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Décisions | Tribunal administratif de première instance

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A/2463/2022

JTAPI/819/2022 du 12.08.2022 ( MC ) , ADMIS

Descripteurs : INTERDICTION DE PÉNÉTRER DANS UNE ZONE
Normes : LEI.74; ALCP.5.al1
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2463/2022 MC

JTAPI/819/2022

 

JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

du 12 août 2022

 

dans la cause

 

Monsieur A______, représenté par Me Garance STACKELBERG, avocate

 

contre

COMMISSAIRE DE POLICE

 


EN FAIT

1.            Monsieur A______, né le ______1985 et originaire de France, mais dépourvu de tout document d'identité, été condamné, le 18 octobre 2021, par le Ministère public de Genève pour dommages à la propriété, pour avoir, durant la nuit du 9 au 10 janvier 2021, endommagé la porte d'entrée vitrée de l'immeuble sis ______, ainsi qu'une fenêtre située au 1er étage, en donnant un coup de pied dedans et en jetant des pierres dessus, causant ainsi au propriétaire un dommage de CHF 847,25.

2.            Le 20 avril 2022, l'intéressé a été interpellé dans le cadre du vol d'un téléphone portable et d'habits dans les locaux de l'association B______. A cette occasion, il a été entendu par la police et a contesté être l'auteur du vol, le rapport établi à cet égard indiquant que personne, au sein de l'association, n'avait vu le vol lui-même.

3.            Le 23 juillet 2022, M. A______ a été arrêté à la suite du vol de marchandises – représentant un montant de CHF 330,45.- -, commis au préjudice d'un magasin de l'enseigne MIGROS situé à la rue de Lausanne. Entendu par les enquêteurs, l'intéressé a reconnu les faits qui lui étaient reprochés, précisant avoir agi ainsi car "[il n'a] plus de nourriture à la maison", ajoutant encore qu'"[il n'a] également pas de travail donc pas d'argent pour [se] payer à manger". Il a par ailleurs déclaré avoir des antécédents judiciaires en France. Il a en outre indiqué être sans source légale de revenu, mais avoir une adresse chez quelqu'un à Genève ainsi qu'une amie qui serait enceinte de ses œuvres. Il a été prévenu de vol (au sens de l'article 139 ch. 1 CP).

4.            Le même jour, M. A______ a été condamné pour vol par ordonnance pénale du Ministère public pour les faits ayant mené à son arrestation, puis il a été libéré.

5.            Le 23 juillet 2022 à 18h25, en application de l'art. 74 de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration du 16 décembre 2005 (LEI - RS 142.20 ; anciennement dénommée loi fédérale sur les étrangers - LEtr), le commissaire de police a prononcé à l'encontre de M. A______ une mesure d'interdiction de pénétrer dans l'ensemble du territoire genevois pour une durée de douze mois.

6.            Par courrier du 2 août 2022, M. A______ a formé opposition auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : le tribunal) contre cette décision.

7.            Lors de l'audience de ce jour, M. A______ a déclaré qu'il était arrivé à Genève environ trois ans auparavant et qu'il travaillait jusque-là dans le sud de la France en tant que technicien en expédition auprès d'une entreprise de produits d'entretien. Cette entreprise allait faire faillite et il avait alors décidé de tenter sa chance en cherchant du travail à Genève. Depuis son arrivée en Suisse, il n'avait trouvé un emploi que durant trois mois en travaillant dans les vignes dans le canton de Vaud. Il attendait cependant actuellement un entretien d'embauche avec une entreprise du bâtiment. Il préparait en outre un pacte de concubinage avec sa compagne, laquelle était enceinte de ses œuvres. Il était dépendant à l'alcool depuis son plus jeune âge, car il avait eu une jeunesse difficile avec un père violent. Il avait toutefois entrepris un traitement un mois auparavant et il diminuait sa consommation d'alcool. Il consommait actuellement une bière par jour. Il n'était pas suivi par un médecin, mais il pensait s'adresser à celui de sa compagne, laquelle était pour sa part également suivie en raison d'une addiction à l'alcool et à des drogues dures, en particulier l'héroïne. Il souhaitait pouvoir apporter son aide à sa compagne, vivre à ses côtés et assumer ses responsabilités de père. Il vivait actuellement auprès d'elle, qui ne disposait que d'une petite chambre dans un hôtel au Grand-Saconnex, payée par l'Hospice général. Il s'agissait d'un logement trop exigu pour une famille et ils souhaitaient tous deux s'installer dans un logement un peu plus grand. Lui-même souhaitait cependant donner la priorité aux efforts nécessaires en vue de se débarrasser de son addiction.

8.            Entendue à titre de renseignement, Madame C______a déclaré qu'elle connaissait M. A______ depuis environ un an et demi, mais qu'ils s'étaient mis ensemble vers le mois de mars 2022. Elle était enceinte de lui, mais estimait que sa grossesse n'avait pas encore atteint trois mois. Elle n'avait jamais eu d'addiction à l'alcool, mais à l'héroïne, et était actuellement en cure de méthadone. Sa grossesse constituait pour elle une occasion de reprendre un nouveau départ.

9.            M. A______, par l'intermédiaire de son conseil, a plaidé l'annulation de la décision litigieuse.

La représentante du commissaire de police en a au contraire demandé la confirmation.

EN DROIT

1.             Le Tribunal administratif de première instance est compétent pour examiner sur opposition la légalité et l’adéquation de l'interdiction de pénétrer dans une région déterminée prononcée par le commissaire de police à l'encontre d'un ressortissant étranger (art. 115 al. 1 et 116 al. 1 de loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 7 al. 4 let. a de la loi d'application de la loi fédérale sur les étrangers du 16 juin 1988 - LaLEtr - F 2 10).

2.             L'opposition ayant été formée dans le délai de dix jours courant dès la notification de la mesure querellée, elle est recevable sous l'angle de l'art. 8 al. 1 LaLEtr.

3.             Statuant ce jour, le tribunal respecte en outre le délai de vingt jours que lui impose l'art. 9 al. 1 let. b LaLEtr.

4.             Aux termes de l'art. 74 al. 1 let. a LEI, l'autorité cantonale compétente peut enjoindre à un étranger de ne pas pénétrer dans une région déterminée si celui-ci n'est pas titulaire d'une autorisation de courte durée, d'une autorisation de séjour ou d'une autorisation d'établissement et trouble ou menace la sécurité et l'ordre publics. Cette mesure vise notamment à lutter contre le trafic illégal de stupéfiants.

5.             L'art. 6 al. 3 LaLEtr prévoit que l'étranger peut être contraint à ne pas pénétrer dans une région déterminée, aux conditions prévues à l'art. 74 LEI, notamment à la suite d’une condamnation pour vol, brigandage, lésions corporelles intentionnelles, dommages à la propriété ou pour une infraction à la LStup.

6.             L'interdiction de pénétrer dans une région déterminée ne constitue pas une mesure équivalant à une privation de liberté au sens de l'art. 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101) et n'a donc pas à satisfaire aux conditions du premier alinéa de cette disposition (Tarkan GÖKSU, in Martina CARONI/Thomas GÄCHTER/Daniela TURNHERR [éd.], Bundesgesetz über die Ausländerinnen und Ausländer, Berne, 2010 ; Andreas ZÜND in Marc SPESCHA/Hanspeter THÜR/Peter BOLZLI, Migrationsrecht, 2ème éd., 2013, ad art. 74, p. 204 n. 1).

7.             S'agissant de ressortissants de pays membres de l'Union européenne, auxquels s'applique l'accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse d'une part, et la Communauté européenne et ses Etats membres, d'autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP - RS 0.142.112.681), les droits octroyés par cet accord ne peuvent être limités que par des mesures justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (art. 5 al. 1 Annexe I de l'ALCP ; ATF 140 II 112 consid. 3.6.2).

8.             S'agissant de l'application conforme de l'art. 74 LEI à l'art. 5 al. 1 Annexe I ALCP, la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) a relevé qu'à teneur de la jurisprudence fédérale (ATF 139 II 121), les limites posées au principe de la libre circulation des personnes (sous l'angle de l'art. 67 LEI relatif à l'interdiction d'entrer en Suisse) doivent s'interpréter de manière restrictive et qu'il doit exister une menace réelle et d'une certaine gravité affectant un intérêt fondamental de la société. Il n'est pas nécessaire d'établir avec certitude que l'étranger commettrait d'autres infractions à l'avenir, mais ce serait par ailleurs aller trop loin que d'exiger que le risque de récidive soit nul pour que l'on renonce à une mesure limitative de la liberté de circulation (ATA/1294/2021 du 25 novembre 2021).

9.             Il ressort ainsi de la jurisprudence de la chambre administrative concernant des ressortissants de l'Union européenne qu'une mesure d'éloignement au sens de l'art. 74 LEI est admissible à l'égard d'une personne fortement soupçonnée de participation à un trafic de cocaïne à Genève (l'intéressé ayant fait opposition à une ordonnance pénale), mais qui a par ailleurs cumulé sept contraventions en 7 ans pour des violations de la loi fédérale sur la circulation routière du 19 décembre 1958 (LCR - RS 741.01) et qui, même si son casier judiciaire français est vierge, fait l'objet en France de cinq occurrences pour de possibles implications dans quatre actes de violence, notamment à deux reprises contre un concubin ou partenaire, ainsi que pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un délit puni de 10 ans de privation de liberté (ATA/1294/2021 du 25 novembre 2021), ainsi que pour une personne condamnée à cinq reprises à Genève pour délit et/ou contravention selon les art. 19 al. 1 et 19a de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes du 3 octobre 1951 (LStup - RS 812.121) et ayant en outre fait l'objet d'une précédente mesure d'interdiction de pénétrer dans le canton de Genève pour une période de quatre mois (ATA/255/2022 du 10 mars 2022).

10.         En l'espèce, s'agissant de la première condition de l'art. 74 al. 1 let. a LEI, le recourant, qui est de nationalité française, n'est pas au bénéfice d'une autorisation de courte durée (art. 32 LEI), de séjour (art. 33 LEI) ou d'établissement (art. 34 LEI), ce qu’il ne conteste pas. Sa nationalité française n'empêche par ailleurs pas, en soi, le prononcé d'une interdiction de périmètre conformément à l'art. 74 al. 1 LEI (art. 5 al. 1 Annexe I ALCP ; 2 al. 2 LEI ; ATA/1294/2021 du 25 novembre 2021 consid. 6 et les références citées).

11.         S'agissant de la seconde condition, à savoir l'existence d'une menace réelle et d'une certaine gravité affectant un intérêt fondamental de la société, M. A______ a été condamné en Suisse à deux reprises, la première fois le 18 octobre 2021 pour un dommage à la propriété (dommage de CHF 847,25) qu'il avait commis durant la nuit du 9 au 10 janvier 2021, et la seconde fois le 23 juillet 2022 pour vol, la valeur des marchandises concernées de CHF 330,45 dépassant de CHF 30,45 la limite admise pour un vol d'importance mineure au sens de l'art. 172ter du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP - RS 311.0 ; ATF 142 IV 129 consid. 3.1 p. 133). Le dossier mis à la disposition du tribunal par le commissaire de police ne signale pas de condamnations prononcées contre M. A______ en France ou ailleurs, ni de comportements constitutifs de troubles à l'ordre public. A l'aune de la jurisprudence rappelée plus haut, il apparaît que les deux infractions pour lesquelles a été condamné M. A______ à Genève, qui sont en soi d'une gravité relative et qui ont en outre été commises à plus de 18 mois d'intervalle, ne suffisent pas pour retenir que le précité constituerait une menace réelle et d'une certaine gravité contre l'ordre et la sécurité publics, et qu'il conviendrait de retenir qu'un tel risque pourrait se concrétiser dans un avenir proche. Certes, M. A______ se trouve non seulement en situation illégale en Suisse sur le plan administratif, mais également dans une situation difficile sur le plan personnel, puisqu'il souffre depuis de longues années d'une addiction à l'alcool, qu'il essaie actuellement de surmonter, et que sa compagne, qui se dit ancienne toxicomane et actuellement en cure de méthadone, est enceinte de ses œuvres. Ils vivent tous deux, sans emploi, dans une chambre d'hôtel dont l'Hospice général paie le loyer en faveur de sa compagne, tout en indiquant vouloir trouver un logement un peu moins exigu. Ces circonstances sont certes défavorables, mais l'on ne saurait, déjà à ce stade, retenir que M. A______ n'aurait aucune chance de les faire évoluer dans la bonne direction, ni qu'il serait nécessairement amené à commettre de nouvelles infractions.

12.         Il apparaît ainsi que la seconde condition visée par l'art. 74 LEI n'est pas réalisée et partant que la décision litigieuse est illégale et devra donc être annulée.

13.         Néanmoins, ainsi que le tribunal l'a déjà souligné à l'issue de l'audience, il convient de rendre M. A______ attentif au fait que le présent jugement ne lui est favorable qu'en raison du fait qu'il n'a jusqu'ici été condamné en Suisse que pour deux infractions d'une gravité relative. Il appartient ainsi à M. A______ de garder à l'esprit que la réitération de nouvelles infractions, même d'importance mineure, ou a fortiori la commission d'une infraction plus importante, pourrait alors justifier une mesure telle que celle qui fait l'objet du présent litige, sans parler du risque d'une expulsion pénale de l'ensemble du territoire suisse pour une durée de plusieurs années.

14.         Conformément à l'art. 9 al. 6 LaLEtr, le présent jugement sera communiqué à M. A______, à son avocat et au commissaire de police. En vertu des art. 89 al. 2 et 111 al. 2 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), il sera en outre communiqué au secrétariat d'État aux migrations.


PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF

DE PREMIÈRE INSTANCE

1.             déclare recevable l'opposition formée le 2 août 2022 par Monsieur A______ contre la décision d’interdiction de pénétrer dans l'ensemble du territoire genevois prise par le commissaire de police le 23 juillet 2022 pour une durée de douze mois ;

2.             l'admet ;

3.             annule la décision d’interdiction de pénétrer dans une région déterminée prise par le commissaire de police le 23 juillet 2022 à l'encontre de Monsieur A______ pour une durée de 12 mois ;

4.             dit que, conformément aux art. 132 LOJ, 10 al. 1 LaLEtr et 65 LPA, le présent jugement est susceptible de faire l'objet d'un recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (10 rue de Saint-Léger, case postale 1956, 1211 Genève 1) dans les dix jours à compter de sa notification. L'acte de recours doit être dûment motivé et contenir, sous peine d'irrecevabilité, la désignation du jugement attaqué et les conclusions du recourant. Il doit être accompagné du présent jugement et des autres pièces dont dispose le recourant ;

Au nom du Tribunal :

Le président

Olivier BINDSCHEDLER TORNARE

 

Copie conforme de ce jugement est communiquée à Monsieur A_____, à son avocat, au commissaire de police et au secrétariat d'État aux migrations.

Genève, le

 

La greffière