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Décisions | Chambre des baux et loyers

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C/15265/2023

ACJC/1594/2023 du 04.12.2023 sur JTBL/708/2023 ( SP ) , CONFIRME

Normes : CPC.276
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/15265/2023 ACJC/1594/2023

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des baux et loyers

DU LUNDI 4 DECEMBRE 2023

 

Entre

A______ SA, appelante d'une ordonnance rendue par le Tribunal des baux et loyers le 5 septembre 2023, représentée par Me Christophe GAL, avocat, rue du Rhône 100, 1204 Genève,

et

B______ SA, sise c/o Me C______, ______ [FR], intimée, représentée par
Me Sabrina CELLIER, avocate, rue Général-Dufour 22, 1204 Genève.

 


EN FAIT

A. Par ordonnance JTBL/708/2023 du 5 septembre 2023, reçue par A______ SA le 11 septembre 2023, le Tribunal des baux et loyers, statuant sur mesures provisionnelles, a fait interdiction à celle-ci, directement ou par l'intermédiaire de ses actionnaires, administrateurs, employés, auxiliaires ou tout autre tiers intervenant pour son compte, d'entraver de quelque manière que ce soit le bon fonctionnement de l'établissement "D______" (ch. 1 du dispositif), imparti à B______ SA un délai de 30 jours dès la notification de l'ordonnance pour faire valoir son droit en justice (ch. 2), dit que la procédure était gratuite (ch. 3) et débouté les parties de toutes autres conclusions (ch. 4).

B. a. Le 21 septembre 2023, A______ SA a formé appel de cette ordonnance, concluant à ce que la Cour de justice l'annule, déboute B______ SA de toutes ses conclusions, lui ordonne de lui remettre ou de remettre à E______ les clés des serrures nouvellement installées pour fermer l'accès aux locaux sis no. ______, rue 1______, [code postal] Genève, dans lequel est exploité le restaurant "D______", fasse interdiction à B______ SA d'entraver l'exploitation par ses soins et par ceux de E______ du restaurant précité et constate qu'il avait été fait interdiction à F______ de se rendre dans ledit restaurant en date du 20 juillet 2023, avec suite de frais et dépens.

b. Le 5 octobre 2023, B______ SA a conclu principalement à la confirmation de l'ordonnance querellée.

c. Les parties ont été informées le 1er novembre 2023 de ce que la cause était gardée à juger.

C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier.

a.a B______ SA, inscrite au Registre du commerce de Fribourg, a pour but social notamment l'exploitation d'établissements publics, tels que restaurants et la fourniture de conseils dans le domaine de la restauration et de l'hôtellerie.

F______ en est l'administrateur unique depuis le 29 novembre 2021. E______ a été directeur de cette société du 21 mars 2022 au 3 août 2023.

a.b A______ SA, inscrite au Registre du commerce de Genève le ______ 2012, a notamment comme but social l'exploitation d'établissements publics tels que restaurants et la fourniture de services commerciaux.

Depuis sa fondation, ses administrateurs sont G______ et H______.

b. Depuis le 1er octobre 2012, A______ SA, locataire, loue à la SI I______, bailleresse, une arcade située au rez-de-chaussée de l'immeuble sis rue 1______ no. ______ destinée à l'usage d'un café restaurant. Le loyer initial était de 5'924 fr. par mois, auquel s'ajoutaient les charges en 2'748 fr. par mois. Le contrat a été initialement conclu jusqu'en mars 2023.

c. Plusieurs procédures judiciaires ont opposé la SI I______ à A______ SA.

Cette dernière souhaite notamment, depuis plusieurs années, remettre l'arcade à un gérant, mais la bailleresse s'y oppose.

d. Le 5 octobre 2021, B______ SA et A______ SA ont signé un document intitulé « contrat de société ». Le préambule de ce contrat précise que la bailleresse s'est toujours opposée à la sous-location induite par un contrat de gérance et que, pour ne pas reprendre des procédures coûteuses, A______ SA a choisi d'exploiter son fonds de commerce, en s'associant avec B______ SA.

Dans ce but, elle avait engagé E______, pour le charger de l'exploitation conjointe entre les parties.

Les parties convenaient ainsi d'unir leurs efforts en vue de l'exploitation du restaurant à l'enseigne "D______" (art. 1 du contrat).

A______ SA s'obligeait à employer E______ pendant toute la durée du contrat et mettait à disposition le fonds de commerce, comprenant l'usage de l'enseigne "D______", les locaux, et l'ensemble du mobilier, du matériel, de l'agencement et des installations fixes servant à l'exploitation du fonds de commerce. B______ SA apportait pour sa part le personnel, rémunéré par ses soins, son savoir-faire et un fonds de roulement de 60'000 fr. déposé sur un compte commun aux parties. Un inventaire spécifiant l'état des objets et installations participant du fonds de commerce était annexé au contrat (art. 2).

La direction du fonds de commerce revenait à E______, en collaboration avec B______ SA (art. 5).

Selon l'art. 7 du contrat, sauf convention contraire écrite, le produit d'exploitation du restaurant devait être utilisé de la manière suivante : 1) Pour acquitter le loyer et les frais de chauffage, eau chaude et autres prestations résultant du bail, 2) Pour payer le salaire de E______, ainsi que les charges sociales et impôts à la source, 3) Pour s'acquitter des salaires du personnel employé, par et aux risques et périls de B______ SA, ainsi que des charges sociales et impôts à la source, 4) Pour régler les factures de primes, de consommables et des fournisseurs, ainsi que toutes autres charges de personnel et d'exploitation qui incomberaient à B______ SA, à l'entière décharge de A______ SA.

Le bénéfice devait être réparti à raison de 50% en faveur de chacune des parties et les pertes étaient supportées par B______ SA uniquement.

Le contrat était conclu pour une durée de 15 mois, arrivant à échéance le 31 décembre 2022. Le renouvellement devait être prévu d'entente entre les parties; à défaut, le contrat prendrait fin à son échéance.

e.a Le même jour, B______ SA, désignée comme "gérante" et A______ SA, désignée comme "propriétaire", ont conclu un avenant à ce contrat, "vu l'accord du propriétaire d'accepter un montant forfaitaire", qualifié de "redevance", "par préférence à la participation au bénéfice". Cet avenant devait rester confidentiel (art. 7).

Selon l'art. 1 de cet avenant, l'art. 7 du "contrat de société" était modifié en ce sens que B______ SA s'engageait à s'acquitter en mains de A______ SA d'une redevance de 20'000 fr. par mois. Compte tenu du versement de cette redevance, cette dernière renonçait à sa participation au bénéfice.

Le produit d'exploitation perçu par B______ SA devait être utilisé par celle-ci de la manière suivante : 1) Paiement en mains de A______ SA du loyer et des charges, 2) Paiement du salaire de E______, 3) Paiement à A______ SA de la redevance de 20'000 fr. 4) Paiement des salaires du personnel employé par B______ SA 5) Paiement par B______ SA des autres charges du restaurant (assurances, consommables, fournisseurs, etc).

La "contribution du gérant" en 60'000 fr. intervenait en garantie du paiement de la redevance précitée et serait versée en mains de A______ SA (et non sur un compte commun, contrairement à ce que prévoyait le contrat de société). Ce montant devait être remboursé au gérant à la fin du contrat ou dans l'éventualité où il devait être empêché d'exploiter le fonds de commerce pendant plus de trois mois, à certaines conditions.

La "direction du fonds de commerce" était confiée au gérant, en collaboration avec E______, étant précisé que le gérant assumait seul la responsabilité de l'exploitation, y compris les frais et les pertes, contrairement à ce qui était prévu à l'art. 5 du contrat de société (art. 3).

Les dispositions générales du contrat de société étaient applicables "mutatis mutandis" à l'avenant (art. 6).

e.b La redevance a par la suite été ramenée à 14'000 fr. par mois dès mars 2022, selon accord du 25 mars 2022.

Le contrat de société a par ailleurs été prolongé après le 31 décembre 2022.

f. Parallèlement à la signature de ces deux conventions, A______ SA a, par contrat du 1er octobre 2021, engagé E______, titulaire du diplôme de cafetier-restaurateur depuis 2019, comme exploitant du restaurant "D______" avec un taux d'activité de 35%. Son entrée en fonction devait intervenir simultanément à l'obtention de l'autorisation d'exploiter le restaurant.

Cette autorisation a été délivrée à l'intéressé le 24 novembre 2021.

E______ a été nommé directeur de A______ SA le 15 octobre 2021.

g. B______ SA allègue que, en application de ces contrats, elle a exploité le restaurant "D______", à ses risques et pour son propre compte, s'acquittant des loyers, redevances et autres factures, ainsi que des salaires des employés.

Plusieurs documents produits à la procédure attestent de la réalité de ces allégations.

Des échanges de courriers avec le Service de la police du commerce et de lutte contre le travail au noir (PCTN) confirment que, lors des contrôles, F______ se trouvait dans les locaux comme exploitant.

Selon le procès-verbal d'une réunion s'étant tenue entre les parties le 25 mars 2022, l'administrateur de A______ SA a relevé qu'il comprenait que F______, qui était "présent au quotidien", revendique "le statut de patron".

Des documents attestent du règlement par B______ SA des salaires des employés et des factures d'électricité du restaurant.

En ce qui concerne E______, les deux parties ont produit un contrat de travail signé avec celui-ci, pour des taux d'activité ayant varié au cours du temps, ainsi que des documents attestant du paiement de salaires en sa faveur.

h. Le contrat de bail de l'arcade abritant le restaurant a été résilié par la SI I______ le 26 novembre 2021 pour le 31 décembre 2021 au motif que A______ SA avait confié à B______ SA la gérance du restaurant.

Cette résiliation a été contestée par A______ SA et la procédure est actuellement pendante par devant le Tribunal des baux et loyers.

La bailleresse allègue, dans le cadre de cette procédure, que celle-ci a, depuis la signature du bail, mis sur pied différents montages juridiques avec des tiers pour contourner son opposition à une sous-location de l'arcade à un gérant. Ainsi, depuis le début du bail, A______ SA n'avait exploité personnellement le restaurant que pendant 11 mois, soit de mai 2014 à mars 2015. Selon la bailleresse, l'exploitant actuel était B______ SA, soit pour elle son administrateur F______.

i. Un litige est survenu entre les parties en 2022, en lien notamment avec le paiement de différents montants, la résiliation du bail principal par la SI I______ SA, le fait que B______ SA avait ajouté la mention "Chez F______ [surnom]" à l'enseigne du restaurant, étant précisé que cette mention figurait aussi sur les tickets, et avec la résiliation, par A______ SA, du contrat de travail de E______, résiliation annulée par la suite.

j. Le 21 avril 2023, le PCTN a révoqué l'autorisation d'exploiter "D______" délivrée à E______.

Un recours contre cette décision a été formé par E______ et A______ SA auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice. La procédure est actuellement pendante, étant précisé que l'effet suspensif a été octroyé au recours.

k. Par courrier du 29 juin 2023, A______ SA a indiqué à B______ SA qu'elle n'entendait pas considérer un renouvellement du contrat les liant arrivant à échéance le 31 décembre 2023.

l. Le 20 juillet 2023, A______ SA a fait savoir à B______ SA que F______ était "relevé de sa fonction de remplaçant de l'exploitant avec effet immédiat". Il lui était fait interdiction d'accéder au restaurant "D______". Le restaurant devait rester fermé le soir même. Le PCTN avait été informé de ce que F______ n'était plus « remplaçant de l'exploitant », cette charge incombant désormais à J______.

Le même jour, A______ SA a procédé au changement des serrures des locaux du restaurant.

m. En fin de journée, B______ SA a fait remplacer les serrures et a ouvert le restaurant pour le soir.

n. Le 21 juillet 2023, B______ SA a formé une requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles tendant à ce que le Tribunal des baux et loyers :

-          ordonne à A______ SA de restituer immédiatement la possession des locaux où est exploité le restaurant, ainsi que toutes les enseignes et tout élément du matériel lié à l'exploitation dudit restaurant;

-          fasse interdiction à A______ SA directement ou par l'intermédiaire de ses actionnaires, administrateurs, employés ou auxiliaires ou tout autre tiers intervenant pour son compte, de pénétrer dans les locaux sis rue 1______ no. ______, [code postal] Genève ou d'en approcher à moins de 100 mètres, d'entraver de quelque manière que ce soit le bon fonctionnement de l'établissement "D______" et de communiquer avec tout tiers, notamment les autorités administratives, les clients, les fournisseurs à propos dudit restaurant et/ou B______ SA et/ou des actionnaires, administrateurs ou employée de celle-ci.

Elle a fait valoir que le « contrat de société » du 5 octobre 2021 était simulé et que les parties avaient conclu un contrat de gérance régi par les dispositions du bail à ferme. Il existait un risque que A______ SA intervienne à nouveau pour l'empêcher d'exploiter le restaurant, ce qui lui causerait un dommage sous forme d'une baisse de ses revenus.

o. Par ordonnance du même jour, le Tribunal a ordonné à A______ SA de restituer à B______ SA la possession des locaux litigieux et lui a fait interdiction, directement ou par l'intermédiaire de ses actionnaires, administrateurs, employés ou auxiliaires ou tout autre tiers intervenant pour son compte, d'entraver le bon fonctionnement de l'établissement "D______".

p. Par ordonnance du 24 juillet 2023, le Tribunal a rejeté la requête de A______ SA tendant à la révocation de cette ordonnance.

q. Par écriture en réponse du 14 août 2023, cette dernière a pris, sur mesures provisionnelles, les mêmes conclusions que celles figurant dans son appel.

Elle a fait valoir qu'elle employait E______ qui était le seul exploitant autorisé du restaurant "D______". Les parties n'avaient pas conclu de contrat de gérance.

r. Lors de l'audience du Tribunal du 21 août 2023, les parties ont plaidé et persisté dans leurs conclusions respectives.

Le Tribunal a gardé la cause à juger à l'issue de l'audience.

s.a Par courriel du 30 août 2023, A______ SA a fait savoir à B______ SA que E______ entendait se rendre au restaurant le 31 août 2023, pour "superviser l'ensemble des services fournis" par celle-ci.

Le lendemain, B______ SA a fait savoir à E______ qu'il était dispensé de son obligation de travailler. Il restait son employé et son salaire continuerait à lui être versé. L'accès au restaurant lui était interdit.

s.b Le 31 août 2023, E______ s'est rendu sur place avec J______. Alors qu'ils attendaient sur la terrasse, le propriétaire de l'immeuble leur a demandé de quitter les lieux, ce qu'ils ont fait.

E______ a par la suite écrit à B______ SA, relevant qu'il n'était pas son employé et qu'elle ne lui versait pas de salaire.

t. Par ordonnance du 5 septembre 2023, le Tribunal a rejeté la seconde requête en révocation de l'ordonnance de mesures superprovisionnelles du 21 juillet 2023 formée par A______ SA le 1er septembre 2023.


 

EN DROIT

1. 1.1 L'appel est recevable contre les décisions de première instance sur mesures provisionnelles (art. 308 al. 1 let. b CPC). Dans les affaires patrimoniales, l'appel est recevable si la valeur litigieuse au dernier état des conclusions est de 10'000 fr. au moins (art. 308 al. 2 CPC).

En l'espèce, la redevance mensuelle due par l'intimée, à teneur de l'avenant au contrat du 5 octobre 2021, est de 20'000 fr. par mois, ramenée par la suite à 14'000 fr., de sorte que la voie de l'appel est ouverte, ce que l'intimée ne conteste pas.

L'appel a été interjeté dans le délai et suivant la forme prescrits par la loi de sorte qu'il est recevable (art. 311 al. 1 CPC).

1.2 L'appel peut être formé pour violation du droit (art. 310 let. a CPC) et constatation inexacte des faits (art. 310 let. b CPC). L'instance d'appel dispose ainsi d'un plein pouvoir d'examen de la cause en fait et en droit; en particulier, le juge d'appel contrôle librement l'appréciation des preuves effectuée par le juge de première instance (art. 157 CPC en relation avec l'art. 310 let. b CPC) et vérifie si celui-ci pouvait admettre les faits qu'il a retenus (ATF 138 III 374 consid. 4.3.1).

2. Le Tribunal a considéré que les parties étaient plus vraisemblablement liées par un contrat de gérance, régi par les dispositions sur le bail à ferme, que par un contrat de société, nonobstant l'intitulé du document signé le 5 octobre 2021. Le fait que l'intimée ne soit pas titulaire de l'autorisation d'exploiter le restaurant "D______" n'était pas décisif, puisqu'elle pouvait engager un employé titulaire du diplôme de cafetier-restaurateur et obtenir l'autorisation nécessaire. L'intimée occupait vraisemblablement les locaux avant le changement des serrures effectué par l'appelante. Le fait que E______, titulaire de l'autorisation d'exploiter le restaurant, était employé de l'appelante ne suffisait pas à rendre vraisemblable que l'intimée n'avait pas la possession des locaux. Cette dernière avait perdu cette possession suite à l'intervention de l'appelante et l'avait retrouvée après l'ordonnance de mesures superprovisionnelles du 21 juillet 2023. Seule l'interdiction prononcée à titre superprovisionnel à l'encontre de l'intimée devait être confirmée.

L'appelante fait valoir que l'intimée n'a pas rendu vraisemblable qu'elle risquait de subir un préjudice difficilement réparable en l'absence de prononcé des mesures provisionnelles. Cela était d'autant plus vrai que le contrat liant les parties arrivait à terme le 31 décembre 2023. Le préjudice purement économique allégué par l'intimée était sans commune mesure avec celui que la décision querellée lui causait. Elle encourrait des sanctions administratives en lien avec l'exploitation du restaurant par l'intimée, le retrait de l'autorisation d'exploiter conférée à E______, la perte de son bail et du fonds de commerce et s'exposait à devoir subir une longue procédure pour faire valoir ses droits. L'injonction du Tribunal était disproportionnée et la question d'une entrave éventuelle au bon fonctionnement du restaurant relevait des autorités administratives. A cela s'ajoutait que l'intimée n'était pas possesseur des locaux avant l'exécution de la mesure litigieuse, car le restaurant était exploité par son propre employé, qui disposait des clés, ce qui attestait de sa possession ou, à tout le moins, d'une possession conjointe. En lui interdisant d'utiliser les locaux, le Tribunal avait accordé à l'intimée plus de droits qu'elle n'en avait initialement, contrevenant ainsi à l'art. 927 CC.

2.1.1 Aux termes de l'art. 261 CPC, le tribunal ordonne les mesures provisionnelles nécessaires, lorsque le requérant rend vraisemblable qu'une prétention dont il est titulaire est l'objet d'une atteinte ou risque de l'être et que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable.

Dans le cadre des mesures provisionnelles, le juge peut se limiter à la vraisemblance des faits et à l'examen sommaire du droit, en se fondant sur les moyens de preuve immédiatement disponibles (ATF 139 III 86 consid. 4.2; 131 III 473 consid. 2.3). L'octroi de mesures provisionnelles suppose la vraisemblance du droit invoqué et des chances de succès du procès au fond, ainsi que la vraisemblance, sur la base d'éléments objectifs, qu'un danger imminent menace le droit du requérant, enfin la vraisemblance d'un préjudice difficilement réparable, ce qui implique une urgence (Message du Conseil fédéral du 28 juin 2006 relatif au code de procédure civile suisse, in FF 2006 p. 6841 ss, spéc. 6961; arrêts du Tribunal fédéral 5A_931/2014 du 1er mai 2015 consid. 4; 5A_791/2008 du 10 juin 2009 consid. 3.1; Bohnet, Commentaire romand, 2019, n. 3 ss ad art. 261 CPC). La preuve est (simplement) vraisemblable lorsque le juge, en se fondant sur des éléments objectifs, a l'impression que les faits pertinents se sont produits, sans pour autant qu'il doive exclure la possibilité que les faits aient pu se dérouler autrement (ATF 139 III 86 consid. 4.2; 130 III 321 consid. 3.3 = JdT 2005 I 618).

La vraisemblance requise doit en outre porter sur un préjudice difficilement réparable, qui peut être patrimonial ou immatériel (Bohnet, op. cit., n. 11 ad art. 261 CPC; Huber, Kommentar zur Schweizerischen Zivilprozessordnung (ZPO), 3ème éd., 2017, n. 20 ad art. 261 CPC). Cette condition vise à protéger le requérant du dommage qu'il pourrait subir s'il devait attendre jusqu'à ce qu'une décision soit rendue au fond (ATF 139 III 86 consid. 5; 116 Ia 446 consid. 2). Le requérant doit rendre vraisemblable qu'il s'expose, en raison de la durée nécessaire pour rendre une décision définitive, à un préjudice qui ne pourrait pas être entièrement supprimé même si le jugement à intervenir devait lui donner gain de cause. En d'autres termes, il s'agit d'éviter d'être mis devant un fait accompli dont le jugement ne pourrait pas complètement supprimer les effets (arrêt du Tribunal fédéral 4A_611/2011 du 3 janvier 2012 consid. 4.1).

La mesure doit respecter le principe de la proportionnalité, par quoi on entend qu'elle doit être adaptée aux circonstances de l'espèce et ne pas aller au-delà de ce qu'exige le but poursuivi. Les mesures les moins incisives doivent avoir la préférence. La mesure doit également se révéler nécessaire, soit indispensable pour atteindre le but recherché, toute autre mesure ou action judiciaire ne permettant pas de sauvegarder les droits du requérant (Message du Conseil fédéral, FF 2006 p. 6962; arrêt du Tribunal fédéral 4A_611/2011 du 3 janvier 2012 consid. 4.1).

2.1.2 Le contrat est parfait lorsque les parties ont, réciproquement et d'une manière concordante, manifesté leur volonté (art. 1 al. 1 CO). Cette manifestation peut être expresse ou tacite (art. 1 al. 2 CO).

A teneur de l'art. 18 al. 1 CO, pour apprécier la forme et les clauses d'un contrat, il y a lieu de rechercher la réelle et commune intention des parties, sans s'arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention.

Le juge doit rechercher, dans un premier temps, la réelle et commune intention des parties (interprétation subjective), le cas échéant empiriquement, sur la base d'indices; si elle aboutit, cette démarche conduit à une constatation de fait. S'il ne parvient pas à déterminer cette volonté, ou s'il constate qu'une partie n'a pas compris la volonté manifestée par l'autre - ce qui ne ressort pas déjà du simple fait qu'elle l'affirme en procédure, mais doit résulter de l'administration des preuves -, il doit recourir à l'interprétation normative (ou objective). Le juge doit rechercher, par l'interprétation selon la théorie de la confiance, quel sens les parties pouvaient ou devaient donner, de bonne foi, à leurs manifestations de volonté réciproques (principe de la confiance); il s'agit d'une question de droit. Le principe de la confiance permet ainsi d'imputer à une partie le sens objectif de sa déclaration ou de son comportement, même s'il ne correspond pas à sa volonté intime (ATF 142 III 671 consid. 3.3; 140 III 134 consid. 3.2; 136 III 186 consid. 3.2.1;
135 III 295 consid. 5.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_290/2017 du 12 mars 2018 consid. 5.1).

Constituent des indices permettant de déterminer la réelle et commune intention des parties non seulement la teneur des déclarations de volonté, écrites ou orales, mais encore le contexte général, soit toutes les circonstances permettant de découvrir la volonté réelle des parties, qu'il s'agisse de déclarations antérieures à la conclusion du contrat ou de faits postérieurs à celle-ci, en particulier le comportement ultérieur des parties établissant quelles étaient à l'époque les conceptions des contractants eux-mêmes. L'appréciation de ces indices concrets par le juge, selon son expérience générale de la vie, relève du fait (arrêt du Tribunal fédéral 4A_643/2020 du 22 octobre 2021 consid. 4.2).

2.1.3 Selon l'art. 275 CO, le bail à ferme est un contrat par lequel le bailleur s'oblige à céder au fermier, moyennant un fermage, l'usage d'un bien ou d'un droit productif et à lui en laisser percevoir les fruits ou les produits.

Le bailleur a l'obligation principale de céder l'usage et la jouissance d'un bien ou d'un droit productif au fermier. Conformément à l'art. 278 al. 1 CO, le bailleur doit lui délivrer l'objet du bail, à la date convenue entre les parties, dans un état approprié à l'usage et à l'exploitation pour lesquels il a été affermé. L'objet affermé doit donc être mis à disposition sans défaut pouvant empêcher ou affecter son utilisation ou son exploitation. La chose affermée doit avoir une nature productive, et le fermier doit pouvoir en retirer les fruits naturels et civils (Carron, Commentaire pratique – Droit du bail à loyer et à ferme, 2017, n. 23 ad art. 275 CO).

Le bail à loyer entraîne une cession par le bailleur au locataire de l'usage de la chose louée, sans transfert de la propriété. Le locataire devient possesseur de la chose louée et bénéficie des droits attachés à la possession (art. 926-929 CC; 679 et 684 CC). Pendant toute la durée du bail, le bailleur doit garantir au locataire un usage exclusif et sans trouble de la chose louée et de ses dépendances. Sauf accord du locataire, du juge ou état de nécessité, le bailleur ne peut pas pénétrer dans les locaux (Lachat/Bohnet, Commentaire romand, n. 3 ad art. 253 CO).

Le bail à ferme se distingue du bail à loyer par l'objet du contrat; le bailleur ne cède pas à son cocontractant l'usage de n'importe quelle chose, mais l'usage d'un bien ou d'un droit productif, dont le fermier peut percevoir les fruits ou les produits; il y a bail à ferme notamment lorsque le bailleur cède l'exploitation d'une entreprise entièrement équipée, c'est-à-dire un outil de production. En revanche, il faut retenir la qualification de bail à loyer s'il cède des locaux que son cocontractant doit aménager pour en faire une entreprise productive. La mise en gérance libre d'un établissement public complètement équipé donne lieu à un bail à ferme non agricole (arrêt du Tribunal fédéral 4A_379/2011 du 2 décembre 2011 consid. 2.1).

2.1.4 Selon l'article 927 CC, quiconque usurpe une chose en la possession d'autrui est tenu de la rendre, même s'il y prétend un droit préférable (al. 1). Cette restitution n'aura pas lieu, si le défendeur établit aussitôt un droit préférable qui l'autoriserait à reprendre la chose au demandeur (al. 2).

Par l'action réintégrande, prévue par l'article 927 al. 1 CC, celui qui a perdu la possession de la chose peut en obtenir la restitution de celui qui l'a usurpée illicitement. Il lui suffit de prouver qu'il était possesseur de la chose et qu'il a perdu cette possession à la suite d'un acte d'usurpation illicite. Le demandeur doit établir qu'il avait la possession de la chose, ce qui suppose la maîtrise effective de la chose et la volonté correspondante de celui qui l'exerce de posséder. Deuxièmement, le demandeur doit prouver qu'il a perdu la possession de la chose à la suite d'un acte d'usurpation illicite. L'acte d'usurpation enlève au possesseur sa possession sur la chose et est illicite lorsqu'il n'est justifié ni par la loi, ni par le consentement du possesseur (ATF 144 III 145 consid. 3.2.1-3.2.3 et les références citées).

Entre bailleurs et locataires, les différentes actions - possessoire et pétitoire (réelle et contractuelle) - sont applicables, sans qu'il soit nécessaire de trancher la question d'une éventuelle priorité entre le droit du bail et les droit réels. L'existence d'un bail, d'un bail tacite, d'une sous-location, la validité de la résiliation du bail et la conclusion d'un nouveau contrat de bail sont des questions qui touchent au droit sur la chose, et qui, sous réserve de l'exception prévue par l'article 927 al. 2 CC, ne jouent aucun rôle dans le procès sur le possessoire. Lorsqu'il doit prononcer le rétablissement de l'état de fait antérieur, le juge doit uniquement rechercher qui, du demandeur ou du défendeur, avait la maîtrise effective de la chose précédemment, c'est-à-dire avant l'acte d'usurpation illicite. Ainsi, selon la jurisprudence, celui qui est au bénéfice d'un contrat de bail peut, en tant que possesseur des lieux loués, repousser par la force les actes d'usurpation émanant de celui qui se croirait au bénéfice d'un droit (arrêt du Tribunal fédéral 5A_98/2010 consid. 4.1.2).

2.2 En l'espèce, il est vraisemblable que le "contrat de société" conclu par les parties le 5 octobre 2021 ne reflète pas les volontés réelles de parties et qu'il a été rédigé pour leur permettre de contourner l'interdiction de la sous-location signifiée par la bailleresse à l'appelante. Les droits et obligations des parties doivent par conséquent être examinés à la lumière des dispositions de l'avenant au contrat précité, conclu le même jour, complétées par les dispositions générales du contrat de société, conformément à que prévoit l'avenant.

A teneur de cet accord, l'appelante (qualifiée de "propriétaire") a cédé à l'intimée (désignée comme "gérant") l'exploitation du restaurant "D______" en échange d'une redevance, initialement fixée à 20'000 fr. par mois. L'intimée est tenue de s'acquitter, en plus de cette redevance, de toutes les charges d'exploitation et est en droit de percevoir seule le produit de l'exploitation (art. 2 du contrat de société et art. 1 de l'avenant). Elle est responsable de la "direction du fonds de commerce", en collaboration avec E______, et est seule tenue des éventuelles pertes (art. 3 de l'avenant).

Un montant correspondant à 3 mois de redevance a été versé en mains du propriétaire à titre de garantie de la redevance (art. 2 de l'avenant).

Cet accord présente toutes les caractéristiques d'un contrat de gérance, régi par les dispositions du bail à ferme non agricole au sens des art. 275 ss CO.

L'on ne discerne en effet aucune volonté des parties de s'associer pour poursuivre un but commun ni de partager les bénéfices et pertes de l'entreprise, éléments caractéristiques du contrat de société simple au sens des art. 530 ss CO.

Il résulte de ce qui précède que, par ce contrat, l'appelante s'est vraisemblablement obligée à céder à l'intimée l'usage et la jouissance du restaurant "D______", conformément à l'art. 275 CO.

Les pièces du dossier attestent en outre de ce que, en application de ce contrat, B______ SA a exploité le restaurant "D______" pendant plusieurs mois, s'acquittant des loyers, redevances et des salaires des employés.

Il n'est pas allégué que ce contrat ait valablement pris fin et que l'appelante soit en droit de récupérer le local litigieux. Celle-ci soutient au contraire que le contrat prendra fin le 31 décembre 2023.

Le fait que l'intimée n'ait pas, selon l'appelante, versé tous les montants qu'elle lui doit n'est pas pertinent à cet égard. L'intimée conteste au demeurant devoir à sa partie adverse les montants que celle-ci lui réclame. L'existence de poursuites à l'encontre de l'intimée n'est pas non plus relevante pour l'issue du présent litige, ni le fait que certaines factures en lien avec le local remis en gérance aient été libellées au nom de l'appelante.

Il résulte de ce qui précède que, au stade de la vraisemblance, B______ SA est seule titulaire du droit d'usage et de jouissance de l'arcade située no. ______, rue 1______ destinée à l'exploitation du restaurant "D______". Elle a ainsi rendu vraisemblable le droit sur lequel elle fonde sa requête de mesures provisionnelles.

L'appelante n'a pour sa part par rendu vraisemblable qu'elle était en droit d'exercer une "copossession" du restaurant. Cette possibilité n'est pas prévue par les contrats du 5 octobre 2021, qui ont conféré à l'intimée le droit exclusif d'occuper les locaux.

Contrairement à ce que soutient l'appelante, le fait qu'elle ait signé un contrat de travail avec E______, titulaire de l'autorisation d'exploiter le restaurant, n'implique pas qu'elle est en droit d'utiliser les locaux qu'elle a loués à l'intimée. L'intimée était d'ailleurs également liée à E______ par un contrat de travail et elle s'est acquittée de son salaire, du moins pendant une certaine période, à teneur des pièces produites. Il résulte de plus des contrats du 5 octobre 2021 que le paiement de ce salaire est à sa charge.

Le fait que l'autorisation d'exploiter le restaurant a été initialement délivrée à E______ n'est pas non plus décisif. La question de savoir si l'intimée exploite le restaurant conformément à la législation de droit administratif ne fait pas l'objet du présent litige.

A cela s'ajoute que l'art. 3 de l'avenant prévoit expressément que l'intimée est chargée de la direction du fonds de commerce et qu'elle est responsable de l'exploitation, notamment des frais et pertes. Le rôle de E______ se limite, selon cette disposition, à une "collaboration".

C'est par ailleurs en vain que l'appelante prétend avoir le droit de récupérer les locaux en application de l'art. 927 CC. Les conditions posées par cette disposition ne sont pas réalisées car l'intimée n'a vraisemblablement pas usurpé une chose qui était en possession de l'appelante. Il résulte au contraire des pièces produites que, depuis la conclusion des contrats du 5 octobre 2021, l'intimée exploite seule le restaurant litigieux.

Elle peut ainsi s'opposer aux prétentions de l'appelante visant à récupérer la jouissance des locaux pour son seul compte.

Pour ce faire, une injonction judiciaire est vraisemblablement nécessaire. En effet, l'appelante persiste à contester le droit de l'intimée d'exploiter le restaurant et à réclamer son expulsion. Cette attitude est susceptible de causer un dommage difficilement réparable à l'intimée, sous forme de perte de jouissance de l'arcade remise à bail, entraînant une perte de gain, voire un dégât d'image auprès de ses clients.

Le risque d'atteinte est attesté par le fait que l'appelante a, par le passé, tenté d'empêcher par la force l'intimée d'accéder au restaurant en changeant les serrures de celui-ci. Elle a encore essayé, le 1er septembre 2023, soit postérieurement à l'ordonnance de mesures superprovisionnelles du 21 juillet 2023 lui faisant interdiction d'entraver le bon fonctionnement du restaurant, de se rendre sur place pour "superviser le service", sans l'accord de l'intimée.

La mesure ordonnée par le Tribunal, à savoir interdire à l'intimée d'entraver le bon fonctionnement du restaurant, est conforme au principe de proportionnalité.

Cette mesure ne risque pas d'avoir des effets dommageables disproportionnés pour l'appelante, contrairement à ce qu'elle allègue. Tant la révocation de l'autorisation d'exploiter de E______ que la résiliation du bail sont au demeurant antérieures au prononcé de l'ordonnance querellée, de sorte que celle-ci n'est pas la cause de ces désagréments.

L'ordonnance querellée doit par conséquent être confirmée et l'intimée déboutée de toutes ses conclusions.

3. Il n'est pas prélevé de frais ni alloué de dépens, s'agissant d'une cause soumise à la juridiction des baux et loyers (art. 22 al. 1 LaCC).

* * * * *



PAR CES MOTIFS,
La Chambre des baux et loyers :

A la forme :

Déclare recevable l'appel interjeté le 21 septembre 2023 par A______ SA contre l'ordonnance JTBL/708/2023 rendue le 5 septembre 2023 par le Tribunal des baux et loyers dans la cause C/15265/2023.

Au fond :

Confirme l'ordonnance querellée.

Dit que la procédure est gratuite.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Siégeant :

Monsieur Ivo BUETTI, président; Madame Pauline ERARD et Madame
Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, juges; Monsieur Jean-Philippe ANTHONIOZ et Monsieur Damien TOURNAIRE, juges assesseurs; Madame Maïté VALENTE, greffière.

 

Le président :

Ivo BUETTI

 

La greffière :

Maïté VALENTE

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.