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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/1383/2018

ATA/1024/2019 du 18.06.2019 ( AMENAG ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1383/2018-AMENAG ATA/1024/2019

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 18 juin 2019

 

dans la cause

 

Monsieur A______
représenté par Me Gabriel Raggenbass, avocat

contre

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE

 



EN FAIT

1) Monsieur A______ est propriétaire de la parcelle n° 1______ de la commune de B______, d'une surface de 1'769 m2, à l'adresse 22bis, chemin C______, sur le plateau de D______.

Sur ce terrain est édifiée une maison d'habitation, construite au début du XXème siècle (bâtiment no 2______).

La parcelle est située en 5ème zone de construction.

Les terrains situés de l'autre côté du chemin C______ ont été déclassés en zone de développement 3 selon une loi votée par le Grand Conseil le 28 juin 2013.

2) Le 31 mars 2016, une demande visant à démolir le bâtiment existant et à construire un habitat groupé a été déposée.

3) a. Le 29 novembre 2016, l'association E______ (ci-après : E______) a déposé en main du département de l'aménagement, du logement et de l'énergie devenu depuis le département du territoire (ci-après : le département) une demande d'inscription à l'inventaire de la villa existante sur la parcelle de M. A______.

Il s'agissait d'une remarquable villa de style art nouveau vernaculaire construite vers 1910.

Le plateau de D______ n'avait jamais fait l'objet d'un recensement malgré ses évidentes qualités patrimoniales. Le chemin C______ et le chemin de D______ étaient inscrits à l'inventaire des voies de communication historiques de la Suisse, et étaient déjà relevés par le plan de Cassini en 1735. Ils étaient encore bordés de chênes dont certains étaient certainement plus que bicentenaires.

Le plateau de D______ avait été urbanisé par l'architecte F______.

Le bâtiment visé par la demande avait peut-être été édifié par les architectes G______ et H______ ; il avait été agrandi en 1925 par l'architecte I______. Il s'agissait d'une des constructions les plus anciennes et les plus représentatives du plateau de D______, qui avait conservé son état d'origine à l'extérieur comme à l'intérieur. Elle était entourée d'arbres de grande taille et de haies d'essences diverses.

Les nouveaux immeubles se réalisaient au coup par coup sur le plateau de D______, sans qu'une appréciation d'ensemble n'ait été réalisée, malgré les demandes des instances de conservation du patrimoine.

b. Cette demande a été transmise, pour information, à M. A______ afin qu'il puisse se déterminer à son sujet.

4) Le 28 février 2017, Mesdames J______ et K______, déléguées par la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : CMNS), ont établi un rapport de visite du bâtiment en question. M. A______ avait participé à cette visite.

Après avoir décrit la situation géographique et historique du secteur, retracé l'historique de la maison et l'avoir décrite, elles concluaient que la maison, fortement marquée par l'agrandissement de 1925, avait dû être construite par I______. Les transformations extérieures de la toiture et les travaux d'entretien ainsi que d'aménagement n'avaient pas été de nature à valoriser l'ancienneté et l'esthétique d'origine de la villa. À l'intérieur, une substance patrimoniale significative reflétant une influence stylistique très « Heimatstil » avait été maintenue. Le site était de qualité. D'autres bâtiments étaient en cours de mise à l'inventaire et le chemin C______ avait gardé son tracé historique. Les demandes étaient traitées au cas par cas. Le secteur était soumis à une forte urbanisation, vu sa proximité avec la ville.

5) Le 8 mars 2017, la sous-commission monuments et antiquités (ci-après : SCMA) de la CMNS a préavisé favorablement l'inscription du bâtiment n° 2______ à l'inventaire, reprenant la substance du rapport de visite du 28 février 2017.

6) Par courrier du 23 mars 2017, complété le 13 avril 2017, M. A______ a conclu au rejet de la demande d'inscription à l'inventaire.

La requête n'avait été déposée que pour s'opposer à son projet de construction.

Ce dernier n'aurait aucune influence sur l'état et le tracé du chemin C______. Les projets situés dans le quartier de la L______, de l'autre côté dudit chemin, auraient beaucoup plus d'effet.

Le projet de démolition ne prévoyait aucun abattage d'arbre. Ceux prévus dans le cadre du projet de construction avaient été préavisés favorablement, au vu du plan d'abattage et de protection des arbres réalisé.

La mise à l'inventaire visait à s'opposer tant à son propre projet qu'à la densification prévue pour la zone. Lui-même était membre du comité de l'association des intérêts de D______ et s'était toujours investi dans la protection et la conservation de ce plateau. Son projet était lié au fait qu'il était veuf, que sa maison était sous-occupée, et que son entretien engendrait des coûts qui n'étaient plus raisonnables ou supportables.

De plus, M. A______ a produit une expertise de la banque M______, dont il ressortait que la valeur du terrain était d'un peu plus de CHF 2'500'000.- et celle de la maison d'un peu plus de CHF 500'000.- soit au total, avec la piscine existante, environ CHF 3'340'000.-. Aucune des agences ayant cherché des acquéreurs pour le bien n'en avaient trouvés, depuis 2011. De plus, l'intéressé avait des dettes successorales, à hauteur de CHF 600'000.- et hypothécaires, à hauteur de CHF 800'000.-. L'entretien du bâtiment et du jardin lui revenait à environ CHF 50'000.- par année alors que ses revenus de retraité étaient d'environ CHF 90'000.- par année.

7) Par arrêté du 15 mars 2018, le Conseil d'État a approuvé l'inscription à l'inventaire des immeubles dignes d'être protégés du bâtiment n° 2______ et de la parcelle n° 1______ de la commune de B______.

E______ ne s'était pas déterminé; la commune avait préavisé défavorablement cette mesure, les qualités du bâtiment et de la parcelle n'étant selon elle pas suffisantes pour la justifier. De plus, cette mesure était incompatible avec les intérêts économiques du propriétaire.

Le bâtiment n° 2______ présentait, au vu du dossier, un intérêt incontestable sur le plan patrimonial et était digne de protection. Les aménagements subis en 1925 n'avaient pas modifié sa substance patrimoniale.

Rien ne permettait d'affirmer qu'aucun acheteur ne serait disposé à conserver le bâtiment même si le cercle des acquéreurs potentiels était réduit.

Le fait qu'il n'y ait pas eu de recensement architectural avant le prononcé de l'inscription était sans conséquence, l'existence d'un tel recensement ne constituant pas une condition préalable.

8) Le 11 mai 2017, l'intéressé a transmis au département un extrait de la carte de thermographie aérienne concernant son bâtiment. Ce dernier était sujet à une très importante déperdition de chaleur, laquelle entraînait des charges financières importantes.

9) le 25 octobre 2017, M. A______ s'est à nouveau adressé au département. Le préavis de la CMNS semblait plus fondé sur le regret d'une absence de mesures de protection concernant la zone visée que par les qualités architecturales et patrimoniales de sa maison. Cette dernière avait, selon l'avis de la CMNS, été fortement touchée par l'agrandissement de 1925. Le projet de démolition et de reconstruction ne toucherait pas le tracé du chemin C______, ni les chênes qui bordaient ce dernier, lequel était déjà largement entouré d'immeubles ou d'habitat groupé, d'autres bâtiments devant encore être édifiés.

10) Le 26 avril 2018, M. A______ a saisi la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) d'un recours contre la décision précitée.

Après avoir rappelé les éléments qu'il avait exposés lors de la procédure de consultation ainsi que les principes applicables en matière de mise à l'inventaire, M. A______ concluait à l'annulation de l'arrêté litigieux. L'autorité ne s'était pas déterminée, dans sa décision, sur l'ensemble des éléments mis en avant par le recourant au cours de la procédure. Le bâtiment concerné, dont la substance initiale avait été fortement impactée par l'agrandissement de 1925, ne répondait pas aux conditions de qualités nécessaires à une inscription à l'inventaire. Au cours, soit de l'agrandissement de 1925, soit de la rénovation lourde réalisée par le recourant en 1972, plusieurs pièces de la maison avaient été totalement vidées, mises à nu et refaites ; les toitures et les façades avaient été largement rénovées avec des matériaux des années 1970. Au surplus, le style « Heimatstil » n'était pas typique de la région genevoise et avait surtout concerné de grands bâtiments.

Le seul fait que le bâtiment n° 2______ ait été construit en 1913, agrandi en 1925, rénové en 1972 et qu'il présente une influence stylistique de genre « Heimatstil » ne suffisait pas à justifier une mesure de protection.

Quant au site, le chemin C______ situé en zone de développement 3 était largement bordé d'immeubles récents, étant précisé que d'autres bâtiments devaient être prochainement édifiés.

Le projet de démolition du bâtiment n° 2______ n'avait aucun effet sur ce chemin, ni sur les chênes qui le longeaient.

La mesure litigieuse violait le principe de la proportionnalité et ne tenait pas compte de l'intérêt privé du recourant pourtant largement démontré par pièces. En revanche, l'intérêt public était limité, si ce n'est absent ou même s'opposant à la mesure litigieuse dans ses aspects énergétiques notamment.

11) Le 29 mai 2018, le département a conclu au rejet du recours.

Le droit d'être entendu du recourant avait été respecté, de même que les garanties constitutionnelles protégeant la propriété.

Au surplus, le département détaillait l'intérêt historique et architectural du « Heimatstil ». Pour les raisons ressortant du rapport du 28 février 2017, la protection du bâtiment était nécessaire, tant pour le bâtiment en lui-même que pour la cohérence du site.

L'intérêt privé du recourant devait être relativisé dès lors que la mesure n'empêchait pas de vendre le bâtiment. De même, le préavis négatif de la commune n'était pas décisif, dès lors qu'il émanait d'une autorité politique sans connaissances techniques particulières.

12) Le 25 juin 2018, M. A______ a répliqué, développant et précisant ses arguments initiaux.

Il ne déniait pas les qualités de « l'Heimatstil », mais l'intégralité des bâtiments de ce style ne pouvaient être protégés. Les exemples cités par le département s'éloignaient largement de la situation de sa maison.

13) Le 17 septembre 2018, le juge délégué par la chambre administrative a procédé à un transport sur place, au cours duquel les participants ont pu visiter la parcelle, le jardin et la maison, et les parties ont souligné leurs positions respectives.

Le procès-verbal a été soumis aux parties, lesquelles ont amené des précisions par des courriers qui ont été annexés au procès-verbal.

Le détail des constatations faites sera en tant que de besoin repris dans la partie en droit du présent arrêt.

14) Le 19 octobre 2018, le département a transmis à la chambre administrative des observations après enquêtes. Les mesures de protection ne visaient pas uniquement les monuments exceptionnels, uniques ou rares mais déjà ceux ayant la qualité du bâtiment n° 2______.

Le fait que d'autres bâtiments aient été maintenus, notamment la maison de Monsieur N______ au chemin O______, n'était pas contesté. Ce bâtiment n'avait jamais été menacé de démolition et l'association qui s'était constituée pour le protéger avait été encouragée par l'État. Les autres exemples cités démontraient que la maison du recourant avait autant d'intérêt que d'autres bâtiments, certains nettement plus modestes, mais néanmoins protégés. L'ensemble des intérêts en cause avait été pris en compte par l'autorité avant de décider d'inscrire ce bâtiment à l'inventaire.

15) Le 23 novembre 2018, M. A______ a maintenu ses conclusions. La pesée des intérêts en présence n'avait pas été faite par le département. La villa de M. N______, située à 300 m de la sienne, était extraordinairement bien conservée, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, sans faire l'objet d'une mesure de protection.

16) Sur quoi, la cause a été gardée à juger, ce dont les parties ont été informées.

 

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) a. L'assujettissement d'un immeuble à des mesures de conservation ou de protection du patrimoine naturel ou bâti constitue une restriction du droit de propriété garanti par l'art. 26 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101).

Pour être compatible avec cette disposition, l'assujettissement doit donc reposer sur une base légale, être justifié par un intérêt public et respecter le principe de la proportionnalité (art. 36 Cst. ; ATF 126 I 219 consid. 2a ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_386/2010 du 17 janvier 2011 consid. 3.1 ; ATA/1295/2015 du 8 décembre 2015 ; ATA/721/2012 du 30 octobre 2012 consid. 8a).

b. Le principe de la proportionnalité, garanti par les art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst., exige qu'une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive. En outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et exige un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (ATF 126 I 219 consid. 2c et les références citées).

Traditionnellement, le principe de la proportionnalité se compose des règles d'aptitude - qui exige que le moyen choisi soit propre à atteindre le but fixé -, de nécessité - qui impose qu'entre plusieurs moyens adaptés, l'on choisisse celui qui porte l'atteinte la moins grave aux intérêts privés - et de proportionnalité au sens étroit - qui met en balance les effets de la mesure choisie sur la situation de l'administré et le résultat escompté du point de vue de l'intérêt public (ATF 125 I 474 consid. 3 ; arrêt du Tribunal fédéral 1P. 269/2001 du 7 juin 2001 consid. 2c ; ATA/569/2015 du 2 juin 2015 et les arrêts cités).

c. En principe, les restrictions de la propriété ordonnées pour protéger les monuments et les sites naturels ou bâtis sont d'intérêt public et celui-ci prévaut sur l'intérêt privé lié à une utilisation financière optimale du bâtiment (ATF 126 I 219 consid. 2c ; 120 Ia 270 consid. 6c ; 119 Ia 305 consid. 4b).

Le sacrifice financier auquel le propriétaire est soumis du fait de la mise à l'inventaire constitue un élément important pour apprécier si l'atteinte portée par cette mesure à son droit de propriété est supportable ou non (ATF 126 I 219 consid. 6c ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_52/2016 du 7 septembre 2016 consid. 3.2).

En relation avec le principe de la proportionnalité au sens étroit, une mesure de protection des monuments est incompatible avec la Constitution si elle produit des effets insupportables pour le propriétaire ou ne lui assure pas un rendement acceptable. Savoir ce qu'il en est dépend notamment de l'appréciation des conséquences financières de la mesure critiquée ; il incombe à l'autorité d'établir les faits de telle manière qu'apparaissent clairement toutes les conséquences de la mesure, des points de vue de l'utilisation future du bâtiment et des possibilités de rendement pour son propriétaire (ATF 126 I 219 consid. 6c in fine et consid. 6h ; arrêts du Tribunal fédéral 1C_52/2016 précité consid. 2 ; 1P.842/2005 du 30 novembre 2006 consid. 2.4).Il faut également tenir compte du caractère nécessaire de la mesure. Plus un bâtiment est digne d'être conservé, moins les exigences de la rentabilité doivent être prises en compte (ATF 118 Ia 384 consid. 5e ; dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a considéré que « le Tribunal administratif n'a pas abusé de son pouvoir d'appréciation en jugeant que l'intérêt essentiellement financier de la propriétaire ne pouvait l'emporter sur l'intérêt public à la conservation du bâtiment. Si les intérêts financiers du propriétaire devaient l'emporter, on ne pourrait pratiquement jamais classer un bâtiment digne de protection »).

3) a. Conformément à l'art. 4 de la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites du 4 juin 1976 (LPMNS - L 4 05), sont protégés les monuments de l'histoire, de l'art ou de l'architecture et les antiquités immobilières situés ou découverts dans le canton, qui présentent un intérêt archéologique, historique, artistique, scientifique ou éducatif, ainsi que les terrains contenant ces objets ou leurs abords (let. a) et les immeubles et les sites dignes d'intérêt, ainsi que les beautés naturelles (let. b).

b. Un monument au sens de la LPMNS est toujours un ouvrage, fruit d'une activité humaine. Tout monument doit être une oeuvre digne de protection du fait de sa signification historique, artistique, scientifique ou culturelle. Il appartient aux historiens, historiens de l'art et autres spécialistes de déterminer si les caractéristiques présentées par le bâtiment le rendent digne de protection, d'après leurs connaissances et leur spécialité. À ce titre, il suffit qu'au moment de sa création, le monument offre certaines caractéristiques au regard des critères déjà vus pour justifier son classement, sans pour autant devoir être exceptionnel dans l'abstrait. Un édifice peut également devenir significatif du fait de l'évolution de la situation et d'une rareté qu'il aurait gagnée. Les particularités du bâtiment doivent au moins apparaître aux spécialistes et trouver le reflet dans la tradition populaire sans trop s'en écarter (ATA/1068/2016 du 20 décembre 2016 consid. 5b ; ATA/1214/2015 du 10 novembre 2015 consid. 4b ; ATA/721/2012 précité et les références citées).

c. Selon la charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites élaborée et adoptée à l'échelle internationale en 1964 à Venise à l'occasion du deuxième congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques (ci-après : la charte de Venise), la notation de monument historique comprend tant la création architecturale isolée, que le site urbain ou rural qui porte témoignage d'une civilisation particulière, d'une évolution significative ou d'un événement historique. Elle s'étend non seulement aux grandes créations, mais aussi aux oeuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle (art. 1 charte de Venise).

d. L'art. 4 let. a LPMNS, en tant qu'il prévoit la protection de monuments de l'architecture présentant un intérêt historique, scientifique ou éducatif, contient des concepts juridiques indéterminés qui laissent par essence à l'autorité comme au juge une latitude d'appréciation considérable. Il apparaît en outre que, depuis quelques décennies en Suisse, les mesures de protection ne s'appliquent plus uniquement à des monuments exceptionnels ou à des oeuvres d'art mais qu'elles visent des objets très divers du patrimoine architectural du pays, parce qu'ils sont des témoins caractéristiques d'une époque ou d'un style (Philip VOGEL, La protection des monuments historiques, 1982, p. 25). La jurisprudence a pris acte de cette évolution (ATF 126 I 219 consid. 2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_300/2011 du 3 février 2012 consid. 5.1.1).

Alors qu'à l'origine, les mesures de protection visaient essentiellement les monuments historiques, à savoir des édifices publics, civils ou religieux, ainsi que des sites et objets à valeur archéologique, elles se sont peu à peu étendues à des immeubles et objets plus modestes, que l'on a qualifiés de patrimoine dit « mineur », caractéristique de la campagne genevoise, pour enfin s'ouvrir sur une prise de conscience de l'importance du patrimoine hérité du XIXe siècle et la nécessité de sauvegarder un patrimoine plus récent, voire contemporain (ATA/1068/2016 précité consid. 5d ; ATA/1214/2015 précité consid. 4d ; ATA/721/2012 précité consid. 4c).

Néanmoins, comme tout objet construit ne mérite pas une protection, il faut procéder à une appréciation d'ensemble, en fonction des critères objectifs ou scientifiques. Pour le classement d'un bâtiment, la jurisprudence prescrit de prendre en considération les aspects culturels, historiques, artistiques et urbanistiques. La mesure ne doit pas être destinée à satisfaire uniquement un cercle restreint de spécialistes. Elle doit au contraire apparaître légitime aux yeux du public ou d'une grande partie de la population, pour avoir en quelque sorte une valeur générale (ATF 120 Ia 270 consid. 4a ; 118 Ia 384 consid. 5a ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_32/2012 du 7 septembre 2012 consid. 6.1 ; ATA/428/2010 du 22 juin 2010 consid. 7c et les références citées).

4) a. L'art. 7 al. 1 LPMNS prévoit qu'il est dressé un inventaire de tous les immeubles dignes d'être protégés au sens de l'art. 4 LPMNS. Lorsqu'une procédure de mise à l'inventaire est ouverte, la commune du lieu de situation est consultée (art. 8 al. 1 LPMNS et 17 al. 3 du règlement d'exécution de la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites du 29 novembre 1976 - RPMNS - L 4 05.01). La CMNS formule ou examine les propositions d'inscription ou de radiation d'immeubles à l'inventaire (art. 5 al. 2 let. b RPMNS). Le département jouit toutefois, sous réserve d'excès ou d'abus de pouvoir, d'une certaine liberté d'appréciation dans les suites à donner dans un cas d'espèce, quel que soit le contenu des préavis, ceux-ci n'ayant qu'un caractère consultatif (ATA/721/2012 précité et les références citées).

b. Depuis la modification de la LPMNS, entrée en vigueur le 20 octobre 2000, la mise à l'inventaire entraîne l'obligation de maintenir les immeubles et d'en préserver les éléments dignes d'intérêt (art. 9 al. 1 1ère phr. LPMNS). L'art. 90 al. 1 de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05), aux termes duquel les structures porteuses, de même que les autres éléments particulièrement dignes de protection doivent, en règle générale, être sauvegardés en cas de rénovation ou de transformation, est applicable par analogie aux travaux exécutés dans ces immeubles (art. 9 al. 1 2ème phr. LPMNS). Restent réservés les cas d'intérêt public (art. 9 al. 1 3ème phr. LPMNS).

L'inscription à l'inventaire a une portée de protection réelle, pour des bâtiments dont l'intérêt a été reconnu, mais dont le classement ne se justifie pas, de manière à garantir des immeubles qui méritent d'être maintenus et qui ne sont pas protégés par d'autres mesures (MGC 2000/II p. 1685ss, 1696).

c. Chaque fois que l'autorité administrative suit les préavis des instances consultatives, l'autorité de recours observe une certaine retenue, fonction de son aptitude à trancher le litige (ATA/1214/2015 précité et les références citées ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, n. 508 p. 176 et la jurisprudence citée). Les autorités de recours se limitent à examiner si le département ne s'écarte pas sans motif prépondérant et dûment établi du préavis de l'autorité technique consultative, composée de spécialistes capables d'émettre un jugement dépourvu de subjectivisme et de considérations étrangères aux buts de protection fixés par la loi (ATA/1214/2015 précité ; ATA/126/2013 du 26 février 2013 ; ATA/549/2011 du 30 août 2011). La chambre est en revanche libre d'exercer son propre pouvoir d'examen lorsqu'elle procède elle-même à des mesures d'instruction, à l'instar d'un transport sur place (ATA/699/2015 du 30 juin 2015).

d. Si la consultation de la CMNS est imposée par la loi, le préavis de cette commission a un poids certain dans l'appréciation qu'est amenée à effectuer l'autorité de recours (ATA/1214/2015 précité ; ATA/126/2013 précité ; ATA/417/2009 du 25 août 2009). En outre, la CMNS se compose pour une large part de spécialistes, dont notamment des membres d'associations d'importance cantonale, poursuivant par pur idéal des buts de protection du patrimoine
(art. 46 al. 2 LPMNS). À ce titre, son préavis est important (ATA/1214/2015 précité).

5) a. Dans l'application des principes rappelés ci-dessus au cas d'espèce, il est en premier lieu nécessaire de constater que, si la CMNS a rendu un préavis favorable, tel n'était pas le cas de la commune. D'autre part, la chambre administrative a effectué un transport sur place. Dans ces circonstances, elle dispose d'un libre pouvoir d'appréciation.

b. Le bâtiment litigieux dispose certes de qualités intéressantes. Il a été édifié au moment de l'urbanisation du plateau de D______, puis agrandi, probablement par le même architecte. Toutefois, le fait qu'il a été agrandi peu de temps après sa construction a touché sa cohérence. S'agissant de l'extérieur, l'impact de cette intervention et son rôle dans la toiture ont été relevés par les délégués de la CMNS dans le rapport du 28 février 2017. S'agissant de l'intérieur, il a été constaté, lors du transport sur place que, bien que les éléments principaux des pièces, en particulier du rez-de-chaussée, aient été conservés, les différences entre le bâtiment initial et l'agrandissement étaient visibles.

D'autre part, il ressort des pièces du dossier ainsi que du transport sur place, que le bâtiment a fait l'objet de plusieurs interventions, telles que la création d'une ouverture dans la cuisine, la pose de pierres apparentes en façade, ou une rénovation - ayant touché tant l'intérieur que l'extérieur du bâtiment - en 1972.

Le maintien du bâtiment nécessiterait une intervention de remise en état non seulement d'un point de vue thermique, mais aussi du point de vue de l'aménagement et de la structuration de l'intérieur. À titre d'exemple, le nombre de sanitaires existants, soit deux pour sept chambres à coucher et treize pièces, apparaît insuffisant au regard des normes et des habitudes du XXI siècle. Une telle intervention apparaît difficile à faire sans toucher à la substance du bâtiment que la mesure entend protéger et son coût n'a jamais été évalué d'un point de vue financier.

c. Ainsi que le relève le recourant, le projet de construction qu'il a soumis au département ne touche pas les chênes longeant le chemin C______, ni les qualités urbanistiques de cette voie historique, qui sera principalement touchée par les immeubles à construire de l'autre côté de cette artère.

d. La chambre administrative relèvera que, ainsi que l'a relevé le recourant, le bâtiment litigieux n'est pas unique, et cela même sur le plateau de D______. Les bâtiments cités en exemple par le recourant en sont l'illustration.

6) S'agissant du principe de la proportionnalité, la chambre administrative relèvera que le recourant a démontré d'une part avoir tenté, sans succès, de vendre son bien en l'état préfixé par l'expertise qu'il avait fait réaliser et, d'autre part, être dans une situation financière délicate du fait de dettes hypothécaires et successorales, ainsi que des frais d'entretien de la maison. D'autre part, il indique, sans être contredit, habiter seul dans ce bâtiment.

En procédant à une analyse globale de la situation, la chambre administrative constate que, au vu de l'intérêt relatif du bâtiment, des interventions qu'il a subies, des autres bâtiments existants édifiés à la même époque dans le même quartier ainsi que de l'intérêt privé du recourant à pouvoir valoriser son bien, le recours sera admis et la décision litigieuse sera annulée.

7) Au vu de cette issue, aucun émolument ne sera perçu et une indemnité de procédure de CHF 1'500,- sera allouée au recourant, à la charge de l'État de Genève (art. 87 al. 1 et al. 2 LPA)

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 26 avril 2018 par Monsieur A______ contre l'arrêté du Conseil d'État, soit pour lui le département du territoire, du 15 mars 2018 ;

 

au fond :

l'admet ;

annule l'arrêté du Conseil d'État, soit pour lui le département du territoire inscrivant à l'inventaire le bâtiment no 2______ et la parcelle no 1______ du cadastre de la commune de B______ ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue à Monsieur A______ une indemnité de procédure de CHF 1'500.- , à la charge de l'État de Genève;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Gabriel Raggenbass, avocat du recourant, ainsi qu'au département du territoire.

Siégeant : Mme Payot Zen-Ruffinen, présidente, MM. Thélin, Pagan et Verniory, Mme Cuendet, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

S. Hüsler Enz

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. Payot Zen-Ruffinen

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :