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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/13844/2022

ACPR/254/2024 du 17.04.2024 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : ADMINISTRATION DES PREUVES;PRÉVENU;PARTICIPATION À LA PROCÉDURE
Normes : CPP.147; CPP.101; CPP.108; CPP.146

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/13844/2022 ACPR/254/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 17 avril 2024

 

Entre

A______, domicilié ______, France, représenté par Me B______, avocat,

recourant,

 

contre le mandat d'actes d'enquête du 11 décembre 2023 décerné par le Ministère public,

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié sous messagerie sécurisée le 12 mars 2024, A______ recourt contre le mandat d'actes d'enquête du 11 décembre 2023, porté à sa connaissance lors de l'audience du 11 mars 2024, par lequel le Ministère public a chargé la police de procéder à l'audition, à titre de renseignements, de sa compagne, C______, hors sa présence et celle de son avocat.

Il conclut, préalablement, à l'octroi de l'assistance judiciaire pour la procédure de recours et, sur le fond, à l'annulation de ce mandat et à ce qu'il soit autorisé, de même que son avocat, à assister à l'audition de la prénommée.

b. À la requête du recourant, la Chambre de céans a accordé l'effet suspensif au recours et enjoint au Ministère public, ainsi qu'en tant que de besoin à la police, de s'abstenir – jusqu'à droit connu sur le recours – de procéder à l'audition visée.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 8 septembre 2022, le Ministère public a émis un avis de recherche et d'arrestation concernant A______, soupçonné d'avoir voulu échanger ou obtenir des images pédopornographiques par le biais d'un compte Instagram "nude_fille_15_ans", afin que la police l'entende, puis lui soumette le cas.

b. A______ a été interpellé le 21 novembre 2023 au domicile de C______, sa compagne depuis dix ans. Après avoir été interrogé par la police, il a été libéré le jour même sur ordre du Ministère public.

c. À teneur du rapport de renseignements transmis au Ministère public le 7 décembre 2023, A______ avait d'emblée expliqué ne pas utiliser l'application Instagram et n'avoir d'ailleurs aucun compte sur les réseaux sociaux. En revanche, le fils de sa compagne, âgé de 15 ans, était un utilisateur fréquent de ceux-ci, ce que C______ a confirmé.

d. Entendu par le Ministère public le 11 mars 2024 et prévenu de pornographie (art. 197 CP), A______, qui a confirmé ses déclarations à la police, a été informé que des actes d'enquête étaient en cours depuis le 11 décembre 2023, afin de déterminer qui était "derrière" le compte Instagram incriminé, notamment qu'un mandat avait été décerné en vue de l'audition de C______.

C. Par ce mandat, daté du 11 décembre 2023, le Ministère a ordonné l'audition de l'intéressée en qualité de personne appelée à donner des renseignements, hors la présence de A______ et/ou de son avocat, s'agissant d'une preuve principale (art. 101 et 147 CPP). La police a également été chargée d'enquêter, dans le cadre des faits reprochés au prévenu, sur une éventuelle implication du fils de C______ et, dans l'affirmative, de rédiger un dossier à l'attention du Tribunal des mineurs. Le Ministère public a précisé que l'audition pourrait, si nécessaire, être répétée devant lui, de manière contradictoire.

D. a. Dans son recours, A______ – qui a été mis par le Ministère public au bénéfice d'un avocat d'office à dater du 21 novembre 2023 – a fait valoir que le mandat litigieux avait été décerné en violation de son droit de participer à l'administration des preuves et déséquilibrait les pouvoirs en présence.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours, estimant que l'audition de C______ constituait une preuve principale et que l'intérêt à la manifestation de la vérité exigeait qu'elle puisse s'exprimer librement, ce qui ne serait pas le cas en présence du prévenu, respectivement de son avocat.

c. A______ a persisté dans ses conclusions.

d. La cause a été gardée à juger à réception.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours a été déposé selon la forme prescrite (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) et émane du prévenu, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a et 111 CPP).

1.2. Dans la mesure où le mandat de délégation d'actes d'enquête du Ministère public comporte une restriction du droit de l'intéressé d'y participer, il doit être considéré comme une décision sujette à recours (art. 393 al. 1 let. a CPP), que le prévenu a un intérêt juridique à contester (art. 382 al. 1 CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_329/2014 du 1er décembre 2014 consid. 2.3; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 9 et 15 ad art. 393).

2.             Le recourant reproche au Ministère public une violation de son droit de participer à l'administration des preuves.

2.1. L'art. 147 al. 1 1ère phrase CPP consacre le principe de l'administration des preuves en présence des parties durant la procédure d'instruction et les débats. Il en ressort que les parties ont le droit d'assister à l'administration des preuves par le ministère public et les tribunaux et de poser des questions aux comparants. Ce droit spécifique de participer et de collaborer découle du droit d'être entendu (art. 107 al. 1 let. b CPP). Les preuves administrées en violation de l'art. 147 al. 1 CPP ne sont pas exploitables à la charge de la partie qui n'était pas présente (art. 147 al. 4 CPP; ATF 143 IV 457 consid. 1.6.1; 140 IV 172 consid. 1.2.1; arrêt du Tribunal fédéral 6B_952/2019 du 11 décembre 2019 consid. 1.1).

2.2.1. L'administration des preuves ne sert cependant pas uniquement à respecter le droit d'être entendu des parties, mais surtout à rechercher la vérité. Le ministère public peut dès lors, aux conditions prévues par la loi, tels les art. 108, art. 146 al. 4, 149 al. 2 let. b et également art. 101 al. 1 CPP, restreindre momentanément la présence des parties (ATF 143 IV 397 consid. 3.3.1).

2.2.2. Conformément à l'art. 108 al. 1 CPP, les autorités pénales peuvent restreindre le droit d'une partie d'être entendue lorsqu'il y a de bonnes raisons de soupçonner que cette partie abuse de ses droits (let. a) ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret (let. b).

Le conseil juridique d'une partie ne peut alors faire l'objet de restrictions que du fait de son comportement (art.108 al. 2 CPP).

La direction de la procédure peut aussi exclure temporairement une personne des débats lorsqu'il y a collision d'intérêts (art. 146 al. 4 let. a CPP). Le Conseil fédéral a cité dans son Message, à titre d'exemple, le mineur se faisant accompagner par l’un de ses parents lors de l’interrogatoire par le ministère public et se voit questionné sur le climat qui règne au sein de la famille et sur les relations qu’il entretient avec ses parents, ou encore la victime qui se fait accompagner par une personne de confiance et qui pourrait hésiter, en raison de la présence de celle-ci et par égard pour elle, à faire une déposition véridique et complète (cf. FF 2005 1166).

L'art. 149 al. 1 et 2 CPP autorise également une audition en l'absence des parties, s'il y a lieu de craindre qu'un témoin, une personne appelée à donner des renseignements, un prévenu, un expert, un traducteur ou un interprète, ou encore une personne ayant avec lui une relation au sens de l'art. 168 al. 1 à 3 CPP puissent, en raison de leur participation à la procédure, être exposés à un danger sérieux, menaçant leur vie ou leur intégrité corporelle, ou à un autre inconvénient grave.

Durant la phase initiale de l'instruction, il convient enfin de tenir compte de l'art. 101 al. 1 CPP, qui prescrit que les parties peuvent consulter le dossier d'une procédure pendante, au plus tard après la première audition du prévenu et l'administration des preuves principales. Dans le but d'assurer la cohérence avec cette disposition, le droit du prévenu – et de son conseil, cf. Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 3e ad art. 147 – de participer à la procédure peut ainsi être restreint par application analogique de l'art. 101 al. 1 CPP (ATF 139 IV 25 consid. 5.5.4.1).

La simple éventualité que les intérêts de la procédure soient abstraitement mis en péril par un comportement régulier relevant de la tactique procédurale ne suffit toutefois pas (ATF 139 IV 25 consid. 5.5.4.1). Certes, le terme "administration des preuves principales" est une notion vague, sujette à interprétation, et la formulation ouverte de l'art. 101 al. 1 CPP confère à la direction de la procédure un certain pouvoir d'appréciation. Cependant, de même que l'autorité compétente ne saurait différer indéfiniment la consultation du dossier en invoquant cette disposition, une exclusion de l'administration des preuves fondée sur celle-ci au motif que l'audition d'un témoin ou d'une personne appelée à donner des renseignements constitue l'administration de preuves principales ne devrait être admise que dans des situations exceptionnelles (ATF 137 IV 280 consid. 2.3 4; arrêt du Tribunal fédéral 7B_207/2023 du 22 février 2024 consid. 2.3.1; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op.cit., n. 3f ad art. 147).

Une restriction ne se justifie dans tous les cas plus pour les prévenus ayant déjà été auditionnés (ATF 139 IV 25 consid. 5.5.4.2; arrêt du Tribunal fédéral 6B_321/2017 du 8 mars 2018 consid. 1.5.1; A. GUISAN, La violation du droit de participer (art. 147 CPP), AJP/PJA 3/2019 337ss, p. 341).

2.3. Avant l'ouverture d'une instruction, le droit de participer à l'administration des preuves ne s'applique en principe pas (art. 147 al. 1 CPP a contrario), et ce y compris en cas d'investigations policières diligentées à titre de complément d'enquête requis par le ministère public en vertu de l'art. 309 al. 2 CPP (arrêt du Tribunal fédéral 6B_810/2019 du 22 juillet 2019 consid. 2.1).

En revanche, après l’ouverture de l’instruction, lorsque le ministère public charge la police d’investigations complémentaires, notamment d'effectuer des interrogatoires, les participants à la procédure jouissent des droits accordés dans le cadre des auditions effectuées par le ministère public (art. 312 al. 1 et 2 CPP).

L'instruction pénale est considérée comme ouverte dès que le ministère public commence à s'occuper de l'affaire, ce qui est en tout cas le cas lorsqu'il ordonne des mesures de contrainte. Le mandat de comparution étant une mesure de contrainte, celui-ci suffit en règle générale à l'ouverture de l'instruction lorsque le ministère public effectue lui-même les premières mesures d'instruction, en particulier entend le prévenu (ATF 141 IV 20 consid. 1.1.4.).

2.4. En l'occurrence, le recourant a été entendu, tant par la police que par le Ministère public. Ce dernier a choisi de déléguer l'audition de la compagne du prévenu à la police, plutôt que d'y procéder lui-même. Dès lors qu'une instruction a été ouverte (cf. ch. 2.3. supra), l'art. 147 al. 1 CPP, qui consacre le droit des parties de participer à l'administration des preuves, est en principe applicable à celle-ci.

Le Ministère public s'est référé, dans son mandat d'actes d'enquête, à l'art. 101 CPP.

Le Tribunal fédéral écarte toutefois clairement la possibilité d'appliquer cette disposition au prévenu qui a déjà été auditionné, ce qui est le cas du recourant. En toute hypothèse, s'il évoque une "preuve principale", le Ministère public ne prétend pas qu'il existerait un risque de collusion qu'un interrogatoire de l'intéressée hors la présence de son compagnon serait propre à écarter. Une telle motivation serait d'autant moins fondée que le chef d'accusation a été d'emblée exposé par la police au prévenu et à C______, et que le recourant a pu regagner le domicile qu'il partage avec celle-ci quelques heures plus tard, le temps écoulé depuis lors leur laissant tout loisir, s'ils en avaient le souhait, d'accorder leurs versions et/ou de faire disparaître d'éventuels éléments compromettants.

L'explication du Ministère public selon laquelle l'intérêt de la manifestation de la vérité exigeait que C______ puisse s'exprimer librement, fait songer à l'art. 146 al. 4 let. a CPP. Le Ministère public ne précise toutefois pas pour quels motifs l'intéressée – qui entretient une relation sentimentale avec le recourant depuis dix ans – serait tentée de ne pas dire la vérité ou de faire des déclarations incomplètes en raison de la seule présence du recourant ou de son avocat. Une telle hypothèse est d'autant moins plausible, en l'absence d'éléments concrets, que des déclarations susceptibles d'écarter les soupçons pesant sur son compagnon impliqueraient, en l'état du dossier, de renforcer ceux pesant sur son fils.

Les conditions posées par l'art. 108 al. 1 CPP – qui ne permettrait de toute façon pas d'écarter l'avocat du recourant de l'administration des preuves – ne sont enfin manifestement pas réalisées, ce que le Ministère public ne prétend du reste pas.

Il en va de même de celles de l'art. 149 al. 1 et 2 CPP.

Faute d'une mise en péril concrète des intérêts de la procédure, le recourant, pas plus que son conseil, ne sauraient dès lors être privés de leur droit d'assister à l'audition de C______.

3.             Fondé, le recours sera admis et le mandat d'actes d'enquête du 11 décembre 2023 annulé, en tant qu'il restreint l'accès des parties à l'audition de l'intéressée déléguée à la police, le recourant devant être admis à participer à l'administration de ces preuves, sauf fait nouveau.

4. L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5. Le recourant a sollicité d'être mis au bénéfice de l'assistance judiciaire pour la procédure de recours et la nomination de Me B______ à cette fin.

Dès lors que le recourant bénéficie déjà d'une défense d'office, cette requête est sans objet, l'obligation de formuler une nouvelle demande pour la procédure de recours étant limitée à la partie plaignante (art. 136 al. 3 CPP).

Il n'y a pas lieu d'indemniser, à ce stade, le défenseur d'office (art. 135 al. 2 CPP), qui ne l'a d'ailleurs pas demandé.

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Admet le recours.

Annule le mandat d'actes d'enquête du 11 décembre 2023 en tant qu'il restreint le droit de A______ de participer à l'administration des preuves.

Autorise, sauf fait nouveau, A______ et son conseil à assister à l'audition de C______ par la police dans le cadre du mandat d'actes d'enquête du 11 décembre 2023.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant, soit pour lui son avocat, et au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Françoise SAILLEN AGAD et Valérie LAUBER, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).