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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/11842/2017

ACPR/1/2024 du 05.01.2024 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : CONSULTATION DU DOSSIER;ANONYMAT;CENSURE;BANQUE;BLANCHIMENT D'ARGENT
Normes : CPP.102; CPP.108

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/11842/2017 ACPR/001/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du vendredi 5 janvier 2024

 

Entre

A______ AG, sise ______ [ZH], représentée par Me Clara POGLIA, avocate, Schellenberg Wittmer SA, rue des Alpes 15bis, case postale 2088, 1211 Genève 1,

recourante,

contre la décision rendue le 31 août 2023 par le Ministère public,


et

B______, représenté par Me Giorgio CAMPA, avocat, avenue Pictet-de-Rochemont 7,
1207 Genève,

C______, représenté par Me Sandrine GIROUD, avocate, Lalive SA, rue de la Mairie 35, case postale 6569, 1211 Genève 6,

D______, représentée par Me Marc HASSBERGER, avocat, Chabrier Avocats SA, rue du Rhône 40, case postale 1363, 1211 Genève 1,

E______, représenté par Me Giorgio CAMPA, avocat, avenue Pictet-de-Rochemont 7,
1207 Genève,

F______ LTD, représentée par Me Sandrine GIROUD, avocate, Lalive SA, rue
de la Mairie 35, case postale 6569, 1211 Genève 6,

G______ INC, représentée par Me Giorgio CAMPA, avocat, avenue Pictet-de-
Rochemont 7, 1207 Genève,

H______ LTD, représentée par Me Sandrine GIROUD, avocate, Lalive SA, rue
de la Mairie 35, case postale 6569, 1211 Genève 6,

I______ LTD, représentée par Me Kami HAERI, avocat, Quinn Emanuel, Urquhart & Sullivan LLP, rue Lamennais 6, F - 75008 Paris, France,

J______ SA, représentée par Me Sandrine GIROUD, avocate, Lalive SA, rue
de la Mairie 35, case postale 6569, 1211 Genève 6,

K______ INC, représentée par Me Giorgio CAMPA, avocat, avenue Pictet-de-
Rochemont 7, 1207 Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6b, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 4 septembre 2023, A______ AG recourt contre la décision du 31 août 2023, expédiée par pli simple, par laquelle le Ministère public a statué sur sa requête en restriction d'accès à certains documents versés au dossier de la procédure, la rejetant partiellement.

La recourante conclut, préalablement, à ce que le droit des parties plaignantes d'accéder aux pièces litigieuses soit restreint, y compris dans le cadre de la procédure de recours. Principalement, elle conclut à l'annulation de l'ordonnance entreprise, puis au renvoi de la cause au Ministère public pour nouvelle décision, sous suite de frais et dépens. Subsidiairement, elle conclut à ce que la Chambre de céans ordonne au Ministère public de lui permettre de caviarder les documents visés.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le Ministère public mène une instruction contre A______ SA, pour une éventuelle responsabilité pénale fondée sur les art. 305bis et 102 al. 2 CP en lien avec des détournements reprochés à feu L______, son ancien employé, décédé depuis lors.

Celui-ci avait été engagé par A______ SA dès 2004 et gérait des comptes appartenant aux intimés (ou pour lesquels ils étaient ayants droit économiques) depuis 2005 pour le moins ; les premiers actes qui lui ont été reprochés pénalement datent au plus tard de 2007. Il a notamment été fait grief à L______ d'avoir opéré des transactions illicites en lien avec des titres M______ CORP, N______, O______ LTD et P______ AG au préjudice, entre autres, de Q______ LTD.

b. Dans un rapport d'enquête, qui sera remis sous scellés au Ministère public, l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) a fait état de manquements dans le dispositif de lutte contre le blanchiment d'argent, ainsi que dans le système de contrôle et dans la gestion des risques de la banque. S'en est suivie une procédure de levée des scellés, jusqu'au Tribunal fédéral, qui a rejeté le recours de A______ SA le 19 juin 2020 (arrêt 1B_59/2020).

c. Sur ces entrefaites, le Ministère public a requis de la banque divers documents dont : tous les rapports internes ou externes (à l'exception de celui de la FINMA) relatifs à la gestion de différents avoirs par L______ ; tous les rapports d'audits internes portant sur le département dans lequel travaillait ce dernier pour la période de 2006 à 2015 ; et les directives internes de la banque portant sur la lutte contre le blanchiment pour la période de 2006 à 2015.

d. A______ SA a déposé deux clés USB; la première, librement accessible, contenait des rapports internes (à propos de la gestion, par L______, des avoirs des clients impactés), des rapports d'audits internes (portant sur le département où travaillait le prénommé de 2008 à 2015), les directives internes sur la lutte anti-blanchiment, les audits et revues selon les exigences de la LBA pour les comptes concernés, et les documents sur les revenus générés par les activités du prénommé ; la seconde clé USB contenait des rapports internes relatifs à la gestion, ainsi que les autres documents requis, antérieurs à 2008.

e. La banque a demandé la mise sous scellés de ce second support informatique, en raison de l'existence de secrets professionnels et de l'absence de pertinence des données.

f. Le 14 août 2022, le Tribunal des mesures de contrainte (ci-après, TMC) a admis la demande de levée présentée par le Ministère public.

g. Le 2 mars 2023, le Tribunal fédéral a maintenu les scellés sur six documents, protégés par le secret professionnel de l'avocat, mais confirmé la levée pour le surplus (arrêt 1B_509/2022).

h. Le 30 mars 2023, le TMC a transmis au Ministère public les documents dégagés des scellés.

i. Le 31 mars 2023, A______ SA a fait valoir au Ministère public que "certains de ces documents" ne seraient désormais plus pertinents, enfreindraient les droits de la personnalité de tiers (clients ou collaborateurs) ou le secret d'affaires ou citeraient des passages de pièces que le Tribunal fédéral avait maintenu scellées ou qui se référeraient à des documents scellés en cours d'examen au TMC.

j. Par décision du même jour, le Ministère public a décidé de verser au dossier de la procédure l'intégralité des documents sur lesquels le Tribunal fédéral venait d'admettre la levée des scellés dont elle avait demandé l'apposition.

k. La Chambre de céans a rejeté le recours de A______ SA contre cette décision, relevant que la décision attaquée n'était ni une autorisation, accordée à d'autres parties, de consulter les documents dégagés des scellés, ni un refus de faire application des art. 102 et 108 CPP, refus opposé, par hypothèse, à une demande préalable de la recourante dans ce sens (ACPR/290/2023 du 25 avril 2023).

l. Le recours contre cet arrêt a été déclaré irrecevable par le Tribunal fédéral le 9 mai 2023 (arrêt 1B_223/2023).

m. Par avis de prochaine clôture du 12 mai 2023, le Ministère public a informé les parties de son intention de classer la procédure, dès lors qu'aucun acte de blanchiment d'argent ne pouvait être imputé à A______ SA et que tous les actes commis par L______ avaient été absorbés par les infractions pour lesquelles il avait été condamné [recte qui lui ont été finalement imputés à la suite de l'arrêt prononçant un classement de la procédure (AARP/396/2020 du 30 novembre 2020)].

n. Par courrier du 19 mai 2023, A______ SA a pris acte du dernier arrêt du Tribunal fédéral et formulé une demande de restriction d'accès des pièces concernées fondées sur les art. 102 et 108 al. 1 let. b CPP visant toujours les documents dégagés des scellés. Elle a listé ces documents comme étant les suivants : document CS-2006-183 du sous-dossier 2, documents GP-00111, P-00025, P-00068, P-00163, P-00203, P-00214, P-00235 [recte : P-00234], P-00347 du sous-dossier 3, documents des sous-dossiers 1.1,1.4 et 1.5, document 171017 du sous-dossier 1.3 et documents n° T-021 et T-033 du sous-dossier 1.3. Elle a invoqué des secrets d'affaires couvrant des éléments non pertinents pour l'enquête, ainsi que la propension des parties intimées à diffuser des informations contenues dans le dossier et la notification de l'avis de prochaine clôture. Il n'existait plus d'intérêt public prépondérant justifiant de refuser la protection de ses intérêts privés, respectivement les documents visés devaient être caviardés. Elle a ainsi soulevé l'existence d'informations relatives à sa politique interne, la mention de transactions, de clients et d'employés sans rapport avec la procédure en cours et des références à des documents qui avaient fait l'objet d'une mise sous scellés confirmée.

C. À teneur de la décision entreprise, le Ministère public a considéré que les documents visés (mis à part le document CS-2006-183 qui comportait des informations sur des clients qui n'étaient pas concernés par la période pénale) ne contenaient pas de secret justifiant un caviardage et / ou étaient pertinents pour l'issue de la procédure. Il a donc refusé de prononcer des restrictions d'accès, acceptant néanmoins de caviarder intégralement le document CS-2006-183 susmentionné.

D. a. À l'appui de son recours, la recourante soutient que les documents visés contiendraient des informations sensibles relatives à son organisation interne et couvertes par le secret des affaires. Bien plus, ces documents citeraient des passages de documents pour lesquels la mise sous scellés avait été maintenue au motif qu'ils étaient couverts par le secret professionnel. D'autres seraient antérieurs à la période pénale pertinente. Ainsi, les art. 102 al. 1 et 108 al. 1 CPP avaient été violés. Or, la procédure préalable de mise sous scellés n'empêchait pas un examen sous l'angle des dispositions précitées. Le Ministère public avait de surcroît manifesté son intention de classer la procédure, démontrant par-là que les documents litigieux n'avaient plus de pertinence. La recourante examine ensuite successivement les documents concernés, cette analyse étant exposée dans la partie en droit ci-dessous.

b. Par ordonnance du 6 septembre 2023, la Chambre de céans a fait droit à la demande de mesures provisionnelles de la recourante, fait interdiction au Ministère public, à titre provisionnel, de donner aux parties plaignantes l'accès aux pièces dont il refusait le caviardage et ce, jusqu'à droit connu sur le recours, et dit que les pièces annexées audit recours ne seraient pas rendues accessibles aux parties plaignantes.

c. Le Ministère public conclut au rejet du recours, sous suite de frais.

Il observe que l'avis de prochaine clôture ne jouait pas de rôle quant à la question litigieuse, car les pièces visées conservaient leur pertinence, par exemple dans le cas d'un recours contre le classement.

Il a précisé sa motivation concernant certaines pièces.

d. D______ conclut au rejet du recours, sous suite de frais et dépens.

Selon elle, le recours n'était pas ouvert pour remettre en cause la pertinence des preuves. La recourante ne démontrait d'ailleurs pas en quoi les documents visés n'étaient pas pertinents. L'annonce d'une intention de classer par le Ministère public ne jouait pas non plus de rôle. Enfin, si certains documents n'avaient pas été écartés lors de la procédure de mise sous scellés, ils ne pouvaient pas faire l'objet d'un nouvel examen identique parce qu'ils se référaient à des documents dont la mise sous scellés avait été confirmée.

e. C______, J______ SA, F______ LTD et H______ LTD concluent au rejet du recours.

Elles observent que le recours avait été déposé à des fins dilatoires. Selon eux, la levée des scellés ne pouvait pas être contournée par une demande extensive de caviardage. En tout état, les documents concernés étaient pertinents et ne contenaient pas de secret justifiant un caviardage.

f. E______ conclut au rejet du recours et fait siennes les observations des autres parties plaignantes.

g. La recourante réplique et persiste dans ses conclusions.

h. D______ duplique et persiste dans ses conclusions.

EN DROIT :

1. 1.1. Le recours est a priori recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner de la prévenue qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir.

1.2. Encore faut-il que la recourante ait un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP), ce qui est remis en cause par les parties.

1.2.1. En l'espèce, la recourante se prévaut, en premier lieu, de l'ordonnance de classement que s'apprêterait à rendre le Ministère public : il n'y aurait plus d'intérêt à verser au dossier les documents litigieux, en l'absence de prévention pénale.

Comme le souligne à juste titre le Ministère public, les documents litigieux ne perdent pas toute pertinence en raison de l'émission d'un avis de prochaine clôture. D'une part, le fait, pour le Ministère public, d'exprimer son intention de classer ne le lie pas (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 7 ad art. 318), de sorte qu'il demeure libre, après, entre autres, réception des prises de position des parties, de modifier son intention initiale. D'autre part, même dans le cas où le Ministère public persisterait dans sa décision de classer, toutes les parties devraient pouvoir se forger leur opinion sur le contenu du dossier dans son intégralité pour évaluer l'opportunité de s'opposer au classement. Ainsi, l'intention exprimée par le Ministère public de classer la procédure ne prive pas d'objet sa décision de permettre la consultation des documents litigieux par les autres parties.

1.2.2. Dans le même ordre d'idée, le fait qu'une procédure de mise sous scellés ait eu lieu préalablement ne prive certes pas la recourante de faire valoir l'existence d'informations devant être protégées par application des art. 102 al. 1 et 108 al. 1 CPP, contrairement à l'opinion des intimés. En effet, les deux procédures poursuivent des buts différents et visent la protection d'intérêts distincts. Cela étant, la recourante fait valoir, à ce stade, que certaines mentions contenues dans les documents présentement litigieux renvoient à des documents dont la mise sous scellés a été confirmée. S'agissant de ces mentions, qui ne sont en réalité que des renvois à des documents dont la mise sous scellés a été confirmée, sans que leur contenu ne soit révélé, elles ne contiennent pas de secrets protégés.

1.3. Par conséquent, le recours est recevable.

2. La recourante fait grief au Ministère public de n'avoir pas donné suite à sa demande de restriction d'accès de certaines pièces versées au dossier.

2.1. Le droit d'être entendu, consacré à l'art. 29 al. 2 Cst., permet au justiciable de consulter le dossier avant le prononcé d'une décision. Il est concrétisé, en procédure pénale, par les art. 101 al. 1 et 107 al. 1 let. a CPP, qui fondent le droit des parties de consulter le dossier de la procédure pénale. Ce droit comprend la consultation des pièces au siège de l'autorité, la prise de notes et la délivrance de photocopies (ATF 122 I 109 consid. 2b). Il concrétise également le principe de l'égalité des armes, lequel suppose notamment que les parties aient un accès identique aux pièces versées au dossier (ATF 137 IV 172 consid. 2.6 ; 122 V 157 consid. 2b). Le droit de consulter les pièces du dossier n'est toutefois pas absolu et peut être limité pour la sauvegarde d'un intérêt public prépondérant, dans l'intérêt d'un particulier, voire même dans l'intérêt du requérant lui-même (ATF 122 I 153 consid. 6a et les arrêts cités ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_112/2019 du 15 octobre 2019 consid. 3.1).

Ainsi, conformément à l'art. 108 al. 1 CPP, les autorités pénales peuvent restreindre le droit d'une partie à être entendue, et partant à consulter le dossier, lorsqu'il y a de bonnes raisons de soupçonner que cette partie abuse de ses droits (let. a) ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret (let. b). Des restrictions au droit de consulter le dossier doivent toutefois être ordonnées avec retenue et dans le respect du principe de la proportionnalité (arrêts du Tribunal fédéral 1B_112/2019 du 15 octobre 2019 consid. 3.1 ; 1B_245/2015 du 12 avril 2016 consid. 5.1; 1B_315/2014 du 11 mai 2015 consid. 4.4). Dans la mesure où l'accès au dossier – et, par conséquent, à des données personnelles – constitue un inconvénient potentiel inhérent à l'existence d'une procédure pénale (cf. arrêts du Tribunal fédéral 1B_344/2019 du 16 janvier 2020 consid. 2.1.; 1B_399/2018 du 23 janvier 2019 consid. 2.1; 1B_261/2017 du 17 octobre 2017 consid. 2), l'intérêt du prévenu doit en principe passer au second plan par rapport à celui de la partie plaignante à pouvoir valablement exercer son droit d'être entendue, garanti notamment par les art. 6 § 1 CEDH et 29 al. 2 Cst. (arrêts du Tribunal fédéral 1B_112/2019 du 15 octobre 2019 consid. 3.2.3 et 1B_344/2019 du 16 janvier 2020 consid. 2.1). Des mesures de protection au sens des art. 102 et 108 CPP peuvent intervenir même après que les pièces concernées ont été soumises à une procédure de levée de scellés (arrêt du Tribunal fédéral 1B_428/2020 du 3 février 2021 consid. 2.3). Ainsi, la restriction prévue à l'art. 108 al. 1 CPP n'est admissible que si un abus a été constaté ou si des éléments concrets permettent d'en soupçonner l'existence. Une simple mise en danger des intérêts de la procédure ou du bon développement de l'enquête ne suffit pas (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 2 ad art. 108 ; N. SCHMID / D. JOSITSCH, Schweizerische Strafprozessordnung : Praxiskommentar, 4ème éd., Zurich 2023, n. 5 ad art. 108). À titre exemplatif, la doctrine considère comme abusif le fait de requérir l'accès au dossier pénal en vue de retarder la procédure, empêcher la manifestation de la vérité, orienter des participants à des procédures pénales ou civiles parallèles ou encore, rendre public les résultats de l'instruction ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret, comme les secrets bancaires, de fabrication, d'affaire ou militaire (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 2 ad art. 108 ; L. MOREILLON / A. PAREIN-REYMOND, Petit commentaire du code de procédure pénale, 2ème éd., Bâle 2016, n. 5 ad art. 108 ; M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Strafprozessordnung / Jugendstraf-prozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, 3ème éd., Bâle 2023, n. 5e ad art. 108).

S'agissant plus précisément des documents versés au dossier qui sont couverts par le secret bancaire, celui-ci n'est pas susceptible d'empêcher les parties d'exercer leur droit d'être entendues, à tout le moins lorsqu'il s'agit de la consultation de pièces versées à un dossier pénal (cf. arrêt du Tribunal fédéral 1B_112/2019 du 16 octobre 2019 consid. 3.2.3 et les références). Le cas échéant, les autorités pénales devront prendre les mesures nécessaires au maintien de l'anonymat des clients, au moyen d'un tri ou d'un caviardage, total ou partiel, de certains documents (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 2 ad art. 102 et la référence). La présence au dossier de pièces de cette nature présuppose que la mise en balance avec les intérêts de la poursuite pénale a déjà été effectuée par les autorités, de sorte que leur non-communication subséquente devrait s'avérer exceptionnelle (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 6 ad art. 108). Il appartient toutefois à celui qui se prévaut d'un intérêt au maintien du secret supérieur à celui à la manifestation de la vérité de le rendre vraisemblable (cf., en matière de scellés, ATF 145 IV 273 consid. 3.3.).

Selon la doctrine, le caviardage - soit la suppression des passages devant rester confidentiels ou le remplacement de l'identité d'une ou plusieurs personnes par des pseudonymes (A. RAMELET, Le droit de consulter le dossier en procédure administrative, pénale et civile, Berne, 2021, n. 779 et 783) - peut être utilisé pour supprimer les informations qui relèvent du domaine secret et sont sans pertinence pour l'issue de la procédure (par exemple, dans le cas d'une infraction concernant une banque, le maintien de l'anonymat des clients ; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 1 ad art. 102) tout en maintenant le caractère lisible et compréhensible du document (A. RAMELET, op. cit., n. 783).

Dans son éventuel recours contre la décision de refus de caviarder, la partie doit décrire suffisamment et précisément les passages et les informations qu'il convient de caviarder (A. RAMELET, op. cit., n. 788), y compris éventuellement dans le texte du recours qui doit éventuellement lui-même être caviardé (ordonnance de la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral BP.2020.91-93+BP.2020.94-96 du 24 novembre 2020 et les références citées).

2.2. En l'espèce, la recourante soutient que les documents visés contiennent des informations soumises à la protection des art. 102 et 108 CPP. Il s'agit donc d'examiner chacun de ces documents à l'aune des principes exposés ci-dessus.

Le premier argument invoqué par la recourante est temporel. Selon elle, certains documents comporteraient des informations antérieures ou postérieures à la procédure pénale et qui seraient donc irrelevantes.

Cet argument est soulevé en rapport avec les documents GP-00111, P-00025,
P-00068, P-00163, P-00203, P-00214, P-00235 [recte P-00234] et P-00347 du sous-dossier 3 qui seraient antérieurs à la période pénale concernée et en rapport avec les documents T-021 et T-033 du même sous-dossier 3, qui contiendraient des commentaires d'avocats postérieurs à la période pénale.

S'agissant du premier groupe de documents cités au paragraphe précédent, le Ministère public relève qu'il s'agissait de directives entrées en vigueur en septembre 2006 ou le 1er janvier 2007 et donc applicables lors des premiers agissements de L______. Elles ne concernaient pas la stratégie commerciale, mais les processus à respecter, de sorte qu'elles étaient pertinentes.

Il est vrai qu'il ne peut être retenu que des directives datant de 2006 et 2007 pourraient être sans pertinence, dès lors que la gestion litigieuse par l'employé indélicat de la recourante datait de cette période déjà. En tout état, s'agissant de pièces aussi anciennes et consistant en des directives internes relatives à la prise en charge de certains risques au sein de la banque, les explications fournies par la recourante, de même que la consultation des pièces visées, ne permettent pas de retenir qu'elles contiendraient des informations partiellement secrètes – qu'il s'agisse de secret bancaire ou de secrets des affaires – et justifiant une restriction à leur accès pour les parties intimées. D'ailleurs, elle en a produit des versions ultérieures, sans invoquer de quelconque secret à leur égard. Ces directives n'ont pas à être soumises à des restrictions d'accès.

Concernant ensuite les pièces T-021 et T-033, le Ministère public souligne qu'elles concernent directement des agissements de feu L______.

Le fait que des pièces aient été établies ou contiennent des informations postérieures aux actes incriminés n'est pas de nature à les priver de tout intérêt pour la manifestation de la vérité. Au contraire, le comportement du prévenu postérieur à la commission d'une éventuelle infraction est un élément déterminant. Pour le surplus, l'éventuel caractère secret de ces pièces sera examiné ci-après.

Cette première série de griefs de la recourante sera donc écartée.

2.3. Il a déjà été vu que les pièces GP-00111, P-00025, P-00068, P-00163, P-00203, P-00214, P-00235 [recte P-00234] et P-00347 ne contenaient pas de secrets protégés par les art. 102 et 108 CPP.

La recourante prétend que les pièces contenues dans les sous-dossiers 1.1, 1.4 et 1.5 faisaient référence à des transactions qui n'étaient pas visées par la P/11842/2017, mais étaient visées, partiellement, par la P/11844/2017. En outre, ces documents faisaient référence à des clients qui n'étaient pas parties à la procédure.

Le Ministère public souligne que ces documents concernent précisément les transactions effectuées par L______ pour le compte des parties plaignantes.

En l'occurrence, la recourante cite à titre d'exemples des transactions effectuées en lien avec "les investissements M______ CORP, N______, O______ LTD, P______ AG et Q______ LTD". Or, tous ces investissements ont un rapport avec les agissements de L______, lequel est d'ailleurs désigné dans les documents concernés. De plus, le fait que certaines pièces soient, éventuellement, liées plus étroitement à une autre procédure pénale connexe est sans pertinence quant à l'examen de l'existence d'un éventuel secret.

S'agissant ensuite de noms de clients tiers et non impliqués dans la procédure, il apparaît en premier lieu que l'écriture de la recourante est vierge de toute mention des noms des clients concernés ou de toutes autres indications permettant de les isoler dans les pièces concernées. Comme ce fut déjà souligné dans un arrêt précédent (ACPR/290/2023 du 25 avril 2023), la Chambre de céans ne peut que conjecturer l'identité de ces clients et la mesure dans laquelle les pièces concernées devraient être caviardées. Ainsi, tant les informations transmises au Ministère public que le contenu de l'acte de recours ne permettent pas de déterminer les données visées par cette demande. De plus, la recourante, bien que soumise au secret bancaire, n'a pas qualité pour protéger les droits de tiers, dont elle n'est pas titulaire. Il est par ailleurs d'autant moins crédible que des noms de tiers sans rapport avec les faits instruits puissent être révélés, dès lors que l'intégralité des pièces produites concerne la gestion effectuée par feu le gérant de la recourante. Enfin, il apparaît inhérent à une procédure pénale de la catégorie dont il est ici question de contenir des informations sur la clientèle qui n'est pas uniquement celle constituée partie plaignante. Il est pertinent, et inévitable, de connaître l'origine et la destination des transferts de fonds pénalement relevants, même si ceux-ci n'ont pas uniquement eu lieu sur des comptes appartenant aux parties plaignantes. Celles-ci ont un intérêt à obtenir une vue globale sur les flux concernés, pour peu qu'ils aient un rapport avec les faits reprochés, ce qui est le cas, étant précisé que les documents produits ne contiennent aucun relevé de compte ou documents détaillés qui se rapporteraient à des tiers. Le caviardage de toute mention de clients, autres que les parties plaignantes, rendrait ainsi difficilement compréhensible les pièces produites, respectivement entraverait la possibilité pour les parties plaignantes de requérir des actes d'instruction, en particulier à la suite de l'avis de prochaine clôture. Par conséquent, les mentions limitées de clients tiers conservent une pertinence suffisante à leur maintien dans les pièces visées. Ainsi, les griefs de la recourante relatifs à la prétendue divulgation de noms de clients seront eux aussi rejetés.

En dernier lieu, concernant les documents T-021 et T-033, la recourante soutient qu'ils contiennent des noms de ses employés qui ne sont pas concernés par la procédure et qui devraient donc être caviardés. Ici encore, ainsi que le souligne le Ministère public, il semble inhérent à une procédure pénale de ce type, en particulier à une procédure menée par application de l'art. 102 CP, que des noms d'employés soient mentionnés, éventuellement d'employés qui n'ont pas été impliqués dans les faits instruits. Le risque hypothétique que les parties intimées dévoilent ces noms à des tiers est, lui aussi, inhérent à toute procédure pénale, étant précisé que les parties intimées ont un intérêt à juger par elle-même de la pertinence d'entendre éventuellement l'un ou l'autre de ces employés que la recourante considère, de son propre chef, sans rapport avec les faits dénoncés, mais dont les noms figurent pourtant dans des documents en lien avec eux.

Certes, certaines des parties plaignantes ont pu, précédemment, avoir été à l'origine de fuites dans la presse de certains documents figurant au dossier (ACPR/395/2021 du 11 juin 2021 consid. 3.6) ; cela étant la menace de divulgation de certains documents, brandie par la recourante, n'est étayée par aucun autre élément que celui qui vient d'être mentionné. Or, entretemps, la recourante a pris des mesures pour limiter les possibilités de divulgation auprès des juridictions compétentes (ACPR/131/2022 du 25 février 2022 consid. 5.4), de sorte que ce risque apparaît surtout virtuel et donc insuffisant – les documents visés contiennent majoritairement des données relatives aux parties plaignantes elles-mêmes – pour contrebalancer la nécessité de soumettre les pièces aux parties plaignantes pour leur permettre d'exercer leur droit à la consultation du dossier.

Il s'ensuit que cette dernière série de griefs de la recourante sera elle aussi rejetée.

2.4. Justifiée, la décision querellée sera donc confirmée.

3. La recourante, qui succombe, supportera les frais envers l'État, fixés en totalité à CHF 1'500.- (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

4. Seule l'intimée D______ a conclu à des dépens, sans toutefois les chiffrer, ni les justifier, de sorte qu'il ne lui en sera point alloué (art. 433 al. 2 a contrario CPP).

* * * * *


 


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Rejette le recours.

Condamne A______ SA aux frais de la procédure de recours, arrêtés à CHF 1'500.-.

Notifie le présent arrêt, en copie, à la recourante, soit pour elle son conseil, au Ministère public et aux parties plaignantes.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, juges; Madame Olivia SOBRINO, greffière.

 

La greffière :

Olivia SOBRINO

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).


 

P/11842/2017

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

110.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

1'315.00

- demande sur récusation (let. b)

CHF

Total

CHF

1'500.00