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Décisions | Chambre des prud'hommes

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C/4519/2021

CAPH/228/2021 du 03.12.2021 sur OTPH/1605/2021 ( OO ) , IRRECEVABLE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/4519/2021-5 CAPH/228/2021

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des prud'hommes

DU 3 décembre 2021

 

Entre

Madame A______, p.a. Pharmacie B______, ______ [GE], recourante contre une ordonnance (OTPH/1605/2021) rendue par le Tribunal des prud'hommes le 31 août 2021, comparant par Me Olivier Cramer, avocat, place du Bourg-de-Four 24, case postale 3171, 1211 Genève 3, en l'Etude duquel elle fait élection de domicile,

et

Madame C______, domiciliée ______ (GE), intimée, comparant par
Me Thierry Sticher, avocat, boulevard Georges-Favon 14, 1204 Genève, en l'Etude duquel elle fait élection de domicile.


EN FAIT

A.           Par ordonnance OTPH/1605/2021 du 31 août 2021, reçue le 1er septembre 2021 par les parties, le Tribunal des prud'hommes a transmis à C______ le courrier du 30 août 2021 de A______ (chiffre 1 du dispositif), rejeté la requête de suspension de la procédure formée le 5 août 2021 par A______ (ch. 2), réservé la suite de la procédure (ch. 3) et imparti à A______ un délai au 1er octobre 2021 pour répondre à la demande (ch. 4).

B.            a. Par acte expédié le 13 septembre 2021 à la Cour de justice, A______ forme recours contre ladite ordonnance, dont elle requiert l'annulation. Elle conclut à la suspension de l'instruction de la cause jusqu'à droit définitivement jugé dans la procédure pénale P/1______/2020 dirigée contre C______.

Elle allègue des faits nouveaux.

b. Dans sa réponse du 7 octobre 2021, C______ conclut, principalement, à l'irrecevabilité du recours et, subsidiairement, à son rejet.

Elle forme des allégués nouveaux et dépose des pièces nouvelles.

c. Par arrêt CAPH/192/2021 du 11 octobre 2021, la Cour a rejeté la requête de A______ tendant à la suspension de l'effet exécutoire attaché à l'ordonnance attaquée et dit qu'il serait statué sur les frais dans l'arrêt rendu sur le fond.

d. Les parties ont été informées le 1er novembre 2021 de ce que la cause était gardée à juger.

C.           Les faits pertinents suivants résultent du dossier de première instance.

a. C______ a commencé à travailler le 1er septembre 2001 comme préparatrice en pharmacie au service de A______, titulaire de l'entreprise individuelle "Pharmacie B______, D______, A______ succ.".

b. Par courrier du 29 juin 2020, A______ a résilié le contrat de travail avec effet au 30 septembre 2020, en invoquant "des agissements gravement préjudiciables aux intérêts" de l'entreprise, commis par l'employée, lesquels avaient entraîné la rupture "immédiate et irrémédiable" du lien de confiance.

C______ a formé opposition au congé.

c. Par acte déposé au Tribunal des prud'hommes le 31 mai 2021, après échec de la tentative de conciliation, C______ a réclamé à A______ notamment le paiement de 24'480 fr. plus intérêts à titre de licenciement abusif, 10'000 fr. plus intérêts à titre de tort moral et 30'901 fr. 85 plus intérêts à titre de dommage économique.

d. Par acte du 5 août 2021, A______, a requis la suspension de la cause jusqu'à droit jugé dans la procédure pénale P/1______/2020, ouverte à la suite de la "plainte pénale pour vol" qu'elle avait déposée le 24 septembre 2020 à l'encontre de C______.

Des investigations étaient en cours auprès de la Brigade financière et C______ devait être prochainement entendue. Le dépôt de la plainte pénale était consécutif aux faits découverts par l'employeuse, qui avaient conduit au licenciement de la précitée. Suite à un contrôle des caisses, puis dans le cadre de recherches approfondies, avaient été découvertes de très nombreuses opérations de vente fictives ayant permis à son auteur des retraits équivalents en espèces.

A______ a produit un extrait de sa plainte pénale dirigée contre C______ pour des infractions de vol et faux dans les titres: l'employée avait fait usage de faux documents pour couvrir ses vols, à savoir pour justifier les retraits illégaux qu'elle effectuait en caisse et tromper son employeuse sur l'existence réelle des retours. L'employée avait ainsi tiré de ses agissements un gain illicite de 70'789 fr. pour la période du 25 janvier 2019 au 29 juin 2020.

e. Dans ses déterminations du 16 août 2021, C______ a conclu au rejet de la requête de suspension.

f. Par acte du 30 août 2021 A______ a persisté à requérir la suspension comme dépendant du pénal.

g. Le Tribunal a motivé le refus de la suspension comme suit: "au regard de la prétention en paiement d'une indemnité pour congé abusif, il conviendra d'examiner si ces éléments constituaient ou non un motif réel de congé au sens du droit du travail, ce à quoi la procédure pénale ne répondra pas"; "en outre, la plainte pénale a[vait] été déposée par la défenderesse environ trois mois après la notification du licenciement, ce qui démontr[ait] que l'existence du motif de congé ne dépend[ait] pas de celle-ci"; "ainsi, le sort de la présente procédure ne dépend[ait] pas de celui de la procédure pénale; "pour le surplus, la procédure pénale ne sembl[ait] manifestement que débuter".

EN DROIT

1.             La recourante fait valoir qu'il est nécessaire de suspendre la procédure civile, dès lors que "la procédure pénale est de nature à répondre à la question de savoir si le motif invoqué par l'employeur est abusif ou non au sens du droit du travail dans la mesure notamment où si les faits, qui relèvent des infractions de vol et de faux dans les titres, sont avérés, ils constitueraient à l'évidence un motif de résiliation immédiate des rapports de travail et, a fortiori, une cause de licenciement ordinaire".

1.1

1.1.1 Aux termes de l'art. 126 al. 1 CPC, le Tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent. La procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès.

L'ordonnance de suspension peut faire l'objet d'un recours (art. 126 al. 2 CPC en lien avec art. 319 let. b ch. 1 CPC). Le refus de la suspension ne peut en revanche être attaqué séparément que de manière limitée, soit seulement dans le cadre de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC, à savoir si elle peut causer un préjudice difficilement réparable. Pour le surplus, une remise en cause, dans un appel ou recours, dirigé contre la décision finale, est possible (arrêt du Tribunal fédéral 5D_182/2015 du 2 février 2016 consid. 1.3).

La notion de "préjudice difficilement réparable" est plus large que celle de "préjudice irréparable" au sens de l'art. 93 al. 1 let. a LTF (ATF 138 III 378 consid. 6.3; 137 III 380 consid. 2, in SJ 2012 I 73; ACJC/327/2012 du 9 mars 2012 consid. 2.4).

Est considérée comme "préjudice difficilement réparable" toute incidence dommageable (y compris financière ou temporelle), pourvu qu'elle soit difficilement réparable. L'instance supérieure devra se montrer exigeante, voire restrictive, avant d'admettre l'accomplissement de cette condition, sous peine d'ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu; il s'agit en effet de se prémunir contre le risque d'un prolongement sans fin du procès (Jeandin, Commentaire romand, Code de procédure civile, 2019, n. 22 ad art. 319 CPC; Reich in Baker & Mc Kenzie, Schweizerische Zivilprozessordnung (ZPO), 2010, n. 8 ad art. 319 CPC, n. 10 ad art. 319 CPC).

Le préjudice sera ainsi considéré comme difficilement réparable s'il ne peut pas être supprimé ou seulement partiellement, même dans l'hypothèse d'une décision finale favorable au recourant (Reich, op. cit., n. 8 ad art. 319 CPC; Bastons Bulletti, Petit commentaire, Code de procédure civile, 2020, n. 11 ad art. 319 CPC et les référence citées), ce qui surviendra par exemple lorsque des secrets d'affaires sont révélés ou qu'il y a atteinte à des droits absolus à l'instar de la réputation, de la propriété et du droit à la sphère privée, ou encore, lorsqu'une ordonnance de preuve ordonne une expertise ADN présentant un risque pour la santé ce qui a pour corollaire une atteinte à la personnalité au sens de l'art. 28 CC (Jeandin, op. cit., n. 22a ad art. 319 CPC et les références citées). De même, le rejet d'une réquisition de preuve par le juge de première instance n'est en principe pas susceptible de générer un préjudice difficilement réparable, sauf dans des cas exceptionnels à l'instar du refus d'entendre un témoin mourant ou du risque que les pièces dont la production est requise soient finalement détruites (Jeandin, op. cit., n. 22b ad art. 319 CPC).

Une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais de celle-ci ne constitue pas un préjudice difficilement réparable (Spühler, Basler Kommentar, Schweizerische Zivilprozessordnung, 3ème éd. 2017, n. 7 ad art. 319 CPC; Bastons Bulletti, op. cit., n. 12 ad art. 319 CPC et les références citées). De même, le seul fait que la partie ne puisse se plaindre d'une administration des preuves contraire à la loi qu'à l'occasion d'un recours sur le fond n'est pas suffisant pour retenir que la décision attaquée est susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable (Colombini, Condensé de la jurisprudence fédérale et vaudoise relative à l'appel et au recours en matière civile, in JdT 2013 III 131 ss, 155; Spühler, op. cit., n. 8 ad art. 319 CPC). Retenir le contraire équivaudrait à permettre à un plaideur de contester immédiatement toute ordonnance d'instruction pouvant avoir un effet sur le sort de la cause, ce que le législateur a justement voulu éviter (ACJC/35/2014 du 10 janvier 2014 consid. 1.2.1; ACJC/943/2015 du 28 août 2015 consid. 2.2). En outre, les ordonnances d'instruction, qui statuent en particulier sur l'opportunité et les modalités d'administration des preuves, ne déploient pas d'autorité de force de chose jugée et peuvent en conséquence être modifiées ou complétées en tout temps (art. 154 in fine CPC; Jeandin, op. cit., n. 14 ad art. 319 CPC).

Quand bien même la notion de préjudice difficilement réparable est plus large de celle de préjudice irréparable, il n'en demeure pas moins qu'il appartient au recourant d'alléguer et d'établir la possibilité que la décision incidente lui cause un tel préjudice, à moins que cela ne fasse d'emblée aucun doute (ATF 134 III 426 consid. 1.2 par analogie; ACJC/729/2021du 28 mai 2021, consid. 2.1.1).

Lorsque la condition du préjudice difficilement réparable n'est pas remplie, la décision incidente n'est alors attaquable qu'avec le jugement au fond (Message du Conseil fédéral relatif au CPC, FF 2006 6841, p. 6984; Jeandin, op. cit., n. 24 et ss ad art. 319 CPC; Brunner, Schweizerische Zivilprozessordnung, 2016, n. 13 ad art. 319 CPC).

1.1.2 Selon l'art. 126 al. 1 CPC, le tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d'opportunité le commandent; la procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d'un autre procès (Haldy, in Commentaire romand, Code de procédure civile, 2ème éd. 2019, n. 8 ad art. 126 CPC).

La suspension doit répondre à un besoin réel et être fondée sur des motifs objectifs dès lors qu'elle contrevient à l'exigence de célérité de la procédure, imposée par les art. 29 al. 1 Cst. et 124 al. 1 CPC. Elle ne saurait être ordonnée à la légère, les parties ayant un droit à ce que les causes pendantes soient traitées dans des délais raisonnables. Elle ne peut être ordonnée qu'exceptionnellement et l'exigence de célérité l'emporte en cas de doute (ATF 135 III 127 consid. 3.4;
119 II 386 consid. 1b; arrêt du Tribunal fédéral 5A_218/2013 du 17 avril 2013 consid. 3.1; Frei, in Berner Kommentar, 2012, n. 1 ad art. 126 CPC).

Une suspension dans l'attente de l'issue d'un autre procès peut se justifier en cas de procès connexes, même s'il n'est pas nécessaire que l'objet du litige ou les parties soient les mêmes. Il s'agit en effet d'éviter des décisions contradictoires ou incohérentes (Frei, op. cit., n. 3 ad art. 126 CPC). En outre, la seconde procédure, dont l'issue sera déterminante pour le sort de la procédure suspendue, doit être déjà bien avancée faute de quoi, en règle générale, la suspension ne sera pas compatible avec l'exigence de célérité (Frei, op. cit., n. 5 ad art. 126 CPC).

Comme le juge civil n'est pas lié par le jugement pénal (art. 53 CO), l'existence d'une procédure pénale ne justifiera qu'exceptionnellement la suspension de la procédure civile. Le Tribunal fédéral a ainsi confirmé le refus de suspendre une procédure prud’homale jusqu’à droit connu au pénal, au motif que la procédure pénale était encore loin d’aboutir puisque, au moment où l’autorité précédente avait statué, l’acte d’accusation n’avait même pas été établi. En outre, le Tribunal fédéral a relevé que le juge civil était tout aussi à même d’entendre les témoins, d’apprécier leurs déclarations et les pièces tirées du dossier pénal, puis d’établir les faits pertinents pour le sort de la cause. La seule existence d’un rapport de connexité très étroit entre les deux procédures ne suffisait pas à justifier la suspension (arrêt du Tribunal fédéral 4A_683/2014 du 17 février 2015 consid. 2.1 et 2.2).

1.2

1.2.1 En l'espèce, la recourante n'expose pas quel préjudice difficilement réparable elle risquerait de subir dans l'hypothèse où elle ne serait admise à remettre en cause le refus de suspension qu'à l'issue de la procédure avec le jugement sur le fond. Elle ne rend en particulier pas vraisemblable qu'elle ne pourrait alors pas obtenir la prise en compte d'éléments ou de moyens de preuve qu'elle aurait, par hypothèse, été empêchée de faire valoir en raison du refus de suspendre la procédure.

La recourante n'a par conséquent pas établi que la décision refusant la suspension est susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable. Son recours sera donc déclaré irrecevable.

1.2.2 Même s'il était recevable, le recours, formé selon la forme et dans le délai prévus par la loi (art. 142 al. 3, 321 al. 1 et 2 CPC), serait infondé, étant relevé que les allégations et pièces nouvelles des parties sont irrecevables (art. 326 al. 1 CPC).

En effet, on ne saurait affirmer que la décision à rendre dans la présente procédure dépend du sort du procès pénal, ni que la résolution du litige pénal simplifiera nécessairement le litige civil. Les parties, les faits à établir et les questions de responsabilité pénale et responsabilité civile diffèrent dans les deux procédures. Le juge civil est tout aussi à même d'interroger les parties et d'entendre les témoins proposés par celles-ci, d'apprécier les déclarations ainsi recueillies, puis d'établir les faits pertinents pour le sort de la cause. Contrairement à ce que soutient la recourante, il n'appartient pas au juge pénal, mais au juge civil de déterminer "si le motif invoqué par l'employeur est abusif ou non au sens du droit du travail". Aucun élément du dossier ne permet de retenir qu'une mesure d'instruction décisive, qui ne pourrait être menée que par le juge pénal, aurait été sollicitée ou serait envisagée dans le cadre de la procédure pénale. En toute hypothèse, le juge n’est pas lié par les dispositions du droit criminel en matière d’imputabilité, ni par l’acquittement prononcé au pénal, pour décider s’il y a eu faute commise; en outre, le jugement pénal ne lie pas le juge civil en ce qui concerne l'appréciation de la faute et la fixation du dommage (cf. art. 53 al. 1 et 2 CO). Enfin, l'exigence de célérité doit l'emporter en cas de doute.

2.             Les frais judiciaires de recours seront arrêtés à 300 fr. (art. 116 al. 1 CPC; art. 19 al. 3 let. c LaCC; art. 71 RTFMC), y compris ceux de l'arrêt du 11 octobre 2021, et mis à la charge de la recourante, qui succombe (art. 106 al. 1 CPC). Ils seront compensés avec l'avance de frais, qui demeure acquise à l'Etat de Genève (art. 111 al. 1 CPC).

A juste titre, l'intimée ne sollicite pas l'allocation de dépens de recours (art. 22 al. 2 LaCC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes, groupe 5:


Déclare irrecevable le recours formé le 13 septembre 2021 par A______ contre l'ordonnance OTPH/1605/2021 rendue le 31 août 2021 par le Tribunal des prud'hommes dans la cause C/4519/2021-5.

Arrête les frais judiciaires de recours à 300 fr., les met à la charge de A______ et les compense avec l'avance fournie, qui demeure acquise à l'Etat de Genève.

Déboute les parties de toutes autres ou contraires conclusions de recours.

Siégeant :

Monsieur Ivo BUETTI, président; Monsieur Michael RUDERMANN, juge employeur; Madame Shirin HATAM, juge salariée; Madame Chloé RAMAT, greffière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours et valeur litigieuse :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.