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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/3398/2014

JTAPI/82/2024 du 31.01.2024 ( LCI ) , ADMIS

Descripteurs : PRESCRIPTION;AMENDE
Normes : LCI.137.al5; LCI.138; LPG.1; Cst.30.al1; CEDH.6.ch1; CP.97.al3
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3398/2014 LCI

JTAPI/82/2024

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 31 janvier 2024

 

dans la cause

 

A______ SA, représentée par Me Marco CRISANTE, avocat, avec élection de domicile

 

contre

DÉPARTEMENT DU TERRITOIRE-OAC

 


 

EN FAIT

1.             Le 2 décembre 2011, le département de l'aménagement, du logement et de l'énergie, à présent département du territoire (ci-après : le département) a délivré à B______ SA une autorisation de construire en vue de l'édification d'un immeuble administratif et industriel avec garage souterrain sur la parcelle n° 1______, feuille 83 de la commune de C______, à l'adresse ______[GE].

2.             Le mandat d'entreprise générale relatif à la construction de ce bâtiment a été confié à A______ SA, qui a, à son tour, conclu des contrats de sous-traitance avec les entreprises D______ SA, E______ SA et F______ SA.

3.             Le 13 juin 2014, Monsieur G______, ouvrier temporaire engagé par H______ Sàrl pour le compte de E______ SA, qui travaillait sur la console de l'échafaudage installé sur le chantier pour effectuer des travaux de nettoyage des tubes de chauffage se trouvant au 6ème étage, a chuté de celui-ci au 2ème étage, entre l'échafaudage et le bord de la dalle. Il est décédé des suites de ses blessures.

4.             Le même jour, une procédure pénale contre inconnu, pour homicide par négligence, a été ouverte par le Ministère public sous le n° P/2______/2014.

5.             Le 18 juin 2014, le chef du service de l'inspection des chantiers a établi un "compte rendu d'accident" à la suite de sa visite sur les lieux le 13 juin 2014. Il ressort de celui-ci que des plateaux d'échafaudage manquaient, que des "garde-corps bords de dalle, à plusieurs endroits autour de la zone accidents" manquaient et qu'il n'y avait pas de délimitation au moyen de clôture physique afin d'interdire l'accès sur la zone de travaux. Le chef du service de l'inspection des chantiers, après s'être entretenu brièvement avec la procureure en charge de la procédure pénale, le commissaire de police et le brigadier présents sur place, avaient indiqué aux différents intervenants que "toute activité [était] interdite sur l'échafaudage, ainsi qu'à l'endroit de l'accident". Ils avaient également informé le chef de projet d'A______ SA que "la seule activité qui p[ouvait] être faite sur les échafaudages [était] la mise en conformité de ceux-ci ainsi que la sécurisation de la zone où [avait] eu lieu l'accident. La reprise des travaux sur l'échafaudage [était] subordonnée au contrôle préalable de l'installation par [le] service".

6.             Par courrier du 30 juin 2014, le département a fait savoir à A______ SA qu'il avait constaté que le chantier ne se déroulait pas dans le respect des dispositions prévues par le règlement sur les chantiers du 30 juillet 1958 (RChant - L 5 05.03). En effet, les ouvriers travaillaient dans des conditions dangereuses, dans la mesure où le chantier ne répondait pas à toutes les dispositions légales, ce qui contrevenait aux art. 1 et 3 al. 1 RChant, et les ouvriers travaillaient sur un échafaudage incomplet, ce qui contrevenait aux art. 27 et 98 RChant, ainsi qu’aux art. 8 al. 1 et 49 al. 1 de l’ordonnance sur la sécurité et la protection de la santé des travailleurs dans les travaux de construction du 29 juin 2005 (OTConst - RS 832.311.141). Cette situation était d'autant plus regrettable qu'elle était à l'origine d'un accident grave. Un délai de quinze jours lui était imparti pour lui transmettre ses observations, étant précisé qu'il se réservait le droit de sanctionner les infractions commises.

7.             Par courrier du 14 juillet 2014, A______ SA a fait part de ses observations.

Elle avait mandaté le bureau I______ SA au mois d'août 2012 afin d'officier en qualité de chargé de sécurité et de contrôleur environnemental pour le chantier. Ce bureau effectuait entre autres des contrôles de sécurité quotidiens et établissait des constats journaliers directement communiqués aux responsables des entreprises en infraction. Il organisait une séance hebdomadaire avec l'ensemble des entreprises exécutantes dans le but de contrôler les irrégularités en matière de sécurité relevées durant la semaine, de contrôler leur correction et de rappeler les consignes à respecter.

Elle avait également confié, le 29 mai 2013, les travaux de réalisation des échafaudages à l'entreprise D______ SA. Cette dernière devait effectuer sa mission conformément aux prescriptions spécifiques du RChant. Il était rappelé dans le procès-verbal hebdomadaire de chantier que seule cette entreprise était habilitée à apporter des modifications sus ses échafaudages. L'absence de deux plateaux sur les échafaudages n'était ainsi pas conséquente d'un ordre qu'elle aurait adressé à cette entreprise. Elle n'avait pas non plus connaissance qu'une entreprise exécutante ait demandé à D______ SA de retirer ces deux plateaux.

Enfin, elle avait confié les travaux de flocage de la structure métallique du bâtiment à E______ SA le 20 février 2014. Cette entreprise avait entre autres pour mission la mise en place d'une protection intumescente par projection (flocage) sur la structure métallique du bâtiment. Elle n'avait pas déclaré l'usage de personnel temporaire d'une agence d'intérim, alors que M. G______ était employé de l'agence H______ Sàrl le jour de l'accident et travaillait pour E______ SA. Elle n'avait pas été informée par cette dernière d'un manquement sur les échafaudages dans ses zones de travail.

Des consoles avaient été posées par D______ SA afin de combler, ponctuellement, des espaces entre les échafaudages et les bords de dalles, supérieures à la distance maximale de 30 cm fixée dans le RChant. Elle avait constaté que les consoles étaient présentes à l'endroit de l'accident. De plus, le "plan hygiène sécurité" de E______ SA n'indiquait pas la nécessité d'utiliser les plateaux positionnés sur ces consoles comme postes de travail afin d'enlever les plastiques de protection situés en bord de dalle.

Il était incontestable qu'elle avait tout mis en œuvre pour garantir un chantier conforme aux dispositions prévues par le RChant. Elle avait respecté les normes et règles en vigueur en la matière, ainsi que les consignes de sécurité et n'était dès lors pas responsable de l'accident survenu le 13 juin 2014.

8.             Par décision du 3 octobre 2014, une amende de CHF 60'000.- a été infligée à A______ SA.

Lors d’un contrôle effectué sur place le 13 juin 2014, à la suite de l’accident, par le chef du service de l’inspection des chantiers et d’un inspecteur, il avait été constaté que son chantier ne répondait pas à toutes les dispositions légales, notamment aux art. 1, 3, 27 et 98 RChant, ainsi qu’aux art. 8 al. 1 et 49 al. 1 de OTConst, et que l’échafaudage était incomplet, de sorte que ses ouvriers travaillaient, malgré la survenance de l’accident, encore dans des conditions dangereuses.

Cette situation était d’autant plus grave qu’il avait été constaté, lors d'une séance qui avait eu lieu le 23 juin 2014 sur site, que ces importantes irrégularités n’avaient toujours pas été corrigées.

Or, dans la mesure où le risque que celles-ci engendraient était avéré, une remise en conformité immédiate des installations s’imposait. Ainsi, le fait qu’après une semaine, la situation n’avait pas évolué dénotait une absence de prise de conscience qui influait sur l’évaluation de la sanction.

Outre les infractions susmentionnées, la sanction reposait également sur l’ordre de remise en conformité qui lui avait été donné le 13 juin 2014.

Le montant de l'amende tenait donc compte de la gravité objective et subjective du comportement tenu, ainsi que des circonstances aggravantes.

9.             Par acte du 5 novembre 2014, A______ SA, sous la plume de son conseil, a recouru auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal) contre cette décision, concluant à son annulation, sous suite de frais et dépens.

En substance, elle a reproché au département de l'avoir tenue pour responsable des manquements constatés par l'inspection des chantiers et d'avoir prononcé à son encontre une amende d'un montant disproportionné, se fondant notamment sur de prétendues circonstances aggravantes.

10.         Le 12 janvier 2015, le département a transmis ses observations ainsi que son dossier, tout en maintenant les termes de sa décision.

11.         Par décision du 23 février 2015 (DITAI/3______/2015), le tribunal a prononcé la suspension de l'instruction du recours et dit que celle-ci serait reprise dès droit connu dans la procédure pénale P/2______/2014, à charge pour A______ SA de le tenir informé de l'issue de la procédure pénale.

12.         Depuis lors, A______ SA a régulièrement informé le tribunal que l'instruction pénale était toujours en cours. Elle a notamment indiqué le 16 mars 2023 se trouver dans l'attente des ordonnances de classement annoncées par le Ministère public.

13.         Par courrier du 9 novembre 2023, le tribunal a imparti un délai au 30 novembre 2023 aux parties pour présenter leurs éventuelles observations quant à la prescription de la sanction administrative, conformément à l'art. 137 al. 5 de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05).

14.         Le 30 novembre 2023, A______ SA a conclu à l'annulation de la décision querellée pour cause de prescription, sous suite de frais et dépens, dans la mesure où la décision contestée était totalement infondée, le Ministère public ayant décidé de classer la procédure pénale.

15.         Le département a transmis ses observations le même jour et conclu à la reprise de l'instruction de la procédure. Les amendes administratives étaient de nature pénale. Il fallait donc tenir compte des principes généraux régissant le droit pénal. L'art. 97 al. 3 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP - RS 311.0) précisait que la prescription ne courrait plus si, avant son échéance, un jugement de première instance avait été rendu. L'art. 137 al. 5 LCI prévoyait que la poursuite et la sanction administrative se prescrivaient pas sept ans. L'accident à l'origine de l'ouverture de la procédure d'infraction était survenu le 23 juin 2014. A son avis, le prononcé de l'amende devait être considéré comme étant un jugement de première instance de sorte que la procédure administrative engagée à l'encontre d'A______ SA ne pouvait pas être considérée comme prescrite.

EN DROIT

1.             Le Tribunal administratif de première instance connaît des recours dirigés, comme en l’espèce, contre les décisions prises par le département en application de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05) (art. 115 al. 2 et 116 al. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 143 et 145 al. 1 LCI).

2.             Interjeté en temps utile et dans les formes prescrites devant la juridiction compétente, le recours est recevable au sens des art. 60 et 62 à 65 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

3.             Selon l’art. 61 al. 1 LPA, le recours peut être formé pour violation du droit, y compris l’excès et l’abus du pouvoir d’appréciation (let. a), ou pour constatation inexacte ou incomplète des faits pertinents (let. b). En revanche, les juridictions administratives n’ont pas compétence pour apprécier l’opportunité de la décision attaquée, sauf exception prévue par la loi (art. 61 al. 2 LPA), non réalisée en l’espèce.

4.             Saisi d’un recours, le tribunal applique le droit d’office. Il ne peut pas aller au-delà des conclusions des parties, mais n’est lié ni par les motifs invoqués par celles-ci (art. 69 al. 1 LPA), ni par leur argumentation juridique (cf. ATA/386/2018 du 24 avril 2018 consid. 1b ; ATA/117/2016 du 9 février 2016 consid. 2 ; ATA/723/2015 du 14 juillet 2015 consid. 4a).

5.             Se pose la question de la prescription de l'amende prononcée.

6.             En vertu de l'art. 137 al. 5 LCI, la poursuite et la sanction administrative se prescrivent par sept ans.

7.             Les amendes administratives prévues par les législations cantonales sont de nature pénale, car aucun critère ne permet de les distinguer clairement des contraventions pour lesquelles la compétence administrative de première instance peut au demeurant aussi exister.

8.             Sauf prescription contraire de la loi, les dispositions de la partie générale du CP s'appliquent à titre de droit cantonal supplétif (art. 1 let. a de la loi pénale genevoise du 17 novembre 2006 - LPG - E 4 05). On doit cependant réserver celles qui concernent exclusivement le juge pénal (ATA/870/2023 consid. 10 ; ATA/662/2020 consid. 10c). La LCI ne contenant pas de disposition réglant la question de l’interruption de la prescription de l'infraction à l'art. 137 LCI, il y a ainsi lieu de faire application, par analogie, des art. 97 ss CP.

9.             La prescription ne court plus si, avant son échéance, un jugement de première instance a été rendu (art. 97 al. 3 CP).

10.         Le jugement de première instance au sens du droit pénal suisse vise un jugement au fond qui a été rendu par une autorité judiciaire à la suite d’une appréciation libre et indépendante des données fournies par l’enquête (Michel Dupuis/Laurent Moreillon/Christophe Piguet/Séverine Berger/Miriam Mazou/Virginie Rodigari (éds), Petit commentaire du Code pénal, 2e éd., Bâle 2017, art. 97 n° 4 ; ATF 96 IV 5 consid. 2, in  JdT 1971 IV 44). Il doit en outre être rendu au terme d’une procédure judiciaire contradictoire (Frédéric Krauskopf/Yvan Jeanneret, La prescription civile et pénale, in Christine Chappuis/Bénédict Winiger, Responsabilité civile – Responsabilité pénale, Genève 2015, 137 ss., 156).

11.         Sur ce fondement, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de juger que les ordonnances à caractère juridictionnel prononcées par l’autorité de poursuite pénale (dans le cas d’espèce : un ministère public statuant sur une mesure de confiscation) ne pouvaient pas être assimilées à un jugement rendu par le juge indépendant et impartial de l'art. 6 ch. 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (ATF 126 IV 107). Tel est également le cas d’une ordonnance pénale, laquelle n’est qu’une proposition de condamnation et n’acquiert la force et l’autorité d’un jugement que si elle n’est pas frappée d'opposition (art. 354 al. 3 CPP).

12.         Il doit en aller de même du prononcé d'une amende rendu par l’administration sur la base des art. 137 al. 1 et 138 al. 1 LCI, puisque ce dernier n’émane pas d’un « tribunal indépendant et impartial » au sens des art. 30 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst - RS 101) et 6 ch. 1 CEDH. Un tel prononcé, valablement contesté par la voie du recours par-devant le tribunal répondant aux réquisits des art. 30 al. 1 Cst et 6 ch. 1 CEDH, ne peut pas déployer des effets de droit matériel, tel l’interruption de la prescription de de la poursuite et de l'amende administrative.

13.         En l'espèce, s'agissant de la poursuite, le délai de prescription a commencé à courir le 13 juin 2014, soit le jour de l'accident mortel, pour arriver à échéance le 13 juin 2021. S'agissant de la sanction, le délai de prescription a commencé à courir le 3 octobre 2014, date à laquelle elle a été prononcée, et est arrivée à échéance le 3 octobre 2021.

14.         Dès lors, tant la prescription de la poursuite que de la sanction ont été atteintes sans qu'un jugement de première instance, interruptif de la prescription, n'ait été rendu.

15.         Par conséquent, l'amende prononcée le 3 octobre 2014 devra être annulée et le recours admis.

16.         Vu l'issue de la procédure, aucun émolument ne sera mis à la charge de la recourante de sorte que l'avance de frais de CHF 800.- versée à la suite du dépôt du recours lui sera restituée.

17.         Vu la nature de la présente cause, du temps utile que l'avocat lui a consacré et du résultat obtenu, l'État de Genève, soit pour lui le département, sera condamné à verser à la recourante une indemnité de procédure de CHF 200.- (art. 87 al. 2 LPA).

 

 

 

 

 


 

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable le recours interjeté le 5 novembre 2014 par A______ SA contre la décision du département du territoire du 3 octobre 2014 ;

2.             l'admet ;

3.             constate la prescription de l'amende prononcée le 3 octobre 2014 à l'encontre de A______ SA ;

4.             dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

5.             ordonne la restitution à la recourante de l’avance de frais de CHF 800.- ;

6.             condamne l'État de Genève, soit pour lui le département du territoire, à verser à A______ SA une indemnité de procédure de CHF 200.- ;

7.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 62 al. 1 let. a et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les trente jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant.

Siégeant : Gwénaëlle GATTONI, présidente, Oleg CALAME et Aurèle MULLER, juges assesseurs.

Au nom du Tribunal :

La présidente

Gwénaëlle GATTONI

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée aux parties.

 

Genève, le

 

Le greffier