Décisions | Chambre civile
ACJC/1264/2024 du 10.10.2024 sur ORTPI/680/2024 ( OO ) , IRRECEVABLE
En droit
Par ces motifs
republique et | canton de geneve | |
POUVOIR JUDICIAIRE C/20482/2020 ACJC/1264/2024 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre civile DU JEUDI 10 OCTOBRE 2024 |
Entre
1) Monsieur A______, domicilié ______ [GE],
2) B______ SA, sise ______ [GE],
appelants d'un jugement rendu par la 3ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 30 mai 2024, représentés tous deux par Me Diane SCHASCA, avocate, d.avocats SA, rue Pedro-Meylan 1, 1208 Genève,
Et
1) Monsieur C______, p.a. c/o D______ SA, sis ______ [GE],
2) D______ SA, sis ______ [GE], intimés, représentés tous deux par Me Giorgio CAMPA, avocat, avenue Pictet-de-Rochemont 7, 1207 Genève,
A. a. C______ est un architecte associé du bureau d’architectes D______ SA (ci-après : D______).
B______ SA a pour but l’exploitation de mandats d’architecture et de contrats d’entreprise ainsi que le courtage immobilier ; E______ en est l’administrateur.
b. Au mois de juin 2018, A______ s’est adressé à D______ dans le but de réaliser une maison contemporaine sur une parcelle sise à F______ [GE], dont une hoirie, de laquelle il était membre, était propriétaire ; C______ s’est occupé de ce projet au sein de D______. Un avant-projet a été soumis à A______ le 2 juillet 2018, auquel ce dernier n’a pas donné suite. Il a versé à D______ la somme de 15'000 fr.
Le 20 décembre 2019, une demande définitive d’autorisation de construire a été déposée par B______ SA pour le compte de A______ et de son épouse, portant sur la construction d’une villa contemporaine sur la parcelle de F______.
c. Le 30 mars 2021, D______ et C______ ont formé une demande en paiement devant le Tribunal de première instance (ci-après : le Tribunal) dirigée contre A______ et B______ SA, concluant à la condamnation de ces derniers, pris conjointement et solidairement, à leur payer les sommes de 151'920 fr. avec intérêts à 5% l’an dès le 20 décembre 2019 à titre de dommages-intérêts pour l’utilisation indue de l’avant-projet du 2 juillet 2018 et de 10'000 fr. avec intérêts à 5% l’an dès le 20 décembre 2019 à titre de réparation du tort moral, avec suite de frais.
En substance, D______ et C______ ont allégué qu’en consultant la demande définitive d’autorisation de construire déposée par B______ SA pour le compte de A______ et de son épouse, ils avaient constaté que les plans déposés reprenaient quasiment à l’identique l’avant-projet du 2 juillet 2018. Ils ont soutenu que l’avant-projet était protégé par le droit d’auteur et que son utilisation par leurs parties adverses était illicite.
d. A______ et B______ SA ont conclu à l’irrecevabilité de la demande déposée par D______ et au rejet de celle formée par C______.
Sur le fond, ils ont soutenu que l’avant-projet réalisé par C______ n’était pas une œuvre protégée au sens de la LDA et que, quoiqu’il en soit, ils n’avaient pas repris ledit avant-projet. B______ SA, soit pour elle E______, avait réalisé ses propres plans, sur la base des indications précises et souhaits de A______.
e. D______ et C______ ont requis une expertise, à laquelle A______ et B______ SA se sont initialement opposés, avant de revenir sur leur position.
f. Par ordonnance ORTPI/232/2024 du 26 février 2024, le Tribunal a ordonné une expertise portant sur l’avant-projet établi par D______ en lien avec le projet final réalisé par B______ SA. Un délai a été fixé aux parties pour se prononcer sur les questions à poser à l’expert et les compléter cas échéant, un projet d’ordonnance d’expertise étant transmis aux parties.
g. Par courrier du 28 mars 2024, A______ et B______ SA ont transmis leurs déterminations sur le projet de mission d’expertise. Ils ont notamment conclu à ce que le chiffre 1 de la mission d’expertise soit complété en ce sens que devaient être comparés avec l’avant-projet établi par D______ non seulement le projet déposé par B______ SA, mais également ses compléments, ainsi que le projet réalisé in situ.
h. D______ et C______ ont également fait part au Tribunal de leurs observations sur la mission d’expertise par courrier du 19 avril 2024.
B. Le 30 mai 2024, le Tribunal a rendu une ordonnance d’expertise ORTPI/680/2024 ainsi libellée :
« 1. Ordonne une expertise aux fins de comparer le projet déposé par B______ SA concernant la modification de la villa des époux A______ à F______ et l’avant-projet établi par D______.
2. Désigne en qualité d’expert :
3. G______, arch. SIA, expert immobilier MAS EPF-IEI.
4. …
5. …
6. …
7. Lui confie la mission suivante :
a) Prendre connaissance des dossiers remis directement par les parties à première réquisition, ainsi que de tout autre élément nécessaire au bon accomplissement de sa mission, notamment le dossier d’autorisation de construire et ses compléments déposés par B______ SA, ainsi que les plans de révision conformes à l’exécution.
b) Ordonner un transport sur place en présence de toutes les parties, ainsi que de leurs conseils, afin de constater in situ la réalisation du projet.
c) Comparer et déterminer dans quelles proportions et sur quels éléments le projet de construction déposé par B______ SA le
20 décembre 2019 est similaire à l’avant-projet établi le 2 juillet 2018 par D______.
d) Comparer et déterminer s’il existe des similarités notables en termes de géométrie, de volumétrie et de disposition entre les projets de construction des parties, notamment par superposition des plans desdits projets (calques). Cas échéant, énumérer toutes les similarités constatées.
e) Cas échéant, le nombre et le degré des similarités constatées entre les deux projets des parties peuvent-ils être fortuits ou le recours à des procédés de reproduction, copie ou imitation a-t-il été nécessaire ?
f) Faire toutes autres observations ou conclusions qu’il estimera utile.
g) Concilier les parties si faire se peut. »
Dans les considérants de son ordonnance, le Tribunal a notamment indiqué ce qui suit : « Attendu que la question qui s’impose (sic) est de savoir dans quelles proportions le projet déposé par B______ SA serait similaire à l’avant-projet établi par D______, il y a lieu de le comparer uniquement avec le projet initial établi et non les compléments, à l’instar du projet réalisé in situ, pièces par ailleurs produites par la suite dans le cadre de la procédure. En conséquence, le Tribunal ne modifiera pas le chiffre 1 de son projet d’expertise ni le chiffre 7c, mais procédera à toutes les autres modifications sollicitées par les parties. »
C. a. Le 13 juin 2024, A______ et B______ SA ont formé recours contre cette ordonnance, concluant à l’annulation du chiffre 1 et à son remplacement par le texte suivant : « Ordonner une expertise aux fins de comparer le projet de construction de la villa des époux A______ à F______ tel que réalisé par B______ SA et l’avant-projet établi par D______ » ; concluant à l’annulation du chiffre 7.c et à son remplacement par le texte suivant : « Comparer et déterminer dans quelles proportions et sur quels éléments le projet de construction de la villa des époux A______ à F______, déposé le 20 décembre 2019, tel que réalisé par B______ SA, est similaire à l’avant-projet établi par D______ » ; concluant à l’annulation du chiffre 7.d et à son remplacement par le texte suivant : « Comparer et déterminer s’il existe des similarités notables en termes de géométrie, de volumétrie et de disposition entre le projet de construction de la villa des époux A______ à F______ réalisé par B______ SA et l’avant-projet établi par D______, notamment par superposition des plans de révision conformes à l’exécution du projet réalisé par B______ SA avec les plans d’avant-projet des demandeurs » ; concluant à l’annulation du chiffre 7.e et à son remplacement par le texte suivant : « Cas échéant, le nombre et le degré des similarités constatées entre le projet réalisé par les défendeurs et l’avant-projet des demandeurs peuvent-ils être fortuits ou le recours à des procédés de reproduction, copie ou imitation a-t-il été nécessaire » ; le tout avec suite de frais.
En substance, les recourants ont allégué que le projet déposé à la fin de l’année 2019 par B______ SA ne correspondait pas, sur divers points, à celui qui avait finalement été réalisé, des demandes de compléments ayant été déposées par la suite et des modifications apportées en cours de construction. Le Tribunal avait confondu les notions d’avant-projet, projet, complément de projet et projet réalisé. L’avant-projet de D______ devait être comparé non pas avec le projet déposé par B______ SA, mais avec le projet effectivement réalisé. Même si l’expert avait été invité à prendre connaissance des compléments de projet déposés par B______ SA, des plans révisés conformes à l’exécution, à se rendre sur place pour constater la réalisation du projet et à faire toutes constatations utiles, l’ordonnance prêtait à confusion et était potentiellement « inutile et dangereuse », puisque, si l’expert devait en rester à la comparaison ordonnée, la mission ne permettrait pas de répondre aux allégués des parties ou y répondrait de manière biaisée.
Sur la question du préjudice difficilement réparable, les recourants se sont contentés de soutenir ce qui suit : « En l’espèce, dans le cas où la décision querellée était mise en œuvre, la situation procédurale des défendeurs serait rendue notablement plus difficile et péjorée ».
b. D______ et C______ ont conclu à l’irrecevabilité du recours, subsidiairement au déboutement des recourants.
1. 1.1 Le recours est recevable contre des décisions et ordonnances d'instruction de première instance, dans les cas prévus par la loi (art. 319 let. b ch. 1 CPC) ou lorsqu'elles peuvent causer un préjudice difficilement réparable (art. 319
let. b ch. 2 CPC).
1.2 En l'espèce, l'ordonnance querellée, qui désigne un expert et lui assigne une mission, est une ordonnance d'instruction portant sur l'administration des preuves, laquelle entre dans le champ d'application de l'art. 319 let. b CPC (cf. Jeandin, in CR CPC, 2ème éd., 2019, n. 14 ad art. 319 CPC).
Aucun recours n'est prévu par la loi contre une telle décision. Il convient dès lors d'examiner si la décision querellée peut causer aux recourants un préjudice difficilement réparable (art. 319 al. 2 let. b CPC), étant relevé que le recours a été interjeté dans le délai de dix jours prévu par la loi (art. 321 al. 2 CPC).
2. 2.1 La notion de "préjudice difficilement réparable" est plus large que celle de "préjudice irréparable" au sens de l'art. 93 al. 1 let. a LTF (138 III 378
consid. 6.3 ; 137 III 380 consid. 2, in SJ 2012 I 73).
La notion de préjudice difficilement réparable, condition de recevabilité du recours contre une décision ou une ordonnance d'instruction (art. 319 let. b
ch. 2 CPC), doit être distinguée des notions de préjudice difficilement réparable au sens des art. 261 al. 1 let. b et 315 al. 5 CPC. Dans ces derniers cas, le dommage est principalement de nature factuelle; il concerne tout préjudice, patrimonial ou immatériel, et peut même résulter du seul écoulement du temps pendant le procès (ATF 138 III 378 consid. 6.3). Au sens de l'art. 319 let. b
ch. 2 CPC en revanche, une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne constitue pas un préjudice difficilement réparable (ACJC/1244/2015 du 16 octobre 2015 consid. 3.1, ACJC/122/2015 du
6 janvier 2015 consid. 5.1 et ACJC/1089/2014 du 12 septembre 2014
consid. 1.1.1).
Le préjudice sera ainsi considéré comme difficilement réparable s'il ne peut pas être supprimé ou seulement partiellement, même dans l'hypothèse d'une décision finale favorable au recourant (Reich, in Schweizerische Zivilprozessordnung [ZPO], Baker &McKenzie [éd.], 2010, n. 8 ad art. 319 CPC).
Il appartient au recourant d'alléguer et d'établir la possibilité que la décision incidente critiquée lui causerait un préjudice difficilement réparable, à moins que cela ne fasse d'emblée aucun doute (par analogie : ATF 134 III 426 consid. 1.2 et 133 III 629 consid. 2.3.1).
Si la condition du préjudice difficilement réparable n'est pas remplie, la partie doit attaquer l'ordonnance avec la décision finale sur le fond (ACJC/327/2012 du
9 mars 2012 consid. 2.4 et les réf. citées; Message du Conseil fédéral relatif au CPC, FF 2006 6841, p. 6984, Oberhammer, in Kurzkommentar, Schweizerische Zivilprozessordnung ZPO, 2010, n. 13 ad art. 319 CPC; Blickenstorfer,
op. cit., n. 40 ad art. 319 CPC).
Le seul fait que le recourant ne puisse se plaindre d'une violation des dispositions en matière de preuve qu'à l'occasion d'un appel sur le fond ne saurait être considéré comme suffisant pour retenir que la décision entreprise est susceptible de lui causer un préjudice difficilement réparable. Retenir le contraire équivaudrait à permettre à un plaideur de contester immédiatement toute ordonnance d'instruction pouvant avoir un effet sur le sort de la cause, ce que le législateur a justement voulu éviter (ACJC/35/2014 du 10 janvier 2014
consid. 1.2.1).
2.2 En l’espèce, les recourants concluent à ce que certaines questions de la mission d’expertise confiée à l’expert G______ soient modifiées, afin qu’il soit tenu compte des remarques qu’ils avaient déjà faites dans les observations adressées au Tribunal avant le prononcé de l’ordonnance attaquée.
Force est toutefois de constater qu’ils n’ont pas établi que l’ordonnance litigieuse, si elle était mise en œuvre dans sa formulation actuelle, leur causerait un préjudice difficilement réparable. Leur seule affirmation selon laquelle leur situation procédurale « serait rendue notablement plus difficile et péjorée » n’est, à cet égard, pas suffisante et le risque d’un préjudice difficilement réparable n’est pas d’emblée évident.
En effet, au terme de l’expertise, les recourants auront la possibilité de solliciter l’audition des experts d’une part et un complément d’expertise d’autre part. En outre, ils pourront également, si le jugement final ne devait pas leur être favorable, contester devant la Cour de justice, qui dispose d’un plein pouvoir d’examen, l’ordonnance d’expertise en même temps que le jugement au fond, une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne constituant pas, selon la jurisprudence actuelle, un préjudice difficilement réparable.
Au vu de ce qui précède, le recours sera déclaré irrecevable.
3. Les frais de la procédure de recours, arrêtés à 1'200 fr. (art. 41 RTFMC), seront mis conjointement et solidairement à la charge des recourants, qui succombent (art. 106 al. 1 CPC). Ils seront compensés avec l’avance de frais de même montant, qui reste acquise à l’Etat de Genève (art. 111 al. 1 CPC).
Les recourants seront par ailleurs condamnés, conjointement et solidairement, à verser la somme de 1'000 fr. aux intimés, pris conjointement, à titre de dépens.
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La Chambre civile :
A la forme :
Déclare irrecevable le recours interjeté par A______ et B______ SA contre l’ordonnance d’expertise ORTPI/680/2024 rendue le 30 mai 2024 par le Tribunal de première instance dans la cause C/20482/2020.
Sur les frais :
Arrête les frais judiciaires de la procédure de recours à 1'200 fr., les met à la charge de A______ et de B______ SA, conjointement et solidairement et les compense avec l’avance versée, qui reste acquise à l’Etat de Genève.
Condamne A______ et B______ SA, conjointement et solidairement, à verser à D______ SA et C______, conjointement, la somme de 1'000 fr. à titre de dépens.
Siégeant :
Monsieur Cédric-Laurent MICHEL, président; Madame Pauline ERARD et
Madame Paola CAMPOMAGNANI, juges; Madame Sandra CARRIER, greffière.
Le président : Cédric-Laurent MICHEL |
| La greffière : Sandra CARRIER |
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Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF;
RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.