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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2618/2017

ATA/11/2018 du 09.01.2018 ( PATIEN ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2618/2017-PATIEN ATA/11/2018

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 9 janvier 2018

 

dans la cause

 

Monsieur A______
représenté par Me Thierry Ulmann, avocat

contre

COMMISSION DU SECRET PROFESSIONNEL

et

Monsieur B______
représenté par Me Yvan Jeanneret, avocat



EN FAIT

1) Monsieur A______, ressortissant français, est en détention provisoire en France depuis le début du mois d’octobre 2016. Il est visé par une enquête pénale où il lui est reproché d’avoir tiré sur son épouse et le compagnon de cette dernière.

2) Par courrier électronique du 15 décembre 2016, Monsieur B______, médecin psychiatre, a demandé à la commission du secret professionnel (ci-après : la commission) la levée de son secret professionnel au sujet de l’intéressé. M. A______ avait été son patient entre les mois de juin 2014 et mai 2015. M. B______ était convoqué à la police le 23 janvier 2017 et l’inspecteur lui avait indiqué qu’il envisageait de saisir son dossier médical, mais aucun mandat n’avait été transmis en l’état.

3) Le 30 mars 2017, la commission a écrit à M. A______, à l’adresse de son avocate française, afin que l’intéressé se détermine par écrit sur la demande de levée du secret professionnel.

Une relance, dans le même sens, a été adressée le 4 mai 2017.

4) Le 4 mai 2017, M. B______ a été entendu par la commission ; à cette occasion, il a produit un ordre de dépôt qu’il avait reçu d’un procureur genevois. Il devait remettre au Ministère public le dossier médical de M. A______ et cela sous la menace des peines de droit.

5) Le 29 mai 2017, l’avocate conseillant M. A______ en France s’est opposée à la levée du secret professionnel. Le témoignage de M. B______ devant la commission, en droit français, entraînerait sa radiation pure et simple de l’ordre des médecins. Il n’y avait aucun intérêt public prépondérant à cette levée, et la rupture des soins entre M. A______ et M. B______ avait déjà été liée à une violation de ce secret. Le témoignage de M. B______ était empreint d’un défaut évident d’objectivité et d’un manque ahurissant de délicatesse.

6) Le 1er juin 2017, la commission a décidé de lever le secret professionnel de M. B______ et l’a autorisé à répondre aux questions de la police judiciaire en indiquant les éléments pertinents de sa prise en charge médicale de M. A______ tels qu’il les avait décrits lors de son audition. Il était aussi autorisé à transmettre copie du dossier médial de M. A______ au Ministère Public.

M. B______ n’avait pas pu contacter M. A______, d’où la demande faite à la commission. Le procès-verbal avait été transmis à M. A______, à l’adresse de son avocate française. Cette dernière s’était opposée, le 29 mai 2017, à la levée du secret professionnel en faisant valoir l’absence d’intérêt public prépondérant, la violation du secret professionnel commise par M. B______ et le défaut d’objectivité de son témoignage.

Ces deux derniers éléments n’étaient pas des conditions pertinentes permettant de s’opposer à la levée du secret professionnel. Les informations décrites par M. B______ étaient en lien avec la procédure pénale en cours et leur transmission était nécessaire afin que la police judiciaire et la justice puissent mener à bien leur mission. Cet élément constituait un intérêt public prépondérant.

7) Par acte mis à la poste le 15 juin 2017 et reçu par la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) le lendemain, M. A______ a recouru contre la décision précitée, concluant à son annulation et au rejet de la requête de M. B______.

La levée du secret professionnel péjorerait ses intérêts dans le cadre de la procédure pénale française. La protection du secret médical ne pouvait être restreinte que de manière restrictive. En l’espèce, il y avait un intérêt privé prépondérant du recourant et un intérêt public prépondérant à ne pas utiliser ce qu’un patient pouvait dire à son médecin pour nuire à ce patient. La commission avait erré et n’avait pas envisagé les conséquences catastrophiques de sa décision : elle écarterait beaucoup de monde de toute consultation psychiatrique. On pouvait aussi se demander dans quelle mesure un thérapeute pouvait être utilisé par la justice pénale pour nuire à son patient. De plus, la levée du secret pouvait mettre M. B______ dans une situation de conflit d’intérêts : il avait avantage à indiquer que M. A______ avait la conscience et la volonté nécessaires à maîtriser ses pulsions plutôt que d’indiquer qu’il était irresponsable, ce qui pourrait engager la responsabilité du thérapeute.

La décision litigieuse était arbitraire et devait être annulée.

8) Invitée à se déterminer, la commission a transmis son dossier, sans émettre d’observations.

9) Aussi invité à se déterminer, M. B______ s’est limité à produire un courrier dont il ressortait qu’il n’avait pas été autorisé par M. A______ à s’exprimer devant la chambre administrative.

10) Dans le cadre de l’exercice de son droit à la réplique, M. A______ a maintenu ses conclusions. La commission n’avait pas avancé d’éléments répondant au grief qui lui a été fait. M. B______ n’avait pas non plus fait valoir de contre-arguments et respectait enfin son secret médical.

11) Sur quoi, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1) Interjeté dans le délai légal de dix jours et devant la juridiction compétente pour connaître des décisions de la commission, le recours est recevable de ces points de vue (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 12 al. 5 de la loi sur la santé du 7 avril 2006 - LS - K 1 03).

2) Selon l’art. 321 ch. 1 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937
(CP - RS 311.0), les médecins qui auront révélé un secret à eux confié en vertu de leur profession ou dont ils avaient eu connaissance dans l'exercice de celle-ci, sont punissables. La révélation ne sera pas punissable si elle a été faite avec le consentement de l'intéressé ou si, sur la proposition du détenteur du secret, l'autorité supérieure ou l'autorité de surveillance l'a autorisée par écrit (art. 321
ch. 2 CP).

Le secret médical couvre tout fait non déjà rendu public, communiqué par le patient à des fins de diagnostic ou de traitement, mais aussi des faits ressortissant à la sphère privée de ce dernier révélés au médecin en tant que confident et soutien psychologique (ATA/717/2014 du 9 septembre 2014 et références citées).

3) En droit genevois, l’obligation de respecter le secret professionnel est rappelée à l’art. 87 al. 1 LS.

Elle est le corollaire du droit de toute personne à la protection de sa sphère privée, garanti par les art. 13 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101). C’est ainsi qu’en droit cantonal genevois, la loi dispose que le secret professionnel a pour but de protéger la sphère privée du patient. Il interdit aux personnes qui y sont astreintes de transmettre des informations dont elles ont eu connaissance dans l’exercice de leur profession. Il s’applique également entre professionnels de la santé (art. 87 al. 2 LS).

4) D’une manière plus générale, le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les parties contractantes à la CEDH (ATA/717/2014 précité et les références citées). Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : CourEDH), il est capital non seulement pour protéger la vie privée des malades, mais également pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en général. La législation interne doit ménager des garanties appropriées pour empêcher toute communication ou divulgation des données à caractère personnel relatives à la santé qui ne serait pas conforme à l’art. 8 CEDH, garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale. Ainsi, le devoir de discrétion est unanimement reconnu et farouchement défendu (ACEDH Z. c/ Finlande du 25 février 1997 et M.S. c/ Suède du 27 août 1997 cités in Dominique MANAÏ, Droit du patient face à la biomédecine, 2013, p. 127-129 ; arrêt du Tribunal fédéral 4C.111/2006 du 7 novembre 2006 consid. 2.3.1. ; ATA/146/2013 du 5 mars 2013).

5) Comme tout droit fondamental, le droit à la protection du secret médical peut être restreint moyennant l’existence d’une base légale, la présence d’un intérêt public prépondérant à l’intérêt privé du patient concerné (ou la protection d’un droit fondamental d’autrui) et le respect du principe de la proportionnalité (art. 36 al. 2 Cst.).

6) a. La base légale pouvant fonder la restriction est, en cette matière, constituée par l'art. 321 ch. 2 CP, selon lequel la révélation n'est pas punissable si elle a été faite avec le consentement de l'intéressé ou si, sur la proposition du détenteur du secret, l'autorité supérieure ou l'autorité de surveillance l'a autorisée par écrit ; et par l’art. 88 LS, qui dispose qu’une personne tenue au secret professionnel peut en être déliée par l'autorité supérieure de levée du secret professionnel, même en l’absence du consentement du patient (art. 88 al. 1 LS en relation avec
l’art. 12 LS).

Une telle décision doit cependant se justifier par la présence de « justes motifs » (art. 88 al. 1er LS).

À teneur de l’art. 87 al. 3 LS, les intérêts du patient ne peuvent constituer un « juste motif » de levée du secret, si ce dernier n’a pas expressément consenti à la levée du secret le concernant. La notion de justes motifs de l’art. 88 al. 1 LS se réfère donc uniquement à l’existence d’un intérêt public prépondérant, tel que le besoin de protéger le public contre un risque hétéro-agressif ou à la présence d’un intérêt privé de tiers dont le besoin de protection serait prépondérant à celui en cause, conformément à l’art. 36 Cst. (ATA/202/2015 du 24 février 2015 consid. 6).

b. La doctrine retient que le secret ne peut être levé que lorsque des intérêts prépondérants le requièrent, qu’il s’agisse de ceux du maître du secret ou de ceux du détenteur de ce secret ou encore de l’intérêt de tiers. L'autorité doit procéder à une pesée des intérêts en présence. Par exemple, la levée du secret se justifie dans la mesure nécessaire pour permettre au professionnel de se défendre d'une accusation portée contre lui ou encore de faire valoir ses droits lorsqu'il est attaqué en justice par son client ; on peut aussi concevoir la levée du secret pour prévenir la commission d'une infraction (Bernard CORBOZ, Les infractions en droit suisse, volume III, 2010, ad art. 321 CP p. 771 et 372 ; Benoît CHAPPUIS, Code pénal II, Commentaire romand 2017, p. 2200 n. 153 ss.).

7) a. En l’espèce, l’intérêt privé du recourant à préserver la possibilité d’échanger avec un thérapeute sans craindre que les propos tenus puissent être utilisés ultérieurement dans un cadre entièrement différent, voire en sa défaveur, est extrêmement lourd tant il paraît fondamental qu’un patient puisse échanger sans crainte avec son thérapeute. À cet égard, le fait que la relation médicale avec M. B______ est d’ores et déjà rompue ne modifie pas ce qui précède.

En revanche, l’intérêt public à la levée du secret apparaît plus ténu. La révélation des confidences faites par le recourant à son thérapeute peut éventuellement faciliter la compréhension des comportements reprochés à l’intéressé, mais ne peut manifestement plus les prévenir. Les éléments en question peuvent effectivement amener les autorités judiciaires à alourdir ou à alléger la sentence qui serait par hypothèse prononcée, voire à modifier la qualification des infractions retenues à nouveau en faveur ou en défaveur du recourant. Toutefois, l’autorité judiciaire peut aussi obtenir les faits fondant de telles appréciations par d’autres moyens n’impliquant pas la levée du secret médical. En revanche, cette levée ne permettrait selon toute probabilité plus au recourant de parler en confiance à ses thérapeutes, diminuant de ce fait d’une manière importante les effets que l’on peut attendre d’une démarche thérapeutique.

b. De plus, l’autorité intimée a retenu l’existence d’un intérêt public prépondérant du fait du lien entre la procédure pénale en cours et les informations communiquées par M. B______ ; la levée du secret était dès lors nécessaire pour que la police judiciaire et la justice puissent mener à bien leur mission.

Rien ne permet toutefois de penser que la mission de la police et de la justice ne puisse être menée sans la communication desdites informations et la levée de ce secret. Cette conclusion est d’autant plus fondée que le dossier de la commission intimée ne contient pas d’information sur l’état de la procédure judiciaire, si ce n’est un mandat de comparution adressé à M. B______, le priant de faire le nécessaire afin d’être délié de son secret médical.

8) Par conséquent, la décision du 1er juin 2017, en tant qu’elle lève le secret médical de M. B______, n’est pas justifiée par l’existence d’un juste motif au sens de l’art. 88 LS. Elle sera dès lors annulée.

Au vu de l’issue du recours, aucun émolument ne sera mis à la charge du recourant et une indemnité de procédure de CHF 1’000.- lui sera allouée, à la charge de l’État de Genève (art. 87 al. 1 et 2 LPA).

 

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 15 juin 2017 par Monsieur A______ contre la décision de la commission du secret professionnel du 1er juin 2017 ;

au fond :

l'admet ;

annule la décision du 1er juin 2017 de la commission du secret professionnel levant le secret professionnel de Monsieur B______ ;

dit qu’il n’est pas perçu d’émolument ;

alloue à Monsieur A______ une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l’État de Genève ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de LTF, le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Thierry Ulmann, avocat du recourant, à la commission du secret professionnel ainsi qu'à Me Yvan Jeanneret, avocat de l’intimé.

Siégeant : Mme Junod, présidente, M. Thélin, Mme Krauskopf, M. Pagan, Mme Payot Zen-Ruffinen, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

M. Rodriguez Ellwanger

 

 

la présidente siégeant :

 

 

Ch. Junod

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :