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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/1903/2023

JTAPI/528/2024 du 30.05.2024 ( EXP ) , REJETE

ATTAQUE

Descripteurs : EXPROPRIATION MATÉRIELLE;INDEMNITÉ D'EXPROPRIATION;GARANTIE DE LA PROPRIÉTÉ
Normes : Cst.26
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1903/2023 EXP

JTAPI/528/2024

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 30 mai 2024

 

dans la cause

 

Monsieur A______, représenté par Me Romain JORDAN, avocat, avec élection de domicile

contre

ETAT DE GENÈVE, représenté par Me David HOFMANN, avocat, avec élection de domicile

 


EN FAIT

1.             Monsieur A______ était l’associé gérant et fondateur de B______ Sàrl (ci-après : la Sàrl), dont le siège est à Genève, rue C______ et le but, l’exploitation d'un espace de bien-être axé sur la détente et la relaxation au moyen de spas, de jacuzzis et autres appareils de bien-être, inscrite au registre du commerce le ______ 2016.

2.             Le capital social de la Sàrl s’élève à CHF 30'000.-. M. A______ en détenait la totalité pour trente parts de CHF 1'000.-. Il a été radié le ______ 2021.

3.             Le 17 juin 2016, la Sàrl a acheté le fonds de commerce du B______ sis à Genève, rue C______, propriété de D______ SA, contre la somme de CHF 700'000.-.

4.             Selon le bilan et compte d’exploitation 2016-2021 de la Sàrl, M. A______ lui a prêté la somme de CHF 919'300.- en 2016. Cette dette a été remboursée au fur et à mesure de l’activité pour s’élever à CHF 300'000.- en 2019.

5.             Le 5 février 2019, M. A______ a signé une promesse de vente avec Monsieur E______ portant sur la Sàrl, pour un montant de CHF 500'000.-, la transaction devant s’effectuer au plus tard fin 2021 et la dette de la Sàrl à l’égard de M. A______ épongée. Une clause pénale de CHF 50'000.- a été fixée en cas de non-respect de la promesse.

6.             Le 16 mars 2020, le Conseil d’Etat genevois a adopté l’arrêté instituant des mesures contre la propagation de l’épidémie du COVID 19 prévoyant notamment, la fermeture à 18h00 le même jour des entreprises destinées à la récréation de la population, mesure levée le 29 mars 2020 à 18h00, provoquant la fermeture de l’exploitation de la Sàrl durant treize jours.

7.             Par arrêté subséquent et en application de l’ordonnance fédérale sur les mesures destinées à lutter contre l’épidémie de COVID-19 du 19 juin 2020, le spa a également été fermé du 3 novembre 2020 au 31 mai 2021.

8.             La Sàrl a été vendue le 31 octobre 2021 contre la somme de CHF 300'000.-, sa dette à l’égard de M. A______ s’élevant à CHF 200'000.- à cette date.

9.             Le 5 octobre 2022, une cession de créance portant sur les droits aux indemnités COVID a été signée par MM. A______ et E______.

10.         Pour la période du 1er janvier 2020 au 30 juin 2021, la Sàrl a reçu des indemnisations pour un montant de CHF 81'749.90 correspondant aux coûts fixes non couverts par l’entreprise durant la période de pandémie. Elle n’a pas recouru contre la dizaine de décisions d’aide financière qui lui ont été notifiées par le département de l’économie et de l’emploi (ci-après : le département).

11.         La Sàrl a également perçu des indemnités pour réduction de l'horaire de travail (ci-après : RHT) pour un montant de CHF 133'479.35.

12.         Le 8 juillet 2022, le département a refusé de verser à la Sàrl la somme de CHF 200'000.- correspondant à la différence entre le prix de vente négocié et le prix de vente effectif, le dispositif d’indemnisation visant à indemniser les coûts fixes que les entreprises ne pouvaient pas couvrir par leurs propres revenus, ce qui n’était pas le cas de la somme requise.

13.         Selon le bilan et compte d’exploitation 2016-2021 de la Sàrl, elle a engrangé des pertes en 2016 et 2020 de respectivement, CHF 19'280.83 et CHF 83'628.59 et des bénéfices en 2017, 2018, 2019 et 2021 de respectivement, CHF 19'922.28, CHF 74015.10, CHF 69’933.44 et CHF 7'222.53.

14.         Par acte du 1er juin 2023 adressé au Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal), M. A______, sous la plume de son conseil, a déposé une demande d’indemnisation pour expropriation matérielle, concluant à ce que le défendeur soit condamné à lui verser la somme de CHF 268'658.15, avec intérêt à 5% l’an, dès le 31 mai 2021.

Au bénéfice d’une cession de créance afin de faire valoir ses droits aux indemnités COVID, il pouvait faire valoir ses droits à ce titre. La fermeture de son établissement avait restreint dans sa forme la plus incisive sa possibilité de jouir de son spa, acquis à un but commercial. En ne visant que certains commerces, considérés comme essentiels, les mesures avaient fait subir un sacrifice disproportionné aux commerces visés et étaient contraires à l’égalité de traitement.

Les mesures ne pouvaient pas être considérées comme des mesures de police ne donnant pas droit à une indemnisation. Fondées sur la loi fédérale sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (LEp – RS 818.101), elles étaient d’ordre de la police sanitaire. Les commerçants ayant fait l’objet des restrictions n’avaient pas provoqué la situation sanitaire et n’étaient pas directement les auteurs du trouble à l’ordre public. L’art. 40 LEp instituait des mesures d’ordre collectif et avaient pour but de réduire la probabilité de transmission de maladie et étaient ainsi d’ordre général et abstrait. Dès lors, les mesures prises sur cette base n’avaient pas vocation à être dirigées contre un danger concret.

En l’absence de véritables mesures d’accompagnement pour les propriétaires, les mesures n’étaient pas conformes à la proportionnalité au sens étroit. Dès lors, elles devaient être considérées comme sujette à indemnisation. La durée de celles-ci ne remettait pas en doute l’existence d’une expropriation matérielle. Le lien de causalité entre les mesures et le manque à gagner était incontestable et le défendeur devait être considéré comme débiteur de l’obligation de l’indemnisation.

15.         Les parties ne sont pas parvenues à un accord lors de l'audience de conciliation appointée par le tribunal le 4 septembre 2023.

16.         Dans sa réponse du 28 septembre 2023, le défendeur a conclu au rejet de la demande déposée par M. A______, sous suite de frais et dépens.

La situation décrite par ce dernier ne constituait pas une expropriation matérielle. La LEp ne donnait aucun droit à une indemnisation en cas de fermeture d’un commerce, encore moins en cas de vente à prix réduit d’un fonds de commerce ou de parts d’une Sàrl, a fortiori lorsque l’Etat l’avait déjà indemnisé par des décisions entrées en force, faute d’avoir été contestées. Les mesures de police ne donnaient pas droit à une indemnisation. Or, les mesures de santé publique faisaient partie des mesures de police. Le demandeur avait librement choisi de vendre la Sàrl à M. E______ le 21 octobre 2021 en lui accordant une baisse de prix. Rien ne lui interdisait de prolonger le délai de vente prévu initialement dans la promesse de vente. Le demandeur demandait une indemnité pour une fermeture de deux cent vingt-deux jours alors que selon la jurisprudence en matière d’autorisation de construire, une interdiction pendant cinq ans ne donnait pas droit à une indemnisation. Contrairement à l’expropriation du droit de propriété où le propriétaire perd l’usage de son bien, M. A______ disposait toujours de ses biens mobiliers, de sauna, du hammam et du jacuzzi. L’Etat avait uniquement interdit à des tiers de fréquenté le lieu exploité par le demandeur. Le Tribunal fédéral avait déjà jugé que la fermeture imposée par les autorités durant la crise du COVID-19 ne donnait pas droit à une indemnité pour expropriation. En effet, le refus d’une aide financière ne représentait pas l’interdiction ou la limitation de la chose.

17.         Dans sa réplique du 3 novembre 2023, le requérant a persisté dans ses conclusions. Il a sollicité la tenue d’une audience de comparution personnelle et de plaidoiries et à ce qu’il soit ordonné au défendeur de produire la liste de toutes les expropriations matérielles opérées par l’Etat de Genève, avec le motif, la durée de l’atteinte, les indemnisations et la justification de l’indemnisation durant les dix dernières années ainsi que les pièces relatives au traitement des F______ et du G______ lors de la pandémie de COVID-19, comprenant la détermination des charges fixes des établissements pour 2020, les dates de fermeture des établissements, le total des RHT pour les années 2020 et 2021, le total des aides pour cas de rigueur pour les années 2020 et 2021 ainsi que toutes les aides et subventions communales, cantonale, fédérales et d’autres origines publiques ou privées en 2020 et 2021.

La Sàrl dépendait essentiellement d’une clientèle locale. Les commerces restés ouverts durant la pandémie et ayant également une clientèle locale, n’avaient pas observé de diminution de chiffre d’affaires journalier. La date de la vente s’expliquait par le fait que la promesse de vente prévoyait qu’elle devait s’effectuer au plus tard fin 2021. Le non-respect de cette promesse l’exposait à une pénalité de CHF 50'000.-. Il était donc opportun de procéder à la vente en respectant les termes convenus. Les conditions d’une indemnisation pour expropriation matérielle étaient réunies, les mesures dont il avait fait l’objet ne pouvant être considérées comme des mesures de police non sujettes à indemnisation. Elles n’étaient en effet pas dirigées à l’encontre d’un perturbateur et contre un danger concret. Or, le principe du perturbateur était un critère permettant d’établir qu’une mesure de police était sujette à indemnisation ou non. Dans le cas d’espèce, il ne pouvait nullement être considéré comme le perturbateur de la pandémie. Il ne se plaignait pas uniquement du prix de vente inférieur obtenu mais de toutes les conséquences néfastes qui découlaient de l’atteinte à la propriété dont il avait fait l’objet. Sa créance à l’égard du défendeur avait été reconnue par l’administration fiscale. On ne saurait déduire que fait qu’il n’avait pas contesté les aides étatiques perçues, qu’il avait toléré la situation dont il avait été victime. Il avait attendu de savoir qu’aucune indemnisation supplémentaire ne viendrait pour comprendre l’ampleur de l’indemnisation supplémentaire à réclamer.

18.         Dans sa duplique du 4 décembre 2023, le défendeur a considéré que la tenue d’une audience n’était pas nécessaire s’agissant d’une problématique juridique et non factuelle. Il a conclu au rejet des réquisitions de preuve formulées, faute de pertinence. Il a au surplus persisté dans son argumentaire.

19.         Par écriture spontanée du 10 décembre 2023, M. A______, personnellement, a exigé la tenue d’une audience, le problème étant tant juridique que factuel. Il était sidéré par la mauvaise foi du conseil de sa partie adverse. L’Etat reconnaissait sa responsabilité mais ne voulait pas assumer. C’était de la provocation. F______ (ci-après : F______) avait reçu un soutien de CHF 1'250'000.- durant la crise COVID. Il s’agissait d’une discrimination particulièrement injuste. Il a au surplus, repris en substance l’argumentation contenue dans les écritures déposées par son conseil.

20.         Le 3 avril 2023, M. A______, sous la plume de son conseil, a produit les comptes 2020 et 2021 de F______, la décision du département du 16 avril 2021 octroyant une aide financière à F______, la décision sur reconsidération du département du 28 février 2023 concernant le F______ ainsi que l’extrait d’une décision relative à l’aide financière accordée à l’établissement « H______ » aux I______, afin de faire valoir une inégalité de traitement. Il réitérait par ailleurs ses réquisitions de preuves.

21.         Le 8 mai 2024, le tribunal a reçu une écriture spontanée de M. A______, en personne, souhaitant ajouter sa touche personnelle. Il a en substance conclu à une non-imposition de l’indemnisation reçue, à une garantie de non-rétorsion envers la Sàrl et le H______, de recevoir une dernière tranche d’indemnisation et le remboursement de ses frais d’avocat. Il a, en substance, repris son argumentaire, soulevant nouvellement une inégalité de traitement avec les indemnisations versées aux entreprises durant le sommet USA-Russie du 16 juin 2021.

22.         Lors de l’audience du 28 mai 2024, M. A______ a déclaré que lorsqu’il avait acheté le SPA, celui-ci était déjà ouvert puisqu’il existait depuis quarante ans. Il n’avait pas recouru contre les décisions prises par le département du développement économique car il avait d'autres chats à fouetter. Il avait dû se battre pour obtenir des aides, notamment les indemnités pour la réduction de l’horaire de travail (ci-après : RHT). C’était une période difficile. En janvier 2021, Madame J______ avait indiqué qu'elle allait les aider. Le département avait fixé les frais fixes à CHF 291'000.-. Ils avaient été aidés pour les mois de janvier et février 2021. Il s'attendait à ce qu'il en soit de même au mois de mars et les périodes suivantes jusqu'à fin mai 2021. C'était pour cette raison qu’il n’avait pas recouru contre les décisions. Ensuite, la clientèle était revenue comme avant les fermetures, voire en plus grand nombre. C'était bien la preuve que son chiffre d’affaires avait baissé uniquement à cause des fermetures. Sans celles-ci, au plus tard à la mi 2021, il aurait pu amortir toutes ses dettes selon ses calculs. A l'époque, aucune banque ne voulait prêter de l'argent à la société. Il avait donc dû effectuer un prêt de ses propres deniers. Il avait fait le pari qu'en cinq ans, la société pouvait lui restituer la somme prêtée. Il pensait qu’il allait être indemnisé de tous les frais fixes au prorata des jours fermés, ce qui ne correspondait pas à une pleine indemnité mais il aurait tout de même été d’accord avec celle-ci. Il avait dû vendre le 31 octobre 2021, soit au dernier moment, à cause de la promesse de vente signée et de la clause pénale de CHF 50'000.-.

Monsieur K______, attaché ______, représentant l’Etat de Genève, a indiqué que durant la pandémie, il était chargé des dispositifs de cas de rigueur. Beaucoup de mesures avaient été prises. Lors des premières fermetures, toutes les mesures d’aides n'existaient pas encore. Il avait été répondu aux besoins au fur et à mesure de la crise. Pour les mesures, il fallait à chaque fois une nouvelle base légale, donc un processus législatif, ce qui prenait du temps. Fin 2020, le paradigme avait changé et les cas de rigueur avaient été introduits. Dès lors, ils avaient indemnisé sur la base des coûts fixes. L'idée était de remplacer toutes les autres mesures prises jusque-là. Dix collaborateurs géraient cela, aidés de trente externes. Chaque dossier avait été visé par trois personnes soit avec six yeux, afin de garantir l'égalité de traitement et le principe de la légalité. L’Etat de Genève n’avait pas envisagé d'indemniser via des procédures d'expropriation matérielle. Il s’était inspiré des cas de rigueur développés par la Confédération. Les calculs effectifs appliqués n'avaient pas varié au fil du temps, à une exception près en décembre 2020 par des dispositions transitoires. Plus de dix-mille décisions en indemnisation avaient été rendues, contrôlées par la Cour des comptes. Il existait un rapport en ligne sur le site Internet de la Cour des Comptes confirmant la légalité des décisions ainsi que la conformité au principe de l'égalité de traitement. L'administration fédérale avait contrôlé et contrôlait toujours la légalité de ces décisions.

Sur ce, les parties ont été informées que l’instruction de la cause était terminée et qu’elle était gardée à juger.

23.         Le détail des écritures et des pièces produites sera repris dans la partie « En droit » en tant que de besoin.

EN DROIT

1.             Le tribunal est l’autorité compétente pour fixer les indemnités d’expropriation, pour statuer sur toute demande de l’expropriant ou de l’exproprié relative à l’expropriation et, d’une manière générale, pour statuer sur toute contestation relative à l’expropriation pouvant exister ou s’élever entre l’expropriant et l’exproprié, en application de l'art. 43 al. 1 de la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique du 10 juin 1933 (LEx-GE - L 7 05).

Le tribunal est également compétent pour statuer sur toute demande d’indemnité pour expropriation matérielle (art. 43 al. 2 LEx-GE).

2.             Adressée au tribunal selon les formes prescrites par l'art. 45 LEx-GE, la requête est recevable.

3.             Dans son écriture du 8 mai 2024, le requérant a déposé de nouvelles conclusions.

4.             Les arguments formulés par les parties à l’appui de leurs conclusions respectives et le contenu des pièces qu’elles ont produites seront repris et discutés dans la seule mesure utile (cf. arrêts du Tribunal fédéral 1C_72/2017 du 14 septembre 2017 consid. 4.1 ; 1D_2/2017 du 22 mars 2017 consid. 5.1 ; 1C_304/2016 du 5 décembre 2016 consid. 3.1 ; 1C_592/2015 du 27 juillet 2016 consid. 4.1 ; 1C_229/2016 du 25 juillet 2016 consid. 3.1 et les arrêts cités), étant rappelé que, saisi d’un recours, le tribunal applique le droit d’office et que s’il ne peut pas aller au-delà des conclusions des parties, il n’est lié ni par les motifs invoqués par celles-ci (art. 69 al. 1 LPA), ni par leur argumentation juridique (cf. ATA/386/2018 du 24 avril 2018 consid. 1b ; ATA/117/2016 du 9 février 2016 consid. 2 ; ATA/723/2015 du 14 juillet 2015 consid. 4a). Aussi peut-il admettre le recours pour d’autres motifs que ceux invoqués par le recourant, comme il peut le rejeter en opérant une substitution de motifs (cf. ATF 135 III 397 consid. 1.4 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_540/2013 du 5 décembre 2013 consid. 3 ; 2C_349/2012 du 18 mars 2013 consid. 2.1 ; arrêt du Tribunal administratif fédéral F-1734/2019 du 23 mars 2020 consid. 2).

5.             L’objet du litige est principalement défini par l’objet du recours (ou objet de la contestation), les conclusions du recourant et, accessoirement, par les griefs ou motifs qu’il invoque.

6.             En application de l’art. 65 al. 1 LPA, le cadre des débats est formé par les conclusions des recourants. De nouvelles conclusions ne peuvent pas être présentées dans le mémoire de réplique. Il est en effet interdit à une partie d’élargir le cadre de ses conclusions initiales (Stéphane GRODECKI/Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 813 et 814 p. 217 et les références citées).

7.             En l’espèce, le litige, qui correspond aux conclusions prises par le requérant dans sa requête du 1er juin 2023, porte sur une indemnisation d’un montant de CHF 268'658.15 pour expropriation matérielle qui lui serait due par le défendeur. Dès lors, les conclusions subséquentes prises par le requérant le 8 mai 2024, dans une écriture spontanée après duplique, soit la non-imposition de l’indemnisation reçue, une garantie de non-rétorsion envers la Sàrl et le H______ et la perception d’une dernière tranche d’indemnisation, sont exorbitantes au litige. Elles seront dès lors déclarées irrecevables.

8.             A titre préalable, le requérant requiert sa comparution personnelle et qu’il soit ordonné au défendeur de produire la liste de toutes les expropriations matérielles opérées par l’Etat de Genève, avec le motif, la durée de l’atteinte, les indemnisations et la justification de l’indemnisation durant les dix dernières années ainsi que les pièces relatives au traitement du F______ et du G______ lors de la pandémie de COVID-19 comprenant la détermination des charges fixes des établissements pour 2020, les dates de fermeture des établissements, le total des RHT pour les années 2020 et 2021, le total des aides pour cas de rigueur pour les années 2020 et 2021 ainsi que toutes les aides et subventions communales, cantonales, fédérales et d’autres origines publiques ou privées en 2020 et 2021. Il compte apparemment déduire de la comparaison entre ces dossiers et le sien une violation du principe de l'égalité de traitement.

9.             Le droit d’être entendu garanti par l’art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) comprend notamment le droit, pour l’intéressé, de s’exprimer sur les éléments pertinents avant qu’une décision ne soit prise touchant sa situation juridique, d’avoir accès au dossier, de produire des preuves pertinentes, d’obtenir qu’il soit donné suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à l’administration des preuves essentielles ou, à tout le moins, de s’exprimer sur son résultat, lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 145 I 167 consid. 4.1 ; 142 II 218 consid. 2.3 ; 140 I 285 consid. 6.3.1 et les arrêts cités).

10.         Le droit de faire administrer des preuves n’empêche pas le juge de renoncer à l’administration de certaines preuves offertes, de procéder à une appréciation anticipée de ces dernières ou de mettre un terme à l’instruction, lorsque les preuves administrées lui ont permis de former sa conviction et que, procédant d’une manière non arbitraire à une appréciation anticipée des preuves qui lui sont encore proposées, il a la certitude qu’elles ne pourraient l’amener à modifier son opinion ou si le fait à établir résulte déjà des constatations ressortant du dossier (ATF 145 I 167 consid. 4.1 ; 140 I 285 consid. 6.3.1 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_725/2019 du 12 septembre 2019 consid. 4.1 ; 2C_1125/2018 du 7 janvier 2019 consid. 5.1).

11.         En l’espèce, le tribunal a entendu contradictoirement les parties le 28 mai 2024, conformément à son obligation (art. 51 al. 2 LEx). S’agissant de l’apport à la procédure de la liste de toutes les expropriations matérielles opérées par l’Etat de Genève durant les dix dernières années ainsi que les pièces relatives au traitement du F______ et du G______ lors de la pandémie de COVID-19, le tribunal, procédant à une appréciation anticipée des preuves, estime disposer d’un dossier complet lui permettant de trancher le présent litige en toute connaissance de cause. Il considère que ces documents ne sont pas pertinents et ne seraient pas de nature à changer sa conviction. Le grief de la violation du principe de l'égalité de traitement peut être écarté, sans qu'il ne soit nécessaire d'examiner le détail de ces diverses pièces (cf. consid. 22 infra). Partant, il ne sera pas donné suite à ces demandes de mesures d'instruction, en soi non obligatoires.

12.         Le requérant se plaint d'une violation de la garantie de la propriété (art. 26 al. 2 Cst.). Il soutient en particulier que la fermeture de son établissement durant la période de la pandémie constituerait une atteinte grave à son droit de propriété assimilable à une expropriation matérielle sujette à indemnisation.

13.         La propriété est garantie par l’art. 26 al. 1 Cst. L’al. 2 de cette disposition prévoit qu’une pleine indemnité est due en cas d’expropriation ou de restriction de la propriété équivalant à une expropriation. Cette disposition consacre une exception au principe habituel selon lequel il n'y a pas d'obligation de l'Etat d'indemniser les dommages causés de manière licite (Pierre MOOR/Etienne POLTIER, Droit administratif, vol. II, 2ème édition, Berne 2011, p. 880 ss et les référencs citées ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2ème édition, Genève 2018, p. 582 ss, n. 1708 ss et les références citées).

14.         Il y a expropriation matérielle lorsque l'usage d'une chose est interdit au propriétaire ou restreint d'une manière particulièrement grave parce que la personne concernée est privée d'un pouvoir essentiel découlant de la propriété. Si l'atteinte est moins importante, on admet néanmoins une expropriation matérielle si certaines personnes sont touchées de telle manière que leur sacrifice paraît déraisonnable par rapport à la collectivité et qu'il serait incompatible avec l'égalité de droit qu'aucune indemnité ne soit versée à ce titre (sacrifice dit spécial ; ATF 131 II 728 consid. 2 ; arrêt 2C_461/2011 du 9 novembre 2011 consid. 4.1).

15.         Lorsque le contenu du droit de propriété reçoit une nouvelle définition, supprimant des possibilités dont disposait jusqu'alors le propriétaire, les personnes concernées ne peuvent en principe prétendre à aucune indemnité. Nul ne saurait en effet faire valoir un droit au maintien de l'ordre juridique et de la réglementation du droit de propriété. Cela étant, pour les propriétaires concernés, une nouvelle définition du contenu du droit de propriété peut déployer les mêmes effets qu'une restriction de ce droit et exceptionnellement atteindre des propriétaires isolés de la même façon qu'une expropriation. La doctrine précise qu'il peut dès lors s'avérer nécessaire d'accorder des indemnités lorsque concrètement le passage de l'ancien au nouvel ordre juridique introduit des inégalités crasses que le législateur n'a pas envisagées et déploie des conséquences trop rigoureuses pour certains propriétaires particuliers (ATF 144 II 367 consid. 3.3 et les références citées; cf. également ATF 131 II 151 consid. 2.1 p. 155; 125 II 431 consid. 3a p. 433; 91 I 329 consid. 3 p. 338 s.). 

16.         Le droit à une indemnisation suppose une atteinte à la propriété d'une certaine gravité, ce qui n'est en principe pas le cas d'une restriction temporaire (ATF 123 II 481 consid. 9 p. 497), à moins qu'elle ne dure particulièrement longtemps (cf. ATF 109 Ib 20 consid. 4a p. 22 ; TANQUEREL, op. cit., n. 1756, p. 596). La jurisprudence ne fixe pas de manière schématique et générale ce qu'il faut entendre par restriction à la propriété de longue durée. En règle générale, une interdiction limitée à cinq ans n'est pas constitutive d'une expropriation matérielle, alors qu'une interdiction d'une durée supérieure à dix ans l'est. Quoi qu'il en soit, il convient d'examiner sur la base des circonstances concrètes de chaque cas si l'intensité de l'atteinte équivaut à une expropriation matérielle (cf. ATF 123 II 481 consid. 9 in fine p. 497; 120 Ib 465 consid. 5e p. 473; 112 Ib 496 consid. 3a in fine p. 507; 109 Ib 20 consid. 4a p. 22;). 

17.         La gravité de l’atteinte doit se mesurer d’après des critères objectifs et en fonction des cas concrets. Le nombre de propriétaire touchés par la restriction ne joue pas de rôle. Le critère déterminant est de savoir si le propriétaire peut encore, après la restriction, faire un usage économiquement rationnel et conforme à sa destination de l’immeuble. Si tel est le cas, même des restrictions sévères à l’usage de la propriété doivent être supportées sans indemnité (ATF 123 II 481 ; TANQUEREL, op. cit., n. 1747-1748, p. 592).

18.         En principe, un propriétaire doit supporter sans indemnité une restriction de son droit afférente à une mesure de police. Cela, sans égard à la question de savoir si cette mesure de police vise à protéger le propriétaire lui-même dans l'exercice de son droit (contesté), ou au contraire à protéger les tiers de l'exercice de son droit (Jacques DUBEY/Jean-Baptiste ZUFFEREY, Droit administratif général, 2014, p. 629, N. 1793). Tombent dans la catégorie des mesures de police, celles qui limitent l’usage de la propriété immobilière dans le but de sauvegarder l’ordre public au sens étroit, en particulier celles qui ont pour but de protéger la vie, la santé, la tranquillité et la sécurité publiques. Selon Maya HERTIG RANDALL qui cite à titre d’illustrations, l’interdiction de construire une maison dans une zone exposée aux avalanches ou celles d’exploiter une gravière sise à proximité d’un captage d’eau souterraine, il importe peu que l’atteinte à l’ordre public provienne du propriétaire lui-même ou d’un fait de la nature ; de même, le fait que le perturbateur soit la collectivité publique n’exclut pas la qualification de restriction de police qui fait obstacle au versement d’une indemnisation pour expropriation matérielle (L’expropriation matérielle, Maya HERTIG RANDALL in La maîtrise publique du sol : expropriation formelle et matérielle, préemption, contrôle du prix, éd. 2009 TANQUEREL/BELLANGER et les références citées).

19.         Dans un arrêt topique mais ancien du 29 novembre 1979, le Tribunal fédéral a précisé sa jurisprudence concernant la notion de mesure de police (ATF 105 Ia 330 et les références citées). L’absence d’indemnité implique un danger concret, imminent, pour la santé et l’ordre publics, résultant de l’utilisation de la parcelle par son propriétaire – lequel est en ce sens un « perturbateur » ; et elle ne vise que les effets des mesures nécessaires à écarter le risque, telles qu’elles concrétisent une interdiction légale. Tel est le cas de zones de protection au-dessus des nappes phréatiques exploitées, de l’interdiction de construire dans un couloir d’avalanches, de l’ordre de démolir un immeuble menaçant de ruine, du refus du permis de construire à raison des immissions excessives produites par une future autoroute (MOOR/POLTIER, op. cit., p. 899).

20.         Dans un arrêt du 28 septembre 2022, le Tribunal fédéral a jugé qu’il ne pouvait y avoir expropriation matérielle dans le cas d’un restaurateur saint-gallois à qui l’on avait refusé une aide financière pour cas de rigueur en rapport avec l'épidémie de COVID-19 ; le refus de l’aide pour cas de rigueur n'interdisait ni ne limitait l'utilisation de la chose par le restaurateur (arrêt 2C_8/2022 consid. 4). Il en a jugé de même le 2 novembre 2022 pour une société saint-galloise dont le but était l’exploitation de deux restaurants à qui l’on avait également refusé une aide identique (arrêt 2C_401/2022 consid. 4).

21.         En l'espèce, les mesures prises par les autorités en lien avec la fermeture de l’établissement public du requérant ne peuvent être assimilées à une expropriation matérielle.

Tout d’abord et s’agissant de la jurisprudence fédérale soulevée par le défendeur, il y a lieu de préciser qu’elle ne saurait s’appliquer au cas d’espèce. Dans les arrêts saint-gallois mentionnés ci-dessus, il a été jugé que le refus d’aide ne limitait pas la propriété. Or, dans la présente procédure, le requérant ne prétend pas que le refus d’aide constitue une atteinte à son droit de propriété mais soulève que c’est la fermeture de son établissement par l’autorité qui constitue une telle atteinte.

Cette atteinte ne peut être considérée comme grave au sens de la jurisprudence précitée s’agissant d’une restriction temporaire d’un peu moins de huit mois, étant rappelé qu’une restriction à la propriété de cinq ans est qualifiée de temporaire et non pas de longue durée et n'est ainsi pas constitutive d'une expropriation matérielle. A noter qu’aucun sacrifice particulier en faveur de la collectivité ne peut être retenu dans le cas d’espèce dans la mesure où le requérant a fait l’objet de mesures identiques prises à l’encontre de tous les établissements publics, dans des circonstances analogues.

Par ailleurs et s’il devait être admis que ces mesures relèvent d’une restriction à la propriété, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, elles constituent manifestement des mesures de police, non sujettes à indemnisation, destinées à protéger la santé publique et à écarter un danger concret, sérieux et imminent, soit la propagation d’une maladie transmissible touchant la population mondiale, avec risque de développer une forme grave de ladite maladie, sur la base des connaissances au moment où elles ont été prises. Le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de confirmer que les mesures prises pour lutter contre la propagation du COVID-19 visaient un but d’intérêt public (cf. arrêts du Tribunal fédéral 2C_793/2020 du 8 juillet 2021, 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 et 2C_8/2021 du 25 juin 2021). Enfin, il importe peu que l’atteinte provienne d’un fait de la nature et non pas du requérant lui-même, à l’instar de la situation précitée où il a été fait interdiction au propriétaire de construire une maison dans une zone exposée aux avalanches, sans indemnisation. La pandémie étant d’origine naturelle, et non pas le fait d’une activité délibérée de l’Etat, il n’y a manifestement aucune raison que la collectivité ait à en supporter les conséquences.

A cela s'ajoute qu'il est douteux que la fermeture d’établissements publics pendant une courte durée limite directement le droit de propriété. Il s'agit plutôt d'une mesure portant atteinte à la liberté économique (ATF 118 Ib 241).

Partant, le grief tiré de la violation de la garantie de la propriété doit être écarté.

22.         Le requérant soulève une inégalité de traitement avec le F______, l’établissement « H______ » et les entreprises dédommagées durant le sommet USA-Russie, lesquels ont reçu selon lui, des indemnités plus élevées. Ce grief aurait dû être soulevé durant la procédure lui ayant octroyé les aides étatiques, respectivement en querellant les décisions qui lui ont été notifiées à ce titre, et non pas dans la procédure d’expropriation matérielle, les situations juridiques et de faits étant distinctes. Il ne prétend d’ailleurs pas, à juste titre, que ces établissements auraient reçu une indemnité pour expropriation matérielle, ce qui aurait permis au tribunal de se déterminer sur la violation de l’inégalité de traitement soulevée. En tout état, le requérant, qui exploitait un espace de bien-être, ne démontre pas que sa situation serait identique à celle du F______ et de l’établissement « H______ », et encore moins à celles des entreprises dédommagées durant le sommet USA-Russie, faisant obligation aux autorité de les traiter tous de la même manière.

Partant, ce grief sera également écarté.

23.         Mal fondée, la requête en indemnisation pour expropriation matérielle sera rejetée.

24.         Vu l'issue du litige, un émolument de CHF 900.- sera mis à la charge du requérant à titre de frais de procédure (art. 87 al. 1 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10 - et art. 2 du règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 - RFPA - E 5 10.03).

25.         Aucune indemnité ne lui sera allouée (art. 87 LPA).


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable la requête d’indemnisation de Monsieur A______ du 1er juin 2023 ;

2.             déclare irrecevables les conclusions prises le 8 mai 2024 par Monsieur A______ tendant à la non-imposition de l’indemnisation reçue, à une garantie de non-rétorsion envers la Sàrl et le H______ et à la perception d’une dernière tranche d’indemnisation ;

3.             rejette la requête en indemnisation déposée le 1er juin 2023 par Monsieur A______ ;

4.             met à la charge de Monsieur A______ un émolument de CHF 900.- ;

5.             dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

6.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant : Gwénaëlle GATTONI, présidente, Patrick BLASER et François HILTBRAND, juges assesseurs.

Au nom du Tribunal :

La présidente

Gwénaëlle GATTONI

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.

Genève, le

 

La greffière