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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/3924/2016

ACST/1/2017 du 27.01.2017 ( ABST ) , ACCORDE

RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3924/2016-ABST ACST/1/2017

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 27 janvier 2017

sur effet suspensif

dans la cause

 

Madame A______

contre

GRAND CONSEIL

_________


Recours contre la loi du 17 décembre 2015 modifiant la loi sur l'imposition des personnes physiques (11685)


Attendu, en fait, que :

1. La loi fédérale sur le financement et l'aménagement de l'infrastructure ferroviaire, du 21 juin 2013, a été publiée dans le recueil officiel des lois fédérales (ci-après : RO) le 3 mars 2015 (RO 2015 651).

Cette novelle incluait des modifications de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 (LIFD - RS 642.11) et de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes du 14 décembre 1990 (LHID - RS 642.14), en particulier de nouvelles teneurs pour les art. 26 al. 1 let. a LIFD et 9 al. 1 LHID.

Selon la première de ces dispositions, les frais de déplacement nécessaires entre le domicile et le lieu de travail ne pouvaient plus être déduits que jusqu’à concurrence de CHF 3000.- pour l'impôt fédéral direct (ci-après : IFD) ; et selon la seconde, les cantons pouvaient fixer un montant maximal pour lesdits frais de déplacement en matière d'impôt cantonal et communal (ci-après : ICC).

Ces nouvelles teneurs sont entrées en vigueur le 1er janvier 2016.

2. Le 17 juin 2015, le Conseil d'État a déposé au Grand Conseil un projet de loi (PL 11685) modifiant la loi sur l'imposition des personnes physiques du 27 septembre 2009 (LIPP - D 3 08). Étaient proposées une nouvelle teneur des
art. 29 et 67 al. 2 LIPP, ainsi que de nouveaux alinéas 9 et 10 à l'art. 72 LIPP.

Selon l'art. 29 al. 1 let. a LIPP proposé, les frais de déplacement nécessaires entre le domicile et le lieu de travail étaient déductibles jusqu'à concurrence de CHF 500.-.

L'exposé des motifs indiquait à ce propos qu'un examen attentif de la situation à la lumière des objectifs de la politique en matière de mobilité amenait à la conclusion que la limite de CHF 3'000.- pour l'IFD demeurait trop élevée. Le projet fixait dès lors le plafond de la déduction pour frais de déplacement au niveau cantonal à CHF 500.-, ce qui correspondait au tarif des Transports publics genevois (ci-après : TPG) pour un abonnement annuel Tout Genève au tarif adulte. Ce montant présentait l’avantage d’unifier la limite pour les transports publics et les transports individuels motorisés : qu’ils se déplacent en voiture ou avec les transports publics, les pendulaires seraient en effet placés sur un pied d’égalité du point de vue fiscal.

Le choix de ce plafond s’inscrivait parfaitement dans le cadre de la politique cantonale en matière de mobilité, qui s’appuyait fortement sur le développement des transports publics, en complémentarité avec les transports individuels motorisés, afin de répondre à l’augmentation globale des déplacements prévue ces prochaines années. Avec l’encouragement à la mobilité douce, le renforcement de la fréquentation des transports publics représentait un élément central pour faire face à cette évolution. Le plafonnement de la déduction pour frais de déplacement à hauteur du coût de l’abonnement annuel TPG constituait en ce sens un signe incitatif concret. Au vu de l’exiguïté du territoire cantonal, cette limitation ne concernerait que 15 % des contribuables domiciliés à Genève (38'235 contribuables impactés sur un total de 254'411, soit 15,03 %). L'impact serait en revanche plus significatif pour les contribuables non domiciliés dans le canton de Genève (7'171 contribuables impactés sur un total de 16’275, soit 44,06 %), en particulier pour les travailleurs frontaliers quasi-résidents (PL 11685, p. 4 et 7).

L'entrée en vigueur de la loi était prévue au 1er janvier 2016 (PL 11685,
art. 2 souligné), soit en même temps que les modifications de la LIFD et de la LHID, en vue d'une bonne coordination avec l'IFD (PL 11685, p. 7).

3. La commission parlementaire chargée d'étudier le PL 11685 a déposé le 3 novembre 2015 son rapport, composé en l'occurrence d'un rapport de majorité et d'un rapport de minorité (PL 11685-A).

Selon le rapport de majorité, le projet s'inscrivait dans le cadre des propositions du Conseil d'État pour le budget 2016 (PL 11685-A, p. 1). Le conseiller d'État en charge des finances avait indiqué à la commission que le délai d'adaptation était fixé au 1er janvier 2016 pour les cantons (PL 11685-A, p. 2). La majorité de la commission avait refusé un amendement visant à augmenter le plafond de déduction à CHF 6'000.-, mais avait accepté un second amendement visant à augmenter ce plafond à CHF 3'655.- (PL 11685-A, p. 9). L'art. 2 souligné concernant la date d'entrée en vigueur a été adopté sans discussion particulière (PL 11685-A, p. 10).

Le rapport de minorité invitait les députés à refuser le PL 11685 « tel qu'issu de la commission fiscale ».

4. Lors de la séance plénière du Grand Conseil du 15 décembre 2015, un amendement visant à fixer le plafond au niveau prévu par le projet initial, soit CHF 500.-, a été adopté en deuxième débat par 58 oui contre 33 non ; l'art. 2 souligné a été adopté sans discussions et sans opposition.

5. Le texte de la loi 11685 a été publié dans la Feuille d'avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 15 janvier 2016. Le délai référendaire expirait le 24 février 2016.

6. Deux partis politiques ont déposé des signatures à l'appui de la demande de référendum le 24 février 2016.

7. Par arrêté du 27 avril 2016, publié dans la FAO du 29 avril 2016, le Conseil d'État a constaté l'aboutissement du référendum.

8. La votation populaire concernant la loi 11685 s'est tenue le 25 septembre 2016.

9. Par arrêté du 28 septembre 2016, publié dans la FAO du 30 septembre 2016, le Conseil d'État a constaté les résultats de la votation. L'objet était accepté par 63'796 oui contre 46'844 non (soit 57.66 % de oui).

10. Par arrêté du 12 octobre 2016, publié dans la FAO du 14 octobre 2016, le Conseil d'État a validé le résultat des opérations électorales du 25 septembre 2016.

11. Par arrêté du 19 octobre 2016, publié dans la FAO du 21 octobre 2016, le Conseil d'État a promulgué la loi 11685 « pour être exécutoire dans tout le canton dès le lendemain de la publication du présent arrêté, avec effet au 1er janvier 2016 ».

12. Par acte posté le 16 novembre 2016, Madame A______ a interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre la loi 11685, concluant préalablement à l'octroi de l'effet suspensif au recours, et principalement à l'annulation de la loi attaquée et à l'octroi d'une indemnité de procédure.

Mme A______, née en 1985, de nationalité suisse, habite une localité de Haute-Savoie située à un peu plus de 30 km de Genève à vol d'oiseau, et travaille à Genève.

Elle remplissait une déclaration d'impôts à Genève en tant que quasi-résidente, et parcourait chaque jour en semaine environ 80 km en voiture, aucun transport public ne reliant son domicile à son lieu de travail. Elle avait ainsi pu déduire lors des exercices fiscaux 2013, 2014 et 2015 les montants respectifs de CHF 9'038.-, 10'364.- et 8'127.- de son revenu.

La loi 11685 avait été promulguée le 21 octobre 2016 avec effet au 1er janvier 2016, ce alors que les conditions posées pour un effet rétroactif n'étaient pas remplies ; en effet, la limitation dans le temps n'était pas suffisamment raisonnable, et la rétroactivité ne se justifiait en l'occurrence pas par des motifs pertinents, en ce sens que l'intérêt financier de l'État ne pouvait justifier une entorse aux principes constitutionnels, et que l'effet incitatif d'encouragement à prendre les transports publics était quasi nul, ce d'autant que les intéressés ne pouvaient changer de comportement a posteriori. De leur côté, les contribuables concernés subiraient un préjudice irréparable si une décision de taxation leur était notifiée et entrait en force, et que la loi soit par la suite annulée. Il convenait dès lors d'octroyer l'effet suspensif au recours.

Sur le fond, en sus du problème de rétroactivité, la loi 11685 était contraire à l'Accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse d'une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d'autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP - RS 0.142.112.681), car elle créait une discrimination indirecte à l'égard de la catégorie de contribuables des quasi-résidents et constituait une entrave à la libre circulation. Elle violait également les principes constitutionnels nationaux d'égalité de traitement et d'imposition selon la capacité contributive.

13. Le 14 décembre 2016, le Grand Conseil a conclu au rejet de la demande de restitution (recte : d'octroi) de l'effet suspensif au recours.

L'application de la loi ne pouvait être suspendue sans bloquer la taxation des contribuables concernés et ainsi remettre en cause une partie du financement de l'État. L'AFC-GE ignorerait durant la période de suspension quel serait, du nouveau ou de l'ancien, le droit applicable, étant rappelé que la taxation de l'année fiscale 2016 s'effectuait pour l'essentiel au cours de l'année civile 2017.

De plus, l'intérêt privé des contribuables n'était pas gravement menacé, car ils avaient la possibilité de remplir leur déclaration fiscale en revendiquant la déduction supérieure à CHF 500.-, ou de former une réclamation à réception de leur bordereau d'impôts.

14. Sur ce, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif.

Considérant, en droit, que :

1. La question de la recevabilité du recours sera en l'état réservée, et son examen reporté à l'arrêt au fond.

2. Selon l'art. 66 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10), en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu'aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3).

3. Les décisions sur mesures provisionnelles, y compris sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d’urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 LPA).

4. Selon l'exposé des motifs du PL 11311 portant mise en œuvre de la Cour constitutionnelle, en matière de recours abstrait, il n'est pas concevable que le dépôt du recours bloque le processus législatif ou réglementaire ; il a dès lors été proposé de supprimer l'effet suspensif automatique, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l'effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11311, p. 15).

5. a. Lorsque l'effet suspensif a été retiré ou n'est pas prévu par la loi, l'autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d'un large pouvoir d'appréciation qui varie selon la nature de l'affaire. La restitution de l'effet suspensif est subordonnée à l'existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1161/2013 du 27 février 2014 consid. 5.5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence
(arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l'autorité de recours n'est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 117 V 185 consid. 2b ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_435/2008 du 6 février 2009 consid. 2.3 et les arrêts cités).

b. L'octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l'effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER/Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER/Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l'urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l'intéressé la menace d'un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405).

6. Par ailleurs, et dans la pratique du Tribunal fédéral tout du moins, en matière de contrôle abstrait des normes, l'effet suspensif n'est en principe pas accordé, sous réserve que les chances de succès du recours apparaissent à ce point manifestes qu'il se justifie de déroger au principe (Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER/Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

7. L'interdiction de la rétroactivité (proprement dite) des lois, qui découle notamment des art. 5 al. 1 et 9 Cst. (138 I 189 consid. 3.4 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_806/2012 du 12 juillet 2013 consid. 8.2, non publié in ATF 139 I 229 ; cf., en droit privé, art. 1 Tit. fin. du Code civil suisse du 10 décembre 1907 - CC - RS 210 ; ATF 133 III 105 consid. 2.1.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 5A_690/2011 du 10 janvier 2012 consid. 3.2), fait obstacle à l'application d'une norme à des faits entièrement révolus avant son entrée en vigueur. Il n'y a toutefois pas de rétroactivité proprement dite lorsque le législateur entend réglementer un état de chose qui, bien qu'ayant pris naissance dans le passé, se prolonge au moment de l'entrée en vigueur du nouveau droit. Cette rétroactivité improprement dite est en principe admise, sous réserve du respect des droits acquis (ATF 140 V 154 consid. 6.3.2 ; 138 I 189 consid. 3.4 ; 122 II 113 consid. 3b ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_273/2014 du 23 juillet 2014).

8. En l'espèce, la loi querellée a été adoptée le 15 décembre 2015 par le Grand Conseil, mais a fait l'objet d'un référendum et n'a été valablement adoptée par le corps électoral que le 25 septembre 2016 puis promulguée le 21 octobre 2016, alors que la date d'entrée en vigueur prévue par le texte légal était le 1er janvier 2016. Se pose dès lors pour l'année fiscale 2016 – dont la taxation a lieu cette année, soit en 2017 – un très sérieux problème de rétroactivité proprement dite, les effets de la loi (génératrice d'impôt dès lors qu'elle diminue le montant possible d'une déduction fiscale sur le revenu) étant attachés à des faits s'étant produits avant son adoption définitive.

9. Dès lors, même si les griefs de la recourante dans son ensemble – y compris sur ce point – doivent faire l'objet d'une instruction avant que la chambre de céans ne puisse se prononcer sur le fond de son recours, il n'en apparaît pas moins nécessaire que la taxation de l'exercice fiscal 2016 ne puisse pas suivre son cours pour les personnes concernées, sous peine de voir certaines taxations devenir définitives alors qu'elles seraient, en cas d'admission du recours ou même d'admission partielle de celui-ci sur la seule question de la rétroactivité, fondées sur une base légale invalide.

10. L'intimé invoque que l'octroi de l'effet suspensif au recours entraînerait un blocage total de la taxation. Cet avis ne saurait être partagé, dès lors que la chambre de céans devrait pouvoir rendre son arrêt au fond d'ici la fin juin 2017, et que, selon le département des finances, la question de la déduction effective des frais de déplacement ne concerne qu'environ 38'000 contribuables domiciliés à Genève (et tenus en principe de remettre leur déclaration fiscale avant le 31 mars 2017) sur 254'000, et environ 7'171 contribuables non domiciliés à Genève (et tenus de remettre leur déclaration fiscale sur la question des frais de déplacement en principe avant le 30 juin 2017) sur 16'000. Il semble donc parfaitement possible de mettre de côté les 38'000 et quelques déclarations concernées et de ne les traiter qu'une fois l'arrêt de la chambre de céans rendu, sans perturber par trop le processus de taxation.

S'agissant de la période qui concernerait un éventuel recours au Tribunal fédéral, il sera rappelé que l'effet suspensif au sens de l'art. 66 LPA n'a plus cours dès la notification de l'arrêt de la juridiction cantonale ; passé ce moment, il appartient à la partie concernée de demander l'octroi de l'effet suspensif au juge instructeur fédéral (art. 103 al. 1 et 3 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 - LTF - RS 173.110).

11. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de déroger au principe de l'absence d'effet suspensif. La demande d'octroi de ce dernier sera admise, le sort des frais de la procédure étant réservé jusqu’à droit jugé au fond.

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

octroie l’effet suspensif au recours ;

réserve le sort des frais de la procédure jusqu’à droit jugé au fond ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Madame A______, au Grand Conseil ainsi qu'au Conseil d'État, pour information.


Le président :

 

Jean-Marc VERNIORY

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

Genève, le la greffière :