Skip to main content

Décisions | Chambre pénale d'appel et de révision

1 resultats
P/24591/2022

AARP/111/2024 du 08.04.2024 sur JTDP/1483/2023 ( PENAL ) , ADMIS

Descripteurs : MENDICITÉ;LIBERTÉ PERSONNELLE
Normes : LPG11A1; Cst
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

P/24591/2022 AARP/111/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale d'appel et de révision

Arrêt du 8 avril 2024

 

Entre

A______, domiciliée c/o B______, ______, ROUMANIE, comparant par Me Dina BAZARBACHI, avocate, Leuenberger Lahlou & Bazarbachi, rue Micheli-du-Crest 4, 1205 Genève,

appelante,

 

contre le jugement JTDP/1483/2023 rendu le 20 novembre 2023 par le Tribunal de police,

 

et

LE SERVICE DES CONTRAVENTIONS, chemin de la Gravière 5, case postale 104, 1211 Genève 8,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. a. En temps utile, A______ appelle du jugement JTDP/1483/2023 du 20 novembre 2023, par lequel le Tribunal de police (TP) l'a reconnue coupable de mendicité au sens de l'art. 11A al. 1 let. c de la Loi pénale genevoise (LPG) et l'a condamnée à une amende de CHF 100.- (avec une peine privative de liberté de substitution d'un jour), frais de procédure d'un montant identique à sa charge.

b. A______ entreprend intégralement ce jugement, concluant à son acquittement sous suite de frais, subsidiairement à une exemption de peine.

c. Selon l'ordonnance pénale du 18 novembre 2022, il est reproché à A______ d'avoir, le 25 mai 2022 à 13h38, mendié aux abords immédiats du bureau de poste situé rue 1______ no. ______ à Genève.

B. Les faits pertinents suivants ressortent de la procédure :

a. A______ est une ressortissante roumaine née le ______ 1966. Elle n'a pas d'activité lucrative connue.

b. Le 25 mai 2022 à 13h38, elle a quémandé l'aumône aux abords immédiats du bureau de poste situé no. ______, rue 1______, à Genève. Interpellée par des agents de police, elle a été instruite de ne plus s'adonner à cette pratique et mise à l'amende.

c. Son casier judiciaire suisse au 14 mars 2024 est vierge.

C. a. La juridiction d'appel a ordonné l'instruction de la cause par la voie écrite en vertu de l'art. 406 al. 1 let. a du Code de procédure pénale (CPP).

b. Dans son mémoire d'appel, A______ conteste la compatibilité de sa condamnation avec plusieurs normes de droit supérieur, soit notamment avec le principe de la légalité selon les art. 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), 5 al. 2 de la Constitution fédérale (Cst.) et 1 du Code pénal (CP), avec le droit fondamental à la liberté personnelle des art. 8 CEDH et 10 al. 2 Cst., avec le droit fondamental à la liberté d'expression des art. 10 CEDH et 16 Cst. et avec l'interdiction des discriminations des art. 14 CEDH et 8 al. 2 Cst. À titre subsidiaire, elle souligne que, dans une procédure récente, il a été fait application de l'art. 52 CP pour exempter un prévenu de toute peine dans des circonstances identiques à celles de la présente cause.

 

 

EN DROIT :

1. Selon l'art. 8 de la Loi d'application du Code pénal suisse et d'autres lois fédérales en matière pénale (LaCP), les infractions prévues par la législation genevoise sont poursuivies et jugées conformément au CPP, appliqué à titre de droit cantonal supplétif, ainsi qu'à ses dispositions cantonales d'application.

Selon l'art. 398 al. 4 CPP, lorsque seules des contraventions ont fait l'objet de la procédure de première instance, les seuls griefs invocables sont ceux d'une contrariété au droit ou de l'établissement manifestement inexact ou en violation du droit de l'état de fait.

Interjeté dans les délais prescrits et motivé selon la forme requise (cf. art. 398 et 399 CPP), l'appel est recevable.

Conformément à l'art. 129 al. 4 de la Loi sur l'organisation judiciaire, lorsque des contraventions font seules l'objet du prononcé attaqué et que l'appel ne vise pas une déclaration de culpabilité pour un crime ou un délit, la magistrate exerçant la direction de la procédure de la juridiction d'appel est compétente pour statuer.

2. 2.1. Selon l'art. 11A al. 1 let. c ch. 5 LPG, est notamment punissable du chef de mendicité quiconque aura mendié aux abords immédiats des bureaux de poste et distributeurs automatiques d'argent.

L'art. 11A al. 1 let. c LPG vise la mendicité passive, soit l'acte par lequel le mendiant s'installe sur le domaine public et tend sa main ou un gobelet sans interpeller les passants, par opposition à la mendicité active où le mendiant s'approche de ceux-ci et les sollicite avec insistance, comportement dont la répression est prévue à l'art. 11A al. 1 let. b LPG.

2.2. Comme l'a retenu le TP, il ne fait pas de doute que l'appelante a rempli les éléments constitutifs de cette infraction. Celle-ci ne le conteste d'ailleurs pas.

Seule est ainsi déterminante la question de la conformité de l'art. 11A al. 1 let. c ch. 5 LPG au droit conventionnel et constitutionnel dans les circonstances du cas d'espèce.

3. 3.1.1. Selon l'art. 7 par. 1 CEDH, nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. Selon l'art. 1 CP, une peine ou une mesure ne peuvent être prononcées qu'en raison d'un acte expressément réprimé par la loi.

Le principe de la base légale stricte en matière pénale interdit les sanctions pénales qui ne sont pas basées sur une norme légale, sur une norme invalide ou sur une norme interprétée de manière excessive ; il n'exclut en revanche pas une interprétation extensive d'une disposition pénale (ATF 148 IV 234 consid. 3.5 ; 148 IV 30 consid. 1.3.1 ; 147 I 354 consid. 6.3.1). Il trouve application en matière de droit pénal cantonal (ATF 149 I 248 consid. 4.6.1 ; 148 IV 30 consid. 1.3.1 ; 147 I 354 consid. 6.3.1).

3.1.2. Aux termes de l'art. 10 al. 2 Cst., tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l'intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement. L'art. 8 par. 1 CEDH dispose quant à lui que toute personne a en particulier droit au respect de sa vie privée et familiale.

Le fait de mendier doit être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l'art. 10 al. 2 Cst. (ATF 149 I 248 consid. 4.3 ; 134 I 214 consid. 5.3) et du droit au respect de la vie privée au sens de l'art. 8 par. 1 CEDH (arrêt de la CourEDH no 14065/15 du 19 avril 2021 Lacatus c. Suisse [affaire phare] § 59 ; ATF 149 I 248 consid. 4.3). L'interdiction partielle ou totale de la mendicité entraîne ainsi une atteinte à ces droits fondamentaux (ATF 149 I 248 consid. 4.3 ; ACST/12/2022 du 28 juillet 2022 consid. 7c).

3.1.3. Dans la mesure où l'appelante a été sanctionnée d'une amende parce qu'elle faisait l'aumône dans un lieu prohibé selon la législation genevoise, son droit fondamental à la liberté personnelle a été atteint.

3.2. Conformément à l'art. 36 Cst., une restriction à un droit fondamental n'est admissible que si elle repose sur une base légale, qui, en cas d'atteinte grave, doit
être prévue dans une loi au sens formel (al. 1), ce qui est le cas en l'espèce. Cette restriction doit en outre être justifiée par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui (al. 2) et respecter le principe de la proportionnalité (al. 3).

3.2.1. Le principe de proportionnalité est composé de trois sous-principes : le principe d'aptitude, le principe de nécessité et le principe de proportionnalité au sens étroit (ATF 149 I 291 consid. 5.8 ; 149 I 191 consid. 7.1 ; 149 I 105 consid. 4.4.5.1). Le principe d'aptitude signifie que la mesure en cause ne doit pas apparaître complètement inadéquate pour atteindre l'objectif visé (ATF 149 III 193 consid. 5.2 ; 148 II 392 consid. 8.2.2 ; 144 I 126 consid. 8.1). Le principe de nécessité signifie qu'il ne doit être possible d'atteindre le but visé avec une efficacité comparable à la restriction en cause par une autre mesure qui porterait une atteinte moins grave aux droits fondamentaux (ATF 148 II 392 consid. 8.2.2 ; 147 I 346 consid. 5.5 ; 146 I 70 consid. 6.4.2). Enfin, le principe de proportionnalité au sens étroit signifie qu'il doit exister une relation raisonnable entre l'objectif d'une mesure et les atteintes aux droits fondamentaux qu'elle engendre, ce qui implique d'effectuer une balance d'intérêts entre les valeurs ou intérêts qui s'opposent dans le cas concret (ATF 148 II 392 consid. 8.2.4 ; 146 I 70 consid. 6.4.3 ; 143 I 310 consid. 3.4.1).

Dans un arrêt de principe récent, le Tribunal fédéral a examiné la comptabilité d'une interdiction partielle de la mendicité, au regard notamment de l'arrêt Lacatus c. Suisse de la CourEDH du 19 avril 2021, d'une norme cantonale bâloise dont la teneur est, dans une large mesure, analogue à celle prévue par l'art. 11A LPG. Il a été jugé qu'il existe un intérêt public à lutter contre la mendicité dite "agressive", y compris celle ayant lieu près de certains lieux spécifiques comme à l'entrée d'une gare ou devant un distributeur d'argent, et contre la mendicité organisée, notamment lorsque des personnes mendient sous la contrainte, en particulier des enfants ; en revanche il n'existe pas d'intérêt à interdire de manière générale de faire l'aumône sur le domaine public (ATF 149 I 248 consid. 4.6.2 ; AARP/46/2024 du 30 janvier 2024 consid. 2.4.3 ; voir également : arrêt de la CourEDH no 14065/15 du 19 avril 2021 Lacatus c. Suisse [affaire phare] § 97 ; ACST/12/2022 du 28 juillet 2022 consid. 9d).

Sous l'angle des principes de nécessité et de proportionnalité au sens strict, la répression de la mendicité doit être appréciée strictement (ATF 149 I 248 consid. 4.6.3). Une sanction pécuniaire convertible en une privation de liberté en absence de paiement est justifiée en cas de mendicité organisée dans un cadre criminel (ATF 149 I 248 consid. 5.2.4 et 5.4.4) ou de mendicité active agressive (ATF 149 I 248 consid. 5.4.5). En revanche, le fait de réprimer la mendicité passive pratiquée dans certaines zones, et notamment devant les offices postaux, d'une peine susceptible de mener à un enfermement doit rester une mesure de derniers recours et être impérativement précédé de mesure administratives, comme par exemple un avertissement avec inscription dans un registre (ATF 149 I 248 consid. 5.4.7 ; voir également : AARP/46/2024 du 30 janvier 2024 consid. 2.4.4.6). Le fait de prononcer une amende convertible en une peine de prison à la première violation de l'interdiction de mendier dans une zone prohibée ne respecte en tout cas pas le principe de proportionnalité au sens strict (ATF 149 I 248 consid. 5.4.7). Sur ce point spécifique, l'arrêt ACST/12/2022 du 28 juillet 2022 (consid. 10e et 10g) de la Chambre constitutionnelle apparaît aujourd'hui dépassé, vu la jurisprudence fédérale rendue depuis lors.

3.2.2. L'appelante a été interpellée alors qu'elle mendiait à proximité immédiate de l'entrée d'une succursale postale, lieu de passages itératifs, de paiements et de retraits en espèces. Il existait donc un intérêt public justifiant une prohibition de son comportement.

Sur le plan de la proportionnalité, la sanction prononcée à l'encontre de l'appelante était apte à lutter contre la mendicité en zone interdite.

3.2.3. Aucun élément au dossier de la procédure ne laisse penser que l'appelante a fait l'objet d'une quelconque mesure administrative préalablement à la notification de la présente contravention. Son casier judiciaire est en outre vierge. À cet égard, la situation de la présente cause se distingue fondamentalement de celles ayant fait l'objet des arrêts AARP/88/2024 du 6 mars 2024 et AARP/46/2024 du 30 janvier 2024 qui concernaient des personnes dont il était établi qu'elles étaient multirécidivistes. Or, comme l'a expressément précisé le Tribunal fédéral, une sanction comme celle infligée à l'appelante pour avoir demandé l'aumône dans un lieu visé par l'art. 11A al. 1 let. c LPG doit être précédée de mesures administratives ou, à tout le moins, d'un avertissement formel. Il s'ensuit que, dans le cas d'espèce, l'application de cette norme est intervenue de manière contraire au droit supérieur.

En conséquence, l'appelante doit être acquittée. L'appel est bien-fondé.

4. L'attention de l'appelante est en revanche expressément attirée sur le fait que l'existence de la présente procédure vaut avertissement formel d'avoir à respecter l'art. 11A al. 1 let. c LPG (sous réserve de l'interdiction de mendier dans les parcs et jardins publics qui est contraire au droit supérieur : ATF 149 I 248 consid. 5.3.3), de sorte que si elle devait y contrevenir à nouveau elle serait bien amendable.

5. L'appel ayant été admis, les frais de procédure seront laissés à charge de l'État ; il ne sera pas perçu de frais pour la procédure d'appel (art. 428 CPP a contrario).

Aucune indemnité ne sera allouée à l'appelante dans la mesure où elle n'a pas souhaité faire valoir de prétentions en ce sens s'agissant tant de la procédure de première instance que de celle d'appel.

* * * * *

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

Reçoit l'appel formé par A______ contre le jugement JTDP/1483/2023 rendu le 20 novembre 2023 par le Tribunal de police dans la procédure P/24591/2022.

L'admet.

Annule ce jugement.

Et statuant à nouveau :

Acquitte A______ de mendicité au sens de l'art. 11A al. 1 let. c LPG.

Laisse l'ensemble des frais de procédure à charge de l'État.

Averti A______ de ce que si elle devait à nouveau enfreindre l'art. 11A al. 1 let. c LPG une amende sera prononcée.

Notifie le présent arrêt aux parties.

Le communique, pour information, à la Chambre constitutionnelle et au Tribunal pénal.

 

La greffière :

Anne-Sophie RICCI

 

La présidente :

Alessandra CAMBI FAVRE-BULLE

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 78 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (LTF), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF), par-devant le Tribunal fédéral (1000 Lausanne 14), par la voie du recours en matière pénale.