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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/621/2023

ATA/1202/2023 du 07.11.2023 ( TAXIS ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/621/2023-TAXIS ATA/1202/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 7 novembre 2023

2ème section

 

dans la cause

 

A______ recourant
représenté par Me Guy ZWAHLEN, avocat

contre

SERVICE DE POLICE DU COMMERCE ET DE LUTTE CONTRE LE TRAVAIL AU NOIR intimé

 



EN FAIT

A. a. A______, né en 1989 et domicilié dans le canton de Genève, détient un permis de conduire suisse, émis le 17 juin 2022.

b. Il est titulaire d’une carte professionnelle de chauffeur de taxi, délivrée le 7 juin 2019 par le service de police du commerce et de lutte contre le travail au noir (ci‑après : PCTN) du département de l’économie et de l’emploi (ci-après : le département).

c. Depuis le 1er septembre 2020, il loue une autorisation d’usage accru du domaine public (ci‑après : AUADP) portant sur la plaque d’immatriculation n° 1______ détenue par un tiers. Selon un document intitulé « contrat de mise à disposition d’une autorisation d’usage accru du domaine public » signé le 11 août 2020, il bénéficiait de l’usage exclusif de l’AUADP donnant droit à l’immatriculation « GE 1______ » en échange du paiement, par avance, d’un loyer mensuel de CHF 750.- TTC.

B. a. Le 2 novembre 2022, l’intéressé a déposé auprès du PCTN, au moyen du formulaire correspondant, une requête en délivrance d’une AUADP au sens de l’art. 46 al. 13 de la loi sur les taxis et les voitures de transport avec chauffeur du 28 janvier 2022 (LTVTC - H 1 31).

Outre le contrat précité, il a également produit des extraits de compte démontrant le versement régulier de la somme de CHF 750.- à son bailleur.

b. Après l’avoir invité à exercer son droit d’être entendu et reçu ses observations, le PCTN a rejeté la demande par décision du 23 janvier 2023.

L’intéressé ne remplissait pas les conditions de l’art. 46 al. 13 LTVTC puisqu’il n’était pas l’utilisateur effectif d’une AUADP au moment du dépôt de cette loi, soit le 26 février 2020. Par ailleurs, le PCTN ne se considérait pas compétent pour examiner le grief tiré d’une violation du principe de non-rétroactivité des lois, dans la mesure où il était chargé d’appliquer les normes adoptées par le législateur. Une telle violation ne lui semblait, cela étant, pas être réalisée in casu.

C. a. Par acte expédié le 22 février 2023, A______ a recouru auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci‑après : la chambre administrative) contre cette décision en concluant à son annulation. En outre, il a sollicité, tant à titre d’effet suspensif et de mesure provisionnelle qu’à titre principal, la délivrance d’une AUADP au sens de l’art. 20 LTVTC et l’octroi d’une équitable indemnité de procédure.

Il invoquait tout d’abord la non-conformité de l’art. 46 al. 13 LTVTC au principe de la non-rétroactivité des lois, ce qui empêchait l’application de cette norme. Seule était déterminante la date de l’entrée en vigueur de la LTVTC, fixée au 1er novembre 2022, et non celle de son dépôt. Comme il était utilisateur effectif d’une AUADP lors de l’entrée en vigueur de cette loi, il devait se voir attribuer une AUADP pour l’avenir. Il n’existait pas d’intérêt public prépondérant justifiant la position du PCTN, à savoir l’usage effectif de l’AUADP au moment du dépôt de la loi, position qui le privait de toute source de revenu, chauffeur de taxi indépendant étant sa seule profession. La loi devenait « publique » lorsqu’elle était « promulguée », mais non au moment de son dépôt. Seul était décisif le moment où la loi devenait obligatoire, c’est-à-dire lors de son entrée en vigueur. Il était donc insoutenable de prendre en compte les faits pertinents existant déjà au moment du dépôt de la loi. Il alléguait également la violation de la liberté économique garantie aux art. 27 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 35 de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 (Cst‑GE ‑ A 2 00) ainsi que celle du principe d’égalité de traitement ancré à
l’art. 8 Cst. par rapport aux autres chauffeurs de taxi indépendants bénéficiant d’une AUADP, de manière directe et non à travers une location de plaques, avant l’entrée en vigueur de la loi.

b. La présidente de la chambre administrative a, par décision du 14 avril 2023, admis la requête de mesures provisionnelles de l’intéressé, dit qu’il continuait de bénéficier d’une AUADP jusqu’à droit jugé au fond et réservé le sort des frais de la procédure.

c. Le PCTN a conclu au rejet du recours.

d. Dans sa réplique, le recourant a encore fait grief au PCTN de ne pas avoir démontré l’existence d’un intérêt public prépondérant pour faire rétroagir au jour du dépôt de la loi, et non de son entrée en vigueur, la condition de l’usage effectif d’une AUADP. Il s’est aussi prévalu d’une violation du principe de la proportionnalité parce qu’il ne pouvait, à l’avenir, plus exercer son activité lucrative et qu’il était de ce fait privé d’un droit acquis « dès lors qu’il l’exerçait auparavant ». Le fait d’exercer cette activité comme employé ou comme chauffeur de VTC comportait plusieurs inconvénients (trouver un employeur, perdre les avantages de l’AUADP ainsi que l’accès à l’aéroport et à la gare) et l’empêchait de pouvoir choisir et exercer librement son activité dans le cadre d’un marché assurant une libre et équitable concurrence, en violation des garanties constitutionnelles précitées. Il n’aurait par ailleurs pas le droit au chômage en raison de son statut d’indépendant et risquait de devoir recourir à l’aide sociale. Cela le mettrait dans une situation économique difficile et le contraindrait à s’« ubériser », alors qu’il remplissait les autres conditions de l’art. 46 al. 13 LTVTC et celles de l’art. 13 al. 5 LTVTC pour voir son AUADP maintenue.

e. Sur ce, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10).

2.             Le litige porte sur le bien-fondé du refus de délivrer une AUADP au recourant, en application du régime transitoire prévu par la LTVTC.

3.             De jurisprudence constante, la chambre administrative est habilitée à revoir, à titre préjudiciel et à l’occasion de l’examen d’un cas concret, la conformité des normes de droit cantonal au droit fédéral (ATA/675/2021 du 29 juin 2021 consid. 6 ; Pierre MOOR/Alexandre FLÜCKIGER/Vincent MARTENET, Droit administratif, vol. 1, 3e éd., 2012, p. 345 ss n. 2.7.3). Cette compétence découle du principe de la primauté du droit fédéral sur le droit des cantons, ancré à l’art. 49 Cst. (ATF 138 I 410 consid. 3.1 ; ATA/397/2021 du 13 avril 2021 consid. 6). D’une manière générale, les lois cantonales ne doivent rien contenir de contraire à la Cst., aux lois et ordonnances du droit fédéral (ATF 145 IV 10 consid. 2.1 ; ATA/1299/2020 du 15 décembre 2020 consid. 4a ; Giorgio MALINVERNI/Michel HOTTELIER/ Maya HERTIG RANDALL/Alexandre FLÜCKIGER, Droit constitutionnel suisse, vol. 1, 4e éd., 2021, p. 33 ss n. 1982 ss). Le contrôle préjudiciel permet de déceler et de sanctionner la violation par une loi ou une ordonnance cantonale des droits garantis aux citoyens par le droit supérieur. Toutefois, dans le cadre d'un contrôle concret, seule la décision d'application de la norme viciée peut être annulée (ATA/1367/2019 du 10 septembre 2019 consid. 6b ; Pierre MOOR/Alexandre FLÜCKIGER/Vincent MARTENET, op. cit., p. 352 ss n. 2.7.4.2).

La juridiction constitutionnelle suisse consacre de façon générale le système diffus de contrôle de constitutionnalité. Toute autorité chargée de l’application des normes doit examiner si celles-ci sont conformes au droit supérieur et, si tel n’est pas le cas, refuser de les mettre en œuvre. Cette obligation est désignée par l’expression « contrôle préjudiciel général » (Giorgio MALINVERNI/Michel HOTTELIER/ Maya HERTIG RANDALL/Alexandre FLÜCKIGER, op. cit., p. 733 n. 1982). Le contrôle préjudiciel général s’exerce également sur les actes législatifs cantonaux, en tout cas dans la mesure où leur conformité au droit fédéral et au droit international est en cause. Cette conclusion s’impose en vertu du principe de la primauté du droit fédéral sur le droit cantonal (art. 49 al. 1 Cst. ; Giorgio MALINVERNI/Michel HOTTELIER/Maya HERTIG RANDALL/Alexandre FLÜCKIGER, op. cit., p. 736 n. 1991). Le PCTN pouvait ainsi examiner le grief tiré d’une violation du principe de non-rétroactivité des lois.

4.             La LTVTC, actuellement en vigueur depuis le 1er novembre 2022, résulte du projet de loi (ci-après : PL) n° 12'649 sur les taxis et les voitures de transport avec chauffeur, déposé par le Conseil d’État devant le Grand Conseil le 26 février 2020. Ce projet a été renvoyé à la commission parlementaire des transports qui a rendu deux rapports, respectivement le 16 août 2021 (ci-après : Rapport A) et le 11 janvier 2022 (ci-après : Rapport B).

4.1 Dans sa présentation du projet de loi, le département a apporté les précisions suivantes. En raison du numerus clausus des AUADP, le délai d’attente pour leur obtention pouvait atteindre plusieurs années, ce qui augmentait leur valeur économique et permettait à leurs titulaires de gagner de l’argent en vivant de la rente résultant de la location de leurs plaques pour un loyer dépassant parfois plus de dix fois le montant de la taxe annuelle. De nombreux chauffeurs voulant exercer la profession de taxi étaient ainsi contraints de louer une AUADP, ce qui les rendait dépendants et économiquement vulnérables. Il était apparu que 53 personnes détenaient 150 AUADP, dont une personne qui en avait dix. En l’absence d’outils permettant de contrôler les prix, le PL prévoyait de supprimer la cession des plaques, en recourant à leur location ou au bail à ferme. Ainsi, selon le PL, le détenteur d’une AUADP pouvait soit l’utiliser lui-même, soit engager un chauffeur pour l’utiliser, qui devenait contractuellement son employé, soit céder définitivement l’AUADP.

4.2 Il ressort des débats que la commission parlementaire a voulu supprimer la location des plaques, qui conférait une rente de situation aux titulaires d’une AUADP, lesquels les louaient à un prix abusif. Le bail à ferme, tel qu’il était pratiqué par certaines personnes, restait un système exploitant une certaine dépendance, qui permettait la réalisation de marges excessives par rapport à l’outil de travail proposé, en tirant profit d’un avantage octroyé par l’État pour le monnayer. Il convenait de supprimer cette possibilité, une indemnisation étant introduite dans les dispositions transitoires en faveur des personnes rendant leur AUADP.

4.3 À l’issue de la séance du 28 janvier 2022, le Grand Conseil a adopté la LTVTC (loi 12'649), publiée le 4 février 2022 dans la Feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) fixant le délai référendaire au 16 mars 2022.

4.4 Vu l’expiration du délai référendaire, le Conseil d’État a, par arrêté du 23 mars 2022 publié dans la FAO du 25 mars 2022, promulgué la LTVTC pour être exécutoire dans tout le canton dès le lendemain de la publication dudit arrêté, l’entrée en vigueur de la loi devant être fixée ultérieurement par le Conseil d’État. Lors de son communiqué hebdomadaire du 19 octobre 2022, le Conseil d’État a annoncé que la LTVTC et son règlement d’application entreraient en vigueur le 1er novembre 2022.

5.             Le recourant considère que l’art. 46 al. 13 LTVTC n’est pas conforme au principe de la non-rétroactivité des lois, dans la mesure où il prend en compte la date du dépôt de ladite loi, et non son entrée en vigueur, pour examiner la condition de l’usage effectif de l’AUADP. Cet argument semble confondre deux questions distinctes, à savoir, d’une part, celle de la non-rétroactivité des lois et, d’autre part, celle des modalités du régime transitoire. Il convient de les examiner l’une après l’autre.

5.1 L’art. 46 al. 13 LTVTC dispose, sous l’intitulé « Attribution des autorisations restituées ou caduques », que : « Le département peut attribuer l’autorisation d’usage accru du domaine public à la personne physique ou morale qui en était l’utilisateur effectif au moment du dépôt de la présente loi, s’il en est toujours l’utilisateur au moment de l’adoption de la loi, en fait la requête et réalise les conditions de délivrance visées à l’article 13, alinéa 5, de la présente loi ».

5.2 Selon un principe général de droit intertemporel, rappelé dans l’arrêt 2C_339/2021 du Tribunal fédéral du 4 mai 2022 (consid. 4.1), les dispositions légales applicables à une contestation sont celles en vigueur au moment où se sont produits les faits juridiquement déterminants pour trancher celle-ci (ATF 146 V 364 consid. 7.1 ; 140 V 41 consid. 6.3.1). Liée aux principes de sécurité du droit et de prévisibilité, l'interdiction de la rétroactivité des lois résulte du droit à l'égalité de traitement (art. 8 Cst.), de l'interdiction de l'arbitraire et de la protection de la bonne foi (art. 5 et 9 Cst.). L'interdiction de la rétroactivité (proprement dite) fait obstacle à l'application d'une norme à des faits entièrement révolus avant son entrée en vigueur (ATF 147 V 156 consid. 7.2.1), car les personnes concernées ne pouvaient, au moment où ces faits se sont déroulés, connaître les conséquences juridiques découlant de ces faits et se déterminer en connaissance de cause. Une exception à cette règle n'est possible qu'à des conditions strictes, soit en présence d'une base légale suffisamment claire, d'un intérêt public prépondérant et moyennant le respect de l'égalité de traitement et des droits acquis (ATF 147 V 156 consid. 7.2.1 ; 146 V 364 consid. 7.1 ; 138 I 189 consid. 3.4). La rétroactivité doit en outre être raisonnablement limitée dans le temps (ATF 147 V 156 consid. 7.2.1 ; 146 V 364 consid. 7.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_366/2016 du 13 février 2017 consid. 2.1).

5.3 En l’espèce, la requête – c’est-à-dire le fait juridiquement déterminant – du recourant auprès du PCTN en vue de l’obtention d’une AUADP date du 2 novembre 2022, soit après l’entrée en vigueur de la nouvelle LTVTC. Cette demande doit donc s’examiner au regard de la nouvelle réglementation, conformément au principe général du droit intertemporel rappelé par la jurisprudence fédérale susmentionnée. Contrairement à ce que semble penser le recourant, sa requête ne soulève pas de question sous l’angle de la rétroactivité des lois puisqu’elle a été déposée après l’entrée en vigueur de la nouvelle LTVTC. Ce grief doit être écarté.

6.             Le recourant soulève aussi la question des modalités du régime transitoire. Celle-ci implique au préalable d’examiner si la nouvelle réglementation entrée en vigueur le 1er novembre 2022 exige la mise en place d’un régime transitoire en faveur du recourant, chauffeur de taxi louant une AUADP depuis septembre 2020, après avoir obtenu la carte professionnelle de chauffeur de taxi en juin 2019.

6.1 L'ordre juridique suisse peut être modifié à tout moment, conformément aux principes régissant la démocratie. Il n'existe pas, selon le Tribunal fédéral, de droit au maintien d'une certaine législation (arrêt du Tribunal fédéral 2E_3/2020 du 11 novembre 2021 consid. 9.7.2 et arrêts cités). Dans certaines circonstances, la jurisprudence a toutefois déduit des principes de l'égalité de traitement, de la bonne foi, de la proportionnalité et de l'interdiction de l'arbitraire, l'obligation pour le législateur de prévoir un régime transitoire (ATF 145 II 140 consid. 4 ; 134 I 23 consid. 7.6.1 ; 130 I 26 consid. 8.1 ; 128 I 92 consid. 4). Un tel régime doit permettre aux administrés de s'adapter à la nouvelle réglementation, et non pas de profiter le plus longtemps possible de l'ancien régime plus favorable (ATF 145 II 140 consid. 4 ; 134 I 23 consid. 7.6.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 2E_3/2020 précité consid. 9.7.2).

Il n'y a pas de droit constitutionnel à cet égard (ATF 118 Ib 241 consid. 5e et 9b ; arrêt du Tribunal fédéral 2E_3/2020 précité consid. 9.7.2). L'auteur de la réglementation dispose d'une large marge d'appréciation (ATF 128 I 92 consid. 4 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_482/2020 du 28 septembre 2021 consid. 7.2). Il faut, le cas échéant, procéder à une pesée des intérêts entre la protection de la bonne foi et le principe de la légalité qui exige que, sauf motif particulier, les lois ou ordonnances entrent en vigueur sans retard (arrêts du Tribunal fédéral 2C_158/2012 du 20 avril 2012 consid. 3.8 ; 1A.196/1999 du 24 novembre 1999 consid. 6a). La question de savoir quand le nouveau droit doit entrer en vigueur et selon quelles modalités dépend du but poursuivi par la norme. Une entrée en vigueur immédiate se justifie lorsqu'il s'agit d'éviter qu'à la faveur de certains délais, les intéressés ne se hâtent de faire ce que le nouveau droit tend à interdire, privant ainsi la loi de son effet (ATF 114 Ib 17 consid. 4 et 6b ; 104 Ib 205 consid. 5b).

En revanche, lorsque le changement de législation conduit les particuliers à des sacrifices trop importants au regard du but visé, il peut se justifier d'aménager l'entrée en vigueur, par exemple en publiant la loi assez tôt pour permettre aux personnes visées de prendre leurs dispositions, ou en prévoyant une entrée en vigueur par paliers, la possibilité d'octroyer des autorisations exceptionnelles ou encore des délais d'adaptation. Il convient toutefois de faire preuve de retenue à cet égard et de n'agir qu'en présence d'intérêts dignes de protection, car, outre l'intérêt public à une application immédiate du nouveau droit, les principes de l'égalité de traitement et de la sécurité du droit commandent que les anciens rapports juridiques soient rendus conformes au nouveau droit dans les meilleurs délais (arrêt du Tribunal fédéral 2E_3/2020 précité consid. 9.7.2 et arrêts cités).

6.2 La présente espèce se distingue des affaires ayant donné lieu aux ATA/525/2023 du 23 mai 2023 et ATA/687/2023 du 27 juin 2023. Celles-ci concernaient respectivement un chauffeur de taxi louant une AUADP depuis mai et juillet 2022, soit une période postérieure tant à la publication de l’adoption, le 28 janvier 2022, de la nouvelle LTVTC dans la FAO du 4 février 2022 qu’à la promulgation de cette loi, publiée dans la FAO du 25 mars 2022. Cette seconde publication constatait, d’une part, l’expiration du délai référendaire sans utilisation du référendum contre la nouvelle LTVTC et annonçait, d’autre part, sa future entrée en vigueur à une date à fixer ultérieurement par le Conseil d’État.

Le recourant loue une AUADP depuis septembre 2020, après avoir obtenu la carte professionnelle de chauffeur de taxi le 7 juin 2019 et signé le 11 août 2020 le contrat « de mise à disposition » y relatif. Ces deux dates correspondent à une période antérieure aux deux publications précitées, ce qui constitue une différence importante avec les affaires susmentionnées. Contrairement à ce qui prévalait dans celles-ci, le recourant ne savait ni ne pouvait de bonne foi savoir, au moment où il a conclu le contrat de location de l’AUADP le 11 août 2020, que la nouvelle LTVTC, et en particulier son art. 46 al. 13, serait adoptée, ni que l’exercice de la profession de chauffeur de taxi par le biais de la location d’une AUADP serait définitivement interdit par la loi. Une telle issue était alors seulement hypothétique vu les travaux législatifs en cours. Autre était la situation du chauffeur de taxi visé par l’arrêt précité de mai 2023, qui devait, pour les raisons susévoquées, connaître ledit changement de loi et de pratique et s'y attendre lorsqu’il a décidé, en mai 2022, d’exercer la profession de chauffeur de taxi moyennant la location d’une AUADP. Il va de soi que l’existence d’une probabilité qu’un événement se réalise n’est pas comparable à la survenance de cet événement. Celle-ci supprime, à l’instar de la situation traitée dans l’arrêt de mai 2023, tout doute quant à sa réalisation. Ce même raisonnement s’applique à l’affaire susmentionnée de juin 2023.

6.3 Ainsi, les situations exigeant l’instauration d’un régime transitoire par le législateur résultent d’une pesée des intérêts entre la protection de la bonne foi et le principe de la légalité impliquant, en général, une entrée en vigueur immédiate du nouveau droit. À cet égard, la jurisprudence précitée rappelle que cette mise en balance s’effectue uniquement s’il existe des intérêts dignes de protection, eu égard non seulement au principe de la légalité mais également à ceux de l’égalité de traitement et de la sécurité du droit. Tel n’est pas le cas si le but de l’administré est de profiter le plus longtemps possible de l’ancien régime plus favorable.

Conformément aux deux conditions cumulatives découlant de la jurisprudence susmentionnée, la mise en place d’un régime transitoire présuppose d’abord d’avoir bénéficié de l’application de l’ancien droit, ce qui a été le cas du recourant dès septembre 2020. La seconde condition implique que le recourant ait dû supporter un sacrifice trop important découlant du changement de législation. Il convient de rappeler que le législateur, auteur de la réglementation en cause, dispose d’une large marge d’appréciation et que le but poursuivi par la norme est un critère décisif pour déterminer la date d’entrée en vigueur ainsi que ses modalités, compte tenu de la jurisprudence précitée. Dès lors, la notion jurisprudentielle de « sacrifice trop important » étant une notion juridiquement indéterminée, il revient, en premier lieu, au législateur de la préciser à l’aune du but poursuivi par la nouvelle réglementation et dans le respect des principes constitutionnels, tels que celui de la légalité, de la bonne foi et l’égalité de traitement.

6.4 Une des nouveautés importantes de la nouvelle LTVTC, entrée en vigueur le 1er novembre 2022, est la suppression de la cession des AUADP (art. 13 al. 3 LTVTC) et de toute possibilité de location de plaque ou de bail à ferme (p. 123 et 236 du Rapport A), rediscutée lors du deuxième renvoi en commission (p. 3, 7, 10 ss, 20 ss et 39 ss Rapport B). Ce changement législatif a des répercussions tant sur les bailleurs que sur les locataires des AUADP, pour lesquels un régime transitoire a été prévu à l’art. 46 al. 8 à 12 pour les premiers et à l’art. 46 al. 13 pour les seconds. Les al. 8 à 12 précités se trouvent, à l’art. 46 LTVTC, sous l’intitulé « Interdiction de la mise à disposition des [AUADP] » et l’al. 13 précité sous celui « Attribution des autorisations restituées ou caduques ».

L’art. 46 al. 13 LTVTC pose quatre conditions que le locataire d’une AUADP sous l’ancien droit doit remplir : être l’utilisateur effectif de l’AUADP « au moment du dépôt de la présente loi », l’être « toujours […] au moment de l’adoption de la loi », faire la requête de l’AUADP et réaliser les conditions de délivrance de l’AUADP visées à l’art. 13 al. 5 LTVTC. Cette norme-ci exige entre autres d’être titulaire d’une carte professionnelle et d’en réaliser toujours les conditions d’octroi (let. a), de ne pas avoir contrevenu, dans les trois années précédant la requête, de manière grave ou répétée aux dispositions de la LTVTC ou à ses normes d’exécution (let. b) et de s’être acquitté de la taxe annuelle (let. c).

Parmi les quatre conditions précitées posées par l’art. 46 al. 13 LTVTC, est en l’espèce litigieuse celle exigeant d’être utilisateur effectif de l’AUADP « au moment du dépôt de la présente loi ». Il convient ainsi d’examiner la volonté du législateur sur ce point à la lumière des travaux préparatoires, afin de cerner la notion de « sacrifice trop important » justifiant, aux yeux du législateur genevois, un régime transitoire en faveur des locataires des AUADP aux conditions susmentionnées.

6.5 Après avoir examiné en détail les travaux parlementaires ayant précédé à l’adoption de la nouvelle LTVTC, la chambre administrative a récemment procédé à cet examen dans deux situations comparables à la présente espèce (ATA/886/2023 du 22 août 2023 et ATA/779/2023 du 18 juillet 2023). En effet, à l’instar de la présente situation, les recourants avaient conclu le contrat de location avant l’adoption de la nouvelle LTVTC. Dans ces arrêts, la chambre de céans a considéré que le texte formellement adopté, en tant qu’il se référait à l’AUADP « au moment du dépôt de la présente loi », ne reflétait pas la volonté du législateur genevois. À aucun moment la commission parlementaire, ni d’ailleurs le Grand Conseil, n’avaient voulu limiter le cercle des utilisateurs effectifs d’AUADP, qui avaient de bonne foi recouru à la location des plaques, à d’autres conditions que celles votées par la commission parlementaire à la fin du troisième débat du premier renvoi en commission, juste avant son vote final (p. 236 du Rapport A) qui prévoyaient uniquement l’utilisation d’une AUADP au moment de l’adoption de la loi.

L’introduction du critère litigieux consistant à exiger d’avoir aussi été locataire effectif « au moment du dépôt de la présente loi », était par ailleurs difficile à comprendre, compte tenu en particulier du contexte exceptionnel lié à la crise sanitaire survenue peu après le dépôt du PL 12'649. Celle-ci avait non seulement conduit au « confinement » dès mi-mars 2020 mais également à plusieurs restrictions affectant la population dans ses rapports sociaux et économiques, et ce pendant la période visée par la teneur en vigueur de l’art. 46 al. 13 LTVTC, soit de fin février 2020 à fin janvier 2022. Dans un contexte si singulier, il était surprenant qu’aucune référence n’y soit faite alors qu’était en cause un régime censé assurer une transition la moins abrupte possible aux locataires des AUADP. La formulation de la condition litigieuse était, au demeurant, erronée puisqu’au moment du dépôt seul existait un projet de loi, et non la loi.

Le fait de circonscrire le cercle des locataires d’AUADP aux utilisateurs effectifs au moment de l’adoption de la nouvelle loi permettait d’assurer le respect du principe de la bonne foi, en évitant des abus consistant à louer une AUADP pour pouvoir bénéficier de l’application de l’art. 46 al. 13 LTVTC et ainsi court-circuiter l’ordre prévu dans la liste d’attente. Comme déjà relevé dans les ATA/525/2023 et ATA/687/2023 précités, le régime transitoire ne servait pas à tirer profit de l’ancien droit le plus longtemps possible, mais à permettre un passage en douceur pour les personnes subissant des sacrifices trop importants du fait de la nouvelle réglementation. Considérer que tel était le cas des personnes utilisant effectivement les AUADP au moment de l’adoption de la LTVTC était soutenable au regard du but poursuivi par la nouvelle réglementation et de l’importance, pour les membres de la commission parlementaire, de supprimer les abus liés à la pratique des locations de plaques.

En conclusion, et malgré la lettre de l’art. 46 al. 13 LTVTC, il y avait lieu de considérer qu’il n’était pas décisif que le recourant ait été utilisateur d’une AUADP au moment du dépôt du projet de loi le 26 février 2020 (ATA/886/2023 précité consid. 6.5 ; ATA/779/2023 précité 2023 consid. 5).

6.6 À l’aune de cette jurisprudence récente de la chambre de céans, il convient d’examiner si le recourant était utilisateur effectif d’une AUADP au moment de l’adoption de la nouvelle LTVTC, le 28 janvier 2022.

En l’espèce, le recourant était utilisateur effectif de l’AUADP depuis septembre 2020, et cela de manière continue jusqu’au dépôt de sa requête au sens de l’art. 46 al. 13 LTVTC intervenu le 2 novembre 2022. Ainsi, au moment déterminant de l’adoption de la LTVTC le 28 janvier 2022, le recourant était bien utilisateur effectif d’une AUADP. Il remplit dès lors la condition y relative. Il a en outre déposé ladite demande début novembre 2022, quelques jours après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Il n’apparaît pas que le recourant était une entreprise de diffusion de courses selon l’art. 46 al. 5 LTVTC. Il remplit ainsi a priori les conditions d’octroi d’une AUADP au sens de l’art. 46 al. 13 LTVTC.

Partant, le recours sera admis et le dossier renvoyé au PCTN afin qu’il délivre une AUADP au recourant, pour autant que les autres conditions soient remplies.

7.             Vu l’issue du litige, aucun émolument ne sera perçu et une indemnité de procédure de CHF 1'000.- sera allouée au recourant (art. 87 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 22 février 2023 par A______ contre la décision du service de police du commerce et de lutte contre le travail au noir du 23 janvier 2023 ;

au fond :

l’admet et annule la décision précitée ;

renvoie le dossier au service de police du commerce et de lutte contre le travail au noir pour nouvelle décision au sens des considérants ;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue à A______ une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l’État de Genève ;

dit que conformément aux art. 82 ss LTF, le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Guy ZWAHLEN, avocat du recourant, ainsi qu'au service de police du commerce et de lutte contre le travail au noir.

Siégeant : Florence KRAUSKOPF, présidente, Sylvie DROIN, Jean-Marc VERNIORY, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

S. HÜSLER ENZ

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. KRAUSKOPF

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :