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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/8925/2020

ACPR/443/2022 du 21.06.2022 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : GESTION DÉLOYALE;DOMMAGE;CALCUL;SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE);PROPORTIONNALITÉ
Normes : CPP.263; CP.158

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/8925/2020 ACPR/443/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 21 juin 2022

Entre

A______ SA, sise ______ [FR], comparant par Mes B______ et C______, avocats,

recourante,

contre l'ordonnance de levée partielle de séquestre rendue le 22 décembre 2021 par le Ministère public,

et

D______, domicilié ______ [VD], comparant par Mes Pierre-Damien EGGLY et
Mahault FREI de CLAVIÈRE, avocats, RVMH Avocats, rue Gourgas 5, case postale 31, 1211 Genève 8,

E______, domiciliée ______ [VD], comparant par Me Sébastien COLLART, avocat,
100 LEGAL SA, rue du Rhône 100, 1204 Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié le 3 janvier 2022, A______ SA recourt contre l'ordonnance du 22 décembre 2021, communiquée par pli simple, par laquelle le Ministère public a levé le séquestre sur : le compte de D______ et E______ auprès de [la banque] F______, au-delà du montant de CHF 270'000.- – qui demeure saisi –; le bien immobilier sis 1______ à G______ [VD], propriété de H______ SA; le bien-fonds n. 2______ sis 3______ à I______ [NE], propriété de D______; les comptes ouverts auprès de [la banque] J______ au nom de D______, E______, H______ SA, K______ SA, L______ SA; les deux comptes de E______ auprès de la banque M______; les trois comptes de D______ auprès de [la banque] N______.

La recourante conclut – sous suite de frais et indemnité de CHF 11'416.20 –, préalablement, à l'octroi de l'effet suspensif au recours ; et, principalement, à l'annulation de l'ordonnance précitée et au maintien de l'intégralité des séquestres.

b. Par ordonnance OCPR/1/2022 du 4 janvier 2022, la Direction de la procédure a accordé, en tant que de besoin, l'effet suspensif au recours.

c. La recourante a versé les sûretés en CHF 3'000.- qui lui étaient réclamées par la Direction de la procédure.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. A______ SA a pour but d'offrir des prestations de services aux sociétés et marques appartenant à O______ SA, dont elle fait partie.

b. D______ était spécialiste informatique, au sein de A______ SA, des solutions PLM ("Product Lifecycle Management"), à savoir la gestion du cycle de vie d'un produit, ainsi que du logiciel de gestion PLM, dénommé P______.

c. Il a été engagé en 2000 par une société qui sera reprise en 2004 par A______ SA. Dès le 1er janvier 2011, il a été promu Business Area Manager PLM. En cette qualité, il gérait une équipe de cinq employés internes, sous ses ordres, et dirigeait les prestataires externes, soit au total jusqu'à septante personnes. Lui-même travaillait sous la responsabilité de Q______.

d. L’activité de D______ consistait en substance à identifier les besoins en projets de A______ SA, qui étaient ensuite traduits en chiffrage de prestations, soit des "Jours Homme", lesquels servaient de base pour les commandes de consultants auprès de sociétés externes. Il préparait alors les actes de mission, qui étaient soumis pour signature aux responsables de la division. Chaque prestataire externe, une fois mandaté, saisissait ses heures d’activité dans le timesheet informatique de A______ SA, heures qui étaient ensuite validées par D______.

Cette validation générait une attestation électronique, dénommée "Goods Receipts", laquelle permettait d'entériner les factures reçues des prestataires de service en rapprochant le nombre de "Jours Hommes" validés – par D______ – des jours facturés par l’entreprise externe. Lorsque ce rapprochement ne présentait pas d'écart, les factures étaient payées par A______ SA.

e. Durant l'été 2013, D______ a soumis à son supérieur, pour validation, quatre commandes émanant de la société genevoise R______ Sàrl, active dans le coaching informatique, après avoir reçu de celle-ci des offres commerciales. A______ SA a accueilli peu après les premiers consultants de R______ Sàrl.

f. À teneur du Registre du commerce, la fondatrice et première associée-gérante, avec signature individuelle, de R______ Sàrl – inscrite au registre le ______ 2012 – était S______. En août 2013, le nouvel associé-gérant avec signature individuelle était T______.

g. Le 21 novembre 2013, un contrat-cadre pour la fourniture de services dans le domaine informatique a été conclu entre A______ SA et R______ Sàrl, à teneur duquel la seconde s'engageait à fournir les services requis par la première, sur la base d'actes de mission confiés par celle-ci.

Le contrat a été signé par U______ – directrice du département des systèmes d'information du groupe – pour A______ SA et par T______ pour le compte de R______ Sàrl.

Sur les actes de mission émis ensuite par A______ SA, la personne de contact pour celle-ci était D______ et, pour R______ Sàrl, T______.

h. Le 21 décembre 2017, R______ Sàrl a été transformée en société anonyme et sa nouvelle raison sociale est devenue R______ SA, avec siège à W______ [VD]. T______ est resté administrateur unique de la société.

i. Le 25 mai 2020, A______ SA a déposé plainte pénale contre D______, qu'elle avait licencié le 30 avril 2020 avec effet immédiat. Tous les contrats conclus avec R______ SA ont été dénoncés.

A______ SA a exposé avoir découvert que la société précitée était en réalité contrôlée par D______, qui l'utilisait pour se procurer un avantage pécuniaire indu. L'enquête menée par son audit interne avait rapporté la preuve que D______ avait participé à la constitution de R______ SA – qu'il détenait, contrôlait et animait, avec son épouse – tout en profitant de sa position au sein du groupe A______ SA pour obtenir l'attribution, en faveur de sa société, de nombreuses missions. Cette activité avait conduit à l'enrichissement "très significatif" du précité et de son épouse, E______, laquelle avait été employée du groupe A______ SA de 2005 à décembre 2013, au sein de l'équipe du précité – qu'elle a épousé en 2015 –.

L'audit interne avait également mis en exergue que D______, chargé de l'approbation des timesheets remis par R______ SA, avait validé des prestations non effectuées par R______ SA, pour "un nombre important de jours". Les investigations internes étaient encore en cours pour identifier d'éventuelles autres irrégularités [le préjudice sera finalement évalué à CHF 1'761'563.81]. En outre, si D______ avait, au lieu de continuer à solliciter R______ SA, engagé au sein de A______ SA les consultants qui donnaient satisfaction, elle (la plaignante) aurait réalisé des économies correspondant à "une partie de la marge bénéficiaire réalisée par R______ SA".

Selon ses vérifications, les missions confiées à R______ SA avaient généré le paiement de prestations pour un total de quelque CHF 22'800’000.-, entre 2013 et 2020.

L'activité déloyale déployée par D______ avait permis à celui-ci d'accroître de manière "extrêmement significative" son patrimoine et son train de vie. Outre le bien immobilier dont les époux D______/E______ étaient propriétaires à I______ avant le début des activités délictueuses, ils avaient acquis, par l'intermédiaire de la société H______ SA, un bien immobilier à G______ d'une valeur de CHF 4'250'000.-, à l'aide d'un prêt remboursé par les dividendes de R______ SA. Par ailleurs, un véhicule de course/collection de CHF 83'515.- avait également été acquis. Les époux D______/E______ détenaient aussi une société L______ SA, dont l'épouse était administratrice, ayant des actifs à l'étranger. En 2018, R______ SA avait par ailleurs fourni un apport en nature à la société K______ SA, appartenant aux époux D______/E______.

A______ SA estimait à quelque CHF 9'320'000.- l'enrichissement total du couple entre 2013 et 2020, grâce à l'ampleur du chiffre d'affaires et la marge bénéficiaire exceptionnellement élevée (près de 40%) de R______ SA.

j. Le 27 mai 2020, le Ministère public a ordonné l'ouverture d'une instruction contre D______ pour gestion déloyale et faux dans les titres. E______ est prévenue d'instigation à gestion déloyale.

k. Selon le rapport de police du 11 janvier 2021, R______ SA avait généré, entre 2013 et 2019, un chiffre d'affaires de plus de CHF 25 millions, dont seuls CHF 233'945.- ne provenaient pas de missions accomplies pour A______ SA. Elle avait retiré un bénéficie de plus de CHF 6.8 millions, dont CHF 4.7 millions avaient été distribués en dividendes, sur les comptes de E______, le compte joint des époux D______/E______ et le compte de K______ SA. Ces dividendes avaient été utilisés principalement pour l'acquisition de deux biens immobiliers à AG______ [VD], d'un terrain à construire à AH______ [VD] et de la résidence principale du couple à G______ [VD]. Les dividendes versés à K______ SA avaient permis d'accorder des prêts et avances aux sociétés liées au groupe L______ SA, qui avaient des entités en France et en Côte d'Ivoire.

l. Par ordonnances des 27 mai, 29 juillet et 30 juillet 2020, le Ministère public a procédé au séquestre, d'une part, des avoirs bancaires de D______, E______, K______ SA, H______ SA et R______ SA, et, d'autre part, des biens immobiliers propriété des époux D______/E______.

m. D______, entendu par la police puis à plusieurs reprises par le Ministère public, reconnaît être actionnaire de R______ SA. Il conteste en revanche la qualification juridique des faits qui lui sont reprochés, l'existence d'une surfacturation et les chiffres avancés par la plaignante, qu'il estime inexacts.

Son objectif direct n'était pas que R______ SA fasse des affaires avec A______ SA, mais de fournir à celle-ci des consultants de qualité. En tant qu'actionnaire de R______ SA, il y trouvait certes un intérêt. Il avait peiné à trouver des prestataires ayant la connaissance, la disponibilité – notamment géographique – et des tarifs compétitifs. R______ SA était active dans un domaine de niche, où il n'y avait que très peu de concurrence. A______ SA avait ainsi "trouvé son compte" avec R______ SA, bénéficiant de prestations de qualité à des prix concurrentiels. Il a estimé "très probable" le chiffre d'affaires total de CHF 22'883'000.- pour les trente-cinq missions confiées par A______ SA à R______ SA (PP 500'009), de même que la marge bénéficiaire de 30% (PP 500'015).

Il conteste, en revanche, la somme de CHF 1'761'563.81 avancée par R______ SA comme représentant des prestations facturées à tort. Des erreurs de timesheet avaient effectivement été commises par deux employés de R______ SA – X______ et Y______ –, à son insu, pour environ 200 jours, correspondant à CHF 250'000.- (PP 500'047). Il avait découvert ce fait après que A______ SA eut cessé de travailler avec R______ SA, en comparant le timesheet interne de A______ SA à celui de R______ SA. Il reconnaissait donc le préjudice de la plaignante à hauteur de ce montant, mais estimait que la responsabilité en incombait aux deux employés concernés.

n. E______, qui admet être l’ayant-droit économique de R______ SA, conteste les faits dans la même mesure que son époux. La société avait été créée par S______, une connaissance. En raison de son départ au Sénégal, S______ lui avait vendu ses parts de la société, en août 2013, pour CHF 30'000.-. L'idée, pour elle, était, au moyen de cette société, d'identifier des sociétés ayant des besoins en matière de formation et de consulting, de les approcher et leur apporter des prestations dans ces domaines. Par discrétion, car elle cherchait un emploi dans le secteur bancaire, elle avait fait détenir la société à titre fiduciaire. Le 1er janvier 2014, elle avait cédé la moitié des parts à D______. Elle ne se souvenait pas s'il lui avait payé un quelconque montant [le contrat de cession n'en prévoit pas].

o. T______, qui a confirmé être un ami de longue date de D______, a contesté avoir été l'homme de paille de R______ SA ; il y déployait une réelle activité, à côté de celle de courtier indépendant en assurances. Il était notamment intervenu pour des présentations de R______ SA auprès de A______ SA. Les époux D______/E______ ne lui avaient pas demandé de mentir sur l'actionnariat de R______ SA, mais de ne pas le divulguer, par discrétion, car D______ était en instance de divorce. Après le divorce, il avait "continué comme ça". Lorsque les employés de R______ SA le questionnaient sur l'actionnariat de la société, il répondait qu'il s'agissait d'un riche investisseur du Z______ [NE]. Lors d'une séance avec des représentants de A______ SA – notamment Q______ –, en 2019, il avait faussement allégué que l'actionnaire de R______ SA était un investisseur indépendant ; D______ n'était pas présent. Lorsque, en 2020, il avait, au cours d'une présentation auprès de A______ SA, dit que R______ SA employait cinquante-deux personnes – au lieu des vingt réellement employées – pour un chiffre d'affaires de CHF 11 millions, c'était "un mensonge commercial". S'il avait déclaré que la société était en mains d'investisseurs privés de la région neuchâteloise, c'était pour ne pas contredire ce qu'il avait dit jusque-là.

Il a admis avoir reçu, en novembre 2015, un courriel de D______ avec les propositions de primes salariales des employés de R______ SA (PP 100'201 et 100'202). Il a expliqué, à cet égard, que par suite de divergences d'opinion entre lui-même et E______ s'agissant de la quotité des salaires des employés, ils avaient soumis la question à D______ pour avoir son avis.

p.a. X______ a confirmé avoir, à la demande de son supérieur hiérarchique – AA______ – saisi des prestations dans le timesheet de A______ SA alors qu'il n'avait accompli aucune activité pour le compte de cette société. L'estimation de 100 jours de travail lui paraissait "plausible".

p.b. Y______ a également déclaré avoir reçu cette instruction de son supérieur, AB______. Il avait procédé ainsi durant quatre mois, à raison de 8 heures par jour. Il a précisé que, "sans en être sûr", il pensait que "AI______ et X______ [prénoms]" avaient pu aussi saisir des heures dans le timesheet de A______ SA sans avoir fourni de prestations (PP 500'106).

p.c. AA______ a confirmé avoir donné instruction à X______ – et éventuellement Y______ bien qu'il n'en ait pas le souvenir –, de noter des heures nonobstant l'absence d'activité pour le support en question, mais uniquement à la demande de AB______, qui agissait pour D______.

p.d. AB______ a expliqué avoir reçu pour instruction, en 2019 ou 2020, de D______ de "consommer" les heures non utilisées dans le cadre d'une commande, en demandant aux consultants de les saisir dans le timesheet. Selon sa compréhension, cela permettait d'obtenir pour l'exercice suivant la même allocation d'heures, et celles pré-facturées étaient par la suite fournies. Il n'avait fait que transmettre aux consultants l'instruction de saisir leur activité, sans savoir que des heures non effectuées étaient facturées à A______ SA. Il n'avait pas instruit les consultants de développer des projets parallèles (pour R______ SA ou d'autres clients) dont l'activité aurait ensuite été facturée à la précitée. À la demande de D______, il avait procédé à la présentation de R______ SA devant A______ SA [en 2020], car T______ n'était "pas un grand orateur". D______ avait préparé la présentation, car il "voulait aider R______ SA". Certaines informations figurant dans les slides étaient erronées, "car D______ [leur] avait expliqué que c'était risqué pour A______ SA d'avoir un fournisseur qui dépendait trop d'[elle]". D______ lui avait alors communiqué, lors de la relecture conjointe des slides, les informations erronées, notamment le nombre de cinquante-deux employés. Cela l'avait surpris, mais c'était dans le contexte visant à "aider R______ SA à rester comme fournisseur de A______ SA". Les tarifs facturés par R______ SA à A______ SA n’étaient pas choquants en soi mais au regard des négociations salariales au sein de R______ SA, étant relevé que lui-même avait en vain tenté d'obtenir auprès de T______ une augmentation de salaire pour les collaborateurs de son équipe, qu’il estimait talentueux.

q. Q______ a confirmé que D______ disposait des pleins pouvoirs sur le choix des fournisseurs de prestations externes pour le PLM et vérifiait les heures prestées par les collaborateurs de R______ SA pour A______ SA.

Il a expliqué qu'en raison des baisses d'activité régulières dans le domaine du luxe (aspect "cylindrique"), et parce que le PLM n'était à l'époque pas considéré comme un domaine stratégique, il avait été décidé de faire appel à des prestataires externes plutôt que d'engager des personnes à l'interne. Depuis – soit après le dépôt de plainte –, le PLM était devenu stratégique, mais, en raison de l'aspect cylindrique sus- évoqué, A______ SA continuait à faire appel à des tiers externes pour les prestations précédemment fournies par R______ SA.

r.a. S’agissant du calcul de son préjudice, A______ SA a exposé, par lettre du 18 septembre 2020 au Ministère public (PP 610'000), que son service d'audit interne avait procédé à un travail d'analyse pour identifier les services facturés par R______ SA sans contre-prestation, durant la période de 2013 à 2018. Son préjudice s’élevait à CHF 1'761'563.81. Elle a produit copie des factures concernées et précisé que le travail d'investigation se poursuivait pour la période plus récente.

r.b. Lors de l'audience d'instruction du 10 février 2021, le représentant de A______ SA, AC______, invité à chiffrer précisément le préjudice économique, a déclaré que les journées facturées par R______ SA sans qu’aucune activité n'ait été fournie allaient au-delà des CHF 250'000.- reconnus par les prévenus, en l'occurrence à environ CHF 1'760'000.-. Le second volet du préjudice visait les économies que A______ SA avait manqué de réaliser du fait des agissements des époux D______/E______.

r.c. Par lettre du 1er mars 2021 (PP 610'472), A______ SA a confirmé n'avoir embauché aucun ex-employé de R______ SA à la suite de la rupture de contrat, car le contrat la liant à celle-ci prévoyait que durant les douze mois suivant sa rupture, aucune des parties ne pouvait, sous risque de pénalité, engager un employé de l'autre. Depuis, elle faisait appel à quatre consultants différents pour les missions précédemment assumées par R______ SA, à des tarifs journaliers – compris entre CHF 1'250.- et CHF 1'800.- – qui n'étaient pas supérieurs à ceux de R______ SA, lesquels s'étaient situés entre CHF 1'250.- et CHF 1'325.-.

r.d. Invité par le Ministère public, lors de l'audience du 26 mars 2021, à exposer de quelle manière D______ avait porté atteinte aux intérêts pécuniaires de A______ SA, AC______ a déclaré que CHF 1'760'000.- correspondaient aux prestations facturées de manière indue, qui avaient été identifiées par l’audit interne lorsque quatre conditions étaient réalisées : pas de connexion du prestataire au réseau ou utilisation du PC, pas de courriel envoyé, aucune connexion à P______ et aucun ticket d'assistance (ci-après, ticket AD______) émis. Un tableau listant les jours et les connexions (ou l’absence de connexion) a été produit (ci-après, le tableau).

Le bénéfice indu réalisé par les époux D______/E______ s'élevait à CHF 9'320'000.-. Il s'est référé, au surplus, à la lettre du 1er mars 2021. Les tarifs journaliers pratiqués par R______ SA n'étaient effectivement pas spécialement désavantageux au regard de ceux pratiqués par les consultants nouvellement engagés, pour autant que les profils fussent équivalents.

s. Réagissant à la description du préjudice de A______ SA et aux pièces produites par celle-ci, D______ a déclaré que la liste des critères mentionnés par AC______ n'était pas exhaustive, car il manquait les systèmes documentaires Confluence et Wiki. La liste occultait également les formations suivies par les consultants et les activités fournies à l'étranger. Par ailleurs, il était incohérent de retenir la connexion au réseau, puisque pour utiliser P______, AD______ et l'e-mail il fallait se connecter au réseau. Par ailleurs, un collaborateur traitait au plus quatre tickets AD______ par jour, alors que le tableau fourni par A______ SA (PP 500'086 et 500'087) faisait parfois état de plusieurs centaines de tickets par jour pour un seul consultant. Il se demandait en outre comment avaient été évaluées les connexions aux environnements de test, qui avaient une vie limitée à la durée du projet. Tel était également le cas des environnements P______, qui avaient été ouverts au sein de R______ SA puis détruits à la rupture de la relation, sur demande de A______ SA. Il relevait également que sur le tableau apparaissaient des jours non facturés où l'on constatait de nombreuses connexions P______. Enfin, les consultants utilisaient des logins de test et de formation pour réaliser certaines activités, qui ne ressortaient pas sur les pièces produites.

t. AE______, auditeur interne de A______ SA, a expliqué que la recherche de "présence" de l’activité des consultants R______ SA, chez A______ SA, pour lesquels des heures avaient été facturées, avait été réalisée avec l'aide du département informatique. Lui et ses collègues avaient utilisé une approche prudente, se fondant sur plusieurs sources (login, AD______, correspondance électronique et, depuis 2020, Active Directory). En comparant les données issues de ces trois, respectivement quatre, sources à celles saisies par les consultants dans le système informatique de A______ SA, il avait constaté des discordances entre le nombre de jours déclarés travaillés par "tous" les prestataires R______ SA, depuis 2013, et ceux facturés. Il était conscient que cette approche n'était pas parfaite, car il manquait les environnements de test et de développement pour P______, mais il lui paraissait surprenant de ne trouver aucune activité courriel ou AD______ sur une journée entière. Bien qu'imparfaite, cette méthode était pertinente pour démontrer la surfacturation. Il a confirmé le préjudice de CHF 1'761'563.-.

S’agissant du deuxième volet du préjudice, il avait déterminé l'enrichissement de D______ sur la base des dividendes que celui-ci s'était versés ainsi que des autres avantages en nature perçus, et était parvenu à quelque CHF 9 millions. Le préjudice subi par A______ SA en raison de l'appel à R______ SA par opposition à ce qu'aurait coûté l'engagement de collaborateurs internes avait été déterminé sur la base de l'enrichissement qu'avaient tiré les époux D______/E______ par la perception des avantages précités. Il était parti du postulat que A______ SA aurait dû assumer la même masse salariale que R______ SA en employant des collaborateurs internes, de sorte que le préjudice qu'elle avait subi correspondait aux prestations (dividendes et avantages en nature) dont avaient bénéficiés les époux D______/E______.

La question de savoir si le recours à un autre prestataire externe que R______ SA aurait été plus onéreux que ce qu'avait facturé celle-ci dépendait de plusieurs paramètres. Cela étant, en supposant que toutes les activités facturées correspondaient à des tâches effectives, il a admis que les prestations de R______ SA étaient moins chères que celles de ses concurrents (PP 500'097).

u. Plusieurs levées de séquestres partielles ont été ordonnées par le Ministère public pour assurer divers paiements (PP 600'000, 600'009, 600'016, 600'062, 600'076, 600'126, 600'228, 600'296, 600'298, 600'316, 600'318, 600'326, 600'341, 600'355, 600'377, 600'388, 600'394, 600'424, 600'430, 600'438, 600'450, 600'457, 600'462).

v. Le 6 décembre 2021, D______ et E______ ont requis la levée totale des séquestres, les conditions n'étant selon eux plus réalisées. Ces saisies les empêchaient en outre d'obtenir un financement hypothécaire pour le bien immobilier de I______, après le refus de J______ de renouveler le prêt de CHF 1'053'000.- échu au 31 décembre 2021. [La banque] AF______ avait répondu positivement à la demande, pour autant que le séquestre pénal sur la villa fût levé. À cet égard, ils ont produit une lettre de J______ dans laquelle la banque ne précise pas les raisons de son refus de prolonger le prêt ; ils n’ont pas produit de lettre émanant de AF______.

w. A______ SA s'est opposée à la levée des séquestres, qui devaient selon elle être maintenus aussi longtemps qu'il existait une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d'une allocation au lésé.

C. Dans l'ordonnance querellée, le Ministère public a tout d'abord rappelé que le préjudice allégué par A______ SA se composait, d’une part, des montants encaissés par R______ SA pour des prestations non effectuées ou surfacturées, soit CHF 1'761'563.81, et, d’autre part, de l'économie non réalisée par elle en payant des prestataires externes plutôt que du personnel interne engagé dans ce but, soit CHF 9'320'000.-.

Il a, ensuite, constaté que l'instruction avait permis d'établir que : peu de sociétés offraient des services équivalents à ceux fournis par R______ SA ; les tarifs pratiqués par celle-ci, comparés à ceux de ses concurrentes, se situaient dans la fourchette basse ; il n'existait pas de volonté au sein de A______ SA de recourir à des prestataires internes plutôt qu'à des consultants externes, aucun prestataire interne n'ayant d'ailleurs été engagé ensuite de la résiliation du contrat la liant à R______ SA ; les prévenus reconnaissaient que R______ SA avait facturé des prestations ne correspondant à aucune réalité pour les employés X______ et Y______, correspondant à CHF 250'000.-, alors que la plaignante les chiffrait à CHF 275'181.70 ; A______ SA avait produit les données sur lesquelles elle s'était fondée pour chiffrer son dommage lié aux prestations facturées à tort, lesquelles ne renseignaient "pas de manière précise sur l'activité déployée à une date donnée par un consultant déterminé".

À ce stade de la procédure, la probabilité d’une confiscation pour plus de CHF 275'181.70 était insuffisante pour maintenir les séquestres au-delà de cette somme, à laquelle devait être ajouté un montant suffisant pour couvrir les frais de la procédure et les éventuelles indemnités que pourrait requérir la partie plaignante.

En effet, si les volumineux relevés d'activités produits par A______ SA, pour étayer son dommage lié à la facturation indue, contenaient des éléments troublants sur l'activité réelle de certains employés, d'autres pouvaient recevoir une lecture différente de celle qu'en faisait la plaignante. Tel était, par exemple, le cas des journées groupées faisant référence à un rattrapage ; des relevés se rapportant exclusivement à l'activité de production dans l'environnement P______, alors qu'il existait d'autres environnements de travail dont les données n'étaient plus disponibles. Il existait ainsi trop de paramètres non pris en considération pour permettre de retenir une probabilité suffisante, au terme de la procédure, que les biens des prévenus seraient confisqués à hauteur de CHF 1'761'563.81. Le maintien de l'intégralité des séquestres était par conséquent disproportionné, de sorte qu'ils devaient être partiellement levés.

Le séquestre était donc maintenu sur le compte [auprès de la banque] J______ n. 4______ au nom de R______ SA, dont le solde s'élevait à CHF 52'523.22, ainsi que sur le compte n. 5______ au nom de D______ et E______, à concurrence de CHF 270'000.-, soit un total de CHF 322'523.-.

D. a. Dans son recours, A______ SA relève que la valeur nette des actifs séquestrés était estimée à CHF 2'848'000.-, alors que tous les gains – notamment immobiliers à l’étranger – provenant de l'activité illicite des prévenus, n'avaient pas été saisis. En ne maintenant les séquestres qu'à hauteur de CHF 322'523.-, l'ordonnance querellée faisait mentir l'adage "le crime ne paie pas". D'ailleurs, par les nombreuses levées partielles, les biens séquestrés avaient déjà été soumis à une importante érosion. En l'état, l'instruction n'étant de loin pas terminée, les conditions de la levée de séquestre litigieuse n'étaient pas réalisées, puisqu'on ne pouvait exclure le prononcé d'une confiscation ou d'une créance compensatrice, de sorte que les valeurs patrimoniales devaient demeurer à disposition de la justice.

Son approche pour chiffrer le préjudice provenant de la facturation indue était particulièrement conservatrice, puisque n'importe quel signe d'activité dans l'une ou l'autre des quatre sources retenues impliquait que le jour examiné n'était pas considéré comme sans activité. L'analyse avait mis en lumière que 1'332.57 jours avaient été facturés à tort entre 2013 et 2020. En multipliant ce total au coût moyen du "Jour Homme" des consultants R______ SA, frais inclus, cela équivalait à CHF 1'761'593.81. Les prévenus contestaient certains éléments de l'analyse, mais la suite de l'instruction allait permettre de revenir plus en détail sur ces objections, étant relevé qu'elle n'avait, à ce stade de la procédure, pas encore été amenée à proposer des actes d'enquête. En tout état, il n'était pas concevable que les consultants de R______ SA, travaillant en équipe et chargés au quotidien d'apporter du support, aient pu déployer une activité sans être connectés au principal environnement de P______, n'aient envoyé aucun e-mail ni n'aient traité aucun ticket AD______.

S’agissant du second volet de son préjudice, D______ avait, via sa société R______ SA, facturé ses consultants à des tarifs avoisinant ceux de la concurrence, alors que le caractère dérisoire de ses charges lui auraient permis de pratiquer des tarifs plus avantageux pour elle (A______ SA). Le fait que, de manière générale, elle privilégiait l'externalisation de ses services ne signifiait pas qu'une toute autre solution permettant de réaliser des économies n'aurait pas été suivie si elle avait été présentée par D______. Elle se réfère, à cet égard, à l'arrêt du Tribunal fédéral 6B_815/2020 du 22 décembre 2020 concernant le responsable des comptabilités de l'hôpital V______ (ci-après, affaire V______), qui avait confié à un avocat externe le recouvrement des créances de l'hôpital moyennant une rémunération forfaitaire pour chaque créance remise, ayant certes permis à V______ de récupérer CHF 200 millions de créances en souffrances sur CHF 300 millions, mais généré pour l'avocat un revenu net de quelque CHF 46 millions. Elle souligne que le Tribunal fédéral avait retenu comme critère de préjudice, la disproportion exorbitante de la contreprestation. Ici, un rapide calcul permettait de démontrer que si la marge de R______ SA avait été de 20% au lieu d'environ 40%, elle (A______ SA) aurait bénéficié d'une économie d'environ CHF 6 millions.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours. La plaignante ne démontrait pas, de manière suffisante, l'existence d'un dommage allant au-delà de celui admis par les plaignants à titre de facturation indue. En l'absence de prestations facturées à un tarif plus élevé que ne l'auraient été celles fournies par une société concurrente, il peinait par ailleurs à voir quel dommage aurait été occasionné par les prévenus. La violation des devoirs de D______ à l'égard de son employeur, qui fondait très vraisemblablement une faute sur le plan civil, n'était pas suffisante à établir une culpabilité sur le plan pénal, en l'absence d'enrichissement illégitime et de lésion des intérêts pécuniaires de A______ SA.

c. Dans une écriture commune, D______ et E______ concluent au rejet du recours.

D______ invoque l'absence de prévention pénale, puisqu’il n’avait pas revêtu la qualité de gérant. S'il bénéficiait d'une certaine indépendance, il dépendait d'une hiérarchie, en particulier de Q______. Son pouvoir se limitait à des commandes de CHF 1'600.- au maximum, les actes de mission étant signés par ses supérieurs. Il avait pour devoir de mener à bien ses projets, dans le respect du budget alloué par la direction, ce qu'il avait toujours fait, mais n'avait pas le devoir de trouver des solutions économiques. Il n'était, de plus, pas à l'origine du gel des embauches, décidé par A______ SA.

Les intimés reprennent leurs griefs sur le premier volet du préjudice. S’agissant du second, l'externalisation des ressources auprès de R______ SA n’avait causé aucun préjudice à la plaignante. La situation était autre que dans l'affaire V______. Premièrement, le travail effectué par les collaborateurs de R______ SA était complexe et n'aurait pas pu être effectué par des personnes n'ayant pas la compétence requise. Deuxièmement, le travail effectué par R______ SA n'aurait pas pu être internalisé, ce qu'avait confirmé Q______. D'ailleurs, A______ SA continuait d'externaliser ses besoins spécifiques aux sociétés concurrentes de R______ SA, plus chères que celle-ci. Troisièmement, le montant payé à R______ SA n'était de loin pas exorbitant ni disproportionné : la marge réalisée par R______ SA, résultant d'une bonne gestion des coûts par celle-ci, n'avait aucune incidence sur le coût payé par A______ SA ; si R______ SA avait versé un salaire plus élevé à ses employés, A______ SA aurait payé le même montant ; la marge réalisée par R______ SA n'était pas différente de celle des autres prestataires. Quatrièmement, le bénéfice net réalisé par R______ SA n'avait rien en commun avec les bénéfices "stratosphériques" de l’affaire V______. Cinquièmement, D______ n'étant pas fonctionnaire, il n'avait pas de devoir de sauvegarder des intérêts publics.

En définitive, l'instruction avait été menée de manière soutenue et tous les actes d'instruction requis par A______ SA dans sa plainte avaient été conduits. Partant, les soupçons de la commission d'une infraction s'étaient drastiquement amoindris.

d. A______ SA a répliqué, le 28 février 2022, et produit copie de la lettre envoyée le même jour au Ministère public, dans laquelle elle apporte des précisions complémentaires sur son préjudice et à laquelle est jointe la copie de l'audit interne établi le 21 juillet 2020. Elle chiffre à CHF 8'318'000.- le profit réalisé par les époux D______/E______ au moyen de R______ SA durant sept ans.

e. Dans leur duplique, les époux D______/E______ persistent à contester le préjudice allégué par A______ SA et considèrent que le rapport d'audit interne, nouvellement produit, contiendrait des éléments largement à décharge. La surfacturation alléguée était démentie par ce document. Par ailleurs, ce n'était pas la position de gérant, au demeurant contestée, de D______ au sein de A______ SA qui avait permis à R______ SA de réaliser son chiffre d'affaires, mais le besoin de A______ SA – qui n'était pas défini par D______ – dans un domaine de niche informatique.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner de la plaignante qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

1.2. La jurisprudence admet la production de faits et de moyens de preuve nouveaux en deuxième instance (arrêts du Tribunal fédéral 1B_368/2014 du 5 février 2015, consid. 3.2 et la référence citée).

En l'occurrence, les pièces nouvelles ont été produites par la recourante non à l'appui du recours, mais de sa réplique. Leur recevabilité paraît toutefois donnée, dans la mesure où elles ont en réalité été produites devant le Ministère public, de sorte qu'elles font partie intégrante du dossier pénal, ce que ne paraissent au demeurant pas contester les intimés.

2.             En réponse au recours, les intimés contestent les charges suffisantes, estimant, pour l'un, qu'il ne revêtirait pas la qualité de gérant, et, pour l'autre, qu'elle ne l'aurait nullement instigué à commettre une gestion déloyale, les séquestres devant donc selon eux être levés pour ce motif déjà.

2.1. En vertu de l'art. 263 al. 1 CPP, des objets et des valeurs patrimoniales appartenant au prévenu ou à des tiers peuvent être mis sous séquestre, notamment lorsqu'il est probable qu'ils seront utilisés comme moyen de preuve (let. a), qu'ils devront être restitués au lésé (let. c) ou qu'ils devront être confisqués (let. d) au sens des art. 69 ss. CP. Le séquestre doit répondre à l'existence de soupçons suffisants laissant présumer une infraction (art. 197 al. 1 let. b CPP). L'autorité statue sous l'angle de la vraisemblance, examinant des prétentions encore incertaines. Il s'agit, en effet, d'une mesure provisoire destinée à préserver les objets ou valeurs dans les buts énoncés à l'art. 263 al. 1 CPP.

2.2. À teneur de l'art. 267 al. 1 CPP, si le motif du séquestre disparaît, le ministère public ou le tribunal lève la mesure et restitue les objets et valeurs patrimoniales à l'ayant droit.

Le séquestre sera levé lorsque le lien de connexité entre l'objet séquestré et l'infraction n'a pas pu être démontré, exception étant faite pour le séquestre prononcé en vue d'une créance compensatrice et le séquestre en couverture des frais. Ainsi, l'autorité lèvera la mesure si les charges retenues contre le prévenu s'avèrent infondées et/ou les objets ou valeurs patrimoniales séquestrés ne pourront pas faire l'objet d'une restitution au lésé ou d'une confiscation (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 1b ad art. 267).

2.3. L'art. 158 CP punit celui qui, en vertu de la loi, d'un mandat officiel ou d'un acte juridique, est tenu de gérer les intérêts pécuniaires d'autrui ou de veiller sur leur gestion et qui, en violation de ses devoirs, aura porté atteinte à ces intérêts ou aura permis qu'ils soient lésés (ch. 1 al. 1).  

Selon la jurisprudence, revêt la qualité de gérant celui à qui il incombe, de fait ou formellement, la responsabilité d'administrer un complexe patrimonial non négligeable dans l'intérêt d'autrui (ATF 142 IV 346 consid. 3.2 p. 350;
129 IV 124 consid. 3.1 p. 126). La qualité de gérant suppose un degré d'indépendance suffisant et un pouvoir de disposition autonome sur les biens administrés. Ce pouvoir peut aussi bien se manifester par la passation d'actes juridiques que par la défense, au plan interne, d'intérêts patrimoniaux, ou encore par des actes matériels, l'essentiel étant que le gérant se trouve au bénéfice d'un pouvoir de disposition autonome sur tout ou partie des intérêts pécuniaires d'autrui, sur les moyens de production ou le personnel d'une entreprise (ATF 142 IV 346 consid. 3.2 p. 350; 123 IV 17 consid. 3b p. 21). 

Le comportement délictueux visé à l'art. 158 CP n'est pas décrit par le texte légal. Il consiste à violer les devoirs inhérents à la qualité de gérant. Le gérant sera ainsi punissable s'il transgresse – par action ou par omission – les obligations spécifiques qui lui incombent en vertu de son devoir de gérer et de protéger les intérêts pécuniaires d'une tierce personne (ATF 142 IV 346 consid. 3.2 p. 350). Savoir s'il y a violation de telles obligations implique de déterminer, au préalable et pour chaque situation particulière, le contenu spécifique des devoirs incombant au gérant. Ces devoirs s'examinent au regard des dispositions légales et contractuelles applicables, des éventuels statuts, règlements internes, décisions de l'assemblée générale, buts de la société et usages spécifiques de la branche (arrêts du Tribunal fédéral 6B_230/2020 du 8 juin 2020 consid. 3.2.1; 6B_1074/2019 du 14 novembre 2019 consid. 4.1). 

Quiconque décide intentionnellement autrui à commettre un crime ou un délit encourt, si l'infraction a été commise, la peine applicable à l'auteur de cette infraction (art. 24 CP). La peine est atténuée à l'égard de quiconque a intentionnellement prêté assistance à l'auteur pour commettre un crime ou un délit (art. 25 CP). 

2.4. En l'espèce, bien que le prévenu dépendait d'un supérieur hiérarchique – Q______ –, il lui appartenait d'identifier, seul, les besoins en projets de la recourante, en sa qualité de Manager PLM ; de préparer ensuite les actes de mission y relatifs, pour lesquels il était la personne de contact au sein de A______ SA ; et valider les heures saisies par les prestataires externes dans le timesheet interne de A______ SA, heures qui étaient vérifiées par lui seul ; étant relevé que la validation des heures par l'intimé générait informatiquement une attestation conduisant au paiement des factures.

L'intimé disposait ainsi d'une indépendance suffisante et d'un pouvoir de disposition autonome sur une part non négligeable du patrimoine engagé pour le compte de la recourante. C'est donc en vain qu'il allègue n'avoir eu de pouvoir de disposition qu'à hauteur de CHF 1'600.-, puisque dans la mesure où il était le seul


à vérifier et valider les heures de travail des prestataires externes, pour des actes de missions qu'il avait élaborés, il bénéficiait, de fait, d'un pouvoir autonome sur les heures facturées par R______ SA à la recourante, dont la validation conduisait au paiement des factures émises par R______ SA.

D’ailleurs, comme il avait tu à son employeur être, avec son épouse, l'ayant-droit économique de R______ SA, il a pu, après la signature du contrat-cadre, engranger les profits litigieux, précisément parce qu'il disposait au sein de A______ SA de l'autonomie suffisante pour mettre en œuvre le personnel de R______ SA, dont 99% du chiffre d'affaires reposait sur les contrats conclus, par son intermédiaire, avec la recourante.

L'argument selon lequel le présent cas s'éloignerait de l'affaire V______, au motif que l'intimé n'était pas un fonctionnaire, n'a aucune portée, puisque ce n'est pas une violation de l'art. 314 CP qui lui est reprochée, mais de l'art. 158 CP, et que son rôle au sein de la recourante impliquait bel et bien qu'il sauvegarde les intérêts pécuniaires – privés – de celle-ci.

Il existe ainsi, contrairement à l'avis de l'intimé, une prévention pénale suffisante qu'il revêtait, durant la période pénale, la qualité de gérant au sens de l'art. 158 al. 1 CP. Il existe en outre des soupçons suffisants que l'intimée a instigué son époux, ou du moins lui a prêté assistance, en acquérant R______ SA et en lui remettant – contre paiement ou non – des actions de cette société, puis en l'aidant à accomplir les actes sus-décrits.

3.             La recourante reproche au Ministère public d'avoir levé les séquestres au-delà de la somme de CHF 322'523.- au motif qu’elle n'aurait pas démontré son préjudice.

3.1. L'infraction de gestion déloyale n'est consommée que s'il y a eu préjudice. Tel est le cas lorsqu'on se trouve en présence d'une véritable lésion du patrimoine, c'est-à-dire d'une diminution de l'actif, d'une augmentation du passif, d'une non-diminution du passif ou d'une non-augmentation de l'actif, ou d'une mise en danger de celui-ci telle qu'elle a pour effet d'en diminuer la valeur du point de vue économique (ATF 142 IV 346 consid. 3.2 p. 350; 129 IV 124 consid. 3.1 p. 125 s.). 

3.2. Dans l'arrêt du Tribunal fédéral 6B_815/2020 précité, le Tribunal fédéral a retenu ce qui suit s'agissant du responsable des comptabilités de V______ (ci-après, le comptable) condamné pour gestion déloyale par les autorités cantonales :

"(Le comptable) ne peut être suivi lorsqu'il affirme qu'il lui aurait été demandé de mettre en place un système de recouvrement "fiable économiquement, performant et rapide", sans aucunement prendre en compte le coût dudit système. En sa qualité de fonctionnaire chargé de bâtir un nouveau système de recouvrement – dont l'objectif final était la récupération d'un maximum de fonds – l'intéressé ne pouvait se borner à offrir au premier mandataire contacté une rémunération somptuaire, sans même chercher à savoir si les coûts ainsi consentis pouvaient éventuellement être substantiellement réduits. Le fait que le système mis en place se fût révélé efficace, comme l'a retenu la cour cantonale, n'a pas pour conséquence que la question de la rémunération de (l'avocat) aurait pu être définitivement ignorée, d'autant que les résultats obtenus en matière de recouvrement n'étaient pas directement et exclusivement dépendants des honoraires payés, s'agissant d'une procédure largement standardisée. Enfin, le (comptable) prétend en vain qu'il aurait adopté un système moins onéreux que celui qui aurait résulté d'une collaboration avec des sociétés de recouvrement, dès lors que l'autorité précédente a relevé qu'une telle collaboration ne pouvait plus être envisagée en 2007 et qu'il s'agissait précisément de chercher une nouvelle méthode de recouvrement. Le (comptable) a donc bien violé son devoir de gestion en proposant et en assurant (à l'avocat) une rémunération hors de toutes proportions au regard du travail effectivement accompli, cela indépendamment des résultats obtenus en matière de recouvrement" (consid. 4.4.2).

3.3. En l'espèce, le préjudice allégué par la recourante est constitué de deux volets.

3.3.1. Le premier, soit la facturation à tort de prestations non réalisées par les employés de R______ SA, est admis par les prévenus uniquement à hauteur de CHF 275'000.-. La recourante a pourtant produit un tableau établi par un audit interne, mettant en lumière les heures facturées par R______ SA pour lesquelles aucun signe de présence de ses consultants, sur les diverses plateformes informatiques de A______ SA, n'aurait été décelé. Elle chiffre ces journées facturées à tort à 1’332 jours – contre 200 reconnus par les prévenus –, ce qui correspondrait à un préjudice de quelque CHF 1'761'000.-. Les prévenus ont pointé, dans ce tableau, certaines incohérences, sur lesquelles le Ministère public s'est fondé pour retenir l'absence de preuve de préjudice au-delà de la somme maintenue en séquestre.

S'il faut admettre que certaines données du tableau paraissent contradictoires, ces bizarreries ne sont pas de nature, à ce stade de l'instruction, à dénaturer l'entier de l'audit. Le Ministère public ne pouvait pas, sur la base des seules contestations des prévenus sur certaines entrées du tableau, conclure à l'absence de préjudice au-delà de CHF 275'000.-, sans procéder à une analyse plus détaillée.

R______ SA employait une vingtaine de collaborateurs et AE______ a déclaré avoir constaté des discordances pour "tous" les prestataires R______ SA. Y______ a quant à lui déclaré que d'autres que lui, soit en particulier X______ – qui l'a confirmé – et un dénommé "AI______", auraient pu procéder de la sorte. Toutefois, seuls les deux employés désignés par les prévenus – Y______ et X______ – ont été entendus sur cette problématique. En l'état, il ne paraît pas que l'instruction ne serait pas ou plus en mesure d'apporter des preuves sur ce volet du préjudice allégué, la recourante offrant d'ailleurs d'éclaircir encore ce point.

La conclusion du Ministère public selon laquelle ce volet du préjudice ne serait pas établi au-delà de CHF 275'000.- parait ainsi à tout le moins prématurée.

3.3.2. S'agissant du second volet du préjudice allégué, l'intimé avait pour mission de répondre aux besoins en projets des employés de la recourante, dans son domaine, en particulier en lien avec le logiciel P______ dont il était le spécialiste. Il lui appartenait donc de trouver les meilleurs prestataires pour répondre à ces besoins. S'il affirme avoir fait appel, à cette fin, aux informaticiens employés par la société dont lui et son épouse étaient les ayants-droits économiques – au motif qu'ils étaient selon lui les plus performants sur le marché –, on ne peut pas affirmer, en l'état, que cette solution était la plus avantageuse pour la recourante, puisque, en privilégiant sa propre société – à l'insu de son employeur –, il a profité d'un revenu substantiel, généré par l'importante marge réalisée par R______ SA.

En comparaison avec l'affaire V______, l'intimé était, ici, à la fois celui qui confiait les mandats externes et celui qui bénéficiait financièrement de ces attributions. Il existe ainsi un soupçon suffisant que l'intimé et son épouse aient causé à la recourante un préjudice, consistant en la différence entre la rémunération qu'ils se sont octroyée en mandatant R______ SA et celle qui aurait pu se justifier en application d'une gestion non déloyale des intérêts de la recourante par l'intimé.

C'est en vain que les intimés allèguent, à ce stade de la procédure, que les sociétés concurrentes, auxquels la recourante fait appel depuis la rupture du contrat avec R______ SA pratiquaient les mêmes prix que ceux facturés par R______ SA, puisque le devoir du prévenu de sauvegarder les intérêts de la recourante impliquait de mettre en place la solution la moins coûteuse pour celle-ci, en conservant un rapport raisonnable entre les coûts et l'efficacité. Or, la rémunération de R______ SA procurait à l'intimé un profit incompatible avec ses obligations de gérant, qui plus est au moyen d'une marge très importante après couverture des salaires et charges de sa société. Il ressort en effet des éléments au dossier des soupçons suffisants que les intimés aient, volontairement, maintenu les charges internes de R______ SA à un niveau bas, en particulier les salaires, en vue de bénéficier personnellement du profit tiré de cette marge, en violation du devoir de gestion découlant du contrat liant l'intimé à la recourante et au préjudice de celle-ci.

Partant, c'est à tort que le Ministère public a retenu, à ce stade de l'instruction, l'absence de tout préjudice pour ce second volet.

4. Les intimés invoquent la violation du principe de la proportionnalité par le maintien des séquestres, car ils seraient notamment empêchés d'obtenir le renouvellement de l'hypothèque de l'un de leurs biens immobiliers.

4.1. Selon l'art. 197 al. 1 let. c CPP, toute mesure de contrainte doit respecter le principe de la proportionnalité. Un séquestre peut apparaître disproportionné lorsque la procédure dans laquelle il s'inscrit s'éternise sans motifs suffisants (ATF 132 I 229 consid. 11.6 p. 247), mais il reste proportionné tant et aussi longtemps qu’il porte sur des avoirs dont on peut admettre en particulier qu'ils pourront être vraisemblablement confisqués ou restitués en application du droit pénal (ATF 141 IV 360 consid. 3.2 p. 364).

4.2. En l’espèce, la saisie litigieuse remonte certes à deux ans, mais elle porte sur des espèces et bien immobiliers directement en lien avec les faits dont les intimés sont prévenus, ou susceptibles de faire l'objet d'une créance compensatrice (art. 271 CPP). Cela suffit pour satisfaire aux conditions légales et jurisprudentielles. La difficulté d'obtenir le renouvellement d'un prêt hypothécaire – qui, ici, paraît aussi pouvoir être liée à l'absence de revenus des intimés –, ne doit pas priver la partie plaignante de la saisie d'un bien acquis avec les profits provenant de l'activité pénalement reprochée aux prévenus. De plus, le Ministère public a déjà, à plusieurs reprises, levé partiellement les séquestres pour permettre le paiement de factures, de sorte que le maintien des séquestres ne viole en l'état pas le principe de la proportionnalité.

5. Fondé, le recours doit ainsi être admis et l'ordonnance querellée, annulée.

6. L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

7.             La recourante, qui a gain de cause, a requis une indemnité de procédure de CHF 11'416.20 pour le recours, correspondant à 20 heures à CHF 350.-/heure pour le collaborateur et 8 heures à CHF 450.-/heure pour le chef d'étude.

7.1. En vertu de l'art. 436 al. 1 CPP, les prétentions en indemnité dans les procédures de recours sont régies par les art. 429 à 434 CPP.

Selon l'art. 433 al. 2 CPP, la partie plaignante adresse à l'autorité pénale ses prétentions, qu'elle doit chiffrer et justifier.

Le juge ne doit ainsi pas avaliser purement et simplement les notes d'honoraires qui lui sont le cas échéant soumises, mais, au contraire, examiner si l'assistance d'un conseil était nécessaire puis, dans l'affirmative, apprécier objectivement la pertinence et l'adéquation des activités facturées, par rapport à la complexité juridique et factuelle de l'affaire et, enfin, dire si le montant des honoraires réclamés, même conforme au tarif pratiqué, est proportionné à la difficulté et à l'importance de la cause, c'est-à-dire raisonnable au sens de la loi (cf. ACPR/140/2013 du 12 avril 2013).

L'indemnité allouée doit être mise à la charge de l'État.

7.2.  En l'espèce, le recours, de 37 pages (pages de garde et de conclusions comprises), comporte en grande partie des redites de la plainte pénale. La cause ne manque pas de complexité, mais les arguments auraient pu être exposés de manière plus succincte. Il s'ensuit que l'indemnité sera fixée à CHF 4'361.85 (y compris TVA à 7.7%), pour le recours et la réplique de 5 pages.

7.3.  Les intimés, qui succombent, n'ont pas droit à une indemnité de procédure.

* * * * *


 


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule l'ordonnance de levée partielle de séquestre du 22 décembre 2021.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l’État.

Invite les services financiers du Pouvoir judiciaire à restituer à A______ SA les sûretés versées (CHF 3'000.-).

Alloue à A______ SA, à la charge de l'État, une indemnité de CHF 4'361.85, TVA (7.7%) incluse, pour la procédure de recours.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à la recourante (soit pour elle ses conseils), aux prévenus (soit pour eux leur conseil respectif) et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Mesdames Daniela CHIABUDINI et Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Madame Olivia SOBRINO, greffière.

 

La greffière :

Olivia SOBRINO

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).