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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/2232/2020

ACST/27/2020 du 08.09.2020 ( ABST ) , ACCORDE

RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2232/2020-ABST ACST/27/2020

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Décision du 8 septembre 2020

sur effet suspensif

dans la cause

 

A______ SA

et

B______ AG

et

C______ SA
représentées par Me Stephan Kronbichler, avocat

contre

GRAND CONSEIL



 

Attendu, en fait, que :

1) Le 4 février 2020, treize députés au Grand Conseil ont déposé conjointement un projet de loi (ci-après : PL). Celui-ci, enregistré sous le numéro 12'644, modifiait la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05) et était intitulé « Pour la mise en application immédiate du moratoire sur la 5G ».

2) Le PL 12'644 a été examiné lors de la séance plénière du 27 février 2020. Il n'a pas fait l'objet d'un renvoi en commission mais a été adopté avec amendements.

La loi 12'644 a ainsi la teneur suivante :

Art. 1 Modifications

La LCI est modifiée comme suit :

Art. 1, al. 1, lettre h (nouvelle)

h) élever, adapter ou modifier, en tout ou partie, sur le plan physique ou logiciel, des stations émettrices soumises à l'ordonnance fédérale sur la protection contre le rayonnement non ionisant, du 23 décembre 1999.

Art. 156, al. 4 (nouveau)

Modification du 27 février 2020

4 L'article 1, alinéa 1, lettre h, de la présente loi s'applique dès le 24 avril 2019 pour une durée de 3 ans.

Art. 2 Entrée en vigueur

La présente loi entre en vigueur le lendemain de sa promulgation dans la Feuille d'avis officielle.

3) La loi 12'644 a été publiée dans la Feuille d'avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) le 6 mars 2020.

4) Le délai référendaire est venu à échéance le 15 avril 2020 sans avoir été utilisé.

5) Par arrêté du 1er juillet 2020, publié dans la FAO du 3 juillet 2020, le Conseil d'État a promulgué la loi 12'644.

6) Par acte posté le 23 juillet 2020, A______ SA, B______ AG et C______SA, soit les trois opérateurs de téléphonie mobile autorisés en Suisse, ont conjointement interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle), concluant préalablement à l'octroi de l'effet suspensif au recours, et principalement à l'annulation des deux dispositions introduites par la loi 12'644, le tout « sous suite de frais et dépens ».

La novelle était contraire au droit fédéral, la protection contre les rayonnements non ionisants étant assurée par la législation fédérale. Il n'y avait donc aucun intérêt public ou privé prépondérant qui exigeât une application immédiate de la loi attaquée.

De plus, cette loi introduisait un principe de rétroactivité qui les obligerait à déposer un nombre extrêmement élevé de demandes d'autorisation déjà au cours de la procédure afin de régulariser les modifications mineures effectuées depuis le 24 avril 2019, y compris les modifications logicielles qui pouvaient être apportées plusieurs fois par jour, ce qui représentait un travail et un coût très importants. Elles pourraient également être obligées de procéder dans l'intervalle à des opérations très complexes voire techniquement impossibles sur leurs antennes pour rétablir l'état existant au 24 avril 2019, car il faudrait réinstaller des logiciels présentant des erreurs entretemps corrigées, voire de l'équipement obsolète qui n'était plus disponible. L'application immédiate et rétroactive de la loi pourrait mettre en péril la stabilité et le bon fonctionnement du réseau mobile à Genève.

La construction de nouvelles antennes ainsi que les modifications majeures apportées aux antennes existantes nécessitaient déjà le dépôt d'une demande d'autorisation de construire. La loi 12'644 étendait cette procédure assez lourde aux modifications mineures voire « bagatelle » ainsi qu'aux modifications purement logicielles, soit sans modification physique de l'antenne. Il se justifiait dès lors d'accorder l'effet suspensif au recours.

7) Le 13 août 2020, le Grand Conseil a conclu au rejet de la demande de restitution (recte : d'octroi) de l'effet suspensif au recours.

La loi attaquée avait pour but d'assurer le respect des prescriptions en vigueur - que les auteurs du PL 12'644 aimeraient voir renforcer au niveau fédéral en raison des craintes pour la santé publique que soulevait légitimement la mise en oeuvre de la 5G - par un contrôle systématique des élévations, adaptations ou modifications, même mineures, des stations émettrices. La publication des demandes d'autorisations et des autorisations délivrées permettait également aux personnes ayant qualité pour ce faire de déposer des observations et de recourir contre les autorisations qu'ils estimaient contraires à la législation applicable. Si le déploiement du réseau 5G portait sur des modifications, notamment logicielles, ne nécessitant aucune modification physique de l'antenne, l'autorisation délivrée ne pourrait pas être attaquée. En fait, la seule modification générée par la loi attaquée était que les cas « bagatelle » n'étaient plus traités par le seul service de l'air, du bruit et des rayonnements non ionisants (ci-après : SABRA), mais devaient faire l'objet d'une requête en autorisation de construire en bonne et due forme, qui ne pourrait toutefois faire l'objet d'un recours que si le rayonnement de l'antenne augmentait.

L'intérêt pratique et financier des opérateurs de téléphonie mobile se heurtait à l'intérêt public à ce que les modifications introduites ne se trouvent pas vidées de tout effet de par l'octroi de l'effet suspensif. Si celui-ci était accordé, les opérateurs ne manqueraient pas de profiter du répit octroyé pour étendre et moderniser leurs réseaux, portant gravement et de manière irréversible atteinte aux intérêts publics que la loi voulait justement protéger. À l'inverse, si les articles de loi contestés devaient être annulés, les opérateurs n'auraient eu à subir que quelques mois de retard dans le déploiement de leur nouvelle technologie.

Le droit des constructions garantissait un traitement rapide des demandes d'autorisations de construire. L'obligation de demander une telle autorisation introduite par la loi 12'644 ne pouvait pas porter atteinte au droit supérieur et en particulier à l'ordonnance sur la protection contre le rayonnement non ionisant du 23 décembre 1999 (ORNI - RS 814.710), puisqu'elle ne modifiait pas les conditions matérielles d'obtention de l'autorisation. La liberté économique et la garantie de la propriété des opérateurs n'étaient pas non plus affectées car ils restaient en mesure de fournir des services de téléphonie mobile, y compris dans le domaine de la 5G, pour autant qu'ils fassent la démonstration du respect des dispositions légales en vigueur. Par ailleurs, les opérateurs n'avaient apporté le moindre début de preuve quant au nombre prétendument très élevé de demandes devant être déposées pour régulariser la situation.

8) Le 18 août 2020, A______, B______ et C______ ont déposé une réplique spontanée, persistant dans leurs conclusions.

Le contrôle des cas « bagatelle » était déjà assuré par le SABRA avant l'entrée en vigueur de la loi. Par ailleurs, l'argumentation du Grand Conseil était contradictoire, ce dernier soutenant que la soumission des cas « bagatelle » à une demande d'autorisation était indispensable pour que les administrés puissent recourir, et en même temps que si ces modifications étaient réellement de faible ampleur la qualité pour recourir ne serait pas donnée, ce qui revenait à admettre que cette exigence ne servait en réalité à rien.

L'affirmation selon laquelle l'autorisation serait délivrée lorsque les conditions matérielles en seraient remplies était en soi conforme au droit, mais en contradiction tant avec les attentes du Grand Conseil, qui avait voté une loi destinée à instaurer un moratoire, qu'avec les engagements du conseil d'État quant à l'application qui en serait faite par l'administration.

Ce qui était le plus intolérable était l'effet rétroactif de la réglementation, qui les obligerait à déposer dès à présent des demandes d'autorisations pour toutes les modifications effectuées depuis le 24 avril 2019. L'attente clairement exprimée par le Grand Conseil était le rétablissement de l'état antérieur au 24 avril 2019, et non une simple régularisation formelle des modifications effectuées ; là encore, l'argumentation donnée était contraire aux débats parlementaires. Le fait que le Grand Conseil évoque enfin comme intérêts publics la protection de la santé publique et l'environnement confirmait que le but poursuivi était de renforcer la protection contre les rayons ionisants, domaine exclusivement réglé par le droit fédéral.

9) Sur ce, la cause a été gardée à juger sur effet suspensif.

Considérant, en droit, que :

1) La recevabilité du recours sera examinée dans l'arrêt au fond.

2) Les mesures provisionnelles, y compris celles sur effet suspensif, sont prises par le président ou le vice-président ou, en cas d'urgence, par un autre juge de la chambre constitutionnelle (art. 21 al. 2 et 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

3) a. Selon l'art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d'État, le recours n'a pas d'effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu'aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s'y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l'effet suspensif (al. 3). D'après l'exposé des motifs du projet de loi portant sur la mise en oeuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l'absence d'effet suspensif automatique se justifie afin d'éviter que le dépôt d'un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l'effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11311, p. 15).

b. Lorsque l'effet suspensif a été retiré ou n'est pas prévu par la loi, l'autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d'un large pouvoir d'appréciation, qui varie selon la nature de l'affaire. La restitution de l'effet suspensif est subordonnée à l'existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l'absence d'exécution immédiate de la décision ou de la norme (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1161/2013 du 27 février 2014 consid. 5.5.1). Pour effectuer la pesée des intérêts en présence (arrêt du Tribunal fédéral 8C_239/2014 du 14 mai 2014 consid. 4.1), l'autorité de recours n'est pas tenue de procéder à des investigations supplémentaires, mais peut statuer sur la base des pièces en sa possession (ATF 117 V 185 consid. 2b ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_435/2008 du 6 février 2009 consid. 2.3 et les arrêts cités).

L'octroi de mesures provisionnelles - au nombre desquelles figure l'effet suspensif (Philippe WEISSENBERGER / Astrid HIRZEL, Der Suspensiveffekt und andere vorsorgliche Massnahmen, in Isabelle HÄNER / Bernhard WALDMANN [éd.], Brennpunkte im Verwaltungsprozess, 2013, 61-85, p. 63) - présuppose l'urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l'intéressé la menace d'un dommage difficile à réparer (ATF 130 II 149 consid. 2.2 ; 127 II 132 consid. 3 = RDAF 2002 I 405). En matière de contrôle abstrait des normes, l'octroi de l'effet suspensif suppose en outre généralement que les chances de succès du recours apparaissent manifestes (Stéphane GRODECKI / Romain JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 835 ss ; Claude-Emmanuel DUBEY, La procédure de recours devant le Tribunal fédéral, in François BELLANGER / Thierry TANQUEREL [éd.], Le contentieux administratif, 2013, 137-178, p. 167).

4) En l'espèce, la question principale qui se pose a trait aux buts réels poursuivis par la loi et à l'application qui en sera faite par l'administration. L'exposé des motifs et les travaux préparatoires - y compris les déclarations du Conseiller d'État lors de la séance plénière ayant vu l'adoption de la loi sans renvoi en commission - tendent à première vue à montrer que les modifications adoptées ont en fait un but dilatoire qui diffère de celui avancé par l'intimé dans ses écritures. Ces éléments, qui devront bien entendu être examinés à la lumière des explications au fond de l'intimé ainsi que des explications que pourra donner le Conseil d'État sur ses intentions d'application voire sa pratique initiale, mais tendent, selon un examen prima facie qui prévaut à ce stade, à suggérer que le recours pourrait avoir de bonnes chances de succès.

À cet égard, il n'apparaît à première vue pas que les conditions posées par la jurisprudence pour justifier l'application rétroactive proprement dite d'un acte législatif soient remplies, étant précisé que même sans étaiement particulier des allégations des recourantes quant aux difficultés que leur poserait l'obligation de déposer rétroactivement sur une année et demie environ des demandes d'autorisation de construire relatives aux modifications mineures de leurs antennes, de telles difficultés apparaissent vraisemblables et conformes à l'expérience générale.

De plus, la chambre constitutionnelle devrait pouvoir rendre un arrêt à relativement brève échéance, l'intimé devant répondre au recours avant le 11 septembre 2020 et le contrôle abstrait des deux normes mises en cause ne devant en principe pas générer d'acte d'instruction autre que l'interpellation du Conseil d'État sur le point de l'application prévue ou déjà en cours desdites normes.

Dès lors, l'effet suspensif sera octroyé au recours.

5) Le sort des frais de la procédure sera réservé jusqu'à droit jugé au fond.

 

LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

 

octroie l'effet suspensif au recours ;

réserve le sort des frais de la procédure jusqu'à droit jugé au fond ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), la présente décision peut être portée dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. La présente décision et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique la présente décision, en copie, à Me Stephan Kronbichler, avocat des recourantes, au Grand Conseil ainsi qu'au Conseil d'État, pour information.


Le président :

 

Jean-Marc Verniory

 

Copie conforme de cette décision a été communiquée aux parties.

Genève, le la greffière :