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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/2134/2018

ACST/16/2019 du 03.04.2019 ( ABST ) , REFUSE

RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2134/2018-ABST ACST/16/2019

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 3 avril 2019

Sur effet suspensif

dans la cause

 

Association « Les Verts genevois »

Monsieur A______

Monsieur B______

Madame C______

Monsieur D______

Madame E______

Madame F______

Monsieur G______

Monsieur H______
représentés par Me Fabienne Fischer, avocate

contre

GRAND CONSEIL


Attendu, en fait, que :

1. Le 4 novembre 2015, le Conseil d'État a déposé auprès du Grand Conseil un projet de loi (ci-après : PL) sur la laïcité de l'État, enregistré sous numéro PL 11764.

L'art. 3 du PL 11764 avait la teneur suivante :

Art. 3 Neutralité religieuse de l’État

1 Le canton de Genève et les communes observent une neutralité religieuse.

2 Ils veillent à exclure toute discrimination fondée sur les convictions religieuses.

3 Les collaborateurs visés par l'article 1 de la loi générale relative au personnel de l’administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux, du 4 décembre 1997, les collaborateurs des communes, ainsi que les collaborateurs des établissements publics ou privés exécutant des tâches déléguées par l’État, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions. Lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s'abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

2. Lors de la séance plénière du 3 décembre 2015, le PL 11764 a été renvoyé sans débat à la commission des Droits de l'Homme du Grand Conseil.

3. Le 6 mars 2018, la commission parlementaire précitée a rendu son rapport sur le PL 11764 ainsi que sur trois autres projets, rapport totalisant, avec les annexes, 801 pages. Pour le PL 11764 avaient été rédigés un rapport de majorité ainsi que deux rapports de minorité.

La teneur de l'art. 3 issu des travaux de la commission était la suivante :

Art. 3 Neutralité religieuse de l’État

1 L’État est laïque. Il observe une neutralité religieuse. Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle.

2 La neutralité religieuse de l’État interdit toute discrimination fondée sur les convictions religieuses, ou l’absence de celles-ci, ainsi que toute forme de prosélytisme. Elle garantit un traitement égal de tous les usagers du service public sans distinction d’appartenance religieuse ou non.

3 Les membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, ainsi que les magistrats du pouvoir judiciaire et de la Cour des comptes, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

4 Les agents de l’État, soit ceux du canton, des communes et des personnes morales de droit public, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

5 Les cérémonies officielles et les prestations de serment sont organisées selon des modalités respectant la neutralité religieuse.

4. Le 26 avril 2018, le Grand Conseil a adopté la loi 11764, qui est devenue la loi sur la laïcité de l'État (LLE - A 2 75).

L'art. 3 LLE issu du deuxième débat en séance plénière, et inchangé par la suite, avait la teneur suivante :

Art. 3 Neutralité religieuse de l’État

1 L’État est laïque. Il observe une neutralité religieuse. Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle.

2 La neutralité religieuse de l’État interdit toute discrimination fondée sur les convictions religieuses, ou l’absence de celles-ci, ainsi que toute forme de prosélytisme. Elle garantit un traitement égal de tous les usagers du service public sans distinction d’appartenance religieuse ou non.

3 Les membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, ainsi que les magistrats du pouvoir judiciaire et de la Cour des comptes, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

4 Lorsqu’ils siègent en séance plénière, ou lors de représentations officielles, les membres du Grand Conseil et des Conseils municipaux s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des signes extérieurs.

5 Les agents de l’État, soit ceux du canton, des communes et des personnes morales de droit public, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

6 Les cérémonies officielles et les prestations de serment sont organisées selon des modalités respectant la neutralité religieuse.

5. La LLE a été publiée dans la Feuille d'avis de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) le 11 mai 2018. Le délai référendaire expirait le 20 juin 2018.

6. Le 16 mai 2018, quatre comités différents ont lancé un référendum contre la LLE.

7. Le 20 juin 2018, environ 8300 signatures ont été déposées par lesdits comités à l'appui de leur demande de référendum.

8. Par acte déposé le 22 juin 2018, l'Association « Les Verts genevois », de même que Mesdames et Messieurs A______, B______, C______, D______, E______, F______, G______ et H______ ont interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre la LLE, concluant à l'annulation des al. 3 et 4 de son art. 3.

Les dispositions précitées restreignaient de manière inadmissible la liberté de conscience et de croyance. Les entraves à la manifestation des convictions religieuses étaient habituellement ressenties comme graves par les personnes concernées, si bien que l'atteinte devait être considérée comme telle. On ne distinguait pas quel intérêt public serait protégé de par la prohibition de l'expression de toute appartenance religieuse. L'adoption de la LLE ne répondait en tout cas pas à un impératif quelconque.

Les interdictions contenues dans les dispositions attaquées stigmatisaient et discriminaient les personnes prises en étau entre leurs fonctions et leurs convictions religieuses, fermant en outre l'accès au pouvoir législatif aux personnes dont les convictions religieuses leur imposaient de porter un signe d'appartenance ou à celles qui ne pourraient renoncer à le faire au regard de leurs convictions personnelles. Il était ainsi permis de craindre que ces mesures ne favorisent un repli communautaire de certains groupes de citoyens. Les interdictions visées par les al. 3 et 4 de l'art. 3 LLE n'étaient pas davantage justifiées par la protection de l'ordre public, ni par celle des droits d'autrui.

Le critère de la densité normative n'était pas respecté, puisqu'il était impossible de savoir où commençait et où s'arrêtait le « cadre des fonctions » dont parlait la loi, celle-ci comprenant en outre plusieurs notions indéterminées, telles que « les propos », , le « contact avec le public », le « signalement » de l'appartenance religieuse ou le « signe extérieur ».

Les dispositions en cause violaient également la liberté d'expression et l'interdiction de la discrimination, ainsi que les art. 35 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 41 de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 (Cst-GE - A 2 00), qui prévoyaient la mise en œuvre des droits fondamentaux dans l'ensemble de l'ordre juridique.

9. Par décision du 28 juin 2018, le juge délégué a prononcé la suspension de la procédure, le recours étant prématuré dès lors que la LLE n'avait pas été promulguée, et que le référendum avait été demandé à son encontre.

10. Par arrêté publié dans la FAO le 7 septembre 2019, le Conseil d'État a constaté l'aboutissement du référendum.

11. Lors de la votation populaire s'étant tenue le 10 février 2018, la LLE a été acceptée à une majorité de 55,05 % des votants.

12. Ces résultats ont été validés par arrêté du Conseil d'État publié dans la FAO du 1er mars 2019.

13. L'arrêté de promulgation de la LLE a été publié dans la FAO du 8 mars 2019, si bien que la loi est entrée en vigueur, conformément à son art. 13, le lendemain, soit le 9 mars 2019.

14. Le 11 mars 2019, les recourants ont déposé une requête urgente de restitution (recte : d'octroi) de l'effet suspensif au recours.

Un tel octroi était notamment urgent afin de permettre à Mme F______, recourante de confession musulmane et conseillère municipale à Meyrin, de pouvoir siéger lors des prochaines séances du conseil municipal, dès lors qu'elle portait le foulard islamique.

L'atteinte à ses droits politiques serait majeure et irréparable. L'association recourante serait également lésée, dès lors que sa représentation au conseil municipal de Meyrin serait amputée, et que des votes pourraient avoir lieu sans que sa conseillère municipale, pourtant régulièrement élue, pût y prendre part.

15. Le 22 mars 2019, le Grand Conseil s'en est rapporté à justice sur la question de l'effet suspensif, tout en indiquant qu'il considérait la requête comme infondée, et comme de son devoir de défendre l'application immédiate et continue de la loi attaquée.

Le caractère privé des intérêts invoqués était pour le moins douteux. Quant à l'intérêt public au respect de la volonté populaire, il ne fallait pas perdre de vue que les normes entreprises figuraient dans une loi acceptée par le corps électoral. Enfin, la condition des chances de succès manifestes du recours n'était pas remplie.

16. Sur ce, la cause a été gardée à juger sur la question de l'effet suspensif.

 

Considérant, en droit, que :

1. L’examen de la recevabilité du recours est reporté à l'arrêt au fond, étant précisé qu’il n’apparaît pas prima facie que les conditions de recevabilité ne seraient pas remplies.

2. a. Selon l’art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas d'effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu'aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3). D’après l'exposé des motifs du projet de loi portant mise en œuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l’absence d’effet suspensif automatique se justifie afin d’éviter que le dépôt d’un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l'effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11311, p. 15).

b. Lorsque l'effet suspensif a été retiré ou n'est pas prévu par la loi, l'autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d'un large pouvoir d'appréciation, qui varie selon la nature de l'affaire. La restitution de l'effet suspensif est subordonnée à l'existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1161/2013 du 27 février 2014 consid. 5.5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l'autorité de recours n'est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 117 V 185 consid. 2b ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_435/2008 du 6 février 2009 consid. 2.3 et les arrêts cités).

L'octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l'effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER / Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER / Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) – présuppose l'urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l'intéressé la menace d'un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre, en principe, que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (Stéphane GRODECKI / Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER / Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

3. a. En l’espèce, seul un cas d'application de l'art. 3 al. 4 LLE est invoqué à l'appui de la demande d'octroi de l'effet suspensif pour justifier l'urgence ; il n'est pas allégué qu'un magistrat titulaire de l'une des charges mentionnées à l'art. 3 al. 3 LLE soit placé devant un quelconque dilemme du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques.

Les intérêts des deux parties recourantes directement concernées, à savoir Mme F______ et l'Association des Verts genevois, sont concrètement menacés par l'application immédiate de la disposition légale en cause, tandis que l'intérêt public à l'entrée en vigueur sans délai de l'art. 3 al. 4 LLE est d'ordre général, puisqu'il s'agit du respect de la volonté populaire et de la procédure législative ordinaire, l'intimé ne faisant pas valoir d'intérêt particulier à une application immédiate de la disposition en cause, et s'en rapportant du reste à justice.

b. Par ailleurs, une évaluation à ce stade des chances de succès du recours s'avère délicate, dans la mesure où l'art. 3 al. 4 LLE, qui a été adopté en séance plénière quasiment sans discussion préalable, n'a pas d'équivalent connu de la chambre de céans en Suisse, et qu'une interdiction de port de signes religieux dans un organe législatif ou délibératif n'a donc pas fait l'objet de décisions judiciaires ; étant précisé que la jurisprudence à ce sujet portant sur les fonctionnaires, d'une part n'est pas univoque, et d'autre part ne pourrait être transposée aisément aux membres élus d'organes de ce type. Il en résulte que le critère des chances de succès – lesquelles peuvent en l'état être considérées comme non négligeables - ne peut en l'espèce pas jouer un rôle prépondérant.

c. Il résulte de ce qui précède que l'effet suspensif peut être accordé à l'art. 3 al. 4 LLE, l'application de cette disposition étant donc suspendue jusqu'à droit jugé sur le fond dans la présente cause, dans laquelle un délai pour répondre sur le fond sera donné à l'intimé dès après l'échéance du délai de recours, lequel tombe le 8 avril 2019.

4. Il est rappelé, à toutes fins utiles, que la suspension de la disposition considérée qu’implique la présente décision sur effet suspensif doit être publiée dans la FAO (art. 9 du règlement d’exécution de la loi sur la forme, la publication et la promulgation des actes officiels, du 15 janvier 1957 - RFPP - B 2 05.01).

5. Le sort des frais sera quant à lui réservé jusqu'à droit jugé au fond.

 

Par ces motifs,

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

restitue partiellement l’effet suspensif au recours ;

suspend l'application de l'art. 3 al. 4 de la loi sur la laïcité de l'État (LLE – A 2 75) jusqu'à droit jugé sur le présent recours ;

réserve le sort des frais de la procédure jusqu’à droit jugé au fond ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Me Fabienne Fischer, avocate des recourants, ainsi qu'au Grand Conseil.

 


Le président :

 

Jean-Marc VERNIORY

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

Genève, le la greffière :