondre par écrit à la requête de mesures provisionnelles formée par A______.
Réserve la suite de la procédure.
Siégeant :
Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, présidente; Monsieur
Laurent RIEBEN, Madame Ursula ZEHETBAUER GHAVAMI, juges;
Madame Jessica ATHMOUNI, greffière.
S'agissant de mesures superprovisionnelles, il n'y a pas de voie de recours au Tribunal fédéral (ATF 137 III 417 consid. 1.3).