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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/4206/2023

ATA/34/2024 du 12.01.2024 sur JTAPI/1446/2023 ( MC ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/4206/2023-MC ATA/34/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 12 janvier 2024

2ème section

 

dans la cause

 

COMMISSAIRE DE POLICE recourant

contre

A______ intimé
représenté par Me Dina Bazarbachi, avocate

_________


Recours contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 21 décembre 2023 (JTAPI/1446/2023)


EN FAIT

A. a. A______, ressortissant français né le ______ 1993, est domicilié à B______ (France).

b. Il n'a pas de casier judiciaire en Suisse.

B. a. Le 22 septembre 2023, A______ a été interpellé par la police genevoise, dans le quartier C______, après avoir été observé en train de participer à la vente à un tiers de 2.8 g de marijuana contre la somme de CHF 40.-.

Le précité, alors en possession de 0.34 g de haschich et de la somme de CHF 38.70, a nié avoir participé à la vente en question et a précisé que la drogue trouvée sur lui était destinée à sa consommation personnelle.

b. Prévenu d’infractions à la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes du 3 octobre 1951 (LStup - RS 812.121 ; trafic et consommation), A______ a été mis à disposition du Ministère public sur ordre du commissaire de police.

c. Le 23 septembre 2023, le Ministère public a condamné A______ en raison des faits précités et l’a remis en mains des services de police.

d. Le même jour, en application de l'art. 74 de la loi fédérale sur les étrangers et l'intégration du 16 décembre 2005 (LEI - RS 142.20), le commissaire de police a prononcé à l'encontre d'A______ une mesure d'interdiction de pénétrer dans une région déterminée (interdiction d'accès au canton de Genève) pour une durée de six mois.

e. Par courrier du 2 octobre 2023 adressé au Tribunal administratif de première instance (ci‑après : TAPI), A______ a formé opposition contre cette décision, opposition qu’il a toutefois retirée le 11 octobre 2023.

f. Par ordonnance de classement du 14 décembre 2023, le Ministère public, après avoir entendu A______, a mis à néant l’ordonnance pénale du 23 septembre 2023 vu la prévention pénale insuffisante s’agissant de la vente de produits stupéfiants et la faible quantité de cannabis détenue, destinée à sa propre consommation.

C. a. Par courrier daté du 15 décembre 2023, A______ a demandé au TAPI la levée de la mesure d’interdiction de pénétrer prise le 23 septembre 2023, les raisons pour lesquelles cette mesure était apparue justifiée ayant disparu.

b. Lors de l'audience du 21 décembre 2023 par-devant le TAPI, il a confirmé sa demande de levée de la mesure d'interdiction du 23 septembre 2023. Il souhaitait pouvoir continuer à se rendre à Genève, afin d'y trouver un emploi. Il cherchait du travail dans la restauration. Il avait déposé son CV, durant l'été 2023, auprès d'D______ et de E______ et était dans l'attente de réponses.

Son conseil a plaidé et conclu à la levée de la mesure d'interdiction du 23 septembre 2023 pour les motifs exposés dans ses écritures du 15 décembre 2023, rappelant que son client était français et souhaitait travailler à Genève.

La représentante du commissaire de police a plaidé et conclu au maintien de la mesure d'interdiction du 23 septembre 2023, des mesures d'éloignement pouvant être prononcées indépendamment du prononcé d'une ordonnance pénale en présence d'indices concrets suffisants d'atteinte à l'ordre public. En l'espèce, les faits qui avaient été reprochés à A______ découlaient d'observations effectuées par des policiers assermentés. Par ailleurs, A______ avait admis être consommateur de drogues douces. Il n'avait enfin pas démontré ses recherches d'emploi à Genève.

c. Par jugement du 21 décembre 2023, le TAPI a levé l'interdiction de pénétrer dans une région déterminée prise le 23 septembre 2023.

Le prononcé d’une ordonnance de classement constituait un fait nouveau pouvant fonder une demande de levée de la mesure d’interdiction au sens de l'art. 8 al. 3 de la loi d'application de la loi fédérale sur les étrangers, du 16 juin 1988 (LaLEtr - F 2 10).

Si des soupçons d’une menace pour l'ordre et la sécurité public existaient au moment du prononcé de la mesure d’interdiction, force était de constater qu'ils avaient été levés par l'ordonnance de classement du 14 décembre 2023, quand bien même cette dernière n’était pas encore en force. Pour prononcer cette ordonnance, qui mettait à néant l’ordonnance pénale du 23 septembre 2023, le Ministère public avait non seulement entendu l’intéressé mais s’était également fondé sur l’ensemble de son dossier pénal, dont le procès-verbal d’audition devant la police du 22 septembre 2023. Le TAPI retenait dès lors que les conditions d’une mesure d’interdiction fondée sur l’art. 74 al. 1 let. a LEI n'étaient plus remplies.

D. a. Par acte posté le 2 janvier 2024 et reçu le 4 janvier 2024, le commissaire de police a interjeté recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci‑après : la chambre administrative) contre le jugement précité, concluant à son annulation et au rétablissement de l'interdiction prononcée le 23 septembre 2023 pour une durée de six mois.

Malgré la décision pénale de classement, il existait des éléments fondant en droit administratif le soupçon que l'intimé commettait des infractions sur le territoire genevois. Le jugement attaqué violait gravement l'art. 74 LEI en le vidant de toute substance et en conditionnant son application au prononcé d'une condamnation pénale, étant précisé que la présomption d'innocence ne valait qu'en droit pénal. L'art. 74 LEI avait pour objectif de conférer aux cantons, spécialement dans les domaines peu ou pas couverts par le droit pénal, un outil de protection de l'ordre et de la sécurité publics efficace et souple permettant d'éloigner les étrangers des lieux éventuels d'infraction, sur la base de simples soupçons concrets.

L'intimé avait en l'espèce été vu par des policiers remettre un sachet de marijuana à un tiers et il avait reconnu être un consommateur de stupéfiants et avoir acheté le jour de son arrestation les 0.34 g de haschich retrouvés en sa possession. Selon la jurisprudence, le seul fait de posséder des stupéfiants destinés à sa propre consommation était suffisant pour fonder une telle mesure.

b. Le 9 janvier 2024, A______ a conclu au rejet du recours.

Le recourant perdait de vue que l'autorité administrative (sic) avait reconsidéré la décision entrée en force après avoir constaté que les conditions de l'art. 48 al. 1 LPA étaient réalisées. Une décision de classement – qui valait acquittement – avait ainsi été rendue par le Ministère public, si bien qu'il n'était plus soupçonné d'avoir commis une quelconque infraction.

Il était ressortissant français et n'avait jamais commis de délit, si bien que l'on peinait à comprendre l'insistance du recourant à vouloir l'éloigner du canton de Genève.

c. Le 10 janvier 2024, le recourant a persisté dans ses conclusions. Les explications et contestations formulées par l'intimé n'étaient ni étayées par pièces, ni crédibles.

d. Sur ce, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1. Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10).

2.             Selon l'art. 10 al. 2 LaLEtr, la chambre administrative doit statuer dans les dix jours qui suivent sa saisine. Ayant reçu le recours le 4 janvier 2024 et statuant ce jour, elle respecte ce délai.

3.             Est litigieuse la levée de l’interdiction de pénétrer dans tout le territoire cantonal pendant six mois, qui a été prononcée le 23 septembre 2023 et courait donc jusqu'au 22 mars 2024.

3.1 À teneur de l’art. 10 al. 2 2ème phr. LaLEtr, la chambre de céans est compétente pour apprécier l'opportunité des décisions portées devant elle en cette matière.

3.2 Aux termes de l'art. 74 al. 1 LEI, l'autorité cantonale compétente peut enjoindre à un étranger de ne pas pénétrer dans une région déterminée notamment lorsque l'étranger est frappé d'une décision de renvoi ou d'expulsion entrée en force et que des éléments concrets font redouter qu'il ne quittera pas la Suisse dans le délai prescrit ou qu'il n'a pas respecté le délai qui lui était imparti pour quitter le territoire (let. b). L’assignation à un territoire ou l’interdiction de pénétrer un territoire peut également être prononcée lorsque l’étranger n’est pas titulaire d’une autorisation de courte durée, d’une autorisation de séjour ou d’une autorisation d’établissement et trouble ou menace la sécurité et l’ordre publics ; cette mesure vise notamment à lutter contre le trafic illégal de stupéfiants (let. a).

3.3 Si le législateur a expressément fait référence aux infractions en lien avec le trafic de stupéfiants (art. 74 al. 1 let. a LEI), cela n'exclut toutefois pas d'autres troubles ou menaces à la sécurité et l'ordre publics (ATF 142 II 1 consid. 2.2 et les références), telle par exemple la violation des dispositions de police des étrangers (arrêts du Tribunal fédéral 2C_123/2021 du 5 mars 2021 consid. 3.1 ; 2C_884/2021 du 5 août 2021 consid. 3.1.). Selon le message du Conseil fédéral du 22 décembre 1993 (FF 1994 I 325), les étrangers dépourvus d'autorisation de séjour et d'établissement n'ont pas le droit à une liberté totale de mouvement ; s'agissant d'une atteinte relativement légère à la liberté personnelle de l'étranger concerné, « le seuil, pour l'ordonner, n'a pas été placé très haut » ; il suffit de se fonder sur la notion très générale de la protection des biens par la police pour définir le trouble ou la menace de la sécurité et de l'ordre publics.

Ainsi, le simple soupçon qu'un étranger puisse commettre des infractions dans le milieu de la drogue justifie une mesure prise en application de l'art. 74 al. 1 let. a LEI (arrêt du Tribunal fédéral 2C_762/2021 du 13 avril 2022 consid. 5.2) ; de tels soupçons peuvent découler du seul fait de la possession de stupéfiants destinés à sa propre consommation (arrêt du Tribunal fédéral 2C_123/2021 précité consid. 3.1 et l'arrêt cité).

3.4 Une mesure basée sur l’art. 74 al. 1 let. a LEI ne présuppose pas une condamnation pénale de l’intéressé (arrêts du Tribunal fédéral 2C_884/2020 précité consid. 3.3 ; 2C_123/2021 du 5 mars 2021).

3.5 La mesure doit en outre respecter le principe de la proportionnalité. Tel que garanti par les art. 5 al. 2 et 36 al. 3 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), il exige qu'une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive. En outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et exige un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (ATF 140 I 218 consid. 6.7.1 ; 136 IV 97 consid. 5.2.2 ; 135 I 169 consid. 5.6 et les références citées).

Appliqué à la problématique de l’interdiction de pénétrer dans une région déterminée prévue à l’art. 74 LEI, le principe de proportionnalité implique de prendre en compte en particulier la délimitation géographique d’une telle mesure ainsi que sa durée. Il convient de vérifier, dans chaque cas d’espèce, que l’objectif visé par l’autorité justifie véritablement l’interdiction de périmètre prononcée, c’est-à-dire qu’il existe un rapport raisonnable entre cet objectif et les moyens mis en œuvre pour l’atteindre (ATF 142 II 1 consid. 2.3 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_884/2020 du 5 août 2021 consid.3.4.2 ; 2C_796/2018 du 4 février 2019 consid. 4.2).

3.6 L'art. 74 LEI ne précise ni la durée ni l'étendue de la mesure. Selon le Tribunal fédéral, celle-ci doit dans tous les cas répondre au principe de proportionnalité, soit être adéquate au but visé et rester dans un rapport raisonnable avec celui-ci (ATF 142 II 1 consid. 2.3). Elle ne peut donc pas être ordonnée pour une durée indéterminée (arrêt du Tribunal fédéral 2C_197/2013 du 31 juillet 2013 consid. 4.1). Des durées inférieures à six mois ne sont guère efficaces (arrêt du Tribunal fédéral 2C_197/2013 précité consid. 4.2) ; des mesures d'une durée d'une année (arrêt du Tribunal fédéral 2C_330/2015 du 26 novembre 2015 consid. 3.2), voire de deux ans (arrêt du Tribunal fédéral 2C_828/2017 du 14 juin 2018 consid. 4.5) ont été admises.

L'interdiction de pénétrer peut s'appliquer à l'entier du territoire d'un canton (arrêts du Tribunal fédéral 2C_231/2007 du 13 novembre 2007 ; 2A.253/2006 du 12 mai 2006), même si la doctrine relève que le prononcé d'une telle mesure peut paraître problématique au regard du but assigné à celle-ci (Tarkan GÖKSU, op. cit., p. 725 n. 7). La portée de l'art. 6 al. 3 LaLEtr, qui se réfère à cette disposition et en reprend les termes, ne peut être interprétée de manière plus restrictive. C'est en réalité lors de l'examen du respect par la mesure du principe de la proportionnalité que la question de l'étendue de la zone géographique à laquelle elle s'applique doit être examinée.

3.7 La chambre de céans a déjà confirmé une interdiction territoriale de douze mois dans le canton de Genève à l’encontre d’une personne sans antécédents, interpellé et condamné par le Ministère public pour avoir vendu une boulette de cocaïne, l’intéressé n’ayant aucune ressource financière ni aucun intérêt à venir dans le canton (ATA/655/2021 du 23 juin 2021 ; ATA/802/2019 du 17 avril 2019).

A aussi été confirmée une interdiction de pénétrer dans le canton de Genève pour une durée de douze mois dans le cas d’une personne possédant un titre de séjour en Italie, qui n’avait ni attaches ni aucun titre de séjour en Suisse. Il avait certes, indiqué, avoir des amis à Vernier, mais avait refusé de donner leur nom et leur adresse. Son allégation relative à l'existence desdites amitiés paraissait ainsi peu crédible. Il semblait d'ailleurs davantage avoir utilisé sa présence à Genève pour trouver des moyens de subvenir illégalement à ses besoins en s'adonnant au trafic de drogues. Le recourant n'avait jamais vécu ni à Genève ni en Suisse et n'y avait aucune attache familiale. Il était sans domicile et sans ressources. Aucun élément ne nécessitait ainsi sa présence à Genève. Dans ces circonstances, son intérêt privé à pouvoir venir à Genève dans les douze mois suivants cédait le pas à l'intérêt public à le tenir éloigné du canton pendant cette durée. Par conséquent, le fait d'avoir étendu la mesure d'interdiction à l'ensemble du territoire du canton de Genève n'était pas disproportionné, ni d'avoir fixé à douze mois la durée de cette mesure, étant rappelé sur ce dernier point la jurisprudence stricte du Tribunal fédéral (ATA/806/2019 du 18 avril 2019).

3.8 L'art. 8 al. 1 LaLEtr prévoit que les interdictions de quitter un territoire assigné ou de pénétrer dans une région déterminée peuvent faire l'objet d'une opposition auprès du TAPI, dans un délai de dix jours à compter de leur notification, pour contrôle de leur légalité et de leur adéquation. L'art. 8 al. 3 LaLEtr prévoit quant à lui que les demandes de levée de détention et de levée d'interdiction de quitter un territoire assigné ou de pénétrer dans une région déterminée doivent être adressées par écrit au TAPI, sans qu'aucun délai ne soit mentionné.

Une ordonnance de classement peut constituer un fait nouveau pouvant fonder une demande de levée de la mesure d’interdiction (ATA/373/2023 du 13 avril 2023 consid. 3.2).

3.9 La présomption d'innocence, prévue par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101), s'applique en matière de procédure pénale. Elle constitue un aspect particulier du droit à un procès équitable garanti à l'art. 6 § 1 CEDH (ACEDH Janosevic c. Suède du 23 juillet 2002, req.  n° 34619/97, § 96 ; Phillips c. Royaume Uni du 5 juillet 2001, req. n° 41087/98 § 40). Il interdit aux autorités d'accomplir leurs devoirs en partant de l'idée que les personnes faisant l'objet d'une enquête sont coupables des faits qui leur sont reprochés. Il oblige aussi l'accusation à supporter la charge de prouver les allégations dirigées contre la personne poursuivie (ACEDH Phillips précité § 40 ; Barbera, Messegué et Jabardo c. Espagne du 6 décembre 1988, série A n. 146, § 77).

Selon la jurisprudence européenne, les membres d'un autre pouvoir – ou d'un autre tribunal, voire du tribunal de jugement dans des ordonnances préliminaires – ne doivent pas faire de déclarations ni prendre de décisions qui équivalent à une condamnation avant terme, ou à une remise en question d’un acquittement ou d’un classement (ACEDH Nadir Yıldırım et autres c. Turquie du 28 novembre 2023, req. n° 39712/16, § 66 [ordonnance préliminaire du tribunal de jugement demandant la levée de l'immunité parlementaire] ; Butkevicius c. Lituanie, du 26 mars 2002, Rec. 2002-II [conférence de presse donnée par les enquêteurs] ; Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A no 308 [déclaration du Garde des sceaux à la télévision]).

Plus spécifiquement, la CourEDH reconnaît dans sa jurisprudence l’existence de deux aspects de l'art. 6 § 2 CEDH, à savoir un aspect procédural relatif au déroulement du procès pénal lui-même, et un second aspect qui tend à assurer le respect d’une déclaration d’innocence dans le cadre d’une procédure ultérieure, lorsqu’il existe un lien avec une procédure pénale ayant abouti à un résultat autre qu’une condamnation. Dans le cadre de ce second aspect, le but est d’empêcher que des individus ayant bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des autorités ou des agents publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée, sans quoi les garanties énoncées à l’art. 6 § 2 CEDH risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu, une fois la procédure pénale achevée, est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public ; dans une certaine mesure, la protection offerte par l’art. 6 § 2 à cet égard peut donc recouvrir celle qu’apporte l’art. 8 CEDH. Dans tous les cas et indépendamment de l’approche adoptée, le vocabulaire employé par l’autorité qui statue – en l’occurrence les juridictions administratives –, revêt une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier sa compatibilité avec l’art. 6 § 2 CEDH. La CourEDH a dans ce cadre reconnu une violation de l'art. 6 § 2 CEDH dans le cas d'un tribunal administratif ayant considéré dans une procédure disciplinaire contre un fonctionnaire qu’il était « évident » que l'intéressé avait « commis un harcèlement sexuel » sur une personne donnée, et que cela portait atteinte à l’irréprochabilité attendue des fonctionnaires, ceci alors qu'un non-lieu avait été prononcé au pénal (ACEDH U.Y. c. Turquie du 10 octobre 2023, req. n° 58073/17, § 47 à 54).

3.10 En l'espèce, une ordonnance de classement a été prononcée le 14 décembre 2023 dans la P/20516/2023 engagée contre l'intimée. Le Ministère public a ainsi retenu que « seule la détention de produits stupéfiants, destinés à sa propre consommation, peut être reprochée au prévenu. Or, au vu de la faible quantité de cannabis détenue, il ne s’est pas rendu coupable de contravention à la loi fédérale sur les stupéfiants ». Il ne saurait dès lors être retenu, dans une procédure administrative parallèle, qu'il a participé à un trafic de stupéfiants alors qu'une ordonnance de classement – valant acquittement à teneur de l'art. 320 al. 4 CPP – a été rendue, sous peine de violer la présomption d'innocence au sens de la jurisprudence précitée. Que les faits aient été constatés par des agents assermentés n'y change rien.

Reste que l'intimé détenait du haschich pour sa propre consommation et n'a pas contesté se trouver dans un lieu notoire de revente de stupéfiants (carrefour entre la rue du Môle et la rue de Berne aux Pâquis), étant rappelé d'une part qu'une mesure basée sur l’art. 74 al. 1 let. a LEI ne présuppose pas une condamnation pénale de l’intéressé, et qu'elle peut se fonder à teneur de la jurisprudence sur la seule possession de stupéfiants destinés à une consommation personnelle, ce qui est le cas en l'espèce. Dès lors, le classement de la procédure pénale ne suffisait pas à permettre la levée de la mesure d'interdiction de périmètre.

Il y a cependant lieu d'examiner la question sous l'angle du principe de la proportionnalité. L'intimé est un ressortissant français domicilié en Haute-Savoie, qui dit n'avoir de casier judiciaire ni en Suisse ni en France ; il a allégué s'être rendu à Genève le jour où il a été appréhendé pour remettre des demandes d'emploi à de potentiels employeurs, et devoir s'y rendre le cas échéant de nouveau. Dans ces conditions, au vu de la faible atteinte à la sécurité et à l'ordre publics que représente la simple possession de cannabis à des fins de consommation personnelle, la mesure pourrait être levée, ou devrait ne pas être renouvelée, si l'intimé prouvait les recherches d'emploi précitées, ou une quelconque autre nécessité de se rendre dans le canton de Genève. Or tel n'est toutefois pas le cas, le dossier ne contenant aucune pièce étayant, même partiellement, les affirmations de l'intimé à cet égard. Dès lors, la mesure litigieuse, qui ne court que jusqu'au 22 mars 2024 reste conforme au principe de la proportionnalité, l'intimé n'ayant pas allégué d'autres nécessités de se rendre à Genève.

Il découle de ce qui précède que le recours doit être admis et l'interdiction de périmètre du 23 septembre 2023 rétablie.

4.             La procédure étant gratuite, aucun émolument de procédure ne sera prélevé (art. 87 al. 1 LPA cum art. 12 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 - RFPA - E 5 10.03). Vu l'issue du litige, aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 2 janvier 2024 par le commissaire de police contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 21 décembre 2023 ;

au fond :

l'admet ;

 

rétablit la mesure d'interdiction de pénétrer dans une région déterminée (interdiction d'accès au canton de Genève) pour une durée de six mois prononcée par le commissaire de police le 23 septembre 2023 ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral suisse, av. du Tribunal fédéral 29, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt au commissaire de police, à Me Dina BAZARBACHI, avocate de l'intimé, à l'office cantonal de la population et des migrations, au Tribunal administratif de première instance ainsi qu'au secrétariat d'État aux migrations.

Siégeant : Claudio MASCOTTO, président, Florence KRAUSKOPF, Jean-Marc VERNIORY, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière :

 

 

B. SPECKER

 

 

le président siégeant :

 

 

C. MASCOTTO

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :