Aller au contenu principal

Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

1 resultats
A/3559/2022

ATA/146/2023 du 14.02.2023 ( AMENAG ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3559/2022-AMENAG ATA/146/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 14 février 2023

 

dans la cause

 

A______ recourante
représentée par Me Romaine Zürcher, avocate

contre

COMMISSION FONCIÈRE AGRICOLE intimée



EN FAIT

A. a. A______ (ci-après : A______), inscrite au registre du commerce du canton de Genève depuis le 15 février 2016, a pour but notamment l’exploitation, le traitement, le transport et la vente de graviers, de sables et de tous autres matériaux de construction ; l’achat et la vente de tout matériel d'exploitation de gravière ; la prise de participations dans le capital et l'administration de sociétés, et toutes opérations immobilières, à l'exclusion des opérations prohibées par la législation suisse.

b. Elle a soumis, le 2 décembre 2021 à la Commission foncière agricole (ci-après : CFA) une requête en validation des statuts et actes constitutifs des sociétés B______ (ci-après : B______) et C______ (ci-après : C______).

Elle sollicitait de la CFA la confirmation que les projets de statuts et d’actes constitutifs des deux sociétés précitées ne s’opposaient pas à ce qu’elles obtiennent le statut d’exploitantes à titre personnel lors de futures acquisitions. Les projets de statuts étaient en tous points conformes à la directive d’août 2017 émise par la CFA, sous la réserve qu’un but statutaire subsidiaire et limité dans le temps était prévu en anticipation de l’exploitation d’une gravière à l’endroit de parcelles qui seraient acquises par ces sociétés.

Ce but subsidiaire permettrait de couvrir la période, limitée dans le temps, durant laquelle les parcelles, qui deviendraient propriété de ces sociétés, ne seraient plus assujetties aux prescriptions du droit foncier rural. Le fait de prévoir un but primaire et un but subsidiaire avait pour avantage d’éviter que la société, dont le but primaire était agricole, doive aliéner ses parcelles pour la période d’exploitation de la gravière et lui permettait ainsi de conserver les parcelles à l’issue de l’exploitation de la gravière sans devoir les « racheter ».

Dans la même logique, deux types d’actions avaient été prévus, permettant une répartition différenciée du bénéfice, en fonction de l’activité agricole et de l’activité d’exploitation de la gravière. Il était prévu que l’actionnaire majoritaire soit un exploitant à titre personnel, à savoir Monsieur D______, qui exploitait le domaine E______ à Satigny, pour C______, respectivement Monsieur F______, qui exploitait le domaine G______ à Bourdigny, pour B______. Si la CFA envisageait d’appliquer une position plus stricte quant à la nature de l’actionnariat des sociétés agricoles, une personne physique pourrait se substituer à A______ en tant qu’actionnaire minoritaire des deux nouvelles sociétés.

c. Par décision du 13 septembre 2022, la CFA a décidé de ne pas valider les statuts d’B______ et d’C______ en tant que sociétés exploitantes à titre personnel au sens de l’art. 9 de la loi fédérale sur le droit foncier rural du 4 octobre 1991 (LDFR - RS 211.412.11).

MM. F______ et D______ étaient des exploitants à titre personnel au sens de l’art. 9 LDFR. A______ n’avait pas un but conforme à la directive 2 de la CFA en matière de statut des personnes morales détenant des entreprises agricoles et donc ne pouvait pas être considérée comme exploitante à titre personnel au sens de cette même disposition. B______ et C______ avaient un but principal conforme à la directive de la CFA en matière de statut des personnes morales détenant des entreprises agricoles. Il pouvait être admis qu’elles puissent avoir un but subsidiaire non conforme à la directive, en application par analogie de la doctrine qui admettait que la personne physique, exploitante à titre personnel, puisse avoir une activité subsidiaire. La nature et les conditions d’aliénation des actions détenues par MM. F______ et D______ étaient conformes à la directive de la CFA en matière de statuts des personnes morales détenant des entreprises agricoles. Tous deux détenaient la majorité des droits de vote, à savoir 510/1000 actions de catégorie A, conformément à la directive de la CFA en matière de statut des personnes morales détenant les entreprises agricoles. En revanche, tous deux ne détenaient pas tous les droits sociaux en majorité, durablement, contrairement à cette directive. En effet, l’intégralité du bénéfice, sous réserve de l’attribution obligatoire à la réserve générale et des autres attributions obligatoires, résultant de l’exploitation de la gravière à l’endroit du/des biens immobiliers appartenant à la société serait attribuée aux propriétaires des actions de type B, soit A______, en proportion du nombre d’actions détenues par chacun d’eux.

Par ailleurs, si la qualité d’exploitante agricole était reconnue à B______ et C______, cela permettrait à A______, non exploitante à titre personnel, d’acquérir des parcelles soumises à la LDFR, grâce à la qualité d’exploitants à titre personnel de MM. F______ et D______. La structure permettrait à l’actionnaire minoritaire non exploitant, soit A______, de détenir un contrôle indirect sur une parcelle agricole, sans que les conditions d’exception à l’acquisition prévues par la LDFR soient respectées. Ainsi, les structures d’B______ et C______ permettraient à A______ d’acquérir des immeubles agricoles, à titre de placement de capitaux, ou dans un but de spéculation, ce qui était contraire au but poursuivi par la LDFR.

B. a. A______ a formé recours contre cette décision par acte expédié à la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) le 27 octobre 2022. Elle a conclu principalement à l’annulation de cette décision et, cela fait, à ce qu’il soit constaté que les projets de statuts et d’actes constitutifs de d’B______ et d’C______ ne s’opposaient pas à ce qu’elles se voient reconnaître le statut d’exploitantes à titre personnel dans le cadre de futures acquisitions de parcelles, subsidiairement au renvoi de la cause à la CFA pour nouvelle décision dans le sens des considérants.

La CFA avait violé l’art. 9 LDFR.

L’objectif du projet était de donner la possibilité à l’exploitant de gravier de disposer du sol pendant la période d’extraction, limitée dans le temps, tout en garantissant à l’exploitant agricole de pouvoir disposer des parcelles et d’en conserver la maîtrise avant et après cette période. Dans la mesure où un graviériste pouvait, actuellement, acquérir une parcelle lorsqu’elle n’était plus assujettie au droit foncier rural sans obligation de la revendre, à terme, à un agriculteur, le projet permettrait de sécuriser l’agriculteur en lui garantissant la pleine disposition de ses parcelles à l’issue de l’exploitation des ressources du sol. Le projet permettrait une pérennisation de l’agriculture sans spéculation foncière, puisque l’agriculteur était propriétaire de ses terres avant, pendant et après l’exploitation de la gravière.

C’était à tort que la CFA n’avait pas tenu compte du fait que l’entier des revenus agricoles reviendrait à l’exploitant à titre personnel, avant et après l’exploitation de la gravière, alors que ceux découlant de l’exploitation, temporaire, de la gravière, non assujettie à la LDFR, reviendraient au graviériste. Il fallait rappeler que les parcelles en cause étaient situées en zone agricole, mais dans un secteur où existaient des ressources du sol, sortant temporairement du champ d’application de la LDFR pendant la période d’exploitation de la gravière, conformément à la loi sur les gravières et exploitations assimilées (LGEA - L 3 10). Durant la période d’exploitation, cette zone, conformément à la loi d'application de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire du 4 juin 1987 (LaLAT - L 1 30), se superposait à la zone primaire agricole et les restrictions de la LDFR ne trouvaient plus application, au moment de l’entrée en force du plan d’extraction (art. 6 LGEA), ce jusqu’à la fin de l’exploitation, après remise en état agricole, tel que constaté par arrêté du conseil d’État (art. 22 al. 6 LGEA).

La question demeurait ouverte de savoir à quel moment précis les parcelles situées en zone agricole, mais destinées à être exploitées temporairement comme gravières, sortaient, tout aussi temporairement, du champ d’application de la LDFR. En l’espèce, le but subsidiaire et l’attribution du dividende en faveur de l’actionnaire graviériste n’entraient en ligne de compte que durant cette période temporaire, indépendamment du fait que le non-assujettissement débute au moment du plan d’extraction en force ou de l’autorisation d’exploiter en force. En revanche, tant et aussi longtemps que la LDFR s’appliquait aux immeubles détenus par la société, à savoir tant avant qu’après l’exploitation la gravière, son but exclusif demeurait l’exploitation agricole et l’agriculteur recevait l’intégralité du bénéfice. Ce dernier, indépendamment de l’assujettissement à la LDFR, demeurait tout au long de la vie de la société, nonobstant les changements d’activité, titulaire de la majorité des droits sociaux et conservait un rôle clé dans la gouvernance de la société en tant que président du conseil d’administration. Dans la mesure où les droits sociaux de la société étaient distincts de la question de l’attribution du dividende, la directive ne se référant qu’aux droits sociaux ne pouvait pas être déterminante pour qu’une personne morale obtienne le statut d’exploitante à titre personnel.

Le projet de sociétés B______ et C______ devait être examiné à la lumière du but de la LDFR, qui n’était pas simplement de maintenir le statu quo, mais de renforcer la position des exploitants à titre personnel et de privilégier l’attribution des immeubles à de tels exploitants lors de chaque transfert de propriété. La structure proposée favorisait cet objectif, puisqu’elle permettait surtout à l’exploitant agricole de retrouver la maîtrise de sa parcelle à l’issue de l’exploitation de la gravière. Elle évitait que des agriculteurs doivent vendre leurs parcelles à des graviéristes sans aucune assurance que celles-ci leur soient revendues à l’issue de l’exploitation de la gravière. La LDFR ne prévoyait en effet aucune obligation de l’exploitant de gravière de revendre ses parcelles à nouveau assujetties à la LDFR. Cette solution permettait donc de sécuriser l’agriculteur en lui garantissant la pleine disposition des parcelles avant et après la période d’exploitation de la gravière et permettait la pérennisation de l’agriculture. Il était ainsi totalement infondé de considérer que la mise en place de telles structures viserait à atteindre un but de spéculation.

b. La CFA a conclu, le 30 novembre 2022, au rejet du recours.

A______ confondait les droits patrimoniaux et les droits sociaux. En prévoyant des catégories d’actions avec une attribution différenciée du bénéfice, l’art. 10 des statuts privait à l’avance les actionnaires d’exercer leur droit de décider de l’attribution/distribution du bénéfice/dividende au sein de l’assemblée générale, en particulier les actionnaires exploitants à titre personnel. En prévoyant que l’actionnaire, exploitant à titre personnel, détenait toujours les droits sociaux majoritaires, cela permettait de s’assurer que la qualité d’exploitant à titre personnel de la société était légitime. Si les droits sociaux ne devaient plus être détenus en majorité par l’exploitant à titre personnel, la CFA devrait en être informée et la société perdrait sa qualité d’exploitante à titre personnel.

Il n’y avait aucune garantie juridique que les buts louables envisagés par A______ soient bien réalisés dans le futur. À la lecture de l’avis de droit de l’office cantonal de l’agriculture et de la nature (ci-après : OCAN), les statuts d’B______ et C______ n’étaient pas conformes aux objectifs poursuivis par la LDFR. Si la qualité d’exploitante agricole était reconnue à B______ et C______, cela permettrait à A______, non exploitante à titre personnel, d’acquérir des parcelles soumises à la LDFR grâce à la qualité d’exploitants personnels de MM. F______ et D______. La structure envisagée permettrait à A______ de détenir un contrôle indirect sur une parcelle agricole et de contourner la question encore ouverte du moment précis, l’étape administrative, auquel les parcelles situées en zone agricole, mais destinées à être exploitées temporairement, sortaient du champ d’application de la LDFR. Ainsi, ces structures lui permettraient d’acquérir des immeubles agricoles, à titre de placement de capitaux, en attendant que la question du champ d’application soit résolue, ce qui était contraire au but poursuivi par la LDFR.

c. Dans sa réplique du 23 janvier 2023, A______ est revenue en détail sur les arguments précédemment développés. La structure envisagée sécurisait et même renforçait, sous l’angle de la LDFR, la position de l’agriculteur. En analysant la transaction dans sa globalité, il fallait retenir que les projets de statuts et d’actes constitutifs des deux sociétés en cause ne s’opposaient pas à ce qu’elles se voient reconnaître le statut d’exploitantes à titre personnel dans le cadre de futures acquisitions de parcelles.

d. Les parties ont été informées, le 24 janvier 2023, que la cause était gardée à juger.

e. La teneur des diverses pièces du dossier sera pour le surplus reprise ci-dessous dans la mesure nécessaire au traitement du litige.

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10 ; art. 13 de la loi d’application de la loi fédérale sur le droit foncier rural du 16 décembre 1993 - LaLDFR - M 1 10).

2) Le litige porte sur le refus de la CFA de valider les statuts de deux sociétés anonymes en tant qu’exploitantes à titre personnel au sens de l’art. 9 LDFR.

2.1 L'objet du litige est principalement défini par l'objet du recours (ou objet de la contestation), les conclusions du recourant et, accessoirement, par les griefs ou motifs qu'elle ou il invoque. L'objet du litige correspond objectivement à l'objet de la décision attaquée, qui délimite son cadre matériel admissible (ATF 136 V 362 consid. 3.4 et 4.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_581/2010 du 28 mars 2011 consid. 1.5 ; ATA/1301/2020 du 15 décembre 2020 consid. 2b). La contestation ne peut excéder l'objet de la décision attaquée, c'est-à-dire les prétentions ou les rapports juridiques sur lesquels l'autorité inférieure s'est prononcée ou aurait dû se prononcer. L'objet d'une procédure administrative ne peut donc pas s'étendre ou qualitativement se modifier au fil des instances, mais peut tout au plus se réduire dans la mesure où certains éléments de la décision attaquée ne sont plus contestés. Ainsi, si une recourante ou un recourant est libre de contester tout ou partie de la décision attaquée, elle ou il ne peut pas prendre, dans son mémoire de recours, des conclusions qui sortent du cadre des questions traitées dans la procédure antérieure (ATA/1301/2020 précité consid. 2b).

Ainsi, l'autorité de recours n'examine pas les prétentions et les griefs qui n'ont pas fait l'objet du prononcé de l'instance inférieure, sous peine de détourner sa mission de contrôle, de violer la compétence fonctionnelle de cette autorité-ci, d'enfreindre le principe de l'épuisement des voies de droit préalables et, en définitive, de priver les parties d'un degré de juridiction (ATA/1390/2021 du 21 décembre 2021 consid. 2a et les références citées).

2.2 En l'espèce, la décision contestée, qui répond à la requête déposée le 2 décembre 2021, porte exclusivement sur la question de la validation des statuts et actes constitutifs de deux sociétés anonymes à créer. La conclusion de la recourante tendant à ce que lesdites sociétés se voient reconnaître le statut d’exploitantes à titre personnel dans le cadre de futures acquisitions de parcelles est donc exorbitante au litige, et à ce titre irrecevable.

3)

3.1 La LDFR a pour but notamment d’encourager la propriété foncière rurale et en particulier de maintenir des entreprises familiales comme fondement d’une population paysanne forte et d’une agriculture productive, orientée vers une exploitation durable du sol, ainsi que d’améliorer les structures (art. 1 al. 1 let. a LDFR ; Yves DONZALLAZ, Pratique et jurisprudence du droit foncier rural 1994-1998, n. 497 p. 192) ; de renforcer la position de l’exploitant à titre personnel, y compris celle du fermier, en cas d’acquisition d’entreprises et d’immeubles agricoles (let. b), et de lutter contre les prix surfaits des terrains agricoles (let. c).

La LDFR lutte également contre le surendettement des agriculteurs. Elle vise à exclure du marché foncier tous ceux qui cherchent à acquérir des entreprises et des immeubles agricoles principalement actives dans le placement de capitaux dans un but de spéculation (arrêt du Tribunal fédéral 5A_20/2004 du 2 novembre 2004 consid. 3.1).

Le but de politique agricole de la LDFR n’est pas simplement de maintenir le statu quo, mais de renforcer la position des exploitants à titre personnel et de privilégier l’attribution des immeubles à de tels exploitants lors de chaque transfert de propriété, c’est-à-dire de réellement promouvoir le principe de l’exploitation à titre personnel. La LDFR cherche, dans cette mesure, à exclure du marché foncier tous ceux qui visent à acquérir les entreprises et les immeubles agricoles principalement à titre de placement de capitaux ou dans un but de spéculation (ATF 145 II 328 consid. 3.3.1 et les références citées).

3.2 Selon l'art. 6 al. 1 LDFR, est agricole l'immeuble approprié à un usage agricole ou horticole (ATF 132 III 515 consid. 3.2 ; 128 III 229 consid. 2), à savoir celui qui, par sa situation et sa composition, peut être exploité sous cette forme (ATF 139 III 327 consid 2.1 ; Eduard HOFER, in Christoph BANDLI et al., Le droit foncier rural, Commentaire de la loi fédérale sur le droit foncier rural du 4 octobre 1991, 1998, n. 7 ss ad art. 6 LDFR).

3.3 La LDFR contient des dispositions sur l’acquisition des entreprises et des immeubles agricoles (art. 1 al. 2 let. a et art. 61 ss LDFR).

3.3.1 Celui qui entend acquérir une entreprise ou un immeuble agricole doit obtenir une autorisation (art. 61 al. 1 LDFR). L’autorisation est accordée s’il n’existe aucun motif de refus (art. 61 al. 2 LDFR). L’art. 62 LDFR prévoit des exceptions notamment celle d’une acquisition faite dans le cadre d’une expropriation ou d’améliorations foncières opérées avec le concours de l’autorité (let. e).

Le fait pour l’acquéreur de ne pas être exploitant à titre personnel constitue l’un des motifs de refus d’une autorisation d’acquisition d’un immeuble agricole (art. 63 al. 1 let. a LDFR). Le prix convenu surfait constitue un autre motif de refus (art. 63 al. 1 let. b LDFR).

3.3.2 Si le requérant n'est pas exploitant à titre personnel, l'acquisition est toutefois accordée s'il prouve l'existence d'un juste motif au sens de l'art. 64 al. 1 LDFR.

Cette disposition contient, aux let. a à g, un catalogue non exhaustif d'exceptions au principe de l'exploitation à titre personnel. Les justes motifs sont une notion juridique indéterminée, qui doit être concrétisée en tenant compte des circonstances du cas particulier et des objectifs de politique agricole du droit foncier rural.

3.4 L’art. 9 LDFR définit les notions d’exploitant à titre personnel et de capacité d’exploiter à titre personnel. Selon cette disposition, est exploitant à titre personnel quiconque cultive lui-même les terres agricoles et, s’il s’agit d’une entreprise agricole, dirige personnellement celle-ci (al. 1) ; est capable d’exploiter à titre personnel quiconque a les aptitudes usuellement requises dans l’agriculture de notre pays pour cultiver lui-même les terres agricoles et diriger personnellement une entreprise agricole (al. 2). Pour répondre à la notion d’exploitant à titre personnel, le requérant doit remplir les conditions posées par ces deux alinéas (arrêts du Tribunal fédéral 2C_250/2021 du 21 décembre 2021 consid. 6.2 ; 5A.17/2006 du 21 décembre 2006 consid. 2.2 ; Eduard HOFER, op. cit., n. 8 ad art. 9 LDFR ; Paul RICHLI, Landwirtschaftliches Gewerbe und Selbstbewirtschaftung, zwei zentrale Begriffe des Bundesgesetzes über das bäuerliche Bodenrecht, PJA 1993 1063, p. 1067). La qualité d’exploitant exige l’exécution personnelle, dans une mesure substantielle, des travaux inhérents à une exploitation agricole, en plus de la direction de l’entreprise (ATF 115 II 181 consid. 2a ; 107 II 30 consid. 2 ; 94 II 254 consid. 3b ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_250/2021 précité consid. 6.2 ; Eduard HOFER, op. cit., n. 17 ad art. 9 LDFR), même si tous les travaux ne doivent pas être effectués personnellement par l’exploitant (Yves DONZALLAZ, Traité de droit agraire suisse : droit public et droit privé, Tome 2, 2006 n. 3207). La collectivité publique ne remplit jamais la condition de l’exploitation à titre personnel et l’art. 63 al. 1 let. a LDFR n’est pas applicable (Christoph BANDLI, in Christoph BANDLI et al., op. cit., n. 13 ad art. 65 LDFR).

3.4.1 L’exploitation personnelle est en principe admise pour une personne physique. Le Tribunal fédéral a toutefois admis qu’une personne morale, par exemple une SA, puisse avoir cette qualité lorsque ses membres ou ses associés utilisaient l’immeuble dans une mesure importante en travaillant le sol ou lorsque ses actionnaires exploitaient de manière substantielle l’entreprise en travaillant le sol. L’absence de finalité agricole dans les statuts de la société suffit, de manière rédhibitoire, à refuser l’autorisation. La qualité d’exploitant à titre personnel des personnes morales ne peut être reconnue qu’avec retenue (ATF 115 II 181 ;122 III 287 ; arrêts du Tribunal fédéral 5A.20/2004 du 2 novembre 2004 et 5A.22/2002 du 7 février 2003 ; Yves DONZALLAZ, op. cit., n. 3323, 3326, 3328 et 3329).

3.4.2 Dans un dossier afférent à l’exploitation d’une gravière (extraction de gravier et de sable), activité industrielle empêchant un usage agricole tant que durait l’exploitation, le Tribunal fédéral a considéré que, bien que l’immeuble soit en principe assujetti à la LDFR, il devait être soustrait au champ d’application de cette loi pendant la durée – temporaire – de l’autorisation d’exploiter des ressources du sol (ATF 128 III 229 consid. 3b et 3c = JdT 2003 I 123 ; Eduard HOFER, in Christoph BANDLI et autres, op.cit., n. 15 ad art. 6 LDFR).

Le Tribunal fédéral a également considéré qu'une autorisation d'exploiter des ressources minérales ou une décharge permettait d'autoriser temporairement une utilisation non agricole modifiant le sol. Pendant cette période, les immeubles soumis à la LDFR échappent au champ d'application de la loi, car l'exploitation nécessite en principe un changement d'affectation et l'immeuble sort ainsi du champ d'application de la loi (art. 2 al. 1 let. a LDFR ; ATF 128 III 229 consid. 3c ; Eduard HOFER, in Das bäuerliche Bodenrecht, Kommentar zum BGBB, 2ème éd., 2011, n. 15 ad art. 6 LDFR). Pendant la période précédant et suivant l'exploitation autorisée, de tels immeubles restent soumis sans changement à la LDFR (arrêt du Tribunal fédéral 2C_157/2017 du 12 septembre 2017 consid. 3.2).

3.4.3 La doctrine précise également qu'aussi longtemps que l'extraction n'est pas autorisée, la surface concernée demeure assujettie à la LDFR (Eduard HOFER, in Christoph BANDLI et autres, op. cit., n. 15 ad art. 6 LDFR).

3.4.4 Dans un ATA/181/2022 du 22 février 2022, qui fait l’objet d’un recours auprès du Tribunal fédéral (cause 2C_255/2022), la chambre de céans a eu à statuer sur la question du moment à partir duquel une parcelle en zone agricole n'était plus soumise aux prescriptions du droit foncier rural. Pour l'OCAN, il s’agissait de la délivrance de l'autorisation d'exploiter une gravière, alors que pour les parties intimées, il s'agissait de l'entrée en force du plan d'extraction de gravière. La position de l'OCAN a été suivie. La parcelle en cause était affermée par un agriculteur qui la cultivait, en conformité avec les art. 2 al. 1 et 6 al. 1 LDFR. Elle n’était pas au bénéfice d'une autorisation d'exploiter une gravière, autorisation qui d'ailleurs ne pourrait pas être octroyée avant 2054 selon le rapport d’impact sur l’environnement (RIE), de mars 2013. Le fait que le bien-fonds se trouve dans le périmètre du plan d'extraction de gravière en force ne modifiait en rien son affectation actuelle et pour les plus de 30 ans à venir. Partant, il demeurait soumis à la LDFR, puisqu'il ressortait de la jurisprudence du Tribunal fédéral que pendant la période précédant et suivant l'exploitation autorisée, la parcelle restait soumise sans changement à cette loi. En outre, une décision de non-assujettissement priverait le fermier de son droit de préemption légal (art. 47 LDFR), ce qui irait à l'encontre des buts de la LDFR. Il ressortait en outre de la promesse de vente et d'achat que la société qui exploiterait une gravière était chargée de mettre fin aux relations contractuelles liant l’un des propriétaires de la parcelle, au bénéfice d’un usufruit, au fermier, ce qui constituait un indice supplémentaire d’une volonté d'évincer prématurément le fermier.

Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral précitée selon laquelle le but de politique agricole de LDFR n'était pas simplement de maintenir le statu quo, mais de renforcer la position des exploitants à titre personnel et de privilégier l'attribution des immeubles à de tels exploitants lors de chaque transfert de propriété, la LDFR cherchait, dans cette mesure, à exclure du marché foncier tous ceux qui visaient à acquérir les entreprises et les immeubles agricoles principalement à titre de placement de capitaux ou dans un but de spéculation (ATF 145 II 328 consid. 3.3.1 et les arrêts cités). Le maintien de l'assujettissement à la LDFR de la parcelle concernée permettait également d'éviter l'acquisition de ce bien-fonds à des fins spéculatives, ce d'autant plus, qu'en l'occurrence, l'exploitation de la parcelle en gravière n'était prévue qu'en 2054 au plus tôt.

4)

4.1 En l’espèce, lors de la séance du 8 mars 2022, la CFA a d’emblée relevé qu’elle se demandait s’il était acceptable que l’exploitant à titre personnel perde, à un moment donné, la majorité des droits sociaux, comme c’était le cas dans les deux sociétés à créer, même s’il conservait toujours la majorité du droit de vote, comme stipulé dans les statuts. Si le mécanisme d’inversion était logique, la question se posait de savoir au regard de la LDFR si l’on pouvait admettre de donner la qualité d’exploitant personnel à une société à un moment où l’exploitant à titre personnel n’avait plus la majorité des droits sociaux, question se posant même si la société avait un autre but que l’exploitation d’une gravière et quand bien même cette inversion interviendrait uniquement au moment du désassujettissement temporaire à la LDFR. Il s’agissait d’une manière de donner à certains agriculteurs des moyens financiers que d’autres n’auraient jamais. Certains fermiers avaient un droit de préemption théorique, mais la réalité était qu’ils devaient l’exercer au prix convenu avec le vendeur.

4.2 L’avis de droit demandé par l’OCAN résume bien la situation factuelle en cause, à savoir qu’un exploitant agricole était fermier d’une parcelle. Selon le plan d’extraction concerné, la parcelle ne serait pas susceptible d’être exploitée en gravière avant plus de 30 ans. Le propriétaire de ladite parcelle était d’accord pour la lui céder. Ce transfert interviendrait toutefois dans le contexte caractérisé par la création d’une société anonyme (ci-après : SA), dont le capital social se partagerait entre l’exploitant agricole et un graviériste. Les statuts des sociétés à créer prévoyaient des actions privilégiées A et B. L’exploitant agricole détenait la majorité des actions et des droits sociaux tant que la parcelle était assujettie à la LDFR puis au moment où cette loi s’appliquait à nouveau. Dans l’intervalle, la majorité des droits sociaux et du bénéfice de la SA allaient au graviériste. Le renversement, par anticipation, du rapport d’actionnariat au moment où la parcelle en question sortait du champ d’application de la LDFR pour faire du graviériste l’actionnaire majoritaire de la SA, puis, après la remise en culture, au moment où cette loi s’appliquerait à nouveau, le fait que l’exploitant redevienne majoritaire, avait pour conséquence que la SA ne prévoyait pas d’exploiter la parcelle agricole de manière durable, c’est-à-dire sans limite dans le temps. L’opération soumise à la CFA anticipait donc une exploitation non agricole de la parcelle. Une autorisation d’acquérir pour une exploitation anticipée non agricole semblait sur cette base compromise.

Quand bien même la SA en question prévoirait dans son but statutaire que son actionnaire majoritaire exploite personnellement la parcelle et respecterait ainsi de prime abord la condition de l’art. 9 LDFR, il ne fallait pas perdre de vue l’esprit de la loi. Il y avait en l’espèce anticipation d’une activité commerciale d’une certaine ampleur par la SA en question, incompatible avec une activité agricole. C’était d’ailleurs l’anticipation de cette activité commerciale qui expliquait certainement l’intérêt de la graviériste à fonder la SA, l’exploitant agricole, actuellement fermier, ayant de son côté pour intérêt la maîtrise foncière de la parcelle au moyen de la SA. L’opération envisagée ne contribuait à aucune amélioration de la situation actuelle sous l’angle de la LDFR. Il n’en résultait en effet aucune augmentation de surfaces agricoles et le retour d’une exploitation agricole à la fin de la période d’exploitation de la gravière était une exigence légale. L’acquisition de la parcelle par la SA ne changerait rien à l’état de fait actuel. La parcelle conserverait la même surface et continuerait à être exploitée de la même manière pendant un certain temps, avant d’être exploitée comme gravière. Les actionnaires de la SA visaient donc vraisemblablement à contrôler au mieux la transition de l’exploitation en gravière, respectivement à permettre au fermier actuel d’obtenir la maîtrise foncière de la parcelle et à sceller au plus vite les conditions financières y relatives, voire à obtenir une autorisation anticipée sur les changements évoqués au capital action pour éviter, à chaque modification de majorité, de redéposer une requête auprès de l’autorité. La prise de participation dans la SA par l’actionnaire minoritaire visait selon toute vraisemblance à obtenir un contrôle sur la parcelle, même dans le temps, et pourrait donc s’apparenter à une transaction équivalant économiquement à une vente au sens de l’art. 61 al. 3 LDFR.

Ces développements démontraient que la qualification d’exploitation agricole était admise avec retenue. Il fallait prendre en compte la situation de la SA et la transaction dans sa globalité. En effet, même si l’actionnariat majoritaire de la SA permettait, par application littérale des art. 9 et 63 LDFR, de lui octroyer l’autorisation d’acquérir, il ne fallait pas perdre de vue que la SA souhaitait à terme octroyer à la graviériste, actionnaire minoritaire, le contrôle de la parcelle agricole en question.

Selon le Tribunal fédéral, pour que l’acquisition d’entreprises agricoles par des personnes morales puisse être autorisée, il fallait seulement que les détenteurs de la participation majoritaire remplissent les exigences relatives à l’exploitation personnelle, mais pas que l’entreprise agricole soit l’actif principal de la personne morale. Il était toutefois impératif que le capital de l’exploitante d’une entreprise agricole soit composé exclusivement d’actions nominatives et devant être détenues par des personnes physiques. Toute modification de la composition du capital de telles sociétés devrait être soumise à autorisation.

Ce qui était en l’occurrence déterminant était que la SA serait structurée avec un objectif ab initio d’inverser le rapport de majorité, pour permettre à l’actionnaire minoritaire de détenir un contrôle indirect sur la parcelle, contrôle qui ne serait pas possible à lire l’arrêt ATA/181/2022 précité. Ainsi, la structuration du capital-actions de la SA ne semblait vraisemblablement pas avoir d’autre but que de faciliter, accélérer, contrôler la transition de la parcelle d’une exploitation personnelle agricole à une exploitation commerciale et ce tant dans son principe que sur l’espace-temps requis pour cette transition. Le fait que les actions de la SA soient nominatives, même liées, ne semblait pas pertinent dans ce contexte. Le graviériste semblait vouloir maîtriser par anticipation une transition commerciale pour la parcelle, alors qu’une autorisation d’acquérir ne pourrait lui être donnée s’il visait l’acquisition directe du bien. Il semblait compromis de considérer qu’une entité puisse, par le truchement d’une SA, obtenir plus de droits qu’elle ne le pourrait s’il s’agissait d’acquérir la parcelle en direct.

Si un risque hypothétique de changement d’actionnaire ne suffisait pas pour refuser automatiquement une autorisation d’acquérir, la révocation de l’autorisation d’acquérir devait être jugée à l’aune de l’intention ab initio des organes de l’entité quant à un changement futur de l’actionnariat impactant les activités de la société. L’opération proposée par l’intimée ressemblait de près au cas de figure de l’arrêt ATF 140 II 233 (=JT 2015 I 364 ; RDAF 2015 I 432). L’intention initiale de transférer à un non exploitant ressemblait quant à elle de près aux faits jugés par la Cour de droit administratif du Tribunal cantonal vaudois jugés le 26 mai 2015 (FO. 2014. 0016). La SA avait d’emblée fait état de son intention et but, par anticipation, de transférer le rapport de majorité de l’actionnariat, actuellement agricole, et qui lui permettrait d’obtenir l’autorisation d’acquérir sur la base de l’art. 9 LDFR, à son actionnaire minoritaire, non exploitant personnel, et visant une activité commerciale pour la parcelle.

4.3 La chambre de céans ne peut que se ranger à cet avis de droit. Le critère temps est déjà le premier de nature à faire douter de la conformité du projet des statuts des deux SA avec la LDFR. On conçoit en effet mal quel intérêt la graviériste recourante et les deux personnes physiques exploitant les parcelles agricoles en cause auraient dès à présent à s’engager dans une telle structure, alors que l’exploitation de la gravière n’est envisageable qu’à un horizon de plus de 30 ans. Il ne peut s’agir que de s’assurer pour la première, dans l’intervalle, de la maîtrise par anticipation de ces parcelles en vue d’une exploitation commerciale future lointaine, sans avoir à requérir l’autorisation exigée par l’art. 9 LDFR, laquelle ne lui serait pas délivrée à teneur de l’ATA/181/2022 précité. La recourante ne remet d’ailleurs pas en cause le constat de l’avis de droit selon lequel une autorisation d’acquérir les parcelles en cause ne pourrait lui être donnée si elle visait l’acquisition directe du bien.

Ce seul constat suffit à confirmer la décision de refus litigieuse, sans qu’il soit nécessaire de rechercher quel intérêt trouvent les deux exploitants concernés dans l’opération envisagée. Il ne s’agit vraisemblablement pas de la seule possibilité de reprendre la maîtrise de leurs parcelles, dans plusieurs dizaines d’années, une fois l’exploitation de la gravière terminée.

Mal fondé, le recours sera rejeté.

5) Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 1'000.- sera mis à la charge de la recourante et aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 27 octobre 2022 par A______ contre la décision de la commission foncière agricole du 13 septembre 2022 ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 1'000.- à la charge de A______ ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Romaine Zürcher, avocate de la recourante, ainsi qu'à la commission foncière agricole et à l'office fédéral de la justice.

Siégeant : Mme Payot Zen-Ruffinen, présidente, Mme Krauskopf, M. Verniory, Mmes Lauber et Michon Rieben, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

M. Michel

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. Payot Zen-Ruffinen

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :