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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2080/2022

ATA/842/2023 du 09.08.2023 sur JTAPI/1344/2022 ( LCI ) , REJETE

Recours TF déposé le 14.09.2023, 1C_474/2023
Descripteurs : QUALITÉ POUR RECOURIR;PERMIS DE DÉMOLIR
Normes : LPA.60.al1
Résumé : Confirmation du jugement du TAPI déclarant irrecevable le recours des recourants contre une autorisation de démolir un bâtiment voisin. En accord avec la jurisprudence du Tribunal fédéral, les voisins n'ont pas d'intérêt de fait ou de droit pour exiger qu'un propriétaire conserve un bâtiment sur sa parcelle. Contrairement à ce que soutiennent les recourants, la valeur patrimoniale particulière du bâtiment n'est pas reconnue par les autorités compétentes et le dépôt d'une demande de mise à l'inventaire n'y change rien.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2080/2022-LCI ATA/842/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 9 août 2023

3ème section

 

dans la cause

 

A______, B______ et C______, D______, E______ et F______, G______ et H______, I______ et J______, K______, L______
représentés par Me Olivier FAIVRE, avocat recourants

contre

M______

représentée par Me Paul HANNA, avocat

et

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OAC

et

N______ intimés

_________


Recours contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 8 décembre 2022 (JTAPI/1344/2022)


EN FAIT

A. a. La parcelle n° 6'510, située sur la commune de O______ (ci-après : la commune) appartient, à teneur du registre foncier, à P______ et Q______ (ci-après : les époux P______ et Q______). D'une surface totale de 2'381 m2, elle abrite une villa, une piscine et un pool house.

b. Dans cette même commune, à proximité de la parcelle des époux P______ et Q______, A______ est propriétaire de la parcelle n° 1'157, B______ et C______ de la parcelle n° 6'731, D______ de la parcelle n° 7'396, E______ et F______ de la parcelle n° 6'725, G______ et H______ de la parcelle n° 6'946, I______ et J______ de la parcelle n° 6'948, K______ de la parcelle n° 6'945 et L______ de la parcelle n° 6'724.

c. Selon la Feuille d'avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 28 avril 2023, les époux P______ et Q______ ont vendu la parcelle n° 6'510 à la société M______.

B. a. Le 22 décembre 2021, la N______ a déposé auprès du département du territoire (ci-après : le département), par le biais de son mandataire R______ et pour le compte des époux P______ et Q______, une demande de démolition de la villa, la piscine et le pool house sis sur la parcelle n° 6'510.

b. Le 9 mars 2022, la commune a préavisé favorablement le projet, tandis que le service des monuments et des sites (ci-après : SMS) a indiqué, sur son préavis de la même date « pas concerné ».

c. Le département a délivré l'autorisation de démolir le 25 mai 2022 (M/1______/1), également publiée dans la FAO du même jour.

C. a. Par acte du 24 juin 2022, A______, B______ et C______, D______, E______ et F______, G______ et H______, I______ et J______, K______ et L______ (ci-après : A______ et consorts) ont interjeté recours auprès du Tribunal administratif de première instance (ci‑après : TAPI) contre cette autorisation, concluant à son annulation. Préalablement, ils ont requis qu'un préavis de la commission des monuments, de la nature et des sites (ci‑après : CMNS) soit ordonné ainsi que la suspension de la procédure jusqu'à droit connu quant au bien-fondé du projet de construction des époux P______ et Q______.

En tant que voisins directs et ayant un intérêt manifeste et fondé à l'annulation de la décision querellée, ils avaient la qualité pour recourir.

Selon un courrier de l'association S______ (ci-après : S______) adressé au département, le bâtiment dont la démolition était projetée présentait un intérêt architectural manifeste et il était du devoir du SMS d'établir un dossier de proposition de classement ou d'inscription à l'inventaire. La démolition ne pouvait intervenir dès lors qu'un recensement de la zone par l'office du patrimoine et des sites était prévu. La démolition ne pouvait pas non plus avoir lieu tant qu'il n'y avait pas de date effective du début des travaux de construction, les deux devant être coordonnées afin de ne pas engendrer irrémédiablement d'importants désagréments pour le voisinage et les usagers de la route T______.

b. Le 6 juillet 2022, le département a conclu au rejet de la requête de suspension et à l'irrecevabilité du recours.

Les conditions d'une suspension n'étaient pas remplies et la démolition d'un bâtiment pouvait être autorisée sans être subordonnée à un projet de construction.

La jurisprudence considérait qu'à défaut de démonstration contraire, comme en l'espèce, les voisins ne retiraient aucun avantage au maintien d'une construction à démolir. La prétendue valeur patrimoniale de la construction litigieuse n'y changeait rien, puisque le SMS avait estimé ne pas être concerné par la démolition et que, selon la jurisprudence, l'intérêt lié à la préservation du patrimoine revêtait une portée générale insuffisante pour reconnaître aux voisins un intérêt digne de protection à s'y opposer.

c. Le 7 juillet 2022, les époux P______ et Q______ ont conclu au rejet de la demande de suspension tout en considérant que les intéressés n'avaient pas la qualité pour recourir, faute d'intérêt digne de protection.

d. Le 29 août 2022, ils ont conclu principalement à l'irrecevabilité du recours et subsidiairement à son rejet.

A______ et consorts ne faisaient valoir aucun intérêt concret leur permettant de s'écarter de la jurisprudence constante du Tribunal fédéral déniant au voisin la qualité pour recourir contre une autorisation de démolir une villa, faute pour eux d'en tirer un avantage pratique.

e. A______ et consorts ont répliqué le 14 octobre 2022 et sollicité un transport sur place.

Ils retiraient un avantage indéniable au maintien du bâtiment. L'entrée en force d'une autorisation de construire pouvait prendre plusieurs années, laissant alors un terrain vague, et possiblement un trou béant, propre à engendrer des rassemblements nocturnes de jeunes ainsi qu'une zone de dépôt sauvage, comme cela avait déjà été le cas des années auparavant lorsque le bâtiment était inhabité, provoquant ainsi un sentiment d'insécurité et des nuisances sonores et visuelles. L'immeuble faisait également office de protection visuelle et permettait d'atténuer le bruit provenant de la route T______.

Au surplus, ils avaient un intérêt à préserver l'harmonie et le caractère architectural unique du côté du chemin U______. Le bâtiment devait ainsi être maintenu le temps d'être recensé.

f. Le département a relevé, le 25 octobre 2022, qu’aucun préavis de la CMNS ne pouvait être sollicité dès lors que le SMS s'était déclaré non concerné. Le fait de prétendre que le bâtiment présenterait un intérêt architectural ne suffisait pas à démontrer qu'il était protégé ou méritait de l'être. En l'absence d'éléments concrets utiles à démontrer des nuisances, A______ et consorts ne pouvaient être suivis.

g. Par jugement du 8 décembre 2022, notifié le 12 décembre 2022, le TAPI a déclaré le recours irrecevable.

Il voyait mal quel avantage de fait ou de droit procurerait le maintien du bâtiment ou le préjudice que A______ et consorts subiraient du fait de sa disparition. Une démolition pouvait être autorisée sans être subordonnée à un projet de construction et les travaux de démolition entraînaient des nuisances en matière de bruit et de poussière limitées dans le temps, qui ne fondaient pas à elles seules un intérêt pratique à recourir, même échelonnées dans le temps. Les allégations quant au « trou béant » et au risque que la parcelle devienne un terrain vague, source d'insécurité, étaient de pures conjectures. Le bâtiment actuel n'avait pas pour vocation de servir de protection contre le bruit provenant de la route T______. Les nuisances sonores et visuelles provenant prétendument de ladite route n'avaient pas été documentées. Le SMS – ne s'étant pas déclaré concerné – ne retenait pas une quelconque valeur patrimoniale au bâtiment. Aucune démarche concrète de protection n'avait été initiée et la commune avait préavisé favorablement le projet. Enfin, les griefs en lien avec le futur projet de construction, notamment en référence au plan directeur communal (ci-après : PDCom), étaient exorbitants au litige et ne fondaient pas une qualité pour recourir de A______ et consorts.

D. a. Par acte expédié à la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : chambre administrative) le 27 janvier 2023, A______ et consorts ont formé recours contre ce jugement, concluant, préalablement, à l’apport par le service de l'inventaire des monuments d'art et d'histoire (ci-après : IMAH) de toutes les informations obtenues lors du recensement du bâtiment construit sur la parcelle n° 6'510, à ce qu’il soit ordonné aux intimés d'autoriser l'accès à leur propriété aux historiens de l'art et autres spécialistes mandatés par l'État, cela fait, à ce que soient ordonnés un transport sur place ainsi que la comparution de L______ et H______. Ils ont conclu principalement à l'annulation du jugement et, cela fait, à ce qu’il leur soit reconnu la qualité pour recourir contre l'autorisation délivrée et le renvoi de la cause au TAPI ordonné.

Les recourants ont en substance repris leurs arguments sur les nuisances considérables et durables, telles que l'insécurité, les nuisances sonores et visuelles provenant de la route T______ ainsi que la potentielle présence non-avenue de jeunes sur la parcelle, devenue terrain en friche et de trous béants pendant une période indéterminée.

La valeur patrimoniale du bâtiment était soulignée dans les courriers du S______, composée de spécialistes dans le domaine de l'art et de l'architecture. Le SMS et la CMNS traitaient chaque mois d'innombrables dossiers et basaient leurs décisions sur des documents et informations à leur disposition immédiate, soit les deux demandes d'autorisation de construire déposées antérieurement. Ils ne disposaient pas des plans originels de la maison, ni de photographies suffisamment précises, ni des informations recueillies lors du recensement, puisque celui-ci n'avait pas encore eu lieu. Le responsable en charge du recensement s'était rendu sur place, mais n'avait pas pu accéder à l'intérieur de la maison. Il était donc nécessaire de solliciter les informations du recensement et d’ordonner aux intimés de laisser accès à leur propriété.

La destruction du bâtiment litigieux était susceptible de causer une altération importante de l'unité du chemin et de l’ensemble bâti, ce qui aurait une influence sur la valeur vénale de leurs biens. Un transport sur place et l'audition des voisins le démontreraient. Le TAPI avait violé leur droit d'être entendu en refusant le transport sur place sollicité.

b. Le département a conclu au rejet du recours le 2 mars 2023.

L'intérêt lié à la préservation du patrimoine revêtait une portée générale insuffisante pour reconnaître un intérêt digne de protection aux recourants.

c. Les époux P______ et Q______ ont conclu au rejet du recours le 31 mars 2023.

Les recourants soutenaient à tort qu'ils disposaient de la qualité pour recourir. Ils critiquaient en fait l’autorisation de construire DD 2______/1, délivrée le 20 février 2023, affirmant être gravement touchés par le projet envisagé qu’ils considéraient comme non conforme au PDCom, problématique exorbitante au litige.

La procédure de recensement n'avait aucune portée légale et n'engendrait aucune mesure de protection. Le SMS avait confirmé, par courriel du 30 mars 2023, que le bâtiment n'était au bénéfice d'aucune mesure de protection et qu'aucune procédure de mise sous protection n'était en cours. Il avait été recensé en valeur « intérêt secondaire » dans la procédure de recensement. Les nuisances sonores et visuelles n'étaient toujours pas documentées.

d. Le 15 mai 2023, les époux P______ et Q______ ont informé la chambre de céans du changement de propriétaire de la parcelle en cause, suite à sa vente le 14 avril 2023 à la société M______.

Ils ont transmis en annexe un document signé par l’administrateur de M______ confirmant consentir à cette substitution de parties dans la présente cause et la cause A/1107/2023 et faire élection de domicile auprès d’un avocat (autre que celui des époux P______ et Q______).

e. Dans leur réplique du 19 mai 2023, les recourants ont conclu à ce que la société nouvellement propriétaire se détermine quant à la procédure en cours, à ce qu’un délai de 30 jours leur soit accordé pour compléter leur réplique, à ce que la CMNS émette un préavis et à la suspension de la procédure jusqu’à droit connu quant au bien-fondé du projet de construction de M______.

Il était important de privilégier la rénovation de bâtiments existants plutôt que la démolition, afin de réduire l'empreinte de carbone des nouveaux bâtiments. Dès lors, ils retiraient un avantage concret à la conservation du bâtiment en évitant une démolition et reconstruction inutile et préjudiciable à l'environnement.

f. Les parties ont été informées, le 23 mai 2023, que la cause était gardée à juger, après avoir pu se déterminer sur la question de la substitution, les recourants s’en étant remis à l’appréciation de la chambre administrative sur ce point.

g. Le 21 juin 2023, la chambre de céans a reçu des recourants une demande de mise à l’inventaire du bâtiment n° 2'220, parcelle n° 6'510, datée du 13 juin 2023 et formée par S______, sans les annexes citées, laquelle a été transmise aux parties pour détermination.

h. Le 7 juillet 2023, le département a relevé qu’il ne voyait pas en quoi cette demande de mise à l’inventaire serait de nature à influer sur l’issue du litige, ce que les recourants n’expliquaient d’ailleurs pas. Le Tribunal fédéral avait, dans une cause similaire, où une procédure de mise à l’inventaire aurait pu être engagée bien avant les procédures judiciaires et qu’il n’était pas certain qu’une décision puisse intervenir dans un délai raisonnable, retenu qu’il ne se justifiait pas de suspendre la procédure judiciaire intentée contre la démolition d’un bâtiment dans l’attente de l’issue de la demande de son inscription à l’inventaire.

i. Le 12 juillet 2023, M______ a indiqué qu’elle persistait dans ses conclusions visant à confirmer le jugement de première instance et dès lors l’absence de qualité pour recourir des recourants. Elle s’opposait à la demande de mise à l’inventaire et aurait l’occasion de se déterminer sur cette problématique directement auprès de l’office du patrimoine et des sites (ci-après : OPS). Dans la mesure où la villa en cause avait été déclarée d’intérêt secondaire par la commission scientifique du recensement architectural cantonal, dont les résultats pour la commune de O______ avaient été validés le 7 juin 2023, il semblait peu probable que l’OPS apporte une suite favorable à la demande de mise à l’inventaire de même qu’à une quelconque autre mesure de protection patrimoniale.

j. Sur ce, les parties ont été informées, le 18 juillet 2023, que la cause était derechef gardée à juger, y compris sur la demande de suspension de la cause.

k. Les recourants ont encore transmis des observations spontanées le 28 juillet 2023, faisant valoir que la suspension de la procédure se justifiait manifestement, dans l’attente de la décision sur demande de mise à l’inventaire, tout comme un transport sur place. La grande qualité architecturale de la villa, aussi bien par sa substance que son rapport avec la construction du quartier, expliquait les innombrables démarches qu’ils avaient entreprises, dans la mesure où ils en étaient les voisins immédiats. Ils n’étaient désormais plus les seuls à revendiquer cette qualité architecturale.

l. Il sera revenu ci-dessous pour le surplus sur le contenu des pièces du dossier et les arguments des parties dans la mesure nécessaire au traitement du recours.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 LPA - E 5 10).

2.             Les intimés requièrent la substitution des parties suite au changement de propriétaire de la parcelle litigieuse. Les recourants ne s'y sont pas opposés.

2.1 La LPA ne règle pas expressément la question de la substitution de partie, soit celle du remplacement d'une partie par une autre en cours d'instance à la suite d’un transfert des droits ou obligations en cause. Conformément à la jurisprudence de la chambre de céans, la substitution de partie est en principe possible en procédure administrative. La succession à titre universel, qui peut résulter d'une succession pour cause de mort, d'une faillite ou d'une fusion d'entreprises, provoque en vertu du droit fédéral un changement de plein droit de parties sans l'accord des autres parties à la procédure, sous réserve des procédures portant sur les droits strictement personnels et intransmissibles, qui deviennent sans objet (ATA/974/2022 du 27 septembre 2022 consid. 3a ; ATA/634/2014 du 19 août 2014 consid. 2 ; Stéphane GRODECKI/Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 148 ad art. 8 LPA).

La doctrine distingue deux situations en matière de substitution de parties. La succession dans les droits et obligations d’une partie, à titre universel, entraîne en vertu du droit fédéral de plein droit un changement de parties sans l’accord des autres parties à la procédure (succession à cause de mort, faillite, reprise des actifs et passifs ou fusion d’entreprises). Toutefois, la procédure portant sur des droits intransmissibles devient sans objet. En revanche, une succession à titre particulier, comme une aliénation du bien litigieux, n’entraîne en principe pas la substitution automatique des parties à la procédure. La substitution n’est que facultative et ne s’opère pas de plein droit si l’ayant droit ne la requiert pas ou n’obtient pas l’accord des autres parties (Benoît BOVAY, Procédure administrative, 2ème éd., 2015, p.182 s). Cela étant, il doit être possible de suppléer au refus d’une substitution par l’intervention ou l’appel en cause de l’acquéreur ou du cessionnaire des droits (ibidem, p. 184).

2.2 En l'espèce, suite à la vente de la parcelle, par devant le notaire, et l'inscription au registre foncier le 14 avril 2023, la propriété de la parcelle n° 6'510 a été transférée des époux P______ et Q______ à la société M______. Les intimés ont en conséquence sollicité la substitution de parties le 15 mai 2023. Les recourants s'en sont remis à justice sur ce point le 23 mai 2023.

L'ayant droit ayant requis la substitution et les autres parties à la procédure, soit en particulier les recourants, n'ayant pas manifesté de désaccord, il sera procédé à la substitution des époux P______ et Q______ par la société M______.

Cette dernière n’a pas demandé à pouvoir produire des écritures complémentaires, et a indiqué le 12 mai 2023 « reprendr[e] le rôle des époux P______ et Q______ ». Il n’y a donc aucune raison de lui impartir un délai supplémentaire de 30 jours, comme requis par les recourants, pour faire valoir un point de vue dont il est patent qu’il ne saurait être en contradiction avec celui soutenu jusque-là par les anciens propriétaires de la parcelle, lesquels ont pu présenter toutes écritures utiles devant le TAPI, puis la chambre de céans.

3.             Les recourants sollicitent préalablement la suspension de la procédure « jusqu'à droit connu quant au bien-fondé du projet de construction de la société M______ ».

3.1 Lorsque le sort d'une procédure administrative dépend de la solution d'une question de nature civile, pénale ou administrative relevant de la compétence d'une autre autorité et faisant l'objet d'une procédure pendante devant ladite autorité, la suspension de la procédure administrative peut, le cas échéant, être prononcée jusqu'à droit connu sur ces questions (art. 14 al. 1 LPA). L'art. 14 LPA est une norme potestative et son texte clair ne prévoit pas la suspension systématique de la procédure chaque fois qu'une autorité civile, pénale ou administrative est parallèlement saisie (ATA/1493/2019 du 8 octobre 2019 consid. 3b et l'arrêt cité).

3.2 En l'espèce, la présente procédure concerne uniquement l'autorisation de démolir la maison d'habitation, la piscine et le pool house présents sur la parcelle litigieuse. Comme il sera vu ci-dessous, le sort de l’autorisation de démolir peut être dissocié de celui de l’autorisation de construire. Il n’y a donc aucune justification à attendre par hypothèse un jugement du TAPI, pour autant qu’un recours ait été déposé contre l’autorisation de construire, ce que ne précisent pas les recourants, mais pourrait implicitement ressortir du document de M______ du 12 mai 2023 faisant mention d’une cause A/1107/2023. La présente cause est en état d’être tranchée.

La demande de suspension sera donc rejetée.

4.             Les recourants sollicitent diverses mesures d'instruction, soit l'apport des informations obtenues lors du recensement du bâtiment litigieux, la visite du bâtiment par les historiens de l'art et autres spécialistes, un préavis de la CMNS, un transport sur place ainsi que la comparution de deux d’entre eux.

4.1 Tel qu'il est garanti par l'art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), le droit d'être entendu comprend notamment le droit pour l'intéressé d'offrir des preuves pertinentes et d'obtenir qu'il y soit donné suite (ATF 132 II 485 consid. 3.2 ; 127 I 54 consid. 2b). Ce droit ne s'étend qu'aux éléments pertinents pour l'issue du litige et n'empêche pas le juge de renoncer à l'administration de certaines preuves et de procéder à une appréciation anticipée de ces dernières, s'il acquiert la certitude que celles-ci ne l'amèneront pas à modifier son opinion ou si le fait à établir résulte déjà des constatations ressortant du dossier (ATF 138 III 374 consid. 4.3.2 ; 131 I 153 consid. 3). Le droit d'être entendu ne comprend pas le droit à une audition orale (ATF 140 I 285 consid. 6.3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 2D_51/2018 du 17 janvier 2019 consid. 4.1 ; ATA/1173/2020 du 24 novembre 2020 consid. 3a).

4.2 En l'espèce, la chambre de céans dispose d'un dossier complet, comprenant notamment les écritures des parties et toutes les pièces produites à leur appui. Les recourants ne soutiennent pas que l'apport des informations concernant le recensement, l'accès donné aux historiens de l'art et autres spécialistes à la propriété de l'intimée ainsi que le préavis de la CMNS apporteraient des éléments pertinents qui ne résulteraient pas déjà des documents versés à la procédure. En outre, les nombreuses photos, plans détaillés et prises de vue figurant au dossier, en particulier du bâtiment litigieux et des maisons avoisinantes, complétés en tant que de besoin par la consultation du Système d'information du territoire à Genève (ci‑après : SITG), permettent de se rendre compte de la situation de fait, de sorte qu'un transport sur place n'est pas utile. La comparution de deux des recourants n’apparaît pas nécessaire ni pertinente pour étayer les caractéristiques du quartier, ressortant déjà du dossier et du SITG, ou de potentielles futures nuisances sonores et visuelles, notamment par la fréquentation des lieux par des jeunes, suite à la destruction du bâtiment. Il s'agit de pures conjectures.

Dans ces circonstances, il ne sera pas donné suite aux diverses demandes d'actes d'instruction.

Pour les mêmes motifs, ainsi que pour ceux développés ci-après sur la qualité pour recourir, le TAPI n'a pas violé le droit d'être entendus des recourants en renonçant implicitement à procéder à un transport sur place.

5.             Le litige porte sur le bien-fondé du jugement du TAPI déniant aux recourants la qualité pour recourir contre une autorisation de démolir.

5.1 Toute personne qui est touchée directement par une décision et a un intérêt personnel digne de protection à ce que l'acte soit annulé ou modifié, a la qualité pour recourir en vertu de l'art. 60 al. 1 let. b LPA.

Cette notion de l'intérêt digne de protection est identique à celle qui a été développée par le Tribunal fédéral sur la base de l'art. 103 let. a de la loi fédérale d'organisation judiciaire du 16 décembre 1943 (OJ - RS 173.110) et qui était, jusqu'à son abrogation le 1er janvier 2007, applicable aux juridictions administratives des cantons, conformément à l'art. 98a de la même loi. Elle correspond aux critères exposés à l'art. 89 al. 1 let. c de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005, en vigueur depuis le 1er janvier 2007 (LTF - RS 173.110) que les cantons sont tenus de respecter, en application de la règle d'unité de la procédure qui figure à l'art. 111 al. 1 LTF (ATF 144 I 43 consid. 2.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_170/2018 du 10 juillet 2018 consid. 4.1 ; message du Conseil fédéral concernant la révision totale de l'organisation judiciaire fédérale du 28 février 2001, FF 2001 pp. 4126 ss et 4146 ss).

Selon l'art. 89 al. 1 LTF, a qualité pour former un recours en matière de droit public quiconque a pris part à la procédure devant l'autorité précédente ou a été privé de la possibilité de le faire (let. a), est particulièrement atteint par la décision ou l'acte normatif attaqué (let. b) et a un intérêt digne de protection à son annulation ou à sa modification (let. c).

5.2 En matière de droit des constructions, le voisin direct de la construction ou de l'installation litigieuse a en principe la qualité pour recourir (ATF 139 II 499 consid. 2.2 p. 504; arrêt 1C_382/2017 du 16 mai 2018 consid. 1.2.1). La proximité avec l'objet du litige ne suffit néanmoins pas à elle seule à conférer au voisin la qualité pour recourir (pour un aperçu de la jurisprudence rendue à cet égard, cf. notamment arrêt 1C_2/2010 du 23 mars 2010 consid. 4 et les références citées). Le critère de la distance constitue certes un indice essentiel, mais il n'est pas à lui seul déterminant; s'il est certain ou très vraisemblable que l'installation ou la construction litigieuse sera à l'origine d'immissions - bruit, poussières, vibrations, lumière, fumée - atteignant spécialement les voisins, même situés à une certaine distance, ceux-ci peuvent avoir la qualité pour recourir (ATF 140 II 214 consid. 2.3 p. 219; 136 II 281 consid. 2.3.1 p. 285; arrêt 1C_27/2018 du 6 avril 2018 consid. 1.1). En bref, le voisin est admis à recourir lorsqu'il est atteint de manière certaine ou du moins avec une probabilité suffisante par la gêne que la décision peut occasionner (ATF 140 II 214 consid. 2.3 p. 219). Il doit retirer un avantage pratique de l'annulation ou de la modification de l'arrêt contesté qui permette d'admettre qu'il est touché dans un intérêt personnel se distinguant nettement de l'intérêt général des autres habitants de la collectivité concernée de manière à exclure l'action populaire (ATF 137 II 30 consid. 2.2.3 et 2.3 ; 133 II 249 consid. 1.3.1).

Une atteinte particulière est reconnue lorsqu'il faut notamment s'attendre avec certitude ou avec une grande vraisemblance à des immissions sur le fonds voisin en provenance de l'installation (ATF 136 II 281 consid. 2.3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_654/2017 du 3 octobre 2018 consid. 2.2 et les références citées). Lorsque des immissions de nature purement idéale ou immatérielle sont invoquées, les conditions de la qualité pour recourir doivent être remplies de manière plus stricte que pour les immissions matérielles (ATF 112 Ib 154 consid. 3 ; arrêt du Tribunal fédéral 1A.98/1994 du 28 mars 1995 consid. 2c). Les immissions ou les risques justifiant l'intervention d'un cercle élargi de personnes doivent présenter un certain degré d'évidence, sous peine d'admettre l'action populaire que la loi a précisément voulu exclure (ATF 121 II 176 consid. 3a ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_343/2014 du 21 juillet 2014 consid. 2.5). Il incombe au recourant d'alléguer, sous peine d'irrecevabilité, les faits qu'il considère comme propres à fonder sa qualité pour recourir, lorsqu'ils ne ressortent pas de façon évidente de la décision attaquée ou du dossier (ATF 139 II 499 consid. 2.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_554/2019 du 5 mai 2020 consid. 3.1).

5.3 S'agissant de la qualité pour recourir de voisins contestant, sur le fond, une autorisation de démolir une villa et une piscine extérieure, le Tribunal fédéral a examiné la question de savoir s'ils seraient en mesure de retirer un avantage pratique de l'annulation ou de la modification d'une décision tranchant au fond le sort d'une telle autorisation. Selon notre Haute Cour, on distinguait mal quel avantage de fait ou de droit procurerait aux voisins le maintien de ces installations. Respectivement, on peinait à imaginer quel préjudice ils subiraient du fait de la disparition de ces constructions. Certes, les travaux de démolition entraîneraient éventuellement des nuisances en matière de bruit et de poussière, toutefois limitées dans le temps de sorte qu'elles ne sauraient à elles seules fonder un intérêt pratique à recourir. Les recourants ne faisaient en outre pas valoir une valeur patrimoniale particulière des installations destinées à être détruites, ni n'invoquaient de disposition légale tendant à les protéger. Enfin, la destruction des installations existantes ne conférait, en elle‑même, aux propriétaires de la parcelle concernée aucun droit d'ériger une nouvelle construction. Cette question était soumise à une procédure séparée, qui avait donné lieu à une autorisation de construire, distincte de celle de démolir, et que les recourants avaient aussi contestée devant la juridiction compétente. À défaut de retirer un avantage pratique, le Tribunal fédéral a dénié la qualité pour recourir aux voisins (arrêt du Tribunal fédéral 1C_27/2018 du 6 avril 2018 consid. 1.2 et 1.3).

5.4 En l'espèce, les recourants invoquent les nuisances durables que la démolition provoquerait, à savoir la confrontation quotidienne à un paysage « disgracieux » en raison du « maintien d'un terrain en friche ainsi que de trous béants » pendant une période indéterminée, ainsi que des rassemblements nocturnes indésirables et source d’un sentiment d'insécurité, tel que cela avait été le cas des années auparavant. Ils invoquent également des nuisances sonores et visuelles provenant de la route T______, route très fréquentée, le bâtiment constituant « de facto » une protection efficace contre ces immissions et la vue directe sur la route.

Outre le fait que l’on discerne mal sur quelle base légale des voisins pourraient exiger qu’un propriétaire conserve un bâtiment sur sa parcelle, en l’espèce, l’absence de construction à l’avenir sur celle en cause est désormais théorique, puisqu’une autorisation de construire a été délivrée le 20 février 2023. Les recourants ne seront dès lors pas confrontés aux nuisances alléguées au-delà de la durée de l’éventuelle procédure de recours contre cette seconde autorisation.

Dès lors, un avantage pratique à l'annulation de l'autorisation ne peut être retenue pour cette raison.

Les recourants invoquent également la valeur patrimoniale de l'immeuble amené à disparaître, avis partagé par le S______ et de nombreux habitants de la commune. Le bâtiment litigieux était à l'origine de la série de villas bâties par la suite et participait à son harmonie. V______, historien de l'art indépendant et participant à la révision du recensement architectural du canton de Genève, avait réalisé un dossier historique en février 2023 et recommandé que le bâtiment bénéficie de mesures de protection.

Toutefois, comme l'a exposé le TAPI et ce que le dossier ne contredit pas, le bâtiment en cause ne fait l'objet d'aucune mesure de protection. Aucune mise sous protection n'est en cours, ce que le SMS a encore récemment confirmé, par courriel du 30 mars 2023. Dans ce même courriel, le SMS a précisé que le bâtiment était recensé en valeur « intérêt secondaire ». Si cette valeur était maintenue dans le recensement en cours de validation, l'autorité administrative ne serait pas concernée en cas de travaux. Par ailleurs, avant de rendre son préavis au département, la commune a pris le soin de contacter tant le SMS que l'IMAH afin de déterminer si une protection du bâtiment était envisageable. Elle a, dans son courrier du 18 mars 2022 adressé aux recourants, cité la réponse reçue du directeur de l'IMAH en ces termes : « ... nous avons examiné la villa située Route T______ 197 à W______. Ce bâtiment a été construit en 1962 par l'architecte X______. Il a cependant été profondément transformé en 1981 par Y______ (DD 3______), qui a notamment complètement remanié la façade nord. La substance d'origine a été perdue. En conséquence, nous n'envisageons pas l'adoption d'une mesure de protection ». Les recourants se contentent ainsi de suppléer leur propre appréciation à celle de l'autorité compétente et concluent sans aucun fondement que « le SMS, de même que la CMNS, traitent chaque mois d'innombrables dossiers, en sorte qu'il est constant qu'ils ne sont pas en mesure d'étudier chaque dossier en détail ». Enfin, le recensement n'a pas de valeur légale et n'implique pas l'adoption automatique de mesures de protection, qui doivent faire l'objet d'une mise à l'inventaire (art. 7 ss LPMNS) ou d'une procédure de classement (art. 10 ss LPMNS), ce qui n’est pas le cas de la villa en cause.

Au vu de ce qui précède, force est de constater que la valeur patrimoniale du bâtiment litigieux ne peut être retenue en l'état. Le dépôt tout récent d’une demande de mise à l’inventaire de la villa n’y change rien. C'est donc à bon droit que le TAPI, conformément à la jurisprudence rappelée ci-dessus, a dénié aux voisins de la parcelle en cause la qualité pour recourir.

Enfin, quant à la perte de valeur de leurs propriétés, outre le fait que les recourants l'allèguent, sans la rendre vraisemblable, un tel argument ressortit au droit privé et est exorbitant au litige (ATA/197/2022 du 22 février 2022 consid. 4c et la référence citée).

6.             Vu l'issue du litige, un émolument de CHF 2'000.- sera mis à la charge solidaire des recourants (art. 85 al. 1 LPA). Une indemnité de procédure de CHF 2'000.- sera allouée à M______, à la charge conjointe et solidaire des recourants (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 27 janvier 2023 par A______, B______ et C______, D______, E______ et F______, G______ et H______, I______ et J______, K______ et L______ contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 8 décembre 2022 ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 2'000.- à la charge solidaire de A______, B______ et C______, D______, E______ et F______, G______ et H______, I______ et J______, K______ et L______ ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 2'000.- à M______ à la charge solidaire de A______, B______ et C______, D______, E______ et F______, G______ et H______, I______ et J______, K______ et L______ ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Olivier FAIVRE, avocat des recourants, au département du territoire-OAC, à la N______, à Me Paul HANNA, avocat de M______, au Tribunal administratif de première instance, ainsi qu'à Me Nicolas IYNEDJIAN, avocat de Q______et P______, pour information.

Siégeant : Francine PAYOT ZEN-RUFFINEN, présidente, Valérie LAUBER, Eleanor McGREGOR, juges.

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

F. SCHEFFRE

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. PAYOT ZEN-RUFFINEN

 

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :