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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2774/2008

ATA/428/2010 du 22.06.2010 ( DCTI ) , REJETE

Descripteurs : ; AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ; PLAN D'AFFECTATION ; PROTECTION DES MONUMENTS ; ZONE DE DÉVELOPPEMENT ; INVENTAIRE ; POUVOIR D'EXAMEN ; GARANTIE DE LA PROPRIÉTÉ ; INTÉRÊT PUBLIC ; PROPORTIONNALITÉ
Normes : LPMNS.4 ; LPA.66
Résumé : Mise à l'inventaire de deux bâtiments incorporés parallèlement dans un plan localisé de quartier, jugée conforme aux principes de la base légale, de l'intérêt public et de la proportionnalité. Notion de monument au sens de l'art. 4 LPMNS.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2774/2008-DCTI ATA/428/2010

ARRÊT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

du 22 juin 2010

dans la cause

 

Monsieur A______
et
SI B______
représentés par Me Julien Blanc, avocat

et

COMMUNE DE CHÊNE-BOUGERIES
représentée par Me Vincent Jeanneret, avocat

contre

DÉPARTEMENT DES CONSTRUCTIONS ET DES TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION
représenté par Me Serge Patek, avocat


EN FAIT

1) Monsieur A______ est propriétaire de la parcelle 1______, feuille 2______ du cadastre de la commune de Chêne-Bougeries, sur laquelle sont notamment édifiés les bâtiments A 3______ et A 4______, situés respectivement à l’adresse ______ (ci-après : ______) et ______, chemin C______.

2) La SI B______ (ci-après : la SI) est propriétaire de l'immeuble sis à cette adresse sur la parcelle n° 6______ (A 5______).

3) Ces deux immeubles, qui faisaient autrefois partie d'une même exploitation, sont accolés par un coin.

4) Ils sont situés en zone 5, développement 3.

5) En 1991, le département du territoire (ci-après : DT, dénommé à cette époque département des travaux publics) a recensé le patrimoine architectural et des sites du canton. A cette occasion, il a dressé un plan de synthèse du secteur de C_______ nord situé sur la commune de Chêne-Bougeries. Les immeubles susvisés ont été recensés comme bâtiments exceptionnels, avec ceux sis au 18 et au 12, chemin C_______. Ce plan a été approuvé par la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : CMNS) le 11 décembre 1991.

6) Suite à une demande d’autorisation de construire portant sur une parcelle située à proximité (n° 7______) attenante aux villas dites "villas D______", un projet de plan localisé de quartier (ci-après : PLQ), visant des terrains compris entre le chemin C______, la route de I______ et le chemin E______, a vu le jour.

7) Pour des raisons essentiellement procédurales, le Tribunal administratif a annulé ce PLQ par arrêt du 30 mai 2000.

8) Suite à cet arrêt, l'Association F______ a demandé l'élaboration d'un plan de site tenant compte du recensement effectué en 1991.

9) A cette même période, des squatters ont élu domicile dans les immeubles susvisés, alors inoccupés.

10) En été 2002, Madame G______, historienne des bâtiments, a effectué, à la demande du département, une étude portant sur les vestiges de l’ancien hameau C______.

Jusqu’au traité de Turin en 1654, le hameau marquait la frontière entre les terres franches appartenant au domaine de la République de Genève et les terres de Saint-Victor et Chapitre sur lesquelles la Savoie exerçait une influence prépondérante. Situé au milieu de la campagne, aux portes de la ville alors fortifiée, le hameau comptait une boulangerie, des « logis », des cabarets, des granges et des écuries destinés à héberger et à restaurer des hôtes de passage. C’est là que Jean-Jacques Rousseau rencontra sa protectrice et amante Madame de Warens. Si, à la fin des années 1930, les bâtiments du hameau avaient perdu leurs terrains environnants, suite à la construction de lotissements, ils n’en avaient pas moins conservé l’essentiel de leur substance. Les années d’après guerre (1950) avaient cependant ravagé l’ancien hameau. Il restait de l’ancienne période l’enveloppe des bâtiments A 8______ et A 9______ sis au ______, chemin C______ qui composait l’un des grands logis au centre duquel se trouvait une cour. La façade datait des 16/17ème siècle. L’intérieur avait été entièrement vidé et remplacé par une structure modulaire en dalles de béton et piliers. Le bâtiment A 10______ situé au ______ du même chemin appartenait en 1770 au boulanger et bourgeois de Genève Antoine Aldin. Il se dégageait de sa jolie façade du 18ème siècle un raffinement à l’image de l’importance que les habitants de la ville accordaient alors à ce hameau. Il ne restait toutefois de ce bâtiment que l’enveloppe, cet immeuble ayant subi les mêmes transformations que le bâtiment A 9______. Quant au ______, ______ et ______, chemin C______, qui abritaient le cœur de l'ancien hameau, ils composaient un groupe de bâtiments particulièrement bien préservés sur le plan de la substance. Seules quelques interventions ponctuelles y avaient été effectuées depuis une centaine d'années, ce qui les avait protégés des ravages des années 1950. Non entretenus, ces bâtiments nécessitaient d'urgence des travaux d'entretien et d'assainissement.

Le bâtiment situé ______, chemin C______ était constitué de deux parties placées dos à dos disposant chacune de leur propre toit dont les faîtes étaient cependant reliés du côté nord. La partie côté rue comportait une cave à demi enfouie comprenant au-dessus deux chambres, avec chacune leur cheminée, auxquelles on accédait par un perron extérieur. La partie arrière joignant ce corps comprenait le four, la boulangerie et une grande cuisine de plain-pied au-dessus desquels se trouvaient un grenier et une chambre à resserrer. Ce bâtiment était étonnamment bien préservé sur le plan de sa substance, malgré son défaut d'entretien et bien que son degré d’habitabilité fût faible.

11) En août 2002, l’atelier d’architecture et d’aménagement H______ a dressé une expertise à la demande des propriétaires concernés des ______ (A 3______) et ______ (A 4______), chemin C______.

Le bâtiment sis ______ (A 3______), chemin C______ était fortement endommagé. Il présentait, sur sa façade nord-ouest un affaissement du perron d’entrée. Les planchers et la couverture étaient en mauvais état. Le sous-sol laissait apparaître des traces d’humidité. Les deux logements qu’il comportait étaient totalement insalubres. Le coût de rénovation des 126 m2 habitables de ce bâtiment devait être estimé à CHF 8'468.- le mètre carré, soit CHF 1'067'000.-. Cette rénovation représenterait un investissement considérable par rapport à la rentabilité envisageable. La décision du maintien de ce bâtiment ne pourrait être prise qu’en raison d'une valeur patrimoniale et d'une insertion dans un projet d’aménagement durable. La valeur intrinsèque actuelle de cet immeuble devait être considérée comme nulle, voire négative.

12) En 2003, le DT a élaboré conjointement, sur le périmètre compris entre le chemin C______, la route de I______ et le chemin E______, un projet de PLQ et un projet de plan de site.

13) Le 1er juillet 2005, le projet de PLQ a vu le jour (plan 29489-511). Il prévoit, sur les parcelles 11______, 12______, 7______, 14______ et 15______, la construction de quatre immeubles de trois étages sur rez, plus superstructure et d’un immeuble de quatre étages sur rez. Les parcelles de M. A______ et de la SI sont incluses dans ce PLQ et non dans le projet de plan de site destiné à protéger notamment les vestiges de l'ancien hameau C______, en raison du fait que, sur celles-ci, sont prévus les accès aux bâtiments projetés par le PLQ. Ce dernier prévoit le maintien des bâtiments sis ______ et ______, chemin C______ par leur inscription à l’inventaire, ainsi que la démolition du bâtiment A 4______ situé au ______, chemin C______.

14) Le 18 mai 2006, le DT a terminé l'élaboration du plan de site. Ce plan inclut, dans une première partie, au nord du PLQ, les bâtiments datant de l'ancien hameau C______ qui ne sont pas propriété de M. A______ ou de la SI (A 10______, A 8______ et A 9______). Un deuxième périmètre, au sud, regroupe des immeubles construits à la fin du 19ème siècle qui témoignent de l'architecture de cette période et, en particulier de celle de l'architecte D______.

15) Par courrier du 10 octobre 2006 adressé au département des constructions et des technologies de l'information (ci-après : DCTI ou le département), M. A______ et la SI se sont opposés à l’inscription à l’inventaire de leur bâtiment respectif.

16) Le 20 décembre 2007, la commune de Chêne-Bougeries a décerné un préavis défavorable à cette mesure de protection.

En raison de lourdes transformations, l’affectation d’origine des bâtiments vestiges de l’ancien hameau C______ avait disparu. Des villas de type « D______ » avaient été construites sur la frange Est de l’ancien hameau entraînant une grande incohérence du tissu urbain qui faisait perdre son sens à cette mesure de protection.

17) Après avoir déploré l’insuffisance des mesures de protection du patrimoine envisagées dans le périmètre, la CMNS a préavisé favorablement l’inscription à l’inventaire des bâtiments précités, le 12 mars 2008.

Les bâtiments ______, ______ et ______, chemin C______ étaient avec leurs voisins au nord les derniers témoins de l’ancien hameau. Construit pour partie en molasse, le no 8 avait conservé en outre quelques fenêtres à guillotines et avait été peu transformé. Le no 10 était déjà mentionné dans un inventaire dressé en 1747 et avait conservé un encadrement de cheminée de la fin du 18ème siècle.

18) Par deux arrêtés distincts du 25 juin 2008, le DCTI a ordonné l’inscription des bâtiments A 3______ et A 5______ à l’inventaire des immeubles dignes d’être protégés.

19) Le 28 juillet 2008, par deux actes séparés, M. A______ (cause A/2774/2008) et la SI (cause A/2776/2008) ont recouru auprès du Tribunal administratif contre ces deux arrêtés. Ils concluent, préalablement, "au maintien de l’effet suspensif" et, à titre principal, à leur annulation, sous suite de frais et dépens.

Pour être inventorié, un bâtiment devait être digne de protection du fait de sa signification historique, artistique, scientifique ou culturelle. L'inscription à l'inventaire n’était pas destinée à satisfaire uniquement un cercle restreint de spécialistes, mais devait apparaître légitime aux yeux du public ou d’une grande partie de la population pour avoir en quelque sorte une valeur générale, conformément à la jurisprudence.

En l’espèce, les bâtiments concernés ne remplissaient aucun des critères énoncés ci-dessus. Ils étaient dans un état de délabrement avancé. Le bâtiment A 5______ avait en outre subi des transformations au milieu du 19ème siècle, puis vers 1950, lui ôtant sa structure d’origine.

La décision entreprise violait également la garantie de la propriété car elle entraînait pour les recourants une atteinte disproportionnée à leurs droits.

20) Le 30 juillet 2008, la commune de Chêne-Bougeries a également recouru, par un seul acte, contre les arrêtés précités. Elle conclut à leur annulation et à l’octroi d’une indemnité de procédure (causes A/2810/2008 et A/2811/2008).

Elle avait préavisé favorablement le PLQ sans relever la question des inscriptions à l’inventaire litigieuses car la possibilité de construire de nouveaux logements était prioritaire pour elle et que le sujet n’avait pas été évoqué pendant les débats. Les décisions entreprises lui avaient été communiquées "pour information" par le DCTI le jour de leur adoption. Dès lors que la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites du 4 juin 1976 (LPMNS - L 4 05) accordait à la commune la qualité pour recourir, le DCTI aurait dû procéder à une notification formelle.

Parmi les trois bâtiments considérés par le recensement architectural comme un ensemble, l'immeuble A 4______, qualifié "d’exceptionnel" au même titre que les A 3______ et A 5______ avait été voué à la démolition dans le PLQ. Cette différence de traitement ne s’expliquait pas, les trois bâtiments étant considérés équivalents du point de vue architectural et historique et se trouvant dans le même état de décrépitude avancée.

Elle y développe, pour le surplus, les mêmes arguments que les recourants précités.

21) Le 28 novembre 2008, par quatre écritures séparées, le département, représenté par un conseil, a répondu aux quatre recours précités. Il conclut à leur rejet ainsi qu’à l’octroi d’une indemnité.

Les conceptions en matière de protection du patrimoine avaient évolué. Alors que les mesures de protection visaient essentiellement, à l’époque, les monuments historiques, la notion s’était peu à peu étendue à des immeubles et objets plus modestes qualifiés de patrimoines dit "mineurs", caractéristiques du patrimoine hérité du 19ème siècle, voire contemporain.

En l’espèce, les bâtiments inventoriés avaient été qualifiés d’exceptionnels lors du recensement du patrimoine architectural de 1991. La CMNS s’était prononcée favorablement à leur inscription, considérant qu’ils comptaient parmi les derniers témoins de l’ancien hameau C______. Le préavis négatif de la commune ne pouvait avoir un poids équivalent à celui de la CMNS, formée de spécialistes de la protection du patrimoine.

La restriction à la garantie de la propriété se limitait à ce qui était exigé par l’intérêt public et respectait le principe de la proportionnalité.

22) Par deux décisions du 10 mars 2009, le juge délégué a ordonné la jonction des causes nos A/2774/2008 et A/2811/2008 sous le no de cause A/2774/2008 et celle des causes nos A/2776/2008 et A/2810/2008 sous le no de cause A/2776/2008.

23) Le 9 avril 2009, la commune de Chêne-Bougeries a informé le juge délégué qu’elle n’avait pas d’observations à formuler sur le recours de M. A______.

24) Le 20 avril 2009, M. A______ et la SI se sont déterminés par un même acte sur le recours de la commune. Ils étaient depuis plus de vingt ans dans l’attente d’un PLQ permettant l’aménagement du quartier. Dans sa version annulée par le Tribunal administratif en 2000, le PLQ prévoyait la démolition du bâtiment sis 10, chemin C______ qui avait ensuite été squatté. Il ne pouvait, pour cette raison, être reproché au propriétaire de ce bâtiment un défaut d’entretien.

Cette précision étant apportée, ils soutenaient intégralement les conclusions et les arguments de la commune.

25) Le 16 juin 2009, le juge délégué a procédé à un transport sur place en présence des parties. Etait notamment présente à cette mesure d'instruction Madame J______, historienne de l'art.

Mme J______ a exposé que le bâtiment ______, du chemin C______, était le cœur historique de l’ancien hameau. Il s’agissait d’une ancienne auberge qui avait conservé sa structure d’origine, bien qu'elle ait été agrandie avec la construction du bâtiment situé au 8, du même chemin. Son état actuel était très délabré. Une partie des éléments d’origine avait été détruite dont l'une des deux cheminées. Une remise en état des lieux imposerait de gros travaux. Certains ajouts extérieurs au bâtiment n’étaient pas d’origine, contrairement aux planchers, à ce qui restait des plafonds et à la deuxième cheminée, qui était toujours là. Les murs en boulets de la façade étaient également conservés.

Le bâtiment situé au ______, chemin C______ avait été construit au 18ème siècle et transformé au 19ème. Le balcon avait été rajouté au 20ème siècle. La porte et les moulures étaient typiques de la fin du 18ème - début 19ème siècle, de même que les moulures du plafond. La façade du bâtiment était en molasse du lac, typique du 18ème siècle.

26) Les 22 et 23 décembre 2009, les parties des deux causes précitées ont été informées que la cause serait gardée à juger en l’absence de requête d'actes d'instruction complémentaires.

27) Le 15 janvier 2010, la commune a souhaité déposer des observations supplémentaires.

Le transport sur place avait permis de constater l’état de délabrement avancé des bâtiments concernés et l'impact des interventions successives qui leur avait enlevé leur caractère originel.

EN DROIT

1) Compte tenu qu'elles se rapportent à une cause juridique commune, les deux procédures (A/2774/2008, A/2776/2008) seront jointes, en application de l'art. 70 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10), sous le numéro de procédure A/2774/2008.

2) Interjetés en temps utile devant la juridiction compétente, les recours sont recevables de ce point de vue (art. 62 al. 3 LPMNS en relation avec 56A et ss de la loi sur l’organisation judiciaire du 22 novembre 1941 (LOJ - E 2 05) ; 63 al. 1 let. a LPA).

3) La qualité pour recourir de la commune découle de l'art. 63 LMPNS. Celles des autres recourants, destinataires directs des décisions entreprises, de l'art. 60 al. 1 let. b LPA).

Les recours sont donc recevables.

4) Selon l'art. 66 al. 1 LPA, sauf disposition légale contraire, le recours a effet suspensif à moins que l’autorité qui a pris la décision attaquée n’ait ordonné l’exécution nonobstant recours.

En l'espèce, l'autorité n'ayant pas prononcé l'exécution nonobstant recours et la LPMNS ne conférant pas d'effet suspensif aux décisions prononçant l'inscription à l'inventaire des immeubles dignes d'être protégés, les conclusions prises sur ce point par les propriétaires des immeubles concernés sont sans objet.

5) L'assujettissement d'un immeuble à des mesures de conservation ou de protection du patrimoine bâti constitue une restriction du droit de propriété garanti par l'art. 26 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) ; pour être compatible avec cette disposition, l'assujettissement doit donc reposer sur une base légale, être justifié par un intérêt public et respecter le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1 à 3 Cst.; ATF 126 I 219 consid. 2a p. 221 et les arrêts cités ; Arrêt du Tribunal fédéral 1P.842/2005 du 30 novembre 2006). Les recourants soutiennent que ces conditions ne sont pas remplies en l'espèce.

6) Selon l'art. 4 let. a LPMNS, sont protégés les monuments de l'histoire de l'art ou de l'architecture et les antiquités immobilières situés ou découverts dans le canton, qui représentent un intérêt archéologique, historique, artistique, scientifique ou éducatif ainsi que les terrains contenant ces objets ou leurs abords.

7) a. S'agissant de la notion de monument, un certain nombre de critères stables ont été établis par la législation, la doctrine et la jurisprudence. D'abord, un monument est toujours un bâtiment, fruit d'une activité humaine. Ensuite, tout monument doit être une œuvre digne de protection du fait de sa signification historique, artistique, scientifique ou culturelle. Il appartient aux historiens, historiens de l'art et autres spécialistes, de déterminer si les caractéristiques présentées par le monument le rendent digne de protection, d'après leur connaissance et leur spécialité. A ce titre, il suffit que le monument offre certaines caractéristiques au regard des critères énoncés ci-dessus pour justifier son classement, sans pour autant devoir être exceptionnel dans l'abstrait. Un édifice peut devenir significatif du fait de l'évolution de la situation et d'une rareté qu'il aurait gagnée avec le temps. Les particularités du bâtiment doivent au moins apparaître aux spécialistes et trouver le reflet dans la tradition populaire sans trop s'en écarter (ATA/80/2001 du 6 février 2001 ; ATA/280/2000 du 9 mai 2000 et les références citées; P. VOGEL, La protection des monuments historiques, 1982, p. 24 et les réf. citées).

b. Selon la Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, élaborée et adoptée à l'échelle internationale en 1964 à Venise à l'occasion du 2ème congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques (ci-après : Charte de Venise), la notion de monument historique comprend tant la création architecturale isolée que le site urbain ou rural qui porte témoignage d'une civilisation particulière, d'une évolution significative ou d'un événement historique. Elle s'étend non seulement aux grandes créations mais aussi aux œuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle (art. 1 Charte de Venise).

c. L'art. 4 let. a LPMNS, en tant qu'il prévoit la protection de monuments de l'architecture présentant un intérêt historique, scientifique ou éducatif, contient des concepts juridiques indéterminés qui laissent par essence à l'autorité comme au juge une latitude d'appréciation considérable. Il apparaît en outre que, depuis quelques décennies en Suisse, les mesures de protection ne s'appliquent plus uniquement à des monuments exceptionnels ou à des œuvres d'art mais qu'elles visent des objets très divers du patrimoine architectural du pays, parce qu'ils sont des témoins caractéristiques d'une époque ou d'un style (cf. notamment : P. VOGEL, op. cit., p. 25) ; la jurisprudence a pris acte de cette évolution (ATF 126 I 219 consid. 2e p. 223 ; Arrêt du Tribunal fédéral 1P.842/2005 du 30 novembre 2006). Alors qu'à l'origine, les mesures de protection visaient essentiellement les monuments historiques, à savoir des édifices publics, civils ou religieux, ainsi que des sites et objets à valeur archéologique, elle s'est peu à peu étendue à des immeubles et objets plus modestes, que l'on a qualifié de patrimoine dit "mineur", caractéristique de la campagne genevoise, pour enfin s'ouvrir sur une prise de conscience de l'importance du patrimoine hérité du 19ème siècle et de la nécessité de sauvegarder un patrimoine plus récent, voire contemporain (ATA/105/2006 du 7 mars 2006 ; ATA/89/2000 du 8 février 2000). Néanmoins, comme tout objet construit ne mérite pas une protection, il faut procéder à une appréciation d'ensemble, en fonction de critères objectifs ou scientifiques. La mesure ne doit pas être destinée à satisfaire uniquement un cercle restreint de spécialistes ; elle doit au contraire apparaître légitime aux yeux du public ou d'une grande partie de la population, pour avoir en quelque sorte une valeur générale (ATF 120 Ia 270 consid. 4a p. 275 ; 118 Ia 384 consid. 5a p. 389).

En l'espèce, le recensement architectural de 1991 a donné aux deux immeubles litigieux une valeur exceptionnelle. Les qualités ayant justifié cette qualification ont été confirmées par Mme G______ dans son étude datant de 2002, qui relève que ces bâtiments, ainsi que d'autres, protégés par le plan de site voisin, constituent les vestiges de l'ancien faubourg C______, dont l'histoire particulière et marquante de cette période trouve un témoignage dans ces lieux. A cette époque, ces bâtiments ont été considérés comme ayant conservé l'essentiel de leur substance, malgré les quelques travaux effectués au siècle dernier sur l'immeuble situé au _______, chemin C______ (A 5______). Certes, on peut se demander avec les recourants si le temps qui s'est écoulé depuis est de nature à remettre en cause ces conclusions. Le préavis de la CMNS, qui se fonde sur ces études, n'est pas d'une grande utilité à cet égard.

Il n'est pas apparu lors du transport sur place effectué que ce bâtiment (A 5______) ait subi d'importantes dégradations depuis cette étude. Actuellement régulièrement loué, cet immeuble a conservé une porte d'entrée, des moulures de portes et de plafond, des fenêtres à guillotines, ainsi qu'une façade en molasse du lac, typiques de la fin du 18ème siècle. Ces éléments, qui ont justifié la qualification donnée à ce bâtiment, sont demeurés aujourd'hui.

Le bâtiment sis au n°10-10bis, du chemin précité (A 3______) est en revanche apparu au tribunal très délabré. L'étude de 2002 signalait l'urgence de mettre ce bâtiment "hors d'eau" pour conserver sa substance. Depuis cette date, plusieurs éléments d'origine ont été détruits (destruction d'une des deux cheminées, plafonds fortement endommagés). Il est demeuré toutefois de ce lieu une certaine substance jugée par l'historienne des monuments présente lors du transport sur place comme suffisante pour qualifier cet immeuble de monument historique ; le toit, d'une rare facture, est demeuré, ainsi qu'une cheminée, les planchers d'origine, la cave et les murs en boulet de la façade.

La qualification de monuments donnée par le département à ces deux bâtiments ne viole ainsi pas l'art. 4 let. a LPMNS.

8) Les recourants contestent l'existence d'un intérêt public justifiant l'inscription à l'inventaire des immeubles concernés.

La LPMNS a notamment comme buts la conservation des monuments de l'histoire, de l'art ou de l'architecture et des antiquités immobilières ou mobilières situés ou trouvés dans le canton (art. 1 let. a LPMNS) et la préservation de l'aspect caractéristique du paysage et des localités, des immeubles et des sites dignes d'intérêt, ainsi que des beautés naturelles (art. 1 let. b LPMNS). Cette protection est instituée à des fins d'intérêt public. Cet intérêt se heurte aujourd'hui avec le besoin ressenti de construire des logements pour satisfaire la demande qui rencontre une forte pénurie. La pesée de tels intérêts publics contradictoires relève de l'opportunité, que le juge ne peut revoir si celle-ci n'emporte pas un excès ou un abus du pouvoir d'appréciation (art. 61 al. 2 LPA).

Il n'apparaît pas, en l'espèce, qu'un tel abus puisse être reproché à l'autorité intimée, qui a souhaité par cette mesure protéger les vestiges de cet ancien hameau et ne pas rompre le lien historique entre les habitants de cette période de l'histoire et ceux de la cité contemporaine, tout en prenant, parallèlement, des mesures d'aménagement favorisant le développement des parcelles voisines. Elle s'est basée, pour prendre une telle mesure, sur le recensement architectural de 1991, sur l'étude de Mme G______ et sur le préavis de la CMNS qui sont unanimes pour dire que la protection patrimoniale se justifie et que l'intérêt public à la protection de ces bâtiments l'emporte, d'une part, sur l'intérêt public à la construction de logements nouveaux et en plus grand nombre en lieu et place de ces immeubles et, d'autre part, à l'intérêt privé des recourants à pouvoir disposer librement de leur bien.

C'est ainsi dans le but d'intérêt public énoncé par la LPMNS que les mesures attaquées ont été prises.

9) Les recourants se plaignent enfin d'une violation du principe de la proportionnalité.

Pour être proportionnée, la restriction aux droits constitutionnels doit être limitée à ce qui est nécessaire pour atteindre le but poursuivi, adéquate à ce but et supportable pour la personne visée par la mesure; cette règle n'est pas respectée s'il est possible d'atteindre le même résultat par un moyen moins incisif (ATF 124 I 40 consid. 3e p. 44/45, 107 consid. 4c/aa p. 115).

a. En l'espèce, les bâtiments litigieux constituent des vestiges dont la protection ne peut être assurée par un moyen moins incisif, l'inventaire constituant la mesure de protection individuelle la moins contraignante prévue par la LPMNS.

Les recourants se plaignent cependant du fait que le coût de rénovation des immeubles serait trop important par rapport à leur valeur de rendement.

La perte de rapport est le propre, bien souvent, des mesures de protection du patrimoine. Cependant, en tant qu'il concerne l'immeuble sis au ______, chemin C______ (A 3______), rien n'indique, dans le dossier versé au tribunal, qu'il serait disproportionné. Une telle conséquence ne résulte pas non plus des constats portés à l'état du bâtiment, qui est, aujourd'hui encore, habité.

La mesure n'est ainsi pas disproportionnée en tant qu'elle concerne le bâtiment A 3______.

L'état de dégradation du bâtiment n° ______, chemin C______, rend l'exigence de son maintien plus discutable de ce point de vue. Toutefois, reconnu comme le cœur de l'ancien hameau, ce bâtiment, qualifié d'exceptionnel dans le recensement architectural de 1991, a conservé une certaine substance, ainsi qu'exposé ci-dessus. L'estimation effectuée par M. H______ en 2002 ne laisse pas apparaître que sa réfection serait impossible, au contraire. Son coût atteindrait environ CHF 1'067'000.- pour 126 m2 (soit CHF 8'468.-/m2). Ce montant, bien qu'élevé, n'apparaît pas démesuré, compte tenu de la valeur historique du bâtiment et du fait que quasiment aucun investissement ni frais d'entretien n'ont été consenti ces cent dernières années.

Par ailleurs, les deux bâtiments litigieux, accolés par un angle, sont également liés par leur histoire. Le maintien du n° ______ (A 3______), qui forme le cœur de l'ancien hameau, se justifie aussi par le maintien de l'autre, et réciproquement. En effet, si ces immeubles ne datent pas de la même période, ils témoignent tous les deux de l'évolution du hameau, le n° 8 ayant été conçu comme un agrandissement du n° 10 qui constituait l'un des premiers aménagements du quartier.

L'autorité intimée n'a ainsi pas violé le principe de la proportionnalité en imposant cette mesure de protection aux deux bâtiments concernés.

10) Les recours seront en conséquence rejetés.

11) Vu l'issue du litige, un émolument de CHF 1'500.- sera mis à la charge de Monsieur A______ et de la SI B______, pris conjointement et solidairement. Un émolument du même montant sera mis à la charge de la commune de Chêne-Bougeries, qui a déposé deux recours. Aucune indemnité ne sera par ailleurs allouée, tous les recourants succombant dans leurs prétentions (art. 87 LPA).

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

préalablement :

ordonne la jonction des causes A/2774/2008 et A/2776/2008 sous le no de cause A/2774/2008 ;

à la forme :

déclare recevables les recours interjetés les 28 juillet 2008 par Monsieur A______ et la SI B_______, ainsi que ceux interjetés par la commune de Chêne-Bougeries le 30 juillet 2008 contre les décisions du département des constructions et des technologies de l'information du 25 juin 2008 ;

au fond :

les rejette ;

met à la charge de Monsieur A______ et de la SI B______, pris conjointement et solidairement, un émolument de CHF 1'500.- ;

met à la charge de la commune de Chêne-Bougeries un émolument de CHF 1'500.- ;

dit qu'il n'est pas alloué d'indemnité ;

communique le présent arrêt à Me Julien Blanc, avocat de Monsieur A______ et de la société simple B______, à Me Vincent Jeanneret, avocat de la commune de Chêne-Bougeries, ainsi qu'à Me Serge Patek, avocat du département des constructions et des technologies de l'information.

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

Siégeants : M. Thélin, président, Mmes Bovy et Junod, M. Dumartheray, juges, et M. Torello, juge suppléant.

Au nom du Tribunal administratif :

la greffière-juriste adj. :

 

 

F. Glauser

 

le vice-président :

 

 

Ph. Thélin

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

la greffière :