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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/3124/2023

ACPR/234/2023 du 29.03.2023 sur OMP/3347/2023 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : AVOCAT;CONFLIT D'INTÉRÊTS
Normes : CPP.127; LLCA.12

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/3124/2023 ACPR/234/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 29 mars 2023

 

Entre

 

A______, domiciliée ______, comparant par Me B______, avocate, ______,

recourante,

 

contre la décision rendue le 17 février 2023 par le Ministère public,

 

et

 

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. a. Par acte déposé le 3 mars 2023, A______ recourt contre la décision du Ministère public, par laquelle il a ordonné l'interdiction de postuler de Me B______ pour toute partie à cette procédure.

La recourante conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de cette décision et à ce que Me B______ soit autorisée à postuler pour elle; subsidiairement, elle conclut au renvoi de la cause au Ministère public pour qu'il statue dans le sens des considérants.

b. La Direction de la procédure de la Chambre de céans a fait droit à la demande de mesures provisionnelles assortissant le recours (OCPR/12/2023).

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. A______ a été agressée à son domicile le 8 février 2023.

b. L'un des auteurs présumés de l'agression, C______, a été arrêté le jour-même et prévenu de brigandage aggravé, séquestration et enlèvement, dommages à la propriété, violation de domicile et séjour illégal dans la présente procédure, laquelle n'est pas consultable pour les parties.

c. Par procuration du 15 février 2023, elle a chargé Me B______ de la défense de ses intérêts.

d. Le 16 février 2023, le Ministère public a pris note du téléphone effectué le jour précédent par Me D______ annonçant que lui-même et Me B______ entendaient se constituer pour les parties plaignantes, ce que la seconde a confirmé, le jour-même, d'abord par téléphone, puis par courrier.

e. Toujours le 16 février 2023, Me B______ a, sous la plume de sa collaboratrice, informé le Ministère public "avoir été consultée par des proches de C______" et sollicité, sous la forme d'un "n'empêche", une autorisation de première visite à la prison de E______. Son courrier ne mentionnait aucun numéro de procédure.

Cette demande d'autorisation a été refusée par le Ministère public, par mention manuscrite sur le courrier.

f.a. Les demandes d'autorisation de téléphoner et de visite effectuées par les proches de C______ ont toutes été refusées par le Ministère public.

f.b. Par lettre adressée à C______, reçue le 22 février 2023 par le Ministère public, F______, mère des enfants du prévenu, relate en substance avoir eu Me B______ au téléphone, laquelle avait fait une demande au Procureur pour aller lui rendre visite. Elle invitait l'intéressé à voir avec Me B______ s'il voulait qu'elle le représente et, le cas échéant, à l'interroger sur ses honoraires.

f.c. Le 1er mars 2023, C______ a demandé à F______ de rappeler Me B______, car il n'avait eu aucune nouvelle de sa part.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public considère que Me B______ ne présentait pas l'indépendance suffisante pour postuler tant pour A______ que pour C______. Malgré le fait que l'avocate s'était constituée en faveur de A______, elle avait eu des contacts – soumis au secret professionnel – avec des proches du prévenu, puis avait sollicité de rencontrer ce dernier en prison, ce qui la plaçait devant un conflit d'intérêts concret (sans autre développement).

Cette décision a été communiquée à A______, accompagnée d'un courrier aux termes duquel le Ministère public l'invitait à consulter et à transmettre le nom d'un autre avocat afin de la représenter.

D. a. À l'appui du recours, Me B______ expose que le 13 février 2023, un proche de C______ avait tenté de la joindre et demandé à être rappelé. Le lendemain, sa collaboratrice et elle-même avaient téléphoné à ce proche qui avait demandé à celle-ci de défendre les intérêts de C______, en lieu et place de l'avocat désigné d'office, sans être toutefois en mesure d'indiquer précisément ce qui lui était reproché. Elle avait pu faire le lien avec le "home-jacking" subi par A______ seulement lorsque le Ministère public, par téléphone du 16 février 2023, l'avait avisée "de la problématique". Elle avait alors confirmé représenter A______ et invité le Ministère public à lui refuser l'autorisation de visite. Elle-même – à l'instar des membres de son Étude – n'avait eu aucun contact avec l'intéressé, ni aucune information sur son dossier et ne lui avait pas rendu visite en prison. Aucun mandat n'avait été conclu. Les seuls contacts susmentionnés entre elle-même, son Étude et les proches de C______ n'étaient pas de nature à créer un conflit d'intérêts, faute de la moindre connaissance susceptible d'être utilisée contre celui-ci.

b. Dans ses observations, le Ministère public conclut au rejet du recours.

Il rappelle que le dossier de la procédure n'est pas consultable, que l'audience de confrontation n’a pas pu avoir lieu, que de nombreux actes d'instruction sont en cours et qu'un auteur est en fuite. Il invoque l'éventuelle qualité de partie de C______ dans la procédure de recours, dès lors que celui-ci souhaitait avoir Me B______ comme avocate et que ses proches l'avaient contactée à cet effet.

c. La recourante a répliqué.

EN DROIT :

1. 1.1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance prononçant une interdiction de postuler (art. 61 cum 62 al. 1 CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_226/2016 du 15 septembre 2016 consid. 2 et les références citées), décision sujette à contestation auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP), et émaner de la partie plaignante (art. 104 al. 1 let. b CPP), qui a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à l'annulation ou à la modification de cette ordonnance (art. 382 al. 1 CPP; ACPR/853/2019 du 7 novembre 2019 consid. 1.1., avec référence à l'arrêt du Tribunal fédéral 1B_510/2018 du 14 mars 2019 consid. 1., non publié in ATF 145 IV 218).

1.2. En ce qui concerne C______, il n'apparait pas que celui-ci – assisté d'un conseil d'office depuis son interpellation – ait fait une demande de changement d'avocat, ni que Me B______ se soit constituée en sa faveur. En l'absence d'intérêt juridiquement protégé, il n'a pas la qualité de partie et, de ce fait, n'avait pas à être interpellé, étant souligné que la décision dont est recours ne lui avait, au demeurant, pas été notifiée.

2. 2.1. Les parties à une procédure pénale peuvent librement choisir un conseil juridique pour défendre leurs intérêts; la législation sur les avocats est toutefois réservée (art. 127 al. 1 et 4 CPP).

L'art. 12 let. c LLCA prescrit à l'avocat d'éviter tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il est en relation sur le plan professionnel ou privé. Cette règle est en lien avec la clause générale de l'art. 12 let. a LLCA, selon laquelle l'avocat exerce sa profession avec soin et diligence, de même qu'avec l'obligation d'indépendance rappelée à l'art. 12 let. b LLCA. Elle doit également être abordée en relation avec l'art. 13 LLCA qui a trait au secret professionnel de l'avocat. L'avocat a notamment le devoir d'éviter la double (ou multiple) représentation, c'est-à-dire le cas où il serait amené à défendre les intérêts opposés de deux (ou plusieurs) parties à la fois, car il n'est alors plus en mesure de respecter pleinement son obligation de fidélité et son devoir de diligence envers chacun de ses clients (arrêt du Tribunal fédéral 1B_602/2019 du 5 février 2020 consid. 2.1).

Un conflit d'intérêts doit être admis dès que survient la possibilité d'utiliser, consciemment ou non, dans un nouveau mandat, les connaissances acquises antérieurement sous couvert du secret professionnel, dans l'exercice d'un premier mandat. Il faut éviter toute situation potentiellement susceptible d'entraîner un tel conflit d'intérêts. Un risque purement abstrait ou théorique ne suffit pas; il doit être concret (arrêt du Tribunal fédéral 1B_226/2016 précité, consid. 3.1 et les références citées), ce qui implique un examen des circonstances de l'espèce (ATF 135 II 145 consid. 9.1). Dès qu'un conflit d'intérêts survient, l'avocat doit cesser d'occuper (arrêt du Tribunal fédéral 1B_226/2016 précité, consid. 3.1 et les références citées).

2.2. L'incapacité de représentation affectant un avocat rejaillit sur ses associés (ATF 135 II 145 consid. 9.1.).

2.3. En l'espèce, il est constant que Me B______ s'est constituée en faveur de A______ et que des proches de C______ l'ont, en parallèle, contactée afin qu'elle le défende.

Il est également établi que Me B______ a sollicité de pouvoir rendre visite à C______ à la prison de E______, alors qu'elle ignorait qu'il s'agissait du prévenu mis en cause pour l'agression de sa cliente. Ladite demande a été refusée par le Ministère public, sur requête même de l'avocate qui avait fait le lien entre le prévenu et sa cliente lorsque le Ministère public l'avait avisée "de la problématique ".

Le Ministère public laisse entendre que des informations couvertes par le secret professionnel de l’avocat – sans préciser lesquelles – auraient été communiquées à Me B______ lors de ses contacts avec les proches de C______.

Or, les éléments du dossier ne permettent pas de retenir que tel aurait été le cas.

Il apparait que Me B______ et son Étude ont eu exclusivement des contacts téléphoniques indirects avec C______, par le biais de ses proches. On ne saurait en déduire que des renseignements sur la procédure ont été communiqués, étant souligné qu'un risque théorique ne suffit pas à cet égard. La correspondance échangée entre C______ et la mère de ses enfants montre que les discussions en cause portaient seulement sur un éventuel changement d'avocat, en particulier pour que Me B______ intervienne à la place de l’avocat nommé d'office. C'est d'ailleurs dans ce cadre que la demande d'autorisation de visite a été déposée. Aucun élément du dossier ne laisse penser que des informations pouvant porter préjudice à l’une ou l'autre des parties auraient été révélées, étant souligné que le dossier de la procédure n'est pas consultable et que C______ n'a pu recevoir aucune visite ni téléphone de ses proches.

Il résulte de ce qui précède que le Ministère public a prononcé à tort, contre Me B______, l'interdiction de postuler pour A______, étant précisé que l'avocate n'a jamais déclaré se constituer pour le prévenu.

3. Fondé, le recours doit être admis; partant, l'ordonnance querellée sera annulée.

4. L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5. La recourante a demandé l'octroi d'une indemnité de CHF 2'431.33 TTC (1h15 d'activité d'avocat associé, 1h30 d'activité d'avocat collaborateur et 6h30 d'activité d'avocat-stagiaire) pour la procédure de recours.

5.1. En vertu de l'art. 436 al. 1 CPP, les prétentions en indemnité dans les procédures de recours sont régies par les art. 429 à 434 CPP.

L'art. 433 CPP prévoit l’octroi d’une juste indemnité à la partie plaignante pour les dépenses occasionnées par la procédure.

Dans tous les cas, l'indemnité n'est due qu'à concurrence des dépenses occasionnées par l'exercice raisonnable des droits de procédure du prévenu (Message relatif à l'unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005, FF 2006 1303, p. 1313 ; J. PITTELOUD, Code de procédure pénale suisse - Commentaire à l'usage des praticiens, Zurich/St-Gall 2012, n. 1349 p. 889).

5.2. Les honoraires d'avocat se calculent selon le tarif usuel du barreau applicable dans le canton où la procédure se déroule (ATF 142 IV 163 consid 3.1 p. 165 ss). À Genève, la Cour de justice retient un tarif horaire de CHF 450.- pour un chef d'étude, lorsque ce conseil chiffre sa rémunération à ce taux, CHF 350.- pour un collaborateur et CHF 150.- pour un avocat-stagiaire (ACPR/223/2022 du 31 mars 2022 consid. 2.1 et les références citées);

5.3. En l'occurrence, l'indemnité demandée apparait excessive, compte tenu du recours tenant sur onze pages, dont cinq de discussion juridique, de l'absence de complexité de la cause et de la réplique. Elle sera ainsi fixée à CHF 1'494.35, soit 1h15 au tarif d'avocat chef d'Étude, 1h30 au tarif collaborateur et 2h au tarif d'avocat-stagiaire (TVA à 7.7% incluse), laquelle sera mise à la charge de l'État.

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule l'ordonnance d'interdiction de postuler rendue le 17 février 2023 par le Ministère public.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Alloue à Me B______, à la charge de l'État, une indemnité de CHF 1'494.35 (TVA à 7.7% incluse).

Notifie le présent arrêt, en copie, à la recourante, soit pour elle son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Françoise SAILLEN AGAD, juges; Monsieur Xavier VALDES, greffier.

 

Le greffier :

Xavier VALDES

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).