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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/1145/2016

ACST/5/2016 du 19.05.2016 ( ABST ) , REFUSE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1145/2016-ABST ACST/5/2016


COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 19 mai 2016

Sur effet suspensif

dans la cause


A______
B______ SÀRL
C______
D______ SA
E______
F______ SA
G______
H______ SÀRL
I______
J______
K______
L______ SA
M______

représentés par Me Nicolas Wisard, avocat

contre

GRAND CONSEIL

 

EN FAIT

1. Le 16 septembre 2015, le Conseil d'État de la République et canton de Genève (ci-après : le Conseil d’État) a déposé auprès du Grand Conseil le projet de loi 11'724, consistant en une modification de la loi sur l’inspection et les relations du travail du 12 mars 2004 (LIRT - J 1 05), à titre de contreprojet à l’initiative IN 151 intitulée « Pour un renforcement du contrôle des entreprises. Contre la sous-enchère salariale » (ci-après : IN 151), que, par un arrêt du 19 mai 2014 (1C_33/2015), le Tribunal fédéral avait invalidée partiellement en tant qu’une inspection des entreprises dont elle prévoyait l’institution devait n’être composée que de représentants des travailleurs.

2. Le 13 novembre 2015, le Grand Conseil a adopté, à l’unanimité des votants (par 92 oui), la loi modifiant la LIRT (ci-après : L 11'724). Cette modification législative renforce le dispositif de surveillance du marché du travail mis en place dans le canton de Genève, en particulier par l’institution d’un nouvel acteur, constitué sous la forme d’une commission officielle, dénommée inspection paritaire des entreprises (ci-après : IPE ou inspection paritaire), composée de manière paritaire de représentants des organisations faîtières des employeurs et des travailleurs, chargée de détecter des infractions en matière de salaires et conditions de travail et de mener, le cas échéant, des procédures de mise en conformité.

Parmi les modifications introduites ainsi dans la LIRT figurent deux dispositions traitant de la collaboration entre les autorités prévues (en particulier l'office cantonal de l'inspection et des relations du travail - ci-après : OCIRT - et l’IPE) et les commissions paritaires instituées par des conventions collectives du travail, à savoir :

-       l’art. 2C al. 3, prévoyant que « L’inspection paritaire collabore avec les commissions paritaires. Lorsqu’un contrôle des conditions de travail est effectué par une commission paritaire, l’inspection paritaire ne peut intervenir qu’à titre subsidiaire. L’inspection paritaire peut effectuer des contrôles sur demande des commissions paritaires » ;

-       l’art. 27 al. 2, prévoyant que « L’office collabore activement avec les commissions paritaires des conventions collectives notamment afin de les inciter et de les aider à mettre en place un contrôle effectif du respect des dispositions conventionnelles. Les commissions paritaires peuvent mandater l’inspection paritaire pour effectuer des missions de contrôle ».

3. L’initiative IN 151 et la L 11724 ont été publiés dans la Feuille d'avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 20 novembre 2015.

4. Le 18 décembre 2015, l’initiative IN 151 a été valablement retirée par une majorité d’électeurs autorisés à le faire. Ce retrait a été publié dans la FAO du 22 décembre 2015.

5. Le 13 janvier 2016, le Conseil d'État a adopté l'arrêté de publication de la L 11'724, publié, avec le texte de cette loi, dans la FAO du 15 janvier 2016. La L 11'724 était soumise à un référendum facultatif et le délai référendaire venait à échéance le 24 février 2016.

6. Aucun référendum n’ayant été lancé contre la L 11'724, le Conseil d’État l’a promulguée et en a fixé l’entrée en vigueur au 1er mai 2016, par un arrêté du 2 mars 2016 publié dans la FAO du 4 mars 2016.

7. Par acte déposé le 15 avril 2016, l’A______, B______ Sàrl, C______, D______ SA, E______, F______ SA, G______, H______ Sàrl, I______, la J______, la K______, L______ SA et M______ ont recouru auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre les art. 2C al. 3 et 27 al. 2 de la LIRT révisée par la L 11'724, concluant principalement à leur annulation, et préalablement à l'octroi de l'effet suspensif au recours limité à l’application des dispositions légales dont l’annulation était requise.

Sur le fond, les nouvelles dispositions contestées étaient incompatibles avec le droit fédéral. L’obligation de collaboration introduite par le législateur cantonal entre l’IPE et les commissions paritaires prévues par les conventions collectives violait le droit fédéral. La loi cantonale ne définissait pas de manière claire le contenu d’une telle collaboration. Ainsi, le texte adopté n’avait pas la densité normative suffisante. Il mettait en péril la sécurité juridique. L’intervention des autorités cantonales compétentes à titre subsidiaire dans le domaine du contrôle des entreprises empiétait sur les compétences des commissions paritaires.

L’exécution immédiate de la loi entreprise risquait d’avoir pour conséquences la mise en place de contrôles par les autorités étatiques dans les domaines réservés aux organes paritaires privés. Les conflits de compétences entre ces autorités et les commissions paritaires risquaient dès lors de se poser. La mise en œuvre immédiate de la loi pourrait être source d’insécurité juridique. La multiplication des contrôles provoquerait une surcharge de travail pour les employeurs et des coûts de suivi et de défense ; la présence d’inspecteurs étatiques dans les entreprises était propre à provoquer des contestations à même de dégénérer en contentieux administratifs. Les associations professionnelles concernées auxquelles ces conflits seraient annoncés subiraient les mêmes conséquences. La situation délétère ainsi créée par l’application immédiate de la loi porterait atteinte à la qualité des relations entre les partenaires sociaux. Elle mettrait en péril la paix du travail.

8. Le 10 mai 2016, le Grand Conseil s’est déterminé sur la requête d’octroi de l’effet suspensif.

Le risque d’insécurité juridique et de « blocage » allégué ne reposait sur aucun élément concret. La critique de principe émise portait sur le système de contrôle mis en place sans démontrer un risque effectif. En cas de litige, l’autorité judiciaire saisie pouvait, le cas échéant, restituer l’effet suspensif. Le rôle de chacune des instances de contrôle avait été défini par la loi et il n’y avait aucun risque de conflit de compétences. Aucun intérêt des recourants n’était gravement menacé et le préjudice allégué n’était qu’hypothétique. Le vote unanime de la loi était une démonstration d’échanges de qualité entre les partenaires sociaux. Dans ces conditions, l’atteinte alléguée à la qualité des relations entre partenaires sociaux était exclue.

De plus, le recours était dénué de chances de succès. L’IPE avait un rôle d’enquête et de contrôle destiné à renforcer les services de l’administration. Les compétences actuelles des autorités existantes n’étaient pas modifiées par la création de ce nouvel organe. Le régime existant était conforme au droit fédéral. La mise en place de l’IPE n’était pas en soi contraire au droit fédéral, une délégation du contrôle étant possible et les cantons disposant d’une liberté d’organisation en la matière. La liberté de l’IPE de se saisir ou non d’un contrôle s’exercerait dans le cadre des compétences qui lui étaient attribuées. La collaboration entre l’IPE et les commissions paritaires concernait les domaines dans lesquels ces dernières se voyaient confier les tâches relevant des législations de droit public, notamment le contrôle du respect des usages et, sur la base de contrats de prestations, des conditions de travail et de salaire.

L’IPE n’avait pas mandat de contrôler la mise en œuvre des conventions collectives de travail. La notion de conditions de travail ne couvrait pas le contrôle du respect des conventions collectives de travail, sauf dans les cas dans lesquels la commission paritaire mandaterait l’IPE à cet effet. Par ailleurs, l’art. 27 al. 2 était une norme incitative et non coercitive, respectant l’autonomie des commissions paritaires fondées sur des conventions collectives de travail.

9. Sur ce, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif.

EN DROIT

1. La question de la recevabilité du recours sera en l'état réservée, et son examen reporté à l'arrêt au fond.

2. Selon l'art. 66 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10), en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu'aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3).

3. Les décisions sur mesures provisionnelles, y compris sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 LPA).

4. a. Selon l'exposé des motifs du PL 11'311 portant mise en œuvre de la Cour constitutionnelle, en matière de contrôle abstrait des normes, il n'est pas concevable que le dépôt du recours bloque le processus législatif ou réglementaire ; il a dès lors été proposé de supprimer l'effet suspensif automatique, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l'effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11'311, p. 15).

b. Lorsque l'effet suspensif a été retiré ou n'est pas prévu par la loi, l'autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d'un large pouvoir d'appréciation, qui varie selon la nature de l'affaire. La restitution de l'effet suspensif est subordonnée à l'existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1161/2013 du 27 février 2014 consid. 5.5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l'autorité de recours n'est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 117 V 185 consid. 2b ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_435/2008 du 6 février 2009 consid. 2.3 et les arrêts cités).

L'octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l'effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l'urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l'intéressé la menace d'un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405).

c. Dans la pratique du Tribunal fédéral, en matière de contrôle abstrait des normes, l'effet suspensif n'est en principe pas accordé, sous réserve que les chances de succès du recours apparaissent à ce point manifestes qu'il se justifie de déroger au principe (Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

d. L’octroi de l'effet suspensif est possible quand bien même la L 11'724 est d'ores et déjà entrée en vigueur depuis le 1er mai 2016 (voir p. ex. l'arrêt du Tribunal fédéral 2P.94/2005 du 25 octobre 2006, dans lequel l'ordonnance présidentielle octroyant la restitution de l'effet suspensif était postérieure à l'entrée en vigueur de l'acte), la restitution de l'effet suspensif signifiant alors la suspension de toute mise en application des dispositions contestées (ACST/1/2016 du 15 janvier 2016 consid. 7).

5. a. En l’espèce, les recourants font valoir à l’appui de leur requête d’octroi de l’effet suspensif le souci d’éviter une période d’insécurité juridique, soit « assurer la sécurité du droit ». Or, de manière générale, la sécurité du droit relève d’un intérêt public qu’ils n’ont a priori pas vocation de défendre.

b. Ils avancent également l’argument que la mise en œuvre précipitée des dispositions critiquées irait à des fins contraires aux efforts et mécanismes existants servant au maintien de la paix du travail, parce que – selon eux – elle susciterait des conflits de compétence, sources de blocages et de contentieux, au détriment de la qualité des relations entre partenaires sociaux, qui serait mise en péril par les contrôles exercés par l’IPE.

Il importe de relever que les recourants ne contestent pas l’institution même de l’IPE, mais craignent que, par des interprétations ne leur paraissant pas exclues des deux dispositions contestées, les autorités considérées (l’OCIRT et l’IPE) empiètent sur les compétences des commissions paritaires prévues par les conventions collectives du travail, en violation du droit fédéral. Les excès de contrôle redoutés par les recourants n’apparaissent toutefois en l’état que très hypothétiques. Le sens des dispositions litigieuses doit, y compris au stade de leur application, être dégagé au regard des règles d’interprétation, prenant en compte notamment les travaux préparatoires et les exigences de conformité au droit supérieur. Or, l’exposé des motifs présenté à l’appui du PL 11’724 fournit des explications propres à réduire sensiblement les risques invoqués ; il indique en particulier que la collaboration prévue par l’art. 2C al. 3 concerne uniquement les domaines dans lesquels les commissions paritaires se voient confier des tâches de contrôle relevant des législations de droit public ; la notion de « conditions de travail » figurant dans cette disposition ne couvre pas le contrôle du respect des conventions collectives de travail, sous réserve des cas, se présentant alors sous un jour tout différent, dans lesquels des commissions paritaires mandateraient l’IPE pour de tels contrôles. Quant à l’art. 27 al. 2, il ne s’agit que d’une norme incitative, non coercitive, n’augurant pas d’une violation de l’autonomie des commissions paritaires.

De très éventuels contentieux auxquels donneraient lieu des décisions qui seraient rendues à la suite de l’application des dispositions litigieuses pourraient être traités par les juridictions compétentes, habilitées à prendre au besoin des mesures provisionnelles. Rien de concret n’autorise à inférer de telles procédures, comme de tensions en découlant entre les parties – relevant les unes et les autres de conjectures peu probables –, que la paix du travail s’en trouverait menacée. Il pourrait en tout état être recouru aux modes amiables de règlement de conflits devenant le cas échéant collectifs, prévus tant par les conventions collectives du travail que par la législation spécifique de droit public, en particulier la loi concernant la chambre des relations collectives de travail du 29 avril 1999 (LCRCT - J 1 15). Au demeurant, le soutien unanime que la modification considérée de la LIRT a obtenu au Grand Conseil atteste de la qualité des relations entre les partenaires sociaux sur le sujet considéré.

c. Les recourants paraissent invoquer un intérêt financier se rapportant aux coûts que pourraient générer des procédures contentieuses dues aux contestations des éventuels contrôles de l’IPE ou à une surcharge de travail induite par les interventions de cette dernière. Un tel intérêt ne saurait revêtir un poids suffisant pour contrebalancer l’intérêt public à la mise en œuvre des dispositions considérées de la LIRT révisée.

d. Il n’apparaît pour le moins pas manifeste que le recours devra être admis, et les recourants ne démontrent pas avoir un intérêt privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la L 11'724.

e. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’écarter de la règle qu’un recours pour contrôle abstrait d’un acte normatif ne déploie pas d’effet suspensif.

L’octroi de l’effet suspensif sera par conséquent refusé.

6. Il sera statué sur les frais de la procédure en même temps que sur le recours lui-même.

* * * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

refuse d’octroyer l’effet suspensif au recours ;

réserve le sort des frais de la procédure jusqu’à droit jugé sur le recours lui-même ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Me Nicolas Wisard, avocat des recourants, au Grand Conseil ainsi que, pour information, au Conseil d'État.

Le vice-président :

 

Raphaël Martin

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

Genève, le la greffière :