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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/2395/2022

ATA/276/2023 du 21.03.2023 ( DOMPU ) , ADMIS

Recours TF déposé le 15.05.2023, rendu le 13.09.2023, IRRECEVABLE, 2C_285/2023
Descripteurs : QUALITÉ POUR RECOURIR;INTÉRÊT DIGNE DE PROTECTION;INTÉRÊT ACTUEL;ASSOCIATION;LIBERTÉ DE CONSCIENCE ET DE CROYANCE;USAGE COMMUN ACCRU;DOMAINE PUBLIC;ACTE RELIGIEUX;LIBERTÉ DE CULTE;ATTEINTE À UN DROIT CONSTITUTIONNEL;LÉGALITÉ;INTÉRÊT PUBLIC;PROPORTIONNALITÉ
Normes : LPA.60; CEDH.9; Cst.15; Cst.35; Cst.36; LLE.6; Cst-GE.3
Résumé : Recours contre le refus d'autoriser une procession de la Fête-Dieu réunissant 101 à 300 personnes pendant environ une heure un dimanche matin sur le domaine public. Renonciation à l'exigence d'intérêt actuel. La paroisse recourante est une association qui peut se prévaloir de la liberté religieuse et est touchée dans son intérêt digne de protection propre. Le refus restreint la liberté religieuse des recourants. La restriction repose sur une base légale, l'art. 6 al. 1 et 2 LLE. La protection des droits d'autrui en la forme du droit de ceux-ci à ne pas être confrontés à la procession, droit que ne comprend pas la liberté religieuse, n'est pas un intérêt public susceptible de justifier la restriction. L'intérêt à la neutralité cultuelle du domaine public se heurte à la liberté religieuse garantie constitutionnellement et conventionnellement et ne constitue pas un intérêt public susceptible de justifier la restriction. L'intérêt à la paix et à la tranquillité religieuse constitue un intérêt public susceptible de justifier la restriction, mais l'autorité intimée n'explique pas en quoi la procession litigieuse représenterait concrètement un risque ou un danger pour celles-ci. Intérêt public douteux, mais question laissée indécise. Violation du principe de la proportionnalité, tant la nécessité que la proportionnalité au sens étroit. Recours admis et décision annulée.
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/2395/2022-DOMPU ATA/276/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 21 mars 2023

 

dans la cause

 

Paroisse A______

Madame B______

Monsieur C______
représentés par Me Steve Alder, avocat

contre

DÉPARTEMENT DE LA SÉCURITÉ, DE LA POPULATION ET DE LA SANTÉ



EN FAIT

1) Le 17 mai 2022, Madame B______ a sollicité sur le service en ligne des manifestations l'autorisation pour la Paroisse A______ (ci-après : la paroisse) d’organiser une procession de la Fête-Dieu le 19 juin 2022 de 11h20 à 12h30 sur le domaine public. Le cortège devait cheminer sur le trottoir par la rue D______ – où se trouve l'Église A______ –, la rue E______, la route F______ et la rue G______. Les responsables de la manifestation étaient Mme B______ et Monsieur C______, abbé de la paroisse. Étaient attendues 101 à 300 personnes. La procession de la Fête-Dieu serait célébrée avec le Saint-Sacrement placé dans l'ostensoir porté à travers les rues par M. C______. C'était une tradition datant de 1827 au moins dans certains cantons suisses et célébrée récemment à Genève par D______.

2) Par décision du 15 juin 2022, le département de la sécurité, de la population et de la santé (ci-après : DSPS) a rejeté la demande de manifestation religieuse cultuelle et interdit tout rassemblement qui se formerait à cette fin.

La procession de la Fête-Dieu ne consistait pas seulement en un hommage à la divinité mais avait pour but d'exhiber cet hommage à autrui. En ce sens, la procession consistant en l'exposition du sang et du corps du Christ, même de manière symbolique, se caractérisait par un caractère ouvertement ostentatoire portant atteinte de manière particulièrement grave à la liberté et aux droits d'autrui à la neutralité cultuelle du domaine public. La procession était destinée à confronter autrui à un culte sans considération pour sa liberté et son droit à une conviction religieuse autre ou une absence de conviction. La question de savoir si ce type de procession ne comportait pas, par nature, ce caractère ostentatoire qui imposait son interdiction pouvait demeurer indécise, celui-ci prédominant en l'espèce. L'atteinte à la liberté religieuse consécutive au refus d'autorisation était proportionnelle. Elle ne touchait pas au noyau intangible et n'empêchait pas la pratique de la manifestation publique de la foi en l'eucharistie, puisque l'hommage à la divinité pouvait se pratiquer dans un espace privé en présence des centaines de personnes prévues. L'assignation à un espace privé n'affectait pas l'hommage lui-même. La signification de l'eucharistie et son importance pour la croyance qui l'évoquait pouvaient faire l'objet d'une communication dans le cadre d'une manifestation religieuse non cultuelle, non soumise à la législation sur la laïcité. La manifestation ne présentait pas d'éléments concrets qui pouvaient justifier une autorisation contraire à l'intérêt de la neutralité cultuelle de l'espace public.

3) Par acte du 21 juillet 2022, Mme B______, M. C______ et la paroisse ont recouru auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : la chambre administrative) contre cette décision, concluant à son annulation et à l'allocation d'une indemnité équitable pour les frais indispensables causés par le recours.

La décision attaquée portait atteinte à leur liberté religieuse.

Le Tribunal fédéral avait déjà retenu que ni les troubles qu'une manifestation cultuelle sur le domaine public était susceptible de causer, ni le principe de laïcité de l'État ne constituaient un intérêt public permettant d'interdire une telle manifestation. Vu la coexistence pacifique qui existait à Genève entre les différentes religions, il paraissait difficilement envisageable qu'une manifestation cultuelle sur le domaine public puisse en soi entraîner des heurts et des troubles à ce point importants que seule une interdiction puisse entrer en ligne de compte. Il s'agissait en l'occurrence d'une simple procession rassemblant au maximum 300 personnes sur un parcours d'à peine 600 mètres, pour célébrer en silence la Fête-Dieu, jour légal férié dans divers cantons suisses. Les craintes étaient surestimées. Les passants confrontés à la procession comprendraient tout de suite qu'il s'agissait d'une manifestation cultuelle privée à laquelle l'État n'était nullement associé. À suivre le raisonnement de l'autorité, il faudrait faire disparaître les lieux de culte présents sur le domaine public, supprimer la cérémonie d'investiture du Conseil d'État à la Cathédrale Saint-Pierre et plus aucune manifestation cultuelle ne pourrait avoir lieu sur le domaine public, car il se trouverait toujours une personne susceptible d'être heurtée dans son sentiment religieux par l'expression collective, sur le domaine public, d'un culte auquel elle n'adhérait pas. La position du DSPS reviendrait à nier l'existence, sur le domaine public, du fait religieux, ce qui n'était conforme ni au principe de laïcité, ni à la liberté de conscience et de croyance garantie constitutionnellement et conventionnellement. De longue date, la protection du sentiment religieux d'autrui n'habilitait pas l'autorité administrative à interdire une manifestation cultuelle sur le domaine public. L'atteinte n'était justifiée par aucun intérêt public.

Elle était par conséquent également disproportionnée. Même à admettre l'existence d'un tel intérêt, elle le demeurait. Le DSPS avait opté pour la solution la plus radicale et n'avait pas cherché à concilier leur liberté religieuse avec les impératifs de sécurité publique, de laïcité ou de protection des libertés d'autrui. Il aurait pu fixer des conditions à la tenue de la procession sur le domaine public, par exemple limiter le nombre de participants, diminuer sa durée, raccourcir le parcours, demander la mise en place d'un encadrement spécifique, interdire à l'abbé de cheminer en tête du cortège avec un ostensoir, etc. Le fait qu'il soit possible de mener une manifestation cultuelle sur le domaine privé n'était jamais un motif qui permettait de rendre proportionnée une atteinte à la liberté religieuse.

4) Par réponse du 26 août 2022, le DSPS a conclu au rejet du recours.

La liberté de conscience et de croyance ne fondait pas un droit inconditionnel ou privilégié de pratiquer des cultes sur l'espace public. La disposition relative aux manifestations religieuses de nature cultuelle et non cultuelle de la législation sur la laïcité poursuivait l'intérêt public à la tranquilité religieuse, soit l'obligation active de l'État de créer un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de la population. Genève avait estimé que ce climat passait par une laïcité active basée sur la prévention plutôt que la réaction, par la neutralisation de l'espace public afin d'éviter les tensions inhérentes aux croyances et aux convictions. La pratique d'un culte pouvait être bornée par la protection des droits et libertés d'autrui, soit le droit des tiers de ne pas se voir imposer l'exposition à une pratique cultuelle, à laquelle ils n'avaient pas sollicité d'être confrontés et susceptible de les heurter, sans nécessité. Le sentiment religieux ou de l'intimité de la croyance des tiers était d'autant plus à protéger dans le cas d'espèce que les processions présentaient une violence symbolique particulièrement ostentatoire et agressive. La manifestation cultuelle, qui ne véhiculait pas d'information à autrui, n'avait pas besoin de l'espace public et ne bénéficiait pas de la protection constitutionnelle en l'absence d'une nécessité particulière. L'aspect déambulatoire de la procession était une modalité fixée par la religion qui ne rendait pas la tenue d'une procession dans l'espace public objectivement nécessaire pour autant. Si la manifestation cultuelle ne pouvait être interdite que pour des raisons d'ordre public, les religions, telles l'islam et le judaïsme, risqueraient de se retrouver dans une position plus délicate que d'autres religions pour leur pratique du culte dans l'espace public, effets pervers que la législation sur la laïcité avait précisément pour but d'éviter en poursuivant d'autres intérêts publics que l'ordre public.

L'interdiction d'une manifestation cultuelle sur l'espace public n'entravait ni la substance, ni le but de l'hommage religieux, dont l'accomplissement ne concernait que les croyants, l'officiant et leur divinité et était dépourvue de but ou valeur informative. Les demandeurs ne justifiaient pas la nécessité d'utiliser l'espace public. La procession était un rite particulier qui consistait en une manifestation ostentatoire d'un homme qui, par sa théatralisation, se donnait en spectacle, lequel ne pouvait être perçu par autrui que comme une démonstration sans nécessité et de force agressive. Un tel culte était par nature contraire à la tranquilité religieuse, d'autant plus qu'il n'avait aucun caractère historique ou folklorique. Le but poursuivi par l'acte pouvait être atteint sans utiliser le domaine public. Il s'agissait d'un choix qui sortait du cadre de l'essence du but poursuivi par la liberté fondamentale. Le refus litigieux était une atteinte légère au droit de pratiquer le culte. L'atteinte symbolique au droit d'autrui était réelle et permettait de s'opposer à la tenue d'un culte sur l'espace public qui n'était pas protégé par la liberté d'expression et n'entrait pas dans l'essence du droit fondamental. La recherche du compromis penchait en faveur du respect de la conviction ou de la croyance d'autrui qui était objectivement davantage lésé que le droit subjectif à pratiquer un culte sur l'espace public sans nécessité. L'annulation de la décision attaquée reviendrait à traiter les cultes comme une manifestation d'opinion sur le domaine public que seul l'ordre public pourrait restreindre et serait un obstacle à la mise en œuvre effective de la décision politique d'assurer la tranquillité religieuse dans l'espace public telle que voulue par la législateur et le peuple genevois.

5) Dans leur réplique, les recourants ont relevé que seuls des motifs de police (tranquillité, sécurité et salubrité publiques) étaient à même de justifier une ingérence dans l'exercice, sur le domaine public, de la liberté de conscience et de croyance. La protection de la paix religieuse, de la tranquillité religieuse et des sentiments d'autrui invoqués par le DSPS avaient été considérés comme impropres à justifier une ingérence dans l'exercice de la liberté religieuse, même sur le domaine public, par le Tribunal fédéral. La décision litigieuse ne reposait sur aucun intérêt public pertinent. Le DSPS n'avait pas concrètement analysé en quoi le déroulement de la procession en cause aurait été susceptible de porter atteinte aux intérêts publics invoqués. Il s'était contenté de raisonner dans l'abstrait, partant du postulat que, de manière générale, une manifestation cultuelle ne devait pas se dérouler sur le domaine public.

Ils n'avaient pas à démontrer la nécessité d'organiser leur procession sur le domaine public. Les individus disposaient, en vertu de leur liberté de conscience et de croyance, et ceci même à Genève, où la laïcité et la neutralité religieuse prévalaient, d'un droit d'usage accru du domaine public à certaines conditions, parmi lesquelles ne figurait pas la nécessité d'utiliser le domaine public. En exigeant cela, le DSPS revenait à l'interdiction de principe de toute manifestation cultuelle sur le domaine public que le Tribunal fédéral avait censurée au motif de sa contrariété à la liberté religieuse. La décision était disproportionnée.

6) Sur quoi, la cause a été gardée à juger.

EN DROIT

1) Le recours a été interjeté en temps utile devant la juridiction compétente (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a et 63 al. 1 let. b de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10).

2) a. À teneur de l'art. 60 al. 1 let. a et b LPA, les parties à la procédure qui a abouti à la décision attaquée et toute personne qui est touchée directement par une décision et a un intérêt personnel digne de protection à ce qu'elle soit annulée ou modifiée, sont titulaires de la qualité pour recourir. Les let. a et b de cette disposition doivent se lire en parallèle. Ainsi, le particulier qui ne peut faire valoir un intérêt digne de protection ne saurait être admis comme partie recourante, même s'il était partie à la procédure de première instance (ATA/258/2020 du 3 mars 2020 consid. 2a et l'arrêt cité).

Selon la jurisprudence, le recourant doit avoir un intérêt pratique à l'admission du recours, soit que cette admission soit propre à lui procurer un avantage, de nature économique, matérielle ou idéale (ATF 138 II 162 consid. 2.1). L'intérêt invoqué, qui n'est pas nécessairement un intérêt juridiquement protégé, mais qui peut être un intérêt de fait, doit se trouver, avec l'objet de la contestation, dans un rapport étroit, spécial et digne d'être pris en considération (ATF 143 II 512 consid. 5.1). L'intérêt à obtenir un jugement favorable doit être personnel, direct, immédiat et actuel (ATA/91/2023 du 31 janvier 2023 consid. 3b).

b. Bien que l’intérêt digne de protection suppose l’existence d’un intérêt actuel à l’admission du recours il y est exceptionnellement renoncé lorsque cette condition de recours fait obstacle au contrôle de légalité d’un acte qui pourrait se reproduire en tout temps, dans des circonstances semblables, et qui, en raison de sa brève durée ou de ses effets limités dans le temps, échapperait ainsi toujours à la censure de l’autorité de recours (ATF 142 I 135 consid. 1.3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_47/2021 du 21 juillet 2021 consid. 3.2 ; ATA/817/2021 du 10 août 2021 consid. 1) ou lorsqu’une décision n’est pas susceptible de se renouveler mais que les intérêts des recourants sont particulièrement touchés avec des effets qui vont perdurer (ATF 136 II 101). Cela étant, l’obligation d’entrer en matière sur un recours, dans certaines circonstances, nonobstant l’absence d’un intérêt actuel, ne saurait avoir pour effet de créer une voie de recours non prévue par le droit cantonal (ATF 135 I 79 consid. 1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_133/2009 du 4 juin 2009 consid. 3).

En outre, dans un souci de concilier les critères de la recevabilité des recours interjetés devant lui avec les exigences liées au droit à un recours effectif garanti à l'art. 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101), le Tribunal fédéral entre aussi en matière, en dépit de la disparition d'un intérêt actuel, sur le recours d'une personne s'estimant lésée dans ses droits reconnus par la CEDH, qui formule son grief de manière défendable (ATF 142 I 135 consid. 1.3.1) ; cela suppose une obligation de motivation accrue comparable à celle prévue à l'art. 106 al. 2 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110 ; ATF 137 I 296 consid. 4.3.4). L'art. 13 CEDH ne saurait en effet s'interpréter comme exigeant un recours interne pour toute doléance, si injustifiée soit-elle, qu'un individu peut présenter sur le terrain de la Convention : il doit s'agir d'un grief défendable au regard de celle-ci (ATF 137 I 296 consid. 4.3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_552/2021 du 8 mars 2022 consid. 4.1). Tel n'est pas le cas d'un grief qui apparaît manifestement mal fondé ou d'emblée dénué de toute chance de succès (arrêt du Tribunal fédéral 2C_353/2021 du 30 avril 2021 consid. 4.3).

c. Selon la jurisprudence, une association jouissant de la personnalité juridique est autorisée à former un recours en son nom propre lorsqu'elle est touchée dans ses intérêts dignes de protection. De même, sans être elle-même touchée par la décision entreprise, une association peut être admise à agir par la voie du recours (nommé alors recours corporatif) pour autant qu'elle ait pour but statutaire la défense des intérêts dignes de protection de ses membres, que ces intérêts soient communs à la majorité ou au moins à un grand nombre d'entre eux et, enfin, que chacun de ceux-là ait qualité pour s'en prévaloir à titre individuel. En revanche, elle ne peut prendre fait et cause pour l'un de ses membres ou pour une minorité d'entre eux (ATF 142 II 80 consid. 1.4.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 5C_2/2017 du 11 mars 2019 consid. 1.2.1 ; ATA/1520/2019 du 15 octobre 2019 consid. 3d).

d. En l'espèce, les trois recourants figurent dans la demande d'autorisation, Mme B______ et la paroisse en tant que requérantes et Mme B______ et M. C______ en tant que responsables de la manifestation. Ils sont en ces qualités personnellement, directement et particulièrement touchés par la décision litigieuse qui leur interdit l'organisation de la procession.

La paroisse, en tant que communauté religieuse constituée en association, ce qui n’est pas contesté, peut se prévaloir de la liberté de conscience et de croyance en vertu des art. 15 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 9 CEDH, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 142 I 195 consid. 5.2) et à celle de la Cour européenne des droits de l'homme (ci-après : CourEDH ; ACEDH Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [Grande Chambre] du 27 juin 2000, req. no 27417/95, § 72 ; Vincent MARTENET/David ZANDIRAD in Vincent MARTENET/Jacques DUBEY [éd.], Commentaire romand de la Constitution fédérale, 2021, n. 44 ss ad art. 15 Cst.). Elle est dès lors touchée dans son intérêt digne de protection propre et peut à ce titre recourir en son nom propre.

Par ailleurs, la date à laquelle la procession devait se dérouler, soit le 19 juin 2022, est certes déjà passée, de sorte que l'intérêt actuel des recourants fait défaut. Il doit néanmoins être renoncé à cette condition. En effet, la Fête-Dieu est une fête religieuse célébrée chaque année et exiger l'intérêt actuel au recours reviendrait à empêcher le contrôle de la conformité au droit d'un refus qui pourrait se reproduire chaque année dans des circonstances semblables sans pouvoir être contesté à temps.

Au vu de ce qui précède, il sera renoncé à l'exigence d'intérêt actuel. Les trois recourants ont la qualité pour recourir. Leur recours sera déclaré recevable.

3) Le litige porte sur la conformité au droit du refus de l'autorité intimée d'autoriser les recourants à organiser une procession de la Fête-Dieu dans quatre rues des H______ destinée à réunir entre 101 et 300 personnes durant 1h10 le 19 juin 2022.

4) Les recourants invoquent une violation de leur liberté religieuse.

a. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (art. 9 § 1 CEDH). L'art. 18 du pacte international relatif aux droits civils et politiques conclu le 16 décembre 1966 (Pacte ONU II ; RS 0.103.2) comporte un principe similaire mais ne revêt pas de portée propre par rapport à l'art. 9 CEDH (ATF 148 I 160 consid. 7.1).

b. La liberté de conscience et de croyance est garantie (art. 15 al. 1 Cst.). Toute personne a le droit de choisir librement sa religion ainsi que de se forger ses convictions philosophiques et de les professer individuellement ou en communauté (art. 15 al. 2 Cst.). Toute personne a le droit d'adhérer à une communauté religieuse ou d'y appartenir et de suivre un enseignement religieux (art. 15 al. 3 Cst. ; portée positive de la liberté). Nul ne peut être contraint d'adhérer à une communauté religieuse ou d'y appartenir, d'accomplir un acte religieux ou de suivre un enseignement religieux (art. 15 al. 4 Cst. ; portée négative de la liberté ; ATF 145 I 121 consid. 5.1; 142 I 195 consid. 5.1; 142 I 49 consid. 3.4). La portée de l'art. 15 Cst. est similaire à celle de l’art. 9 § 1 CEDH (ATF 148 I 160 consid. 7.1).

c. La liberté de conscience et de croyance protège le citoyen de toute ingérence de l'État qui serait de nature à gêner ses convictions religieuses. Elle confère au citoyen le droit d'exiger que l'État n'intervienne pas de façon injustifiée en édictant des règles limitant l'expression et la pratique de ses convictions religieuses (ATF 142 I 195 consid. 5.1 ; 118 Ia 46 consid. 3b).

Outre la liberté intérieure de croire, ne pas croire et modifier en tout temps sa religion et ses convictions philosophiques, cette liberté comprend la liberté extérieure d'exprimer, de pratiquer et de communiquer ses convictions religieuses ou sa vision du monde, dans certaines limites, ou de ne pas les partager (ATF 145 I 121 consid. 5.1 et les références citées ; ACEDH Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A no 260-A, § 31 et Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A no 276, § 47), sous la forme de culte, d’enseignement, de pratiques ou d’accomplissement de rites (ACEDH Leyla ahin c. Turquie du 10 novembre 2005, req. no 44774/98, § 105). Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents (ACEDH zzettin Doan et autres c. Turquie du 26 avril 2016, req. no 62649/10, § 103). Elle englobe le droit pour le citoyen de se comporter conformément aux enseignements de sa foi et d'agir selon ses croyances intérieures, y compris celle de ne pas suivre les préceptes d'une religion. La liberté de conscience et de croyance protège toutes les religions, quel que soit le nombre de leurs fidèles en Suisse (ATF 148 I 160 consid. 7.2 et les arrêts cités). En revanche, l’art. 15 Cst. ne garantit pas de ne pas être confronté aux actes religieux d’autrui, y compris à leurs chants religieux, ou à des convictions religieuses différentes (ATF 142 I 49 = JdT 2016 I 67 consid. 4.2 et 8.2.2 et les arrêts cités).

L’art. 15 al. 2 Cst. couvre le libre exercice des cultes, qui se définit par la liberté d’accomplir des actes ou des rituels investis d’une signification ou d’une portée religieuse. Cette liberté vaut tant pour les actes accomplis de manière individuelle (par exemple la prière ou la méditation) que ceux accomplis collectivement (par exemple la procession ; Vincent MARTENET/David ZANDIRAD, op. cit., n. 62 ad art. 15 Cst.).

d. Les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l’ensemble de l’ordre juridique (art. 35 al. 1 Cst.) et les autorités veillent à ce qu’ils soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux (art. 35 al. 3 Cst). Cependant, ni la jurisprudence ni la doctrine ne reconnaissent à la liberté religieuse un effet horizontal direct, le mandat de l’art. 35 al. 3 Cst. s’adressant avant tout au législateur et aux autorités d’application du droit. En particulier, cette norme constitutionnelle ne confère aucun droit à ne pas être confronté à d’autres conceptions religieuses ou métaphysiques ou de critiques de tiers dirigées contre ses propres convictions (ATF 118 Ia 46 consid. 4c ; ACEDH Aydin Tatlav c. Turquie du 2 mai 2006 req. no 50692/99, § 27 ; ACEDH Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, req. no 13470/87, § 47). Mais la garantie de la liberté religieuse n’est pas sans effet sur les relations entre les particuliers : un effet horizontal indirect important existe, impliquant entre autres l’intervention du législateur pour protéger la liberté religieuse dans les relations entre particuliers. De plus, certaines obligations positives – enjoignant à l’État de garantir activement la mise en œuvre des droits fondamentaux – se rapprochent d’un effet horizontal direct, comme celles émanant de la CourEDH telles que l’obligation positive d’informer sur les sectes ou celle de l’État d’imposer aux partis politiques le devoir de ne pas proposer un programme politique contraire aux principes fondamentaux de la démocratie, dont fait partie la liberté religieuse (ACEDH Leela Förderkreis E.V. et autres c. Allemagne du 6 novembre 2008, req. no 58911/00, § 99 ; ACEDH Refah Partisi [Parti de la Prospérité] et autres c. Turquie [Grande Chambre] du 13 février 2003, req. no 41340/98 et autres, § 103).

e. Dans le cadre du contrôle abstrait de certaines dispositions de la loi sur la laïcité de l’État du 26 avril 2018 (LLE - A 2 75), dont l'art. 6 al. 1 et 2 LLE, le Tribunal fédéral a constaté que la liberté de conscience et de croyance telle que garantie par les art. 15 Cst. et 9 CEDH garantissait notamment le droit de manifester sa religion collectivement en public, de sorte que l'interdiction générale d'organiser des manifestations religieuses cultuelles sur le domaine public, assortie d'une possibilité d'obtenir une autorisation à titre exceptionnel, tel qu'initialement prévu par l'art. 6 al. 1 et 2 LLE, restreignait la liberté de conscience et de croyance des personnes qui désiraient participer à une manifestation de ce type (ATF 148 I 160 consid. 11.2). Il avait déjà par le passé traité l'interdiction d'organiser une procession dans le domaine public comme une restriction à la liberté religieuse (ATF 108 Ia 41 consid. 3 et 4), reconnaissant ainsi implicitement que ladite liberté impliquait un droit – au moins conditionnel – à l'usage accru du domaine public (Thierry TANQUEREL, L’expression religieuse sur le domaine public in Frédéric BERNARD/Eleanor MCGREGOR/Diane VALLÉE-GRISEL [éd.], Études en l’honneur de Tristan Zimmermann – Constitution et religion – Les droits de l’homme en mémoire, 2017, p. 247).

Dans sa jurisprudence récente, la chambre administrative a rejeté les recours dirigés contre le refus d’entrer en matière sur la demande d’autorisation de deux communautés religieuses visant, respectivement, une procession de la Fête-Dieu et un baptême d'un adulte par immersion dans le lac Léman. Elle a retenu que les restrictions à la liberté religieuse causées par ces décisions (consid. 9b et 13 b), fondées sur le refus des deux communautés de signer la déclaration d'engagement à respecter les valeurs et règles découlant des droits fondamentaux protégés par l'ordre juridique suisse, prévue aux art. 4 al. 2 LLE ainsi qu’à l’art. 3 let. c et 4 du règlement d'application de la loi sur la laïcité de l'État du 17 juin 2020 (RLE - A 2 75.01), étaient conformes au principe de la proportionnalité (ATA/1279/2022 du 20 décembre 2022 ; ATA/1277/2022 du 20 décembre 2022 ; les deux arrêts ont fait l’objet d’un recours, pendant au Tribunal fédéral).

f. En l'espèce, contrairement aux situations précitées, l'autorité intimée est entrée en matière sur la demande d’autorisation, les conditions formelles, dont l’engagement de respecter les valeurs et droits fondamentaux de l’ordre public suisse, étant remplies. Elle a cependant refusé l’autorisation, affirmant que le culte n'avait pas pour vocation de se dérouler sur l'espace public et n'en avait pas besoin pour s'accomplir et que les recourants ne bénéficiaient pas de la protection constitutionnelle en l'absence d'une nécessité particulière d'usage du domaine public.

Or, il est incontestable que les recourants sont titulaires de la liberté de conscience et de croyance. Il est également incontestable, au regard des dispositions conventionnelle et constitutionnelle ainsi que de la jurisprudence susmentionnées, que la décision litigieuse, en interdisant la tenue de la procession projetée, restreint le droit des recourants de manifester leur religion collectivement et en public.

La décision attaquée restreint par conséquent la liberté de conscience et de croyance des recourants.

5) a. Comme tout droit fondamental, la liberté de conscience et de croyance peut être restreinte à certaines conditions. Selon l’art. 36 Cst., toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale. Les restrictions graves doivent être prévues par une loi. Les cas de danger sérieux, direct et imminent sont réservés (al. 1). Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui (al. 2) et être proportionnée au but visé (al. 3). L’essence des droits fondamentaux est inviolable (al. 4).

En vertu de l’art. 9 § 2 CEDH, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

b. Il convient donc d’examiner si la restriction est justifiée en l’espèce, étant précisé que les limitations concernant les manifestations religieuses extérieures ne portent pas atteinte au noyau intangible de la liberté de conscience et de croyance, qui ne protège que la « liberté intérieure » (ATF 135 I 79 = JdT 2009 I 343 consid. 5.5.1 ; ATF 148 I 160 consid. 7.11).

6) Premièrement, il revient à la chambre administrative d'examiner si la restriction repose sur une base légale.

a. Selon le Tribunal fédéral, les restrictions graves d’un droit fondamental supposent une base claire et explicite dans une loi au sens formel (art. 36 al. 1 2ème phr. Cst.). Pour les restrictions légères, une loi au sens matériel suffit. Les dispositions doivent être formulées d’une manière suffisamment précise pour permettre aux individus d’adapter leur comportement et de prévoir les conséquences d’un comportement déterminé avec un degré de certitude approprié aux circonstances. Le degré de précision exigible ne peut pas être défini abstraitement. Il dépend notamment de la diversité des états de faits à régler, de la complexité et de la prévisibilité de la décision à prendre dans le cas d’espèce, des destinataires de la règle, de l’intensité de l’atteinte portée aux droits fondamentaux, et finalement de l’appréciation de la situation qui n’est possible que lors de l’examen du cas individuel et concret (ATF 139 I 280 = JdT 2014 I 118 consid. 5.1 et les arrêts cités).

Il faut en principe apprécier selon des critères objectifs si la restriction d’un droit fondamental est grave ou légère, ce qui est difficile dans le domaine de la liberté de conscience et de croyance car les sentiments et les convictions religieux sont toujours motivés de manière subjective ; les organes étatiques doivent se référer à la signification des règles religieuses pour les personnes concernées. Les entraves à la manifestation des convictions religieuses sont habituellement ressenties comme graves par les personnes concernées. Il est donc décisif d’examiner si les personnes touchées par une entrave concrète sont en mesure d’exposer en quoi cette atteinte heurte un élément essentiel ou une règle de comportement importante établie dans une pratique religieuse déterminée, de manière que sa gravité soit perceptible objectivement dans les circonstances apparentes de la vie (ATF 142 I 49 = JdT 2016 I 67 consid. 7.1 ; ATF 139 I 280 = JdT 2014 I 118 consid. 5.2 et les arrêts cités).

La jurisprudence de la CourEDH pose des conditions similaires. Elle exige, outre l’existence d’une base en droit interne, que la loi en question soit à la fois suffisamment accessible et précise : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables et pouvoir régler sa conduite. Il est reconnu que beaucoup de lois, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues. Aussi l’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique (ACEDH Osmanoglu et Kocabas c. Suisse du 10 janvier 2017, req. no 29086/12, § 50 ss).

b. Les manifestations religieuses cultuelles se déroulent sur le domaine privé (art. 6 al. 1 LLE). Les manifestations religieuses cultuelles peuvent être autorisées sur le domaine public. Dans ces cas-là, les dispositions de la loi sur les manifestations sur le domaine public du 26 juin 2008 (LMDPu - F 3 10) s’appliquent (art. 6 al. 2 LLE). L’autorité compétente tient compte des risques que la manifestation peut faire courir à la sécurité publique, à la protection de l’ordre public ou à la protection des droits et libertés d’autrui (art. 6 al. 4 LLE).

L'organisation d'une manifestation sur le domaine public est soumise à une autorisation délivrée par le DSPS (art. 3 LMDPu). Lorsqu'il est saisi d'une demande d'autorisation, le DSPS évalue l'ensemble des intérêts touchés, et notamment le danger que la manifestation sollicitée pourrait faire courir à l'ordre public. Il se fonde notamment sur les indications contenues dans la demande d'autorisation, sur les expériences passées et sur la corrélation qui existe entre le thème de la manifestation sollicitée et les troubles possibles (art. 5 al. 1 LMDPu). Lorsqu’il délivre l’autorisation, le DSPS fixe les modalités, charges et conditions de la manifestation en tenant compte de la demande d’autorisation et des intérêts privés et publics en présence. Il détermine en particulier le lieu ou l'itinéraire de la manifestation ainsi que la date et l'heure du début et de fin prévues de celle-ci (art. 5 al. 2 LMDPu). À cet effet, le DSPS s’assure notamment que l’itinéraire n’engendre pas de risque disproportionné pour les personnes et les biens et permet l’intervention de la police et de ses moyens sur tout le parcours. Il peut prescrire que la manifestation se tient en un lieu déterminé, sans déplacement (art. 5 al. 3 LMDPu). Lorsque cette mesure paraît propre à limiter les risques d’atteinte à l’ordre public, le DSPS impose au requérant la mise en place d’un service d’ordre. L’ampleur du service d’ordre est proportionnée au risque d’atteinte à l’ordre public. Le DSPS s’assure avant la manifestation de la capacité du requérant à remplir la charge. Le service d’ordre est tenu de collaborer avec la police et de se conformer à ses injonctions (art. 5 al. 4 LMDPu). Lorsque la pose de conditions ou de charges ne permet pas d’assurer le respect de l’ordre public ou d’éviter une atteinte disproportionnée à d’autres intérêts, le DSPS refuse l’autorisation de manifester (art. 5 al. 5 LMDPu).

c. Dans son arrêt de contrôle abstrait de certaines dispositions de la LLE, après avoir constaté la restriction à la liberté religieuse consacrée par l'art. 6 al. 1 et 2 LLE, tels qu'initialement rédigés, le Tribunal fédéral a constaté que cette disposition constituait une base légale suffisante à ladite restriction (ATF 148 I 160 consid. 11.3).

d. En l'espèce, le refus d'autorisation repose sur l'art. 6 al. 1 et 2 LLE. Il n'est pas contesté que la procession dont l'autorisation d'organisation était sollicitée constitue une manifestation cultuelle au sens de cette disposition. Cette base légale, en prévoyant que les manifestations religieuses cultuelles se déroulent sur le domaine privé et qu'elles peuvent être autorisées sur le domaine public, permet à l'autorité intimée de refuser une telle autorisation, en fonction des critères fixés à l'art. 6 al. 4 LLE.

La restriction repose par conséquent sur une base légale au sens formel et au demeurant expressément reconnue comme base légale suffisante pour restreindre la liberté de conscience et de croyance par le Tribunal fédéral.

7) Il convient ensuite de vérifier si la restriction à la liberté religieuse est justifiée par un ou des intérêts publics.

a. La notion d'intérêt public, au sens de l'art. 36 al. 2 Cst., varie dans le temps et selon le lieu et comprend non seulement les biens de police (tels que l'ordre, la sécurité, la santé et la tranquilité publics, etc.), mais aussi les valeurs culturelles, écologiques et sociales dont les tâches de l'État sont l'expression. Ces intérêts publics se concrétisent généralement dans le cadre d'un processus politique de l’adoption démocratique des lois, laquelle ne s’opère pas de manière arbitraire mais à la lumière du système de valeur de l’ordre juridique global. Ils doivent en outre constituer un critère de restriction pertinent pour la limitation du droit fondamental en cause. Si ce droit ne peut pas être restreint pour les motifs invoqués par la collectivité publique, ces motifs n’entrent pas en considération à titre d’intérêt public pertinent (ATF 142 I 49 = JdT 2016 I 67 consid. 8.1 et les arrêts cités).

Selon la CourEDH, l’énumération des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions, qui figure à l’art. 9 § 2 CEDH, est exhaustive et la définition de ces exceptions est restrictive. Pour être compatible avec cette convention, une restriction à cette liberté doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux énuméré dans cette disposition (ACEDH Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine du 5 décembre 2017, req. no 57792/15, § 34).

b. Selon la CourEDH, dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun. La CourEDH met l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances. Ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci. Ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent. Le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent. Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion de la majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique. Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la CEDH ou ses protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la CEDH : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » (ACEDH S.A.S. c. France [Grande Chambre] du 1er juillet 2014, req. no 43835/11, § 126 à 128 et les références citées).

c. La liberté de conscience et de croyance, dans sa conception actuelle, assume essentiellement trois fonctions. En premier lieu, elle doit assurer la paix religieuse (devoir de tolérance). En deuxième lieu, elle doit garantir que tous puissent, individuellement ou en communauté, préserver, exprimer et vivre au quotidien leurs convictions les plus profondes sur des questions religieuses (protection de la liberté). En troisième et dernier lieu, la liberté de conscience et de croyance doit empêcher l'exclusion des minorités religieuses et faciliter l'intégration de chaque individu dans la communauté, indépendamment de ses croyances (fonction d'intégration ; ATF 148 I 160 consid. 7.3). La sauvegarde de la tolérance, de la liberté et de l'intégration religieuses est concrétisée dans la plupart des pays dotés d'une constitution d'inspiration occidentale par le principe de la neutralité philosophique et religieuse de l'État. Cette neutralité n'est pas réalisée seulement en cas de séparation stricte entre l'État et la sphère religieuse (tradition de l'État laïque) ; elle l'est aussi lorsque l'État fait preuve d'une attitude également réceptive à l'égard des diverses philosophies et professions de foi (neutralité confessionnelle de l'État ; ATF 142 I 49 consid. 3.3). Dans le système fédéraliste prévalant en Suisse, le droit constitutionnel des cantons s'inspire de traditions marquées aussi bien par la neutralité confessionnelle (réalisée de manière plus ou moins effective) que, comme c'est le cas dans le canton de Genève, par la laïcité (ATF 148 I 160 consid. 7.4).

d. L’État est laïque et observe une neutralité religieuse (art. 3 al. 1 de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 - Cst-GE - A 2 00 ; art. 3 al. 1 1ère et 2ème phr. LLE). Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle (al. 2 ; art. 3 al. 1 3ème phr. LLE). Les autorités entretiennent des relations avec les communautés religieuses (al. 3).

Le principe de la laïcité impose la neutralité religieuse à tous les acteurs de l’État de Genève. Celui-ci ne peut adopter aucune position fondée sur des convictions religieuses et n’intervenir ni en faveur, ni en défaveur d’une communauté, d’un groupe confessionnel déterminé ou de leurs membres respectifs (Michel HOTTELIER, L’exigence de laïcité au regard de la Constitution genevoise du 14 octobre 2012, in Frédéric BERNARD/Eleanor MCGREGOR/Diane VALLÉE-GRISEL [éd.], op. cit, p. 151 ss, p. 160).

En adoptant l’art. 3 Cst-GE, l’Assemblée constituante a voulu confirmer une règle séculaire du droit constitutionnel genevois : celle d’une laïcité centrée sur l’ouverture, sur l’harmonie, sur la tolérance, par opposition à une laïcité de combat, fondée sur l’affrontement et l’exclusion. L’exigence genevoise de la laïcité repose sur le respect, l’intégration, l’humanisme, de même que sur la diversité des opinions religieuses, en l’absence de toute forme de parti pris. En fixant une séparation entre les communautés religieuses et l’État, la laïcité contribue à maintenir la paix confessionnelle dans le respect des croyances et des non-croyances personnelles ou communautaires. Elle permet, à ce titre, de contribuer à la solidarité et à la coexistence pacifique entre les habitants du canton (Michel HOTTELIER, op. cit., p. 165). Malgré les débats nourris au sein de l’Assemblée constituante, l’adoption de l’art. 3 Cst-GE procède d’un accord « largement convergent entre ses divers groupes ». Les propositions tendant à convertir la laïcité de tolérance prévalant à Genève en une laïcité militante – visant une neutralité absolue de la part non seulement de l’État mais aussi des usagers des services publics et la suppression de tout contact entre l’État et les communautés religieuses – ont été rejetées lors de ces débats. L’art. 3 al. 3 Cst-GE, qui n’était pas nécessaire en raison du caractère général de l’art. 3 al. 1 Cst-GE, pose le principe d’un dialogue entre l’État et les communautés religieuses conçu de manière minimale, dans le but de prévenir toute tentative d’interpréter la laïcité dans un sens différent et toute forme de repli communautaire (Michel HOTTELIER, op. cit., p. 158 s. et les travaux cités de l’Assemblée constituante).

Le Tribunal fédéral a bien identifié la conception spécifiquement genevoise de la laïcité dans son arrêt de principe du 12 novembre 1997 concernant le port du foulard islamique par une enseignante à l’école primaire en considérant que « finalement, la laïcité de l’État se résume en une obligation de neutralité qui lui impose de s’abstenir, dans les actes publics, de toute considération confessionnelle ou religieuse susceptible de compromettre la liberté des citoyens, dans une société pluraliste. En ce sens, elle vise à préserver la liberté de religion des citoyens, mais aussi à maintenir, dans un esprit de tolérance, la paix confessionnelle » (ATF 123 I 296 consid. 4a/bb ; Michel HOTTELIER, op. cit., p. 165 s.).

e. La LLE a pour buts de protéger la liberté de conscience, de croyance et de non-croyance (let. a), de préserver la paix religieuse (let. b) et de définir le cadre approprié aux relations entre les autorités et les organisations religieuses (let. c ; art. 1 LLE). La neutralité religieuse de l’État interdit toute discrimination fondée sur les convictions religieuses, ou l’absence de celles-ci, ainsi que toute forme de prosélytisme. Elle garantit un traitement égal de tous les usagers du service public sans distinction d’appartenance religieuse ou non (art. 3 al. 2 LLE).

Initialement, le projet de loi (ci-après : PL) 11'764 prévoyait que les manifestations religieuses cultuelles se déroulaient en principe sur le domaine privé et dans un lieu fermé (art. 7 al. 3) et que les manifestations religieuses cultuelles ou non cultuelles sur le domaine public pouvaient être autorisées selon les dispositions de la LMDPu (art 7 al. 4). L’art. 7 visait à remplacer l’ancienne loi sur le culte extérieur du 28 août 1875 (aLCExt), qui interdisait toute manifestation religieuse dans l’espace public. Un régime d’autorisation, à l’instar des dispositions relatives aux manifestations sur le domaine public, devait toutefois subsister, en tenant compte des risques effectifs que les manifestations religieuses pouvaient faire courir à l’ordre public. En principe, les manifestations religieuses cultuelles se déroulaient sur le domaine privé et dans un lieu fermé. Lors de l’organisation d’une manifestation, une autorisation devait être déposée. L’autorité saisie d’une telle demande, en plus d’examiner les conditions figurant dans la LMDPu, devait déterminer si la manifestation envisagée pouvait conduire à des réactions d’hostilité ou les favoriser entre les fidèles de différentes religions (exposé des motifs, PL 11'764, p. 19 s.)

C'est finalement l'art. 6 dans sa teneur antérieure au contrôle abstrait de l'ATF 148 I 160 qui a été adopté, l'al. 1 prévoyant que les manifestations religieuses cultuelles se déroulent sur le domaine privé et l'al. 2 réservant la possibilité d'autorisation à titre exceptionnel de telles manifestations sur le domaine public. Selon le rapport de la majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil, les débats ont en particulier porté sur la question de la distinction entre manifestations religieuses de nature cultuelle, qui comportaient l’accomplissement d’actes ou de rites liés à la liturgie d’une religion, et les autres, au regard de la difficulté de définir ces termes. Il convenait d’éviter les débordements et l’investissement du domaine public pour y affirmer ses croyances, en particulier par la prière (rapport de majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil du 6 mars 2018, PL 11'764, p. 367, 369 s. et 489). De telles manifestations devaient se faire sur le domaine privé, sans qu’il ne s’agisse nécessairement d’un lieu clos (rapport de majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil du 6 mars 2018, PL 11'764, p. 489). Les manifestations non cultuelles étaient, quant à elles, soumises au droit ordinaire, ce qui devait être précisé (rapport de majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil du 6 mars 2018, PL 11'764, p. 492). Dans les deux cas, l’autorité compétente devait tenir compte des risques à la sécurité publique, à l’ordre public ou à la protection des droits et libertés d’autrui (rapport de majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil du 6 mars 2018, PL 11'764, p. 494), conformément au droit international (rapport de majorité de la commission des droits de l'homme du Grand Conseil du 6 mars 2018, PL 11'764, p. 370).

f. Dans un arrêt ancien, le Tribunal fédéral a précisé les raisons relevant de la police des cultes qui pouvaient s'opposer à ce qu'une procession ait lieu sur le domaine public. Dans les pays où la liberté de culte est garantie, on doit pouvoir exiger de toutes les communautés religieuses et de leurs adhérents un certain degré de tolérance réciproque à l'égard des manifestations de culte extérieures. Ainsi, le seul fait que l'exercice en public d'un culte puisse blesser le sentiment religieux de personnes appartenant à une autre confession ne suffit en principe pas pour que la paix confessionnelle soit troublée. Il faut en outre que la vie en commun soit perturbée ou menacée par le déroulement de la manifestation en public et qu'il en résulte un état de tension préjudiciable. Tel sera le cas si la nature de la manifestation apparaît objectivement inopportune et provocatrice au regard des circonstances locales. La liberté religieuse ne peut donc être invoquée en faveur des manifestations qui, en raison du moment, de la localité et de la manière dont le domaine public est mis à contribution, se révèlent comme étant une exhibition superflue, une provocation ou une manœuvre de prosélytisme (ATF 49 I 154 consid. 4e). Quant au conflit pouvant surgir entre l'utilisation du domaine public pour y faire des processions et les exigences de la circulation, il devra être résolu selon les circonstances locales, en tenant compte, d'une part, de l'importance du trafic et, d'autre part, de la mesure dans laquelle celui-ci était entravé (ATF 49 I 152 consid. 4d). Le Tribunal fédéral a confirmé cette jurisprudence en 1982 : indépendamment de l'existence d'une loi cantonale, les cantons doivent autoriser le déroulement d'une procession lorsqu'une telle manifestation n'est pas de nature à gêner sérieusement la circulation ou à troubler la paix confessionnelle et l'ordre public (ATF 108 Ia 41 consid. 2a). Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a retenu que l'autorisation d'organiser une procession des Rameaux – déplacement en chantant de l'angle de l'avenue I______ jusqu'au ______, avenue J______ à Genève pour une durée d'une dizaine de minutes un dimanche matin –, acte cultuel collectif, prescrit expressément par la liturgie, n'était pas de nature à compromettre la paix confessionnelle et l'ordre public (ATF 108 Ia 41 consid. 3).

Dans son arrêt de contrôle abstrait de certaines dispositions de la LLE, le Tribunal fédéral a considéré qu'il était difficile d'identifier quel intérêt public pourrait être à la base de la restriction à la liberté religieuse consacrée par l'art. 6 al. 1 et 2 LLE, tels qu'initialement rédigés, prévoyant alors une interdiction de principe des manifestations cultuelles sur le domaine public. Dans le contexte moderne actuel, s'il existait encore, même dans un État démocratique et moderne comme la Suisse, la possibilité qu'une manifestation religieuse cultuelle particulière puisse causer des troubles à l'ordre public pour des raisons liées aux circonstances dans lesquelles elle se déroulait ou au type de croyance religieuse qui en était à la base, il n'apparaissait pas que l'organisation d'une manifestation religieuse cultuelle sur le domaine public puisse de manière générale causer en tant que telle des troubles à l'ordre public. L'organisation d'une telle manifestation était de toute manière soumise à autorisation aux conditions prévues par la LMDPu. L'intérêt public poursuivi par l'art. 6 al. 1 et 2 LLE ne semblait a priori pas pouvoir trouver son fondement dans le principe de la laïcité de l'État : on peinait à voir en quoi la neutralité religieuse et la laïcité de l'État seraient remises en question par l'organisation d'une manifestation cultuelle religieuse sur le domaine public par des particuliers (ou par des membres d'une entité confessionnelle). Le fait qu'une telle manifestation se déroule sur le domaine public (un parc, une route, etc.) ne signifiait de toute évidence pas que l'État y serait en quelque sorte « associé » et mettrait ainsi en danger sa laïcité, respectivement qu'il soutiendrait ou approuverait la croyance en question. Le Tribunal fédéral a ainsi conclu que la restriction à la liberté de conscience et de croyance apparaissait difficilement compatible avec l'art. 36 al. 2 Cst. Il a néanmoins finalement laissé la question indécise, au vu du contexte particulier genevois, fortement marqué par le principe de la laïcité de l'État (ATF148 I 160 consid. 11.4).

Dans les deux arrêts de la chambre administrative concernant les refus du DSPS d'entrer en matière sur la demande d’autorisation visant, respectivement, une procession et d’un baptême dans le lac, cette dernière a retenu que les restrictions à la liberté de conscience et de croyance répondaient à deux intérêts publics, soit, d'une part, l'intérêt général à la paix religieuse, à la neutralité confessionnelle et à la préservation d'un climat de tolérance et de respect mutuel ainsi que, d'autre part, la protection des droits d'autrui et le respect de l'ordre juridique, compte tenu du refus des requérants de signer la déclaration d’engagement à respecter les valeurs et règles découlant des droits fondamentaux protégés par l'ordre juridique suisse (ATA/1279/2022 précité consid. 16 ; ATA/1277/2022 consid. 16).

g. En l'espèce, dans la décision litigieuse, l'autorité intimée a considéré que la restriction était justifiée par deux intérêts publics, soit d'une part la garantie de la neutralité cultuelle du domaine public, avec pour but le maintien de la paix religieuse, et la protection des droits et libertés d'autrui. Dans sa réponse, elle a explicité ces deux intérêts. Le premier était l'intérêt public à la tranquillité religieuse, l'État ayant une obligation active de créer un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de la population, obligation que Genève avait respectée en neutralisant l'espace public pour éviter les tensions inhérentes aux croyances et convictions. En relation avec le second, la pratique d'un culte pouvait être bornée par la protection des droits et libertés d'autrui et donc par le droit des tiers à ne pas se voir imposer sans nécessité l'exposition à une pratique cultuelle à laquelle ils n'avaient pas sollicité d'être confrontés et susceptible de les heurter.

S'agissant de ce dernier intérêt, l'autorité intimée indique qu'il vise la protection du sentiment religieux ou de l'intimité de croyance des tiers, d'autant plus importante que la procession en cause présenterait une « violence symbolique »particulièrement ostentatoire et agressive. Elle se contente toutefois de cette affirmation, sans expliquer en quoi ladite procession revêtirait de telles caractéristiques, que l'on ne perçoit en l'occurrence pas. L'autorité intimée fait uniquement valoir le droit des autres usagers du domaine public à ne pas être confrontés à une procession. Ce faisant, elle invoque la liberté de conscience et de croyance de ces derniers. Or, conformément à la jurisprudence de la CourEDH et du Tribunal fédéral susmentionnée, la liberté de conscience et de croyance n'englobe pas de droit à ne pas être confronté aux actes religieux d’autrui ou à des convictions religieuses ou philosophiques différentes. Tel qu'invoqué par l'autorité intimée, l'intérêt à la protection des droits d'autrui ne constitue ainsi pas un intérêt susceptible de justifier la restriction à la liberté de conscience et de croyance ici examinée.

Pour ce qui est du premier intérêt soulevé, soit celui à la paix et à la tranquillité religieuse par le biais de la neutralité cultuelle de l'espace public, il convient préalablement de constater que ladite neutralité ne découle pas en tant que telle du principe de laïcité tel que prévu dans la Cst-GE, qui concerne la neutralité de l'État et tous ses actes et acteurs. Or, une manifestation cultuelle sur le domaine public ne constitue pas un acte de l'État. En effet, comme l'a constaté le Tribunal fédéral, le fait qu'une telle manifestation se déroule sur le domaine public ne signifie pas que l'État y serait en quelque sorte « associé » et mettrait ainsi en danger sa laïcité, respectivement qu'il soutiendrait ou approuverait la croyance en question (ATF 148 I 160 consid. 11.4). La neutralité cultuelle du domaine public constitue donc un principe propre à la LLE et à son art. 6. Néanmoins, la neutralité cultuelle du domaine public n'est pas conforme à la liberté de conscience et de croyance protégée aux niveaux conventionnels et constitutionnels, laquelle prévoit que la liberté, y compris de culte, peut s'exercer collectivement et en public, et donc, conditionnellement, sur le domaine public. À noter que, même si cette question peut en l'espèce demeurer indécise, l'on pourrait même se demander si la neutralité cultuelle du domaine public prévue par l'art. 6 LLE est conforme à la laïcité telle que souhaitée par le constituant genevois, soit une laïcité d'ouverture et de tolérance, et non une laïcité militante, expressément rejetée par celui-ci, comme la chambre de céans a déjà été amenée à le constater (ATA/1279/2022 précité consid. 13a ; ATA/1277/2022 consid. 13a). L'intérêt public à la neutralité cultuelle du domaine public se heurte ainsi à la liberté de conscience et de croyance garantie constitutionnellement et conventionnellement et ne constitue pas à lui seul et en lui-même un intérêt propre à justifier la restriction à la liberté religieuse des recourants.

La paix et la tranquillité religieuses constituent des motifs susceptibles de justifier une restriction à la liberté religieuse, correspondant même précisément à l'une des fonctions de la liberté de conscience et de croyance elle-même. Encore faut-il que dans le cas d'espèce, la manifestation religieuse cultuelle en cause fasse craindre une atteinte auxdites paix et tranquillité, en raison des circonstances ou du type de croyance qui en est à la base. Or, l'autorité intimée se contente de qualifier la procession d'ouvertement ostentatoire et de force agressive, du fait de l'exposition symbolique du sang et du corps du Christ, mais n'explique pas concrètement en quoi la procession de la Fête-Dieu en cause, destinée à réunir entre 101 et 300 personnes pendant une heure pour un parcours dans quatre rue des H______, représenterait un risque pour la tranquillité et la paix religieuses, dans la société actuelle marquée par le pluralisme religieux relevé par le Tribunal fédéral (ATF 148 I 160 consid. 11). Il n'apparaît au contraire pas qu'elle revêtirait un caractère provocateur ou qu'elle interviendrait dans un contexte de tensions religieuses particulières faisant que, même avec son ampleur restreinte, elle constituerait un risque pour la paix religieuse.

L'existence d'un intérêt public à la restriction litigieuse n'est dès lors pas évident. Cette question peut cependant demeurer indécise, au vu de ce qui suit.

8) La restriction querellée, pour être admissible, doit répondre au principe de la proportionnalité.

a. Le principe de proportionnalité ancré à l’art. 36 al. 3 Cst. exige que la mesure envisagée soit apte à produire les résultats d'intérêt public escomptés (règle de l'aptitude) et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive (règle de la nécessité). En outre, elle interdit toute limitation allant au-delà du but visé et postule un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (principe de la proportionnalité au sens étroit, impliquant une pesée des intérêts ; ATF 148 I 160 consid. 7.10 ; 140 I 218 consid. 6.7.1). La restriction ne doit pas être plus grave que nécessaire d’un point de vue objectif, spatial, temporel et personnel. Les intérêts antagonistes privés et publics doivent être évalués et pondérés en considération des circonstances de l’espèce et du contexte social actuel (ATF 142 I 49 = JdT 2016 I 67 consid. 9.1 et les arrêts cités).

Selon l’art. 9 § 2 CEDH, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être nécessaire dans une société démocratique. Une ingérence est considérée comme telle pour atteindre un but légitime si elle répond à un besoin social impérieux et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi (ACEDH zzettin Doan et autres c. Turquie précité, § 105). Selon la CourEDH, dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (ACEDH zzettin Doan et autres c. Turquie précité, § 106, et Kokkinakis c. Grèce précité, § 33).

b. La CourEDH accorde une importance particulière au rôle du décideur national, jouissant d’une légitimité démocratique directe et mieux placé pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique. Tel est en particulier le cas lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions. Vu la diversité des approches nationales observées sur le port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes (ACEDH S.A.S. précité, § 129 s et les références citées). Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation devant être, dans une certaine mesure, laissée à l’État concerné, la CourEDH doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui, les impératifs de l’ordre public, la nécessité de maintenir la paix civile et un véritable pluralisme religieux, indispensable pour la survie d’une société démocratique (ACEDH Leyla Sahin c. Turquie précité, § 109 s).

c. Dans le cadre du contrôle abstrait de l'art. 6 al. 1 et 2 LLE, dans leur teneur initiale, le Tribunal fédéral a conclu que la restriction était contraire au principe de la proportionnalité. À retenir l'intérêt à l'ordre et la sécurité publics, l'interdiction n'était pas nécessaire à atteindre le but recherché, vu la LMDPu de toute manière applicable. Si le but était la sauvegarde de la laïcité de l'État, l'interdiction de principe prévue – même assortie d'exceptions – n'était pas proportionnelle au sens étroit : elle constituait une limitation tellement grave de la liberté de conscience et de croyance des citoyens qu'elle était sans commune mesure avec ledit but, et ce même dans le contexte fortement laïque prévalant à Genève (ATF 148 I 160 consid. 11.5). Le Tribunal fédéral a dès lors annulé la condition de « à titre exceptionnel » de l'art. 6 al. 2 LLE, soulignant que même ainsi, la norme devrait être appliquée dans chaque cas concret de manière conforme à l'art. 36 Cst., faute de quoi son application pourrait se révéler contraire à la Constitution (ATF 148 I 160 consid. 11.6 ;).

Dans les deux arrêts relatifs à la procession de la Fête-Dieu et au baptême, la chambre administrative a retenu que les restrictions à la liberté de conscience et de croyance étaient conformes au principe de la proportionnalité. Dans ces deux cas, les refus d'autorisation reposaient toutefois non pas sur l'art. 6 al. 1 et 2 LLE directement, mais sur l'absence de signature, par les deux organisations religieuses, de la déclaration d'engagement conformément aux art. 4 al. 2 LLE ainsi que 3 et 4 RLE. Les restrictions étaient importantes mais découlaient des refus de signer la déclaration d'engagement, laquelle ne constituait qu'un rappel des valeurs et règles découlant des droits fondamentaux protégés par l'ordre juridique suisse, cette condition favorisant le plein exercice de la liberté et la diversité religieuse. L'entrave subie n'allait pas au-delà de ce qui était nécessaire à la réalisation de l'intérêt poursuivi, cardinal, et il ne tenait qu'aux communautés religieuses concernées de signer et respecter la déclaration pour réduire l'atteinte subie (ATA/1279/2022 précité consid. 17 ; ATA/1277/2022 consid. 17).

d. En l'espèce, à admettre que la restriction litigieuse soit justifiée par l'intérêt public à la paix et à la tranquillité religieuses, le refus d'autorisation est une mesure apte à garantir le maintien desdites paix et tranquillité.

Sous l'angle de la nécessité, il convient d'examiner si la restriction à la liberté religieuse des recourants est nécessaire à la préservation de l'intérêt public à la paix et à la tranquillité religieuse.

Il ne s'agit pas d'examiner si le domaine public est nécessaire à l’accomplissement de la procession en cause et donc la nécessité de la demande des recourants, comme l'argumente l'autorité intimée. Il s'agit au contraire d'analyser si la restriction à la liberté religieuse est nécessaire à l'intérêt public poursuivi et, donc, la nécessité de l'intervention de l'autorité. Par son raisonnement, l'autorité intimée s’immisce, à tort, dans l’appréciation des recourants quant à la manière d’exprimer leur croyance, alors qu'il n’appartient pas à l’État, conformément à la jurisprudence susmentionnée, d’apprécier la légitimité des croyances religieuses ni les modalités d’expression de celles-ci (ATA/1279/2022 précité consid. 13d ; ATA/1277/2022 consid. 13d).

Or, la procession litigieuse était destinée à déambuler silencieusement sur le trottoir uniquement, un dimanche en fin de matinée et pendant une heure environ, avec 101 à 300 participants, dans quatre rues, avec départ et arrivée à l'Église A______. Il s'agissait d'une manifestation d'envergure restreinte dont on ne voit pas qu'elle soit de nature à porter atteinte à la paix religieuse. Le seul fait que le Saint-Sacrement soit placé dans l'ostensoir porté par le recourant en tête de cortège ne suffit pas à la qualifier de violente et agressive, selon les termes utilisés par l'autorité intimée, et à consacrer une menace à la paix et à la sérénité religieuse. La restriction à la liberté de conscience et de croyance n'est par conséquent pas nécessaire à la protection de l'intérêt poursuivi.

Elle n'est d'ailleurs pas non plus proportionnée au sens étroit. Le risque pour l'intérêt public poursuivi est en effet aussi faible que la restriction à la liberté des recourants est importante.

Dans ces circonstances, le refus d'autorisation litigieux viole le principe de la proportionnalité et, partant, la liberté de conscience et de croyance des recourants. Le recours sera par conséquent admis et la décision litigieuse annulée.

9) Vu l'issue du litige, il ne sera pas perçu d'émolument (art. 87 al. 1 LPA) et une indemnité de procédure de CHF 1'500.- sera allouée aux recourants, à la charge de l'État de Genève (art. 87 al. 2 LPA).

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 21 juillet 2022 par la Paroisse A______, Madame B______ et Monsieur C______ contre la décision du département de la sécurité, de la population et de la santé du 15 juin 2022 ;

au fond :

l'admet ;

annule la décision du département de la sécurité, de la population et de la santé du 15 juin 2022 ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue une indemnité de procédure de CHF 1'500.- à la Paroisse A______, Madame B______ et Monsieur C______, pris solidairement, à la charge de l'État de Genève ;

que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF – RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, indiqués comme moyens de preuve, doivent être joints au recours ;

communique le présent arrêt à Me Steve Alder, avocat des recourants, ainsi qu'au département de la sécurité, de la population et de la santé.

Siégeant : M. Mascotto, président, Mme Krauskopf, M. Verniory, Mmes Payot Zen-Ruffinen et Lauber, juges.

Au nom de la chambre administrative :

le greffier-juriste :

 

 

F. Scheffre

 

 

le présidente siégeant :

 

 

C. Mascotto

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :