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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2191/2023

ATA/957/2024 du 20.08.2024 sur JTAPI/275/2024 ( LDTR ) , PARTIELMNT ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2191/2023-LDTR ATA/957/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 20 août 2024

 

dans la cause

 

A______ et B______

C______ recourants
représentés par Me Pascal PÉTROZ, avocat

contre

 

ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ASLOCA)
représentée par Mes Romolo MOLO et Maurice UTZ, avocats

et

D______ SA

représentée par Me David BENSIMON, avocat

et

E______ SA

représentée par Me Raphaël CRISTIANO, avocat

et

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE intimés

 


Recours contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 26 mars 2024 (JTAPI/275/2024)


EN FAIT

A. a. E______ SA, inscrite au registre du commerce le 21 décembre 1998, a pour but l’achat, la vente, l’exploitation, la location et la construction d’immeubles. Son siège est à Genève.

D______ SA, inscrite au registre du commerce le 9 août 2022, a pour but de fournir en Suisse et à l'étranger, tous services et conseils dans le domaine de l'immobilier, l'expertise, le courtage, l'acquisition, la vente, la détention, la location, la gérance et la promotion de biens immobiliers. Son siège est à Genève.

b. L’immeuble aux adresses 25-27, avenue F______ (ci‑après : l’immeuble), sis sur la parcelle n° 11'552 de la commune de Meyrin, en zone de développement 3, a été construit entre 1961 et 1970.

Comprenant 34 appartements, il est soumis au régime de la propriété par étage depuis octobre 1984.

c. Le 18 novembre 1999, E______ SA a acquis « en bloc », par voie de cession d'actions, 31 appartements de l’immeuble. La transaction a notamment concerné les appartements nos 1______, 2______, 3______, 4______, 5______ et 6______.

d. A______ et B______ est employée de la régie qui gère l’immeuble.

e. Par contrat de bail du 23 avril 2020, A______ et B______ et C______ ont pris en location le lot 6______ de l'immeuble, un quatre pièces au 8e étage avec loggia (ci-après : appartement 6).

Le 11 juin 2020, E______ SA leur a octroyé une option d'achat jusqu'au 30 avril 2024 sur leur appartement.

Le 12 août 2022, la régie a informé A______ et B______ que le parc immobilier de E______ SA avait été acquis en quasi-totalité. « Comme promis, seuls quelques appartements dont le tien et ceux de Monsieur G______ et Madame G______ n’ont pas fait partie de la transaction globale. Ainsi nous sommes heureux de te confirmer qu’il n’y aura pas besoin de signer de promesses et que nous attendons l’échéance de ton bail pour initier la procédure et aller chez le notaire. Au final tu économiseras sur les frais de promesse et nous en sommes très heureux ».

B. a. Par arrêté du 19 septembre 2022 (VA 7______), le département du territoire (ci‑après : le département) a autorisé E______ SA à aliéner trois appartements de l'immeuble, soit le n° 1______ de quatre pièces au 1er étage avec loggia (ci-après : appartement 3), le n° 3______ de trois pièces au 5e étage avec loggia (ci-après : appartement 4) et le n° 4______ de quatre pièces au 6e étage avec loggia (ci-après : appartement 5), à D______ SA.

Les droits et obligations découlant des contrats de baux en cours seraient repris par l'acquéreur.

b. L’arrêté de vente VA 7______ a fait l'objet d'un recours au Tribunal administratif de première instance (ci-après : TAPI) par l'ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ci-après : ASLOCA) le 29 septembre 2022. La procédure a été enregistrée sous la cause A/3192/2022.

c. Des conclusions d'accord ont été signées entre les parties le 14 novembre 2022 aux termes desquelles :

« 1. Le recours de l'ASLOCA faisant l'objet de la présente procédure est retiré avec désistement.

2. D______ SA s'engage à acquérir, et E______ SA à lui vendre, en un seul bloc, tous les autres appartements dont E______ SA est propriétaire dans l'immeuble 25-27, avenue F______ à Meyrin sur la parcelle no 11'552, feuille 12, soit notamment les lots 11'552-11 [lot n° 2______, un trois pièces au 3e étage avec loggia ; ci-après : appartement 1], 11'552-27 [lot n° 5______, trois pièces au 7e étage avec loggia ; ci‑après : appartement 2] et 11552-29 [appartement 6], […].

3. Lesdits appartements seront réunis avec les trois lots faisant l'objet de la présente procédure en bloc de six appartements. Ce bloc de six appartements ne pourra ultérieurement être aliéné qu'en bloc.

[…]

6. Toute aliénation par E______ SA des lots mentionnés sous 2 à d'autres personnes physiques ou morales autres que D______ SA sera nulle et de nul effet.

11. En tant que de besoin, les parties sont condamnées à exécuter le présent jugement d’accord.

[…] ».

d. Par jugement du 5 décembre 2022 (JTAPI/1325/2022), le TAPI a donné acte aux parties de leurs conclusions d'accord déposées le 25 novembre 2022, lesquelles faisaient intégralement partie du dispositif de ce jugement, condamné en tant que de besoin les parties à exécuter ces dernières et rayé la cause du rôle.

C. a. Par requête complémentaire du 6 février 2023 adressée au département, E______ SA a sollicité l'autorisation d'aliéner, en faveur de D______ SA, les appartements 1, 2 et 6 en complément des 3, 4 et 5.

b. Par arrêté du 25 avril 2023 (VA 8______), le département a annulé et remplacé l'autorisation d'aliéner du 19 septembre 2022 en autorisant E______ SA à vendre les appartements 1 à 6 à D______ SA.

c. Cet arrêté a été publié dans la Feuille d'avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 25 avril 2023. Il était précisé que cette décision étant une mesure d'exécution d'un jugement définitif, elle n'était pas sujette à recours en vertu de l'art. 59 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

D. a. Par acte du 24 mai 2023, G______ ont recouru contre l'arrêté du 25 avril 2023 auprès du TAPI. Ils ont conclu au constat de sa nullité, subsidiairement son annulation, en ce qu'il autorisait la vente des appartements 1 et 2. Préalablement, ils ont sollicité du TAPI qu'il constate l'effet suspensif du recours et qu'il ordonne la production de la transaction globale passée entre E______ SA, D______ SA et l'ASLOCA, ainsi que du jugement du TAPI.

La procédure a été inscrite sous la référence A/1833/2023.

b. En date du 12 juin 2023, faisant référence à la procédure A/1833/2023, A______ et B______ ainsi que C______ ont déposé une requête auprès du TAPI en restitution du délai de recours contre l'arrêté VA 8______ publié le 25 avril 2023. Un délai raisonnable pour compléter leur recours devait leur être octroyé. Subsidiairement, leur appel en cause dans la procédure A/1833/2023 devait être ordonné. Cela fait, un délai raisonnable pour se déterminer devait leur être accordé.

Ils ont conclu au constat de la nullité de l'arrêté VA 8______, subsidiairement à son annulation, en ce qu'il autorisait la vente de l’appartements 6. Préalablement, ils ont sollicité du TAPI qu'il constate l'effet suspensif du recours et qu'il ordonne la production de la transaction globale passée entre E______ SA, D______ SA et l'ASLOCA, ainsi que du jugement du TAPI.

Courant 2022, C______ et E______ SA devaient conclure une promesse de vente et d'achat devant notaire. Anticipant cette promesse, ils avaient versé un acompte de 5% du prix de vente auprès du notaire. Ils avaient ensuite reçu le courriel du 12 août 2022 de la régie.

Peu avant l'échéance du délai de recours, ils avaient eu connaissance de la décision VA 8______, publiée le 25 avril 2023. Se fiant de bonne foi à la publication officielle, ils avaient pris acte du fait qu'il s'agissait prétendument d'une mesure d'exécution d'un jugement définitif qui n'était pas sujette à recours.

Ils avaient été surpris d'apprendre qu'une procédure contre cette décision était pendante devant le TAPI. Manifestement induits en erreur par les termes de la décision contestée, ils ne pouvaient se voir reprocher d'avoir manqué le délai de recours au 25 mai 2023, étant précisé qu'ils avaient immédiatement pris toutes les mesures utiles en contactant un avocat pour la défense de leurs intérêts. Partant, ils devaient bénéficier d'une restitution de délai aux fins de faire constater la nullité, subsidiairement annuler la vente de leur lot pour qu'il soit donné droit à son acquisition. Subsidiairement, ils sollicitaient leur appel en cause dans la procédure A/1833/2023.

c. Le TAPI a informé les époux A______ et B______ et C______ avoir enregistré la requête du 12 juin 2023 en tant que recours, dont la recevabilité était réservée, sous la référence A/2191/2023 et leur a octroyé un délai pour compléter leur recours.

d. Dans leur complément au recours, les précités ont relevé que la décision contestée ne pouvait être qualifiée de mesure d'exécution non sujette à recours, le jugement du TAPI ne concernant pas l’appartement qu'ils occupaient. Ils ne pouvaient pas se voir reprocher de ne pas avoir pris part à la procédure devant le TAPI. Un tel jugement n'avait pas acquis l'autorité de chose jugée à leur égard.

En considérant de manière erronée que la vente de l’appartement 6 bénéficiait de l'autorité de la chose jugée et en s'épargnant une procédure d'autorisation fondée sur l'examen des conditions de l'art. 39 de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (mesures de soutien en faveur des locataires et de l'emploi) du 25 janvier 1996 (LDTR - L 5 20), le département avait violé la loi.

e. L'ASLOCA a été appelé en cause par décision du 10 août 2023.

f. Par jugement du 26 mars 2024, le TAPI a déclaré le recours irrecevable.

Il ne ressortait du dossier aucun motif de nullité de la décision du 25 avril 2023.

À teneur de la jurisprudence, s’il existait un moyen de droit privé, même moins commode, à disposition de l’intéressé pour écarter le préjudice dont il se plaignait, la qualité pour agir fondée sur l’intérêt digne de protection devait lui être niée. Nonobstant l’option d'achat octroyée par E______ SA aux recourants, l'annulation de l'arrêté de vente litigieux n'aurait pas pour effet direct et concret de leur assurer l'acquisition du lot convoité. D'une part, E______ SA avait transféré son bien à D______ SA et n'en disposait plus. Partant, si les recourants estimaient que celle-là était liée à leur égard par l’option d'achat accordée, ils pourraient demander le respect d'un engagement voire des dédommagements par la voie civile. D'autre part, une autorisation d'aliénation devrait encore leur être accordée par le département en application de l'art. 39 al. 3 LDTR, ce qui supposait la réalisation des conditions posées par cette disposition, lesquelles n’étaient à ce stade pas réunies, de sorte que la perspective d'obtenir une telle autorisation restait en l'état toute théorique, incompatible avec la notion d'intérêt direct et concret.

Partant, l'admission du recours n'étant pas apte à leur procurer un avantage pratique, ils ne pouvaient se prévaloir d'un intérêt digne de protection.

Enfin, le but recherché par les recourants de se porter acquéreurs d'un appartement pour des motifs de pure convenance personnelle sortait manifestement des objectifs poursuivis par la LDTR.

Ainsi, les recourants ne se trouvaient pas dans un rapport suffisamment étroit, spécial et digne d'être pris en considération avec l'objet de la contestation, de sorte qu'ils ne disposaient pas de la qualité pour recourir.

Il n’était dès lors pas nécessaire d'examiner la question du respect du délai de recours.

E. a. Par acte du 2 mai 2024, A______ et B______ ainsi que C______ ont interjeté recours devant la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre ce jugement. Ils ont conclu à son annulation et cela fait au constat de la nullité de l’arrêté du 25 avril 2023 en ce qu’il autorisait la vente de l’appartements 6 ; préalablement, il devait être constaté que le recours avait effet suspensif.

Les appartements de quatre pièces entraient dans la catégorie des logements où sévissait une pénurie. Jusqu’alors offerts en location, leur vente était soumise à autorisation.

Il n’y avait eu ni instruction, ni publication dans la FAO de l’autorisation de vendre l’appartements 6. La procédure LDTR, impérative, n’avait pas été suivie. La vente de l’appartement 6 résultait de conclusions d’accord, soit d’un accord privé entre les deux sociétés et l’ASLOCA, à l’exclusion du département. La nullité devait être constatée.

Les conditions de l’art. 39 al. 2 à 4 LDTR n’étant pas remplies, c’était à tort que le département avait délivré l’autorisation de vente.

De surcroît, D______ SA entendait vendre un appartement, à l’adresse 9-11, av. F______ à Meyrin à un particulier alors que 13 appartements dudit immeuble avaient fait l’objet d’une autorisation de vente en bloc publiée dans la FAO le même jour que l’arrêté querellé et impliquait les deux mêmes sociétés.

Ils avaient un intérêt spécial, direct et concret à acquérir le logement dans lequel ils habitaient depuis le 23 avril 2020, pour lequel ils avaient bénéficié d’une option d’achat, et avaient même déposé chez un notaire un acompte de 5% du prix de vente. Ils n’avaient renoncé à signer une promesse de vente en la forme authentique qu’en raison des fausses informations données par la régie. Par ailleurs, E______ SA disposait toujours de la propriété des lots, compte tenu de l’effet suspensif du présent recours. Enfin, ils pouvaient bénéficier d’une autorisation d’acquisition en vertu de l’art. 39 al. 3 LDTR. La qualité pour recourir devait leur être reconnue et le dossier renvoyé au TAPI.

b. Le département a conclu au rejet du recours. La situation du locataire au 9-11, av. F______ n’était pas comparable. D’une part, il s’agissait d’un autre immeuble. D’autre part, le locataire bénéficiait d’un droit d’emption inscrit au registre foncier depuis 2020. L’arrêté VA 8______ du 25 avril 2023 avait fait l’objet tant d’une instruction que d’une publication dans la FAO. Par ailleurs, il était signataire des conclusions d’accord ayant abouti au jugement du 5 décembre 2022.

c. L’ASLOCA a conclu au rejet du recours. Les conclusions d’accord consistaient précisément dans l’engagement de D______ SA d’acquérir, en sus des trois appartements visés par l’arrêté VA 7______, trois appartements supplémentaires dont le 6, objet du présent litige. Entre juin 2003 et octobre 2021, le département avait notamment autorisé la vente, par E______ SA de 15 appartements de l’immeuble. Ladite société en avait par ailleurs aliéné dix autres. L’ASLOCA détaillait les dates des opérations et les prix de vente. Il était ainsi manifeste que la vente à la découpe autorisée dans la VA 7______ faisait partie d’une opération financière spéculative en train d’être menée à son terme.

La situation de l’immeuble sis 9-11 av. de F______ n’était pas comparable. L’ASLOCA avait empêché le démantèlement de ce qui subsistait du parc locatif à cette adresse en réunissant trois logements qui devaient être vendus séparément à un bloc de 10 appartements, au sacrifice, il était vrai, de l’affectation locative d’un des 13 appartements au total, ce qui avait rendu possible l’obtention d’un jugement d’accord.

d. E______ SA a conclu à l’irrecevabilité du recours et à la confirmation du jugement querellé. A______ et B______ était employée de la régie et ne pouvait avoir ignoré la vente de l’appartement 6. Le jugement s’était substitué à la décision du département en vertu de l’effet dévolutif du recours. Le département avait confirmé avoir procédé à une analyse complète de la situation lors de la procédure A/3192/2022 et avoir vérifié que les conditions de la délivrance de l’autorisation de vente étaient réunies avant de signer les conclusions d’accord. La vente de l’appartement 6 faisait partie du dispositif du jugement du 5 décembre 2022, entré en force. La publication du département le 25 avril 2023 évoquant une mesure d’exécution du jugement précité était correcte. C’était à bon droit que le TAPI avait dénié la qualité pour recourir aux intéressés.

e. D______ SA a conclu à l’irrecevabilité du recours et à la confirmation du jugement querellé. Le fait d’élargir le premier « bloc » des appartements 3, 4 et 5 avec les appartements 1, 2 et 6 renforçait la sauvegarde de l’intérêt public à la préservation du parc locatif. Le grief de nullité était infondé compte tenu de la publication dans la FAO du 25 avril 2023. L’arrêté VA 8______ était une mesure d’exécution. Le recours était en conséquence irrecevable. Le notaire avait instrumenté l’acte de vente portant notamment sur l’appartement 6 les 9 août et 9 décembre 2022. L’acte d’achat à terme par D______ SA avait été déposé au registre foncier le 27 avril 2023. Le notaire avait enfin confirmé que ladite société était propriétaire des appartements 1 à 6 depuis le jour du dépôt de l’acte au registre foncier. Les recourants n’avait dès lors plus d’intérêt digne de protection et n’avait pas la qualité pour recourir.

f. Les recourants n’ayant pas souhaité répliquer dans le délai qui leur avait été imparti, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a et 63 al. 1 let. b LPA).

2.             La LDTR a pour but de préserver l’habitat et les conditions de vie existants ainsi que le caractère actuel de l’habitat dans les zones visées à l’art. 2 (art. 1 al. 1 LDTR). À cet effet, et tout en assurant la protection des locataires et des propriétaires d’appartements, elle prévoit notamment des restrictions quant à l’aliénation des appartements destinés à la location (art. 1 al. 2 let. c LDTR).

2.1 L’aliénation, sous quelque forme que ce soit (notamment cession de droits de copropriété d’étages ou de parties d’étages, d’actions, de parts sociales), d’un appartement à usage d’habitation, jusqu’alors offert en location, est soumise à autorisation dans la mesure où l’appartement entre, à raison de son loyer ou de son type, dans une catégorie de logements où sévit la pénurie (art. 39 al. 1 LDTR).

Le département refuse l’autorisation lorsqu’un motif prépondérant d’intérêt public ou d’intérêt général s’y oppose. L’intérêt public et l’intérêt général résident dans le maintien, en période de pénurie de logements, de l’affectation locative des appartements loués (art. 39 al. 2 LDTR).

Afin de prévenir le changement d’affectation progressif d’un immeuble locatif, le désir d’un locataire, occupant effectivement son logement depuis 3 ans au moins, d’acquérir ledit logement n’est présumé l’emporter sur l’intérêt public que si 60% des locataires en place acceptent formellement cette acquisition ; dans ce cas cependant, les locataires restants devront obtenir la garantie de ne pas être contraints d’acheter leur appartement ou de partir (art. 39 al. 3 LDTR).

À teneur de l’art. 39 al. 4 1re phrase LDTR, le département autorise l’aliénation d’un appartement si celui-ci : a) a été dès sa construction soumis au régime de la propriété par étages ou à une forme de propriété analogue, sous réserve du régime applicable à l’aliénation d’appartements destinés à la vente régi par l’article 8A de la loi générale sur les zones de développement du 29 juin 1957 (LGZD - L 1 35) ; b) était, le 30 mars 1985, soumis au régime de la propriété par étages ou à une forme de propriété analogue et qu’il avait déjà été cédé de manière individualisée ; c) n’a jamais été loué ; d) a fait une fois au moins l’objet d’une autorisation d’aliéner en vertu de la présente loi.

L’autorisation ne porte que sur un appartement à la fois. Une autorisation de vente en bloc peut toutefois être accordée en cas de mise en vente simultanée, pour des motifs d’assainissement financier, de plusieurs appartements à usage d’habitation ayant été mis en propriété par étages et jusqu’alors offerts en location, avec pour condition que l’acquéreur ne peut les revendre que sous la même forme, sous réserve de l’obtention d’une autorisation individualisée au sens du présent alinéa (art. 39 al. 4 2e phrase LDTR).

2.2 En cas de projet d’acquisition au sens de l’art. 39 al. 3 LDTR, le vendeur et le locataire en place désireux de se porter acquéreur de son logement informent par écrit les autres locataires de l’immeuble de la transaction envisagée. Les locataires qui acceptent l’acquisition doivent le faire par écrit (art. 13 al. 2 du règlement d’application de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation du 29 avril 1996 [RDTR - L 5 20.01]).

2.3 La LDTR vise à éviter la disparition de logements à usage locatif (arrêt du Tribunal fédéral 1P.406/2005 du 9 janvier 2006 consid. 3). Sa réglementation correspond à un intérêt public évident (ATF 128 I 206 consid. 5.2.4 ; ATA/1332/2023 du 12 décembre 2023 consid. 6.3 et les arrêts cités).

Dans le cas d'appartements en PPE, la vente en bloc doit être préférée à la vente par unités séparées, ce procédé-là ne mettant en principe pas en péril les buts de la LDTR. La LDTR s'applique lorsqu'un appartement est individualisé, puis vendu ; elle ne saurait cependant empêcher la vente en bloc de plusieurs appartements à un même acquéreur, car, dans ce cas, le risque de voir ces appartements sortir du marché locatif est pratiquement nul. Toutefois, même dans ce cas de figure, le fait de vendre « à la découpe » des immeubles locatifs en blocs de petites tailles a pour effet une transformation progressive de l'immeuble locatif contraire à l'esprit de la LDTR. Une diminution de la taille des lots et, parallèlement, une multiplication du nombre des propriétaires tendent en effet indéniablement à mettre en péril le maintien de l'affectation locative des appartements loués ainsi que la préservation de loyers bon marché, maintenus en vertu du but de la LDTR ; cela augmente la probabilité d'une vente ultérieure de logements individualisés, et partant le risque d'une atteinte au parc immobilier locatif. Ainsi, même en cas de vente en bloc, l'aliénateur doit justifier d'un intérêt privé particulier primant l'intérêt public à la préservation du marché locatif (arrêt du Tribunal fédéral 1C_370/2021 du 10 novembre 2022 consid. 3.2.2 et les nombreuses références citées).  

2.4 En l’espèce, l’immeuble est situé en zone à bâtir de développement 3 et est affecté à l’habitation (art. 2 al. 1 LDTR). Le litige porte sur une opération d’aliénation de six appartements (art. 39 LDTR). L’appartement litigieux, qui compte quatre pièces, entre dans la catégorie des logements où sévit une pénurie (arrêté déterminant les catégories de logements où sévit la pénurie en vue de l’application des art. 25 à 39 LDTR, dans son état au 1er janvier 2023 applicable ; ArAppart - L 5 20.03). La LDTR trouve application, ce que les parties ne contestent pas.

3.             Les recourants invoquent la nullité de l’arrêté VA 8______, en raison de violations de la procédure prévue par la LDTR, notamment l’absence d’instruction de la requête en autorisation d’aliéner leurs appartements et de la publication de l’autorisation concernant leurs biens.

3.1 Les art. 2 à 4 de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05) sont applicables par analogie aux demandes d’autorisation découlant de la LDTR (art. 40 al. 1 LDTR).

Toutes les demandes d’autorisation sont rendues publiques par une insertion dans la FAO. Il est fait mention, le cas échéant, des dérogations nécessaires (art. 3 al. 1 LCI).

3.2 Une décision est exécutoire lorsque, notamment, elle ne peut plus être attaquée par réclamation ou par recours (art. 53 al. 1 let. a LPA).

Le recours n’est pas recevable contre, notamment, les mesures d’exécution des décisions (art. 59 let. b LPA).

Une décision de base ne peut en principe pas être remise en cause, à l’occasion d’une nouvelle décision qui exécute l’acte de base (Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2018, p. 399 n. 1151). Le contrôle des décisions administratives en force est en principe exclu, que ce soit par un tribunal ou par une autorité administrative, notamment à l’occasion d’une nouvelle décision qui exécute la décision de base. Font exception les cas de violation d’un droit fondamental inaliénable et imprescriptible, les cas de nullité, car alors la décision apparemment en force est en réalité inexistante et privée de tout effet, et les cas de révocation par l’autorité qui a pris la décision ou l’autorité hiérarchiquement supérieure (Thierry TANQUEREL, op. cit., p. 231 n. 640).

3.3 Selon un principe général, la nullité d’un acte commis en violation de la loi doit résulter ou bien d’une disposition légale expresse, ou bien du sens et du but de la norme en question (ATF 122 I 97 consid. 3a ; 119 II 147 consid. 4a et les références). En d’autres termes, il n’y a lieu d’admettre la nullité, hormis les cas expressément prévus par la loi, qu’à titre exceptionnel, lorsque les circonstances sont telles que le système d’annulabilité n’offre manifestement pas la protection nécessaire (ATF 138 III 49 consid. 4.4.3 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_160/2017 du 3 octobre 2017 consid. 5.1 ; ATA/547/2021 du 9 juillet 2021 consid. 6a et les références). Ainsi, d’après la jurisprudence, la nullité d’une décision n’est admise que si le vice dont elle est entachée est particulièrement grave, est manifeste ou du moins facilement décelable et si, en outre, la constatation de la nullité ne met pas sérieusement en danger la sécurité du droit. Des vices de fond n’entraînent qu’à de rares exceptions la nullité d’une décision ; en revanche, de graves vices de procédure, ainsi que l’incompétence qualifiée de l’autorité qui a rendu la décision sont des motifs de nullité (ATF 144 IV 362 consid. 1.4.3 ; 139 II 243 consid. 11.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_171/2020 du 6 avril 2021 consid. 1.4.2).

3.4 L'objet du litige est principalement défini par l'objet de la contestation, les conclusions du recourant et, accessoirement, par les griefs ou motifs qu'il invoque. L'objet du litige correspond objectivement à l'objet de la décision attaquée, qui délimite son cadre matériel admissible. La contestation ne peut excéder l'objet de la décision attaquée, c'est-à-dire les prétentions ou les rapports juridiques sur lesquels l'autorité inférieure s'est prononcée ou aurait dû se prononcer. L'objet d'une procédure administrative ne peut donc pas s'étendre ou qualitativement se modifier au fil des instances, mais peut tout au plus se réduire dans la mesure où certains éléments de la décision attaquée ne sont plus contestés (ATF 142 I 455 consid. 4.4.2 et les références citées).

3.5 En l’espèce, le département a publié dans la FAO, le 19 septembre 2022, l’arrêté VA 7______ portant sur les appartements 3, 4 et 5. Un recours a été interjeté contre cette décision. Dans le cadre de la procédure A/3152/2022 y relative, des conclusions d’accord ont été signées entre les parties soit l’ASLOCA, les deux sociétés concernées et le département. Lesdites conclusions portaient sur les logements 3, 4 et 5, mais aussi sur les appartements 1, 2 et 6. Dans le dispositif de son jugement du 5 décembre 2022, le TAPI a donné acte aux parties de leurs conclusions d’accord déposées le 25 novembre 2022, lesquelles faisaient intégralement partie du dispositif du jugement.

L’objet du litige étant toutefois circonscrit aux appartements 3, 4 et 5, le jugement précité ne pouvait valoir mesure d’exécution pour les logements 1, 2 et 6, sous peine d’excéder l’objet de la décision attaquée dans le cadre de la procédure A/3192/2022. En conséquence, la publication, le 25 avril 2023, de l’arrêté VA 7______ n’était pas une mesure d’exécution du jugement du 5 décembre 2022 pour les appartements 1, 2 et 6 et était susceptible de recours.

Les recourants ont interjeté recours le 12 juin 2023, soit après l’échéance du délai de recours. Ils ont sollicité la restitution du délai, question laissée ouverte par le TAPI.

4.             Se pose toutefois la question de la qualité pour recourir des intéressés contre la VA 8______.

4.1 Ont la qualité pour recourir auprès du TAPI et de la chambre administrative contre les décisions prises en vertu de la LDTR les personnes visées à l’art. 60 LPA, ainsi que les associations régulièrement constituées d’habitants, de locataires et de propriétaires d’importance cantonale, qui existent depuis 3 ans au moins, et dont le champ d’activité statutaire s’étend à l’objet concerné (art. 40 al. 5 LDTR).

4.2 À teneur de l'art. 60 LPA, ont qualité pour recourir les parties à la procédure qui a abouti à la décision attaquée (let. a) et toute personne qui est touchée directement par une décision et a un intérêt personnel digne de protection à ce qu'elle soit annulée ou modifiée (let. b).

Selon la jurisprudence, le recourant doit avoir un intérêt pratique à l'admission du recours, soit que cette admission soit propre à lui procurer un avantage, de nature économique, matérielle ou idéale (ATF 121 II 39 consid. 2 c/aa ; arrêt du Tribunal fédéral 1A.47/2002 du 16 avril 2002 consid. 3).

4.3 S'agissant d'un recourant, tiers locataire, le Tribunal fédéral a jugé que s'il existait un moyen de droit privé, même moins commode, à sa disposition pour écarter le préjudice dont il se plaignait, la qualité pour agir fondée sur l'intérêt digne de protection devait lui être niée (ATF 101 1b 212 ; 100 Ib 119 ; arrêt du Tribunal fédéral 1P.70/2005 du 22 avril 2005). Les intérêts du locataire dans ses rapports avec le bailleur sont plus spécifiquement protégés par les dispositions spéciales du droit du bail complétées, le cas échéant, par certaines règles de droit public cantonal (ATF 131 II 649 consid 3.4).

4.4 La chambre de céans a déjà jugé de façon constante qu'en matière de qualité pour recourir des locataires, lorsque la décision litigieuse implique la démolition de locaux qui font l'objet d'un bail à loyer, le locataire ne peut plus se prévaloir d'un intérêt digne de protection à l'annulation de l'autorisation de démolition, dès lors qu'il a reçu son congé. En effet, quand bien même il conteste ce dernier, la procédure ouverte à ce sujet ne peut aboutir qu'à deux solutions alternatives : si la résiliation du bail est annulée, la démolition ne peut plus avoir lieu et le locataire perd son intérêt au recours ; si, au contraire, le congé est confirmé, le locataire, qui doit quitter les lieux, n'est plus concerné par le projet de démolition et n'a ainsi plus d'intérêt pratique à recourir (ATA/1755/2019 du 3 décembre 2019 et les références citées).

En revanche, la qualité pour recourir contre une autorisation de construire des locataires, dont les baux n'étaient pas résiliés, a été admise lorsque, si elle était confirmée, ladite autorisation les priverait de la jouissance de locaux situés dans les combles de l'immeuble dont la transformation était projetée. Certains des griefs invoqués portaient sur le gabarit de l'immeuble après travaux et sur les vices de forme ayant affecté la procédure qui, s'ils devaient se révéler bien fondés, pourraient aboutir à un refus de l'autorisation de construire litigieuse, à l'abandon du projet, voire à un remaniement substantiel de celui-ci, et à la mise en œuvre d'une nouvelle enquête (arrêt du Tribunal fédéral 1C_61/2011 du 4 mai 2011 ; ATA/181/2013 du 19 mars 2013 consid. 4 et les références citées). 

De même, se sont vu reconnaître la qualité pour recourir les locataires d'immeubles d'habitation soumis à la LDTR ou dans les causes où l'application même de la LDTR était litigieuse (ATA/512/2010 du 3 août 2010 ; ATA/384/2010 du 8 juin 2010). Cette loi prévoit notamment l'obligation d'informer au préalable et par écrit les locataires et de les consulter en dehors de toute résiliation de bail, lorsque le bailleur a l'intention d'exécuter des travaux (art. 43 al. 1 LDTR). Elle subordonne également l'ouverture du chantier au relogement des locataires touchés par l'autorisation définitive (art. 42 al. 4 LDTR - ATA/1755/2019 du 3 décembre 2019 consid. 3 c et les références citées).

4.5 S’agissant d’une autorisation d’aliéner, la doctrine considère que les locataires sont admis au recours (Emmanuelle GAIDE/Valérie DÉFAGO GAUDIN, La LDTR : Démolition, transformation, rénovation, changement d'affectation et aliénation : immeubles de logement et appartements : loi genevoise et panorama des autres lois cantonales, 2014, p. 509). Référence est toutefois faite à la partie en fait d’un arrêt de la chambre administrative (ATA/693/2012), dans lequel la justification de l’intérêt du locataire n’est pas abordée.

4.6 En l’espèce, les recourants sont locataires depuis plus de trois ans de leur appartement. Ils envisagent d’acquérir leur bien et avaient bénéficié d’une option d’achat stipulée valable jusqu’au 30 avril 2024. Enfin, les locataires ont produit des projets d’acte notarié de promesse de vente et d’achat par E______ SA en leur faveur du 16 mai 2022 et indiquent avoir déposé chez un notaire un de 5% du prix de vente mais renoncé à signer une promesse de vente en la forme authentique en raison des informations données par la régie le 12 août 2022.

La problématique ne porte pas sur les conditions du bail à loyer des recourants, mais sur l’autorisation d’aliéner les deux appartements de locataires indiquant occuper effectivement leur logement depuis trois ans et désirant l’acquérir. Dans ces conditions, il doit être retenu en l’espèce que les recourants sont atteints par la décision attaquée et disposent d’un intérêt digne de protection à son annulation ou sa modification.

Déterminer si E______ SA dispose toujours de la propriété des lots n’est, à ce stade, pas pertinent pour l’issue du litige, la réponse relevant notamment des conséquences du présent arrêt et de problématiques de droit civil.

Le recours sera en conséquence partiellement admis et la cause renvoyée au TAPI pour examen des autres conditions de recevabilité, y compris sur la question de la restitution du délai de recours, voire du fond.

5.             Le prononcé du présent arrêt rend sans objet la requête en restitution de l’effet suspensif.

6.             Vu l’issue du litige, il ne sera pas perçu d’émolument (art. 87 al. 1 LPA). Une indemnité de CHF 1'500.- sera allouée à A______ et B______ et C______, solidairement, à la charge de D______ SA, E______ SA et l’ASLOCA, à hauteur de CHF 500.- chacun (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 2 mai 2024 par A______ et B______ et C______ contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 26 mars 2024 ;

au fond :

l'admet partiellement ;

annule le jugement du Tribunal administratif de première instance du 26 mars 2024 ;

renvoie la cause au Tribunal administratif de première instance au sens des considérants ;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 1'500.- à A______ et B______ et C______, pris solidairement, à la charge de D______ SA à hauteur de CHF 500.-, de E______ SA à hauteur de CHF 500.- et de l’ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ASLOCA) à hauteur de CHF 500.- ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Pascal PÉTROZ, avocat des recourants, à Me David BENSIMON, avocat de D______ SA, à Me Raphaël CRISTIANO, avocat de E______ SA, à Mes Romolo MOLO et Maurice UTZ, avocats de l'ASSOCIATION GENEVOISE DES LOCATAIRES (ASLOCA), au département du territoire ainsi qu'au Tribunal administratif de première instance.

Siégeant : Claudio MASCOTTO, président, Florence KRAUSKOPF, Francine PAYOT ZEN-RUFFINEN, Patrick CHENAUX, Michèle PERNET, juges.

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

F. SCHEFFRE

 

 

le président siégeant :

 

 

C. MASCOTTO

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

la greffière :