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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/3916/2023

ATA/1221/2024 du 17.10.2024 ( PRISON ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3916/2023-PRISON ATA/1221/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 17 octobre 2024

2ème section

 

dans la cause

 

A______ recourant
représenté par Me Sarah PÉZARD, avocate

contre

PRISON DE CHAMP-DOLLON intimée

 



EN FAIT

A. a. A______ est détenu avant jugement à la prison de Champ-Dollon (ci‑après : la prison) depuis le 11 octobre 2023.

b. Il prétend être d'origine palestinienne et est connu des autorités genevoises sous onze alias différents.

B. a. Le 23 octobre 2023, vers 23h05, un agent de détention a constaté que la vitre de la cellule 1______, où était détenu A______, était cassée. Les cinq détenus qui occupaient ladite cellule ont été extraits et placés en cellule forte (à 23h34 en ce qui concerne A______). Une longue corde d'évasion confectionnée avec des draps déchirés et munie d'un grappin de fortune fait de couverts métalliques a été retrouvée dans les affaires du détenu S., ainsi qu'une clef USB dans le pantalon de ce dernier. Des médicaments ont également été saisis.

b. Le gardien-chef a entendu A______ le lendemain, le 24 octobre 2023 à 09h25, et lui à notifié à 09h50 une sanction de dix jours de cellule forte pour « dégradation des locaux, dégradation de mobilier, trouble à l'ordre de l'établissement ». L'intéressé a refusé de signer le procès-verbal.

Selon la prison et bien que cela ne ressorte pas du procès-verbal, A______ aurait reconnu les faits reprochés, expliquant avoir agi avec son ami S. et avoir voulu aller aider sa famille en Palestine.

La sanction a été exécutée et s'est achevée le 2 novembre 2023 à 23h34.

c. Le détenu S. a été entendu le 24 octobre 2023 à 9h40 et aurait aussi reconnu les faits reprochés, expliquant ne pas avoir donné le premier coup dans la fenêtre mais avoir aidé son ami par la suite. Il a fait l'objet de la même sanction que A______.

d. Il ressort des images de vidéosurveillance que l'on ne perçoit pas dans un premier temps qui a brisé la vitre, mais que l'on voit ensuite le détenu S. dégrader ladite vitre.

C. a. Par acte posté le 23 novembre 2023, A______ a interjeté recours auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre la sanction précitée, concluant préalablement à la suspension de la procédure jusqu'à droit connu sur la procédure pénale, et principalement à l'annulation de la décision attaquée, au constat que ses dix jours de détention en cellule forte étaient illégaux et à l'octroi d'une indemnité de procédure.

Lors de la procédure pénale, il avait déclaré au procureur en charge de l'affaire que ce n'était pas lui qui avait cassé la vitre de la cellule 1______, mais qu'il ne souhaitait pas dire qui était le responsable parmi les six personnes présentes dans la cellule à ce moment-là. Il avait reconnu les faits auprès du gardien-chef car il avait été menacé par l'un de ses codétenus. Il ne voulait pas s'évader pour aller en Palestine. La décision attaquée reposait ainsi sur une constatation inexacte des faits.

Son placement en cellule forte avait eu lieu sans cause, dès lors que la décision n'avait été prise que le lendemain. Le procédé était illégal voire arbitraire, tout comme le fait de n'entendre la personne mise en cause que le lendemain des faits.

La sanction devait aussi être annulée car elle avait été prise par une autorité incompétente, seul le directeur étant habilité à prononcer une mise en cellule forte supérieure à cinq jours.

Enfin, la sanction de dix jours de cellule forte était disproportionnée pour « factuellement un bris de vitre ».

b. Le 8 décembre 2023, la prison a acquiescé à la demande de suspension de la procédure.

c. Le 20 décembre 2023, le juge délégué a prononcé la suspension de la procédure, en application de l'art. 78 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 (LPA - E 5 10).

d. Le 10 janvier 2024, A______ a demandé la reprise de la procédure.

Le Ministère public avait rendu une ordonnance de classement partiel à son égard s'agissant des dommages à la propriété en cause. Il joignait l'ordonnance à son courrier.

Selon cette dernière, dans la mesure où le prévenu avait contesté les faits qui lui étaient reprochés et qu'il n'apparaissait pas sur les images des caméras de vidéosurveillance en train de commettre les dégâts sur la vitre, le Ministère public constatait qu'aucun soupçon justifiant une mise en accusation n'était établi. Un classement partiel était donc prononcé s'agissant de ces faits.

e. La procédure a été reprise par décision du 25 janvier 2024.

f. Le 13 février 2024, la prison a conclu au rejet du recours.

Le recourant avait admis les faits reprochés lors de son audition par le gardien-chef. Ses codétenus n'étaient pas présents et il aurait pu parler d'éventuelles menaces et demander sa mise à l'écart, laquelle avait quoi qu'il en fût été mise en œuvre pour éviter toute réitération.

La jurisprudence admettait qu'en cas d'incident se produisant après les horaires ordinaires d'activité de la prison, soit après 18h00, l'exercice du droit d'être entendu pouvait être différé jusqu'au lendemain. C'était ce qui s'était produit en l'occurrence, l'incident ayant lieu après 23h00 et le recourant ayant été entendu le lendemain matin.

La décision avait été prise par le gardien-chef, conformément à l'art. 47 al. 8 du règlement sur le régime intérieur de la prison et le statut des personnes incarcérées du 30 septembre 1985 (RRIP - F 1 50.04).

Le recourant avait contrevenu aux art. 42 et 45 RRIP en mettant en œuvre des actes préparatoires en vue d'une évasion. Les faits reprochés étaient graves et avaient troublé l'ordre de l'établissement. La sanction était justifiée par un intérêt public et proportionnée.

Étaient jointes les images de vidéosurveillance ainsi que diverses pièces, en particulier les rapports d'incident – consistant en une liste d'actions effectuées par le personnel pénitentiaire, minute par minute – et de fouille de la cellule 1______. Un autre rapport donnait des indications sur les explications données par le recourant et son codétenu S. lors de l'exercice de leur droit d'être entendu.

g. Le 8 mars 2024, le recourant a répliqué et persisté dans ses conclusions principales.

Aucun constat ni preuve matérielle ne laissait à penser qu'il était impliqué dans les faits du 23 octobre 2023. Au contraire, c'était son codétenu S. qui avait brisé la vitre, et une clef USB ainsi qu'une corde avaient été trouvées dans les affaires de ce dernier. Il avait été « acquitté » au pénal.

Le placement en cellule forte avant la prise de décision n'était pas appréhendé par la jurisprudence citée par l'intimée. De plus, le gardien-chef qui l'avait entendu était présent sur les lieux dès 23h47 le soir des faits. Aucune preuve concrète n'était apportée quant à la légalité de la délégation de la prise de sanction par le gardien‑chef.

h. Sur ce la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10).

2.             Bien que la sanction ait été exécutée, le recourant conserve un intérêt actuel à l'examen de la légalité de celle-ci, dès lors qu'il pourrait être tenu compte de la sanction contestée en cas de nouveau problème disciplinaire ou de demande de libération conditionnelle (ATF 139 I 206 consid. 1.1 ; ATA/50/2022 du 18 janvier 2022 consid. 2 ; ATA/719/2021 du 6 juillet 2021 consid. 1).

Le recours est donc recevable.

3.             Le recourant soulève plusieurs griefs de forme : violation de son droit d'être entendu, enfermement en cellule forte avant la prise de décision et compétence du gardien-chef pour prononcer la sanction querellée. Dans la mesure toutefois où la décision attaquée est viciée pour d'autres motifs, ces griefs ne seront pas examinés plus avant.

4.             Le recourant se plaint d'une constatation inexacte des faits, la sanction ayant été prononcée sur la base de faits non retenus au plan pénal.

4.1 Le droit disciplinaire est un ensemble de sanctions dont l'autorité dispose à l'égard d'une collectivité déterminée de personnes, soumises à un statut spécial ou qui, tenues par un régime particulier d'obligations, font l'objet d'une surveillance spéciale. Il s'applique aux divers régimes de rapports de puissance publique, et notamment aux détenus. Le droit disciplinaire se caractérise d'abord par la nature des obligations qu'il sanctionne, la justification en réside dans la nature réglementaire des relations entre l'administration et les intéressés. L'administration dispose d'un éventail de sanctions dont le choix doit respecter le principe de la proportionnalité (Pierre MOOR/Étienne POLTIER, Droit administratif, vol. 2, 3ème éd., 2011, p. 142 à 145 et la jurisprudence citée).

Le statut des personnes incarcérées à la prison est régi par le règlement sur le régime intérieur de la prison et le statut des personnes incarcérées du 30 septembre 1985 (RRIP - F 1 50.04), dont les dispositions doivent être respectées par les détenus (art. 42 RRIP). En toute circonstance, ceux-ci doivent observer une attitude correcte à l'égard du personnel pénitentiaire, des autres personnes incarcérées et des tiers (art. 44 RRIP). Il est interdit aux détenus, notamment, d'une façon générale, de troubler l'ordre et la tranquillité de l'établissement (art. 45 let. h RRIP). En tout temps, la direction peut ordonner des fouilles corporelles et une inspection des locaux (art. 46 RRIP). Bien que l'art. 45 RRIP ne le mentionne pas expressément, toute infraction pénale commise en détention constitue a priori aussi une violation du règlement.

4.2 Si un détenu enfreint le RRIP, une sanction proportionnée à sa faute, ainsi qu'à la nature et à la gravité de l'infraction, lui est infligée (art. 47 al. 1 RRIP). Avant le prononcé de la sanction, le détenu doit être informé des faits qui lui sont reprochés et être entendu (art. 47 al. 2 RRIP).

4.3 En procédure administrative, la constatation des faits est gouvernée par le principe de la libre appréciation des preuves (ATF 139 II 185 consid. 9.2 ; 130 II 482 consid. 3.2). Le juge forme ainsi librement sa conviction en analysant la force probante des preuves administrées et ce n’est ni le genre, ni le nombre des preuves qui est déterminant, mais leur force de persuasion (ATA/1046/2024 du 3 septembre 2024 consid. 3.4 et l'arrêt cité).

De jurisprudence constante, la chambre de céans accorde généralement valeur probante aux constatations figurant dans un rapport de police, établi par des agents assermentés sauf si des éléments permettent de s'en écarter (ATA/1139/2024 du 30 septembre 2024 consid. 4.4). Dès lors que les agents de détention sont également des fonctionnaires assermentés (art. 7 de la loi sur l'organisation des établissements et le statut du personnel pénitentiaires du 3 novembre 2016 - LOPP - F 1 50), le même raisonnement peut être appliqué aux rapports établis par ces derniers (ATA/1107/2024 du 24 septembre 2024).

4.4 Selon l’art. 320 al. 4 du code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (CPP - RS 312.0), une ordonnance de classement entrée en force équivaut à un acquittement (pour les conséquences respectives du classement et de l'acquittement, voir ATA/365/2015 du 21 avril 2015 consid. 7d et les références citées).

4.5 Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal, la présomption d’innocence, garantie par les art. 32 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 6 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101), impose aussi des conditions concernant notamment la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (ACEDH Allen contre Royaume-Uni du 12 juillet 2013, req. n° 25424/09, § 93 ; Allenet de Ribemont contre France du 10 février 1995, série A n° 308, §§ 35-36 ; ATF 147 I 386 consid. 1.2 et les arrêts cités).

Ainsi la présomption d’innocence se trouve-t-elle méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge ou l’agent d’État considère l’intéressé comme coupable (ACEDH Karaman contre Allemagne du 27 février 2014, req. n° 17103/10, § 41; Böhmer contre Allemagne du 3 octobre 2002, req. n° 37568/97, § 54 ; Minelli contre Suisse du 25 mars 1983, série A n° 62, req. n° 8660/79, § 37 ; ATF 147 I 386 consid. 1.2 et les arrêts cités).

4.6 En l'espèce, la sanction de dix jours de cellule forte a été prononcée pour « dégradation des locaux, dégradation de mobilier, trouble à l'ordre de l'établissement ». Ni le rapport d'incident, ni celui résumant les déclarations du recourant ne font mention que le trouble à l'ordre de l'établissement reproché concernerait autre chose que le bris de la vitre de la cellule. C'est ainsi à tort que l'intimée tente, dans sa réponse, d'inclure dans la motivation de la sanction d'autres aspects comme la confection de la corde et du grappin de fortune, ce d'autant plus que les détenus se trouvaient à cinq dans la cellule et qu'aucune tentative de délimitation des responsabilités de chacun n'a été effectuée, si ce n'est que seuls le recourant et le détenu S. ont fait l'objet d'une sanction disciplinaire.

S'agissant du bris de la vitre, le Ministère public a classé la procédure à l'encontre du recourant, et l'ordonnance de classement partiel est désormais en force – quand bien même une procédure classée peut être rouverte à certaines conditions – et équivaut selon le CPP à un acquittement. Dans cette mesure, quand bien même l'intimée n'avait certes pas de raison, au moment où la sanction a été décidée, de douter des déclarations concordantes des deux détenus sanctionnés, la chambre de céans ne peut pas confirmer la constatation des faits opérée par la prison alors que les seuls faits sur lesquels se fonde la sanction attaquée ont été classés par le Ministère public, sur la base tant des images de vidéosurveillance que des déclarations faites en audience.

Se fondant sur une constatation erronée des faits, c’est à tort qu’une sanction a été infligée au recourant. Celle-ci ayant été exécutée, il n’est toutefois matériellement plus possible de l’annuler. La chambre de céans se limitera donc à constater son caractère illicite (ATA/718/2024 du 14 juin 2024 consid. 5 ; ATA/63/2021 du 19 janvier 2021).

5.             Vu l'issue du litige, aucun émolument ne sera perçu (art. 87 al. 1 LPA) et une indemnité de CHF 1'000.- sera allouée au recourant, qui y a conclu et a bénéficié des services d'une avocate (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 23 novembre 2023 par A______ contre la décision de la prison de Champ-Dollon du 24 octobre 2023 ;

au fond :

l'admet ;

constate le caractère illicite de la sanction de dix jours de cellule forte ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue à A______ une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l'État de Genève ;

dit que conformément aux art. 78 et ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière pénale ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral suisse, av. du Tribunal fédéral 29, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Sarah PÉZARD, avocate du recourant ainsi qu'à la prison de Champ-Dollon.

Siégeant : Florence KRAUSKOPF, présidente, Jean-Marc VERNIORY, Patrick CHENAUX, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière :

 

 

N. DESCHAMPS

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. KRAUSKOPF

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :