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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/1359/2014

ATA/1214/2015 du 10.11.2015 ( AMENAG ) , REJETE

Descripteurs : PROTECTION DES MONUMENTS ; INVENTAIRE ; POUVOIR D'EXAMEN ; INTÉRÊT PUBLIC ; ÉGALITÉ DE TRAITEMENT
Normes : LPMNS.4; LPMNS.7
Parties : VAN BOETZELAER Johan, VAN BOETZELAER Mona et Johan / DÉPARTEMENT DE L'AMÉNAGEMENT, DU LOGEMENT ET DE L'ÉNERGIE
Résumé : confirmation d'une mesure d'inscription à l'inventaire des immeubles dignes d'être protégés d'une villa « Heimatstil » construite en 1912 et présentant, selon les spécialistes, toutes les caractéristiques de la villa de campagne de la Suisse du début du XXème siècle. Examen des critères de la notion de monument au sens de la loi et de l'égalité de traitement.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1359/2014-AMENAG ATA/1214/2015

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 10 novembre 2015

 

dans la cause

 

Madame Mona et Monsieur Johan VAN BOETZELAER
représentés par Me Diane Schasca, avocate

contre

DÉPARTEMENT DE L'AMÉNAGEMENT, DU LOGEMENT ET DE L'ÉNERGIE



EN FAIT

1) Madame Mona et Monsieur Johan VAN BOETZELAER sont propriétaires depuis le 17 novembre 2011 de la parcelle no 519, feuille 15 de la commune de Chêne-Bougeries à l’adresse 4-6 chemin de la Garance.

Sur cette parcelle d’une surface de 2'247 m2, colloquée en cinquième zone de construction, est érigée une villa (bâtiment B84) d’une surface au sol de 166 m2, construite en 1912 par l’entreprise genevoise Spring Frères.

2) Le 28 février 2012, les propriétaires ont déposé une requête en autorisation de construire en procédure accélérée (APA 36'252) auprès du département de l’aménagement, du logement et de l’énergie (ci-après : le département) portant sur la transformation intérieure de la villa, le remplacement de la toiture, du sas d’entrée et la création de lucarnes.

Les travaux devaient permettre aux propriétaires d’habiter le 1er étage et les combles tout en laissant le rez-de-chaussée à la disposition de l’ancienne propriétaire qui était au bénéfice d’un droit d’habitation.

3) Dans le cadre de l’instruction de la requête, le service des monuments et des sites (ci-après : SMS) du département a fait procéder à l’évaluation de la villa par Monsieur Bénédict FROMMEL, historien auprès de l’inventaire des monuments d’art et d’histoire (ci-après : IMAH).

Dans son rapport de visite du 2 mai 2012, M. FROMMEL a estimé que la villa constituait « un intéressant exemple du renouveau de l’architecture vernaculaire du début du XXème siècle. Relevant d’une conception intégrée et d’une construction intégrale dénotant une grande expertise, la maison se caractérise, au-delà de son parti esthétique, par la cohérence et l’unité de sa conception. À ce titre, dans l’hypothèse d’une intervention peu sensible, une mesure de protection peut se justifier ». Le lieu-dit la Garance s’était urbanisé au tournant du XXème siècle et l’extrémité ouest du plateau de Chêne-Bougeries s’était couvert de villas bourgeoises, souvent de grande qualité architecturale. La villa était inchangée depuis sa construction et « dans un remarquable état de conservation extérieur et intérieur ».

4) Le 11 juin 2012, dans un préavis défavorable au projet de transformation, le SMS a demandé la mise sous protection de la villa. Le projet portait atteinte à la substance de la villa en modifiant fortement le gabarit de la toiture par la création d’un balcon et de nouvelles lucarnes. Il transformait la cage d’escalier, élément majeur de la typologie d’origine afin de créer deux logements séparés. Il était demandé à la direction du patrimoine et des sites de se prononcer sur la pertinence de l’ouverture d’une procédure d’inscription à l’inventaire.

5) Le 18 juillet 2012, les propriétaires, sous la plume de leur mandataire, ont informé le département de leurs doutes quant à la justification de la mesure de protection envisagée. Ils demandaient que le dossier d’autorisation soit soumis à l’examen de la commission des monuments, de la nature et des sites (ci-après : CMNS), ainsi que l’audition de leur architecte.

6) Le 21 novembre 2012, la sous-commission monuments et antiquités (ci-après : SCMA) de la CMNS, après avoir procédé à une visite des lieux le 9 octobre 2012 à la demande des propriétaires, a rendu un préavis en consultation sur la requête en transformation.

Le bâtiment méritait la mise sous protection demandée par le SMS. Elle constatait que la toiture existante, par sa forme complexe, son gabarit et ses matériaux était un élément déterminant de l’expression stylistique de l’architecture Heimatstil du début du XXème siècle qui définissait cette construction. Dès lors, elle demandait sa conservation et suggérait d’étudier un projet plus respectueux de cet élément. L’escalier existant était un élément majeur et constitutif de la typologie. Le projet devait être adapté afin de garantir son maintien.

7) Le 6 décembre 2012, le département a invité les propriétaires à faire part de leurs remarques au sujet de l’ouverture de la procédure de mise à l’inventaire de la villa.

8) Le 26 février 2013, les propriétaires, sous la plume de leur mandataire, se sont opposés à l’inscription à l’inventaire de la villa.

La villa ne constituait pas un édifice de grande valeur architecturale mais au contraire une architecture bourgeoise ordinaire de son temps, reproduite à de multiples exemplaires, dont de nombreux cas subsistaient dans le canton.

La mesure n’était pas justifiée.

9) Le 6 mai 2013, la commune de Chêne-Bougeries a pris bonne note des mesures de protection cantonale relatives à la villa, lesquelles n’appelaient aucune observation particulière.

10) Par arrêté du 20 mars 2014, le département a approuvé l’inscription à l’inventaire des immeubles dignes d’être protégés du bâtiment B84 et de la parcelle no 519 feuille 15, de la commune de Chêne-Bougeries.

11) Par mémoire mis à la poste le 9 mai 2014, les propriétaires ont interjeté recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : chambre administrative) contre l’arrêté approuvant la mise à l’inventaire, en concluant à son annulation ainsi qu’au versement d’une indemnité de procédure. Ils concluaient au préalable à la comparution personnelle des parties, à celle de M. FROMMEL ainsi qu’à celle du président de la CMNS et des personnes au sein de la SCMA en charge de la procédure et ayant établi les préavis des 21 novembre 2012 et 13 mars 2013.

a. Entre 1960 et 1961, la villa avait subi diverses transformations. En 1965, d’autres travaux avaient été effectués. Plus récemment, un monte-escalier électrique avait été installé le long de la rambarde de la cage d’escalier. Une rénovation complète était nécessaire.

b. La villa n’était pas un objet unique, ni une rareté de la campagne genevoise. Pas moins de quarante-deux demandes d’autorisation de construire avaient été déposées par Spring Frères entre 1902 et 1930. Des photographies de dix bâtiments de la commune étaient jointes. Bon nombre de constructions réalisées par Spring Frères subsistaient sur tout le reste du canton, en particulier à Vernier. La villa n’était donc de loin pas un unique vestige des constructions Spring Frères et sa conservation au titre de témoignage historique avait peu de pertinence en l’absence d’un motif particulier intrinsèque au bâtiment.

Or, la villa ne s’inscrivait pas comme un témoin d’un concept architectural particulier. Elle n’était pas un chalet et ne constituait pas un exemple de la tradition vernaculaire, mais un objet urbain classique. Elle n’avait jamais été répertoriée comme immeuble justifiant une quelconque mesure de protection lors des différents recensements du patrimoine architectural du canton.

c. Au vu des nombreux exemples documentés, le principe de l’égalité de traitement était violé par la mesure. Le département avait outrepassé son pouvoir d’appréciation.

12) La requête en autorisation de construire, dont l’instruction du projet modifié s’est poursuivie en parallèle avec la procédure de mise à l’inventaire, a été refusée par le département le 18 octobre 2013. Les propriétaires ont fait recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif de première instance, qui a suspendu l’instruction du recours dans l’attente d’un jugement dans la présente procédure de mise à l’inventaire.

13) Le 14 juillet 2014, le département a répondu au recours en concluant à son rejet.

a. Un complément d’étude patrimoniale était annexé, élaboré le 17 juin 2014 par Monsieur David RIPOLL, historien de l’art à l’IMAH, indiquait que le bâtiment comportait toutes les caractéristiques de la villa de campagne de la Suisse du début du XXème siècle. Le bâtiment répondait à la notion de « monument » au sens de la loi.

b. L’intérêt public à la protection devait l’emporter sur d’autres intérêts de même nature, mais également et surtout, sur l’intérêt privé à pouvoir disposer librement du bien. Il ne s’agissait pas d’interdire tous travaux sur le bâtiment mais bien d’empêcher une dénaturation, telle que prévue par le projet des propriétaires.

c. Une certaine rareté existait en l’espèce du fait de l’état d’origine remarquablement préservé. Bon nombre des autres bâtiments répertoriés avaient fait l’objet d’interventions diverses au fil du temps, au contraire de cette villa qui n’avait fait l’objet que de travaux minimes.

d. Les propriétaires ne faisaient pas la démonstration du caractère prétendument ordinaire et de la facture médiocre de la villa.

e. Le principe de l’égalité de traitement n’était pas violé par la mesure. Les différents exemples de bâtiments cités n’étaient pas comparables pour différentes raisons.

14) Le 24 septembre 2014, un transport sur place a été réalisé en présence de la mandataire des propriétaires, de leur architecte, d’une représentante du département, d’une représentante de la SCMA et de M.  FROMMEL de l’IMAH.

Après la visite de la villa, à la demande des propriétaires, les participants se sont déplacés dans le quartier pour examiner des villas et des chalets construits à la même époque.

15) Le 17 novembre 2014, le département a produit des observations, persistant dans ses conclusions.

Les constatations faites sur place apportaient définitivement la démonstration que la villa était éminemment digne de protection, en tant qu’elle était le fruit particulièrement bien conservé et entretenu d’un langage architectural qui avait notablement marqué l’architecture en Suisse au tournant du XXème siècle.

C’était sur la base de ces considérations objectives qu’il avait considéré que cet objet répondait aux critères qui présidaient à la notion d’objets dignes d’être protégés. Il ne s’agissait pas d’empêcher toute transformation mais bien de préserver l’intelligence d’ensemble du bâtiment, son harmonie et son équilibre.

16) Le 17 novembre 2014, les propriétaires ont déposé leurs observations, persistant dans leur argumentation et dans les conclusions de leur recours.

17) Le 16 mars 2015, lors d’une audience de comparution personnelle et d’enquêtes, l’architecte, fils des propriétaires, a précisé qu’il avait transmis à la CMNS plusieurs documents recensant ses recherches en rapport avec les constructions de Spring Frères.

Une liste des bâtiments inscrits à l’inventaire au 27 janvier 2015 a été versée à la procédure par la mandataire des propriétaires, ainsi que différentes pièces en rapport avec d’autres immeubles similaires à la villa qui n’étaient pas inscrits.

Le département a précisé l’historique de l’intervention en matière de protection du patrimoine bâti.

Les parties se sont exprimées au sujet de divers bâtiments dont la situation paraissait aux propriétaires analogue à celle de leur villa

M. FROMMEL, entendu en audience, a exposé sur question de la mandataire des propriétaires que les constructions en maçonnerie de Spring Frères étaient inférieures quantitativement à celles des chalets. Il avait une expérience de quinze ans d’historien de l’architecture. Sa tâche consistait à évaluer la richesse patrimoniale d’un objet, il ne lui incombait pas de demander une mesure de protection et il n’était pas impliqué dans le choix qui avait été fait par le département. Sur la base de la visite d’une heure, une heure trente, effectuée, il avait constaté l’état de conservation remarquable du bâtiment, compte tenu de son âge supérieur à cent ans.

La protection d’un bâtiment formait un tout entre son aspect extérieur pour lui-même, mais également au regard de son environnement. La protection devait également se porter sur la cohérence intérieure. Ce bâtiment ne faisait pas appel à des matériaux extraordinaires, mais en cohérence avec le reste du bâtiment, contribuaient à son intelligence.

18) Le 27 avril 2015, les propriétaires ont déposé des observations.

Le catalogue de l’inventaire Suisse d’architecture de 1982 (INSA) recensait par région les bâtiments intéressants du pays. Pour Genève, il n’était mentionné qu’une seule construction Spring Frères. Pour la commune de Chêne-Bougeries, les maisons de de Morsier frères et Weibel étaient mentionnées mais ne figuraient pas à l’inventaire.

19) Le 27 mai 2015, les propriétaires ont déposé des observations finales, maintenant leurs conclusions.

Le dossier produit par leur architecte démontrait que la villa n’était de loin pas unique sur le territoire, ni plus significative que d’autres, non frappées d’une mesure de protection. La mesure était infondée car elle considérait que le projet de transformation était de nature à atteindre la substance du bâtiment, ce qui était faux. Les nombreux exemples produits démontraient la violation du principe d’égalité de traitement qui s’expliquait pas l’intervention au coup par coup des autorités sans véritable politique de préservation du patrimoine permettant une action cohérente et objectivée.

20) Le 27 mai 2015, le département a déposé des observations finales, maintenant sa position.

L’inventaire INSA datait de 1980 et l’évolution des sensibilités en matière de protection du patrimoine était rapide. La protection à Genève avait d’abord porté sur les grands ensembles (loi Blondel de 1983).

L’instruction menée n’avait pas permis de remettre en cause le bien-fondé de la mesure de protection litigieuse. Lorsqu’un objet immobilier était reconnu digne d’intérêt, le département avait en principe le devoir de l’inscrire à l’inventaire. Même si le projet de transformation ne portait pas atteinte ou une atteinte négligeable à l’objet, cela ne saurait invalider la mesure, dès lors qu’elle était fondée.

21) Le 10 juin 2015, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

22) Les arguments des parties et certains éléments de fait seront repris, en tant que de besoin, dans la partie en droit ci-après.

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) Le litige porte sur l’inscription à l’inventaire du bâtiment B84 et de la parcelle no 519, feuille 15 de la commune de Chêne-Bougeries, sis 4-6, chemin de la Garance. Le litige ne porte pas sur l’autorisation de construire qui a été refusée aux recourants et qui fait l’objet d’une procédure séparée. Bien que dans l’esprit des recourants les deux objets soient liés, la question de la validité de la mesure de protection du patrimoine et celle des travaux qui peuvent, cas échéant, être autorisés malgré cette mesure, peut être examinée de façon indépendante. En conséquence, tous les arguments en lien avec les travaux de transformation et ceux autorisés sur d’autres bâtiments ne seront pas examinés dans le présent arrêt.

3) Les recourants font d’abord valoir que la villa ne répond pas aux critères d’un monument au sens de la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites du 4 juin 1976 (LPMNS - L 4 05). La villa avait subi des travaux antérieurs, n’était pas un objet unique et n’était pas le témoin d’un concept architectural particulier, la mesure n’était pas justifiée.

4) a. Conformément à l’art. 4 LPMNS, sont protégés les monuments de l’histoire de l’art ou de l’architecture et les antiquités immobilières situés ou découverts dans le canton, qui représentent un intérêt archéologiques, historique, artistique, scientifique ou éducatif ainsi que les terrains contenant ces objets ou leurs abords (let. a) ; les immeubles et les sites dignes d’intérêt, ainsi que les beautés naturelles (let. b).

b. Un monument, au sens de la LPMNS, est toujours un bâtiment, fruit d’une activité humaine. Tout monument doit être une œuvre digne de protection du fait de sa signification historique, artistique, scientifique ou culturelle. Il appartient aux historiens, historiens de l’art et autres spécialistes de déterminer si les caractéristiques présentées par le bâtiment le rendent digne de protection, d’après leurs connaissances et leur spécialité. À ce titre, il suffit qu’au moment de sa création, le monument offre certaines caractéristiques au regard des critères déjà vus pour justifier son classement, sans pour autant devoir être exceptionnel dans l’abstrait. Un édifice peut également devenir significatif du fait de l’évolution de la situation et d’une rareté qu’il aurait gagnée. Les particularités du bâtiment doivent au moins apparaître aux spécialistes et trouver le reflet dans la tradition populaire sans trop s’en écarter (ATA/721/2012 du 30 octobre 2012 ; ATA/280/2000 du 9 mai 2000 et les références citées ; Philip VOGEL, la protection des monuments historiques, 1982, p. 24 et les références citées).

c. Selon la charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites élaborée et adoptée à l’échelle internationale en 1964 à Venise à l’occasion du 2ème congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, la notation de monument historique comprend tant la création architecturale isolée, que le site urbain ou rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière, d’une évolution significative ou d’un événement historique. Elle s’étend non seulement aux grandes créations, mais aussi aux œuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle (art. 1 de la Charte de Venise).

d. L’art. 4 let. a LPMNS, en tant qu’il prévoit la protection de monuments de l’architecture présentant un intérêt historique, scientifique ou éducatif, contient des concepts juridiques indéterminés qui laissent par essence à l’autorité comme au juge une latitude d’appréciation considérable. Il apparaît en outre que, depuis quelques décennies en Suisse, les mesures de protection ne s’appliquent plus uniquement à des monuments exceptionnels ou à des œuvres d’art mais qu’elles visent des objets très divers du patrimoine architectural du pays, parce qu’ils sont des témoins caractéristiques d’une époque ou d’un style (Philip VOGEL, op. cit. p. 25) ; la jurisprudence a pris acte de cette évolution (ATF 126 I 219 consid. 2 p. 223 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_300/2011 du 3 février 2012 consid. 5.1.1). Alors qu’à l’origine, les mesures de protection visaient essentiellement les monuments historiques, à savoir des édifices publics, civils ou religieux, ainsi que des sites et objets à valeur archéologique, elles se sont peu à peu étendues à des immeubles et objets plus modestes, que l’on a qualifié de patrimoine dit « mineur », caractéristique de la campagne genevoise, pour enfin s’ouvrir sur une prise de conscience de l’importance du patrimoine hérité du XIXème siècle et la nécessité de sauvegarder un patrimoine plus récent, voire contemporain (ATA/721/2012 précité). Néanmoins, comme tout objet construit ne mérite pas une protection, il faut procéder à une appréciation d’ensemble, en fonction des critères objectifs ou scientifiques. La mesure ne doit pas être destinée à satisfaire uniquement un cercle restreint de spécialistes ; elle doit au contraire apparaître légitime aux yeux du public ou d’une grande partie de la population, pour avoir en quelque sorte une valeur générale (ATF 120 Ia 270 consid. 4a p. 275 ; 118 Ia 384 consid. 5a p. 389 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_32/2012 du 7 septembre 2012 consid. 6.1 ; ATA/428/2010 du 22 juin 2010 et les références citées).

e. Chaque fois que l’autorité administrative suit les préavis des instances consultatives, l’autorité de recours observe une certaine retenue, fonction de son aptitude à trancher le litige (ATA/126/2013 du 26 février 2013 et les références citées ; ATA/726/2012 du 30 octobre 2012 ; ATA/549/2011 du 30 août 2011 ; ATA/330/2009 du 30 juin 2009 ; ATA/129/2003 du 11 mars 2003 ; Thierry TANQUEREL, op. cit., p. 168 n. 508 et la jurisprudence citée). Les autorités de recours se limitent à examiner si le département ne s’écarte pas sans motif prépondérant et dûment établi du préavis de l’autorité technique consultative, composée de spécialistes capables d’émettre un jugement dépourvu de subjectivisme et de considérations étrangères aux buts de protection fixés par la loi (ATA/126/2013 précité ; ATA/549/2011 du 30 août 2011 ; ATA/330/2009 du 30 juin 2009).

f. Si la consultation de la CMNS est imposée par la loi, le préavis de cette commission a un poids certain dans l’appréciation qu’est amenée à effectuer l’autorité de recours (ATA/126/2013 du 26 février 2013 ; ATA/417/2009 du 25 août 2009). En outre, la CMNS se compose pour une large part de spécialistes, dont notamment des membres d’associations d’importance cantonale, poursuivant par pur idéal des buts de protection du patrimoine (art. 46 al. 2 LPMN). À ce titre, son préavis est important.

5) En l’espèce, la décision de mise à l’inventaire a été prise, à la suite d’une demande du SMS, sur la base d’un préavis favorable de la CMNS faisant suite à une visite des lieux. Les constatations faites par la CMNS ont été en outre confirmées tant par le rapport patrimonial complémentaire demandé en cours de procédure par le département, que par les constatations faites lors du transport sur place effectué en cours d’instruction, en présence d’un représentant de la CMNS notamment.

Il découle de l’instruction faite et des pièces figurant au dossier que le bâtiment est considéré par les spécialistes comme caractéristique de la « villa de campagne » du début du XXème siècle et qu’il n’a subi que de très légères altérations depuis sa construction. Aux dires des recourants eux-mêmes, les seuls travaux dont la villa a été l’objet sont l’installation de l’eau à pression, de machines à laver, ainsi que la modernisation de la cuisine - qui contient toutefois encore des meubles d’origine - et des salles de bains. Le portail, les volets, les cuivres et les tabatières, ainsi que les chenaux ont été refaits et/ou installés. Les fenêtres de la cuisine auraient été changées.

La CMNS a notamment relevé que la toiture existante, par sa forme complexe, son gabarit et ses matériaux, était un élément déterminant de l’expression stylistique de l’architecture Heimatstil du début du XXème siècle. De même, l’escalier existant était un élément majeur et constitutif de la typologie de cette maison. Ce dernier point a été clarifié lors du transport sur place, l’historien de l’art du SMS ayant précisé que c’était la cage d’escalier en elle-même qui constituait un élément central du bâtiment. Le préavis de la CMNS a été rendu tout d’abord dans le cadre de la demande d’autorisation de travaux faite par les recourants. Leur projet portait notamment sur une modification de la toiture et de la disposition des pièces, ainsi que sur la suppression de la cage d’escalier. Ceci explique que le préavis de la CMNS se focalise sur ces éléments. Par la suite, lors de l’instruction, d’autres éléments mis en évidence sont venus conforter ce préavis et compléter le rapport du SMS. L’agencement et l’organisation des espaces intérieurs se reflétaient dans l’enveloppe extérieure du bâtiment, les fenêtres étant par exemple adaptées à la fonction de chaque pièce. Le bâtiment laissait cohabiter des éléments rustiques ou de typologies appartenant au patrimoine suisse avec des éléments plus modernes. Ceci permettait de retenir que la villa était un témoin exemplaire de la démarche de l’époque qui mettait en valeur le savoir traditionnel des artisans constructeurs dans le travail du bois et de la pierre, associé aux nouveaux éléments de confort.

L’état de conservation du bâtiment a été considéré comme remarquable compte tenu de son âge par les spécialistes. Les recourants ont opposé à cela que la villa était défraîchie et hors normes. Or, que la villa ne réponde pas aux normes de confort recherchées actuellement ne s’oppose pas à une mesure de mise à l’inventaire. L’argument des recourants est bien plus en lien avec les travaux qu’ils voudraient réaliser sur le bâtiment qu’avec la proportionnalité de la mesure elle-même, puisqu’ils ne remettent pas en question le fait que la villa soit habitable, mais le fait qu’ils n’aient pas été autorisés à créer un deuxième appartement pour partager le bâtiment avec la personne bénéficiant d’un droit d’habitation.

De même, s’agissant de la rareté ou du caractère unique du bâtiment que les recourants contestent, il ne s’agit pas d’un critère exclusif mais complémentaire, comme vu ci-dessus. Ce sont les caractéristiques du bâtiment lui-même qui restent déterminantes pour l’examen de la validité de la mesure.

En conséquence, force est de constater que rien ne permet dans ces circonstances à la chambre de céans de s’éloigner de l’appréciation faite par le département, s’appuyant sur le préavis de la CMNS et sur les rapports des historiens de l’art de la SMS, qui considèrent que la villa constitue un objet digne de protection au sens de l’art. 4 LPMNS.

6) Les recourants invoquent le principe de l’égalité de traitement pour s’opposer à la mesure litigieuse. D’une part, de nombreux objets de même nature et d’un intérêt au moins égal, existaient en suffisance et beaucoup n’étaient pas sous l’emprise d’une mesure de protection. D’autre part, l’appréciation apportée à la valeur architecturale et/ou patrimoniale de ces bâtiments issus du Heimatstil était incohérente, voire fluctuante.

a. Une décision ou un arrêté viole le principe de l’égalité de traitement garanti par l’art. 8 Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), lorsqu’il établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer ou lorsqu’il omet de faire des distinctions qui s’imposent au vu des circonstances. Cela suppose que le traitement différent ou semblable injustifié se rapporte à une situation de fait importante. La question de savoir si une distinction juridique repose sur un motif raisonnable peut recevoir une réponse différente selon les époques et suivant les conceptions, idéologies et situations du moment (ATF 138 V 176 consid. 8.2 p. 183 ; 131 I 1 consid. 4.2 p. 6/7 ; 129 I 346 consid. 6 p. 357 ss ; Vincent MARTENET, Géométrie de l'égalité, 2003, p. 260 ss).

b. Les recourants ont fait valoir, de façon peu systématique, que des bâtiments des mêmes constructeurs ou de même style, situés sur la même commune, dont certains sont des villas en maçonnerie n’auraient pas été mises à l’inventaire, et pour certaines d’entre elles auraient subi des transformations plus ou moins importantes. Lors du transport sur place, ils se sont attachés à faire constater qu’il existait d’autres bâtiments dignes d’intérêt, sis non loin de la villa. L’un d’eux, dont la valeur patrimoniale avait été reconnue par le recensement du patrimoine architectural, avait été démoli au profit de la construction d’immeubles de logements. D’autres avaient été rénovés ou transformés sans qu’aucune demande de protection n’ait été formulée.

À ces nombreux exemples, le département a opposé que les mesures de protection étaient souvent prises au fur et à mesure et en réaction aux demandes d’autorisation de construire et non pas forcément sur la base d’un recensement préalable ou effectué de façon systématique. En effet, sauf à rendre illusoire la protection fondée sur l’art. 7 LPMNS, la jurisprudence et la doctrine admettent qu’une mesure de protection puisse intervenir justement au moment où un propriétaire prend des dispositions susceptibles de porter atteinte à la substance patrimoniale d’un bâtiment (ATA/360/2010 du 1er juin 2010 ; RDAF 1984 135 ; Gabriel AUBERT, Protection du patrimoine architectural : tendances récentes du droit de la construction (le cas de Genève), in DC 1984/3 p. 44).

c. Il convient également de retenir que la LPMNS ne prévoit pas qu’une mesure de mise à l’inventaire soit précédée d’un recensement. La loi précise également que l’inventaire n’est pas exhaustif (art. 7 al. 7 LPMNS). En outre, comme cela a été exposé ci-dessus, la perception en matière de protection des monuments évolue et dans un cas précis le département a admis que la décision, prise en 2010, aurait probablement été prise différemment aujourd’hui (bâtiment sis au 46, chemin de Grange-Falquet).

Du point de vue du respect de l’égalité de traitement en matière de protection des monuments, il n’est pas possible de considérer comme semblable des situations dans lesquelles des objets, qui possèdent certaines similarités avec la villa concernée, n’ont pas fait pas l’objet d’une mesure de protection du patrimoine. En effet, rien ne permet d’anticiper les décisions qui seront prises, cas échéant, si un projet de transformation susceptible de porter atteinte aux éléments dignes d’intérêt était déposé pour autorisation. C’est le cas, par exemple, des bâtiments sis 7 et 12, avenue Pierre-Odier.

d. Dans les cas où une telle mesure n’a pas été prise à l’occasion de travaux, le département a exposé de façon convaincante les raisons de cette décision. Ainsi, par exemple, au 142, route de Florissant, le bâtiment avait fait l’objet de travaux autorisés sans l’intervention des spécialistes de la protection du patrimoine, n’ayant pas été reconnu digne d’intérêt lors du recensement du patrimoine architectural de la commune, secteur Conches Malagnou de 1994 et lors des travaux autorisés en septembre 2012. S’agissant du bâtiment sis 6, 8 et 10 avenue Pierre-Odier, démoli au profit de la construction d’immeubles de logements, il était situé en zone de développement 3 et non en zone villa et un plan localisé de quartier avait été adopté.

e. Dans d’autres cas évoqués par les recourants, des mesures de protection ont été prises, dont ils n’ont pas tenu compte dans leur argumentation. Une villa Spring Frères de 1911, sise 4, chemin du Pré-de-l’Ours a été protégée par un plan localisé de quartier (PLQ) valant plan de site. S’agissant du bâtiment sis 9, chemin de la Garance, à proximité de la villa, il a également fait l’objet d’une inscription à l’inventaire en mars 2015. Une construction Spring Frères sise, 17, chemin Jules-Cougnard, sur une parcelle attenante à celle de la villa concernée, a été inscrite à l’inventaire en novembre 2014. Dans ces cas, des situations semblables ont clairement été traitées de façon semblable.

En conséquence, il apparaît que la décision prise par le département ne l’a pas été en violation de l’égalité de traitement et le grief des recourants sera écarté.

7) Infondé, le recours sera rejeté.

Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 1'500.- sera mis à la charge des recourants (art. 87 al. 1 LPA) et il ne sera alloué aucune indemnité de procédure (art. 87 al. 2 LPA).

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 9 mai 2014 par Madame Mona et Monsieur Johan VAN BOETZELAER contre l’arrêté du département de l’aménagement, du logement et l’énergie du 20 mars 2014 ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 1'500.- à la charge de Madame Mona et Monsieur Johan VAN BOETZELAER ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Diane Schasca, avocate des recourants, ainsi qu'au département de l'aménagement, du logement et de l'énergie.

Siégeants : M. Thélin, président, M. Dumartheray, M. Verniory, Mme Payot Zen-Ruffinen et M. Pagan, juges.

 

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

F. Scheffre

 

le président siégeant :

 

 

Ph. Thélin

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :