Décisions | Chambre civile
ACJC/665/2024 du 28.05.2024 ( IUS ) , REJETE
En droit
Par ces motifs
republique et | canton de geneve | |
POUVOIR JUDICIAIRE C/641/2024 ACJC/665/2024 ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE Chambre civile DU MARDI 28 MAI 2024 |
Entre
Monsieur A______, domicilié ______, requérant sur mesures provisionnelles, représenté par Me Alireza MOGHADDAM, avocat, Barokas Avocats, rue
de l'Athénée 15, case postale 368, 1211 Genève 12,
et
B______ SA, sise ______, citée, représentée par Me Michel D'ALESSANDRI, avocat, Budin & Associés, rue De-Candolle 17, case postale 166, 1211 Genève 12.
A. a. C______ est une entreprise individuelle ayant pour titulaire A______, architecte. Celui-ci exploite sous cette raison un bureau d'architecture sis à D______ [GE].
b. B______ SA est une société anonyme sise à Genève, ayant pour but notamment l'achat, la vente, la détention, la valorisation, la gestion et le courtage de tous biens immobiliers.
c. Le 16 juin 2016, B______ SA a conclu avec "C______, représenté par A______" (ci-après: C______) un contrat portant sur la réalisation d'une maison de maître sur la parcelle sise no. ______, route 1______ à E______ (VD), propriété de B______ SA.
d. Ce contrat prévoyait que le mandat confié à C______ était une "mission complète", comprenant notamment l'établissement d'un projet, la fourniture de dessins provisoires et définitifs d'exécution, la conduite des appels d'offres et la direction des travaux.
e. Les honoraires de C______ étaient fixés à 1'000'000 fr. HT, par référence au prix total de l'ouvrage, lui-même estimé à 8'000'000 fr. HT.
f. Le contrat prévoyait que la norme SIA 102 concernant les prestations et honoraires des architectes, édition 2012 (ci-après: le règlement SIA 102), était applicable aux relations entre les parties, dans la mesure où le contrat n'y dérogeait pas expressément.
g. Sous le titre "Droit du mandant" et le sous-titre "Utilisation des résultats du travail du mandataire", l'article 1.5.3 du règlement SIA 102 prévoit que:
"Le paiement des honoraires donne au mandant le droit non exclusif de faire usage des résultats du travail du mandataire pour le projet convenu".
h. Du mois d'août 2016 au mois de novembre 2020, B______ SA a versé à A______ des honoraires pour un montant total de 1'107'979 fr. TTC.
i. Des désaccords ont ensuite surgi entre les parties, au sujet notamment de la facturation des honoraires et de l'avancement des travaux de construction.
j. Par courrier de son conseil du 7 janvier 2022, B______ SA a déclaré résilier avec effet immédiat le contrat conclu avec "A______, C______", motif pris d'une totale rupture du lien de confiance.
B______ SA a prié le précité de lui remettre notamment l'autorisation de construire, comprenant les plans approuvés à cette occasion, ainsi qu'un dossier de plans complet, expliquant l'état d'avancement des travaux.
k. C______ n'a pas donné suite à cette invitation, interrompant ses travaux de construction.
l. Par courrier du 27 mars 2023, la société F______ SA a annoncé au Service de l'urbanisme de la Commune de E______ qu'elle avait été mandatée par B______ SA pour reprendre, en qualité de direction des travaux, la construction de la maison de maître souhaitée par celle-ci.
F______ SA a prié ledit Service de lui remettre une copie de l'autorisation de construire et des plans annexés à celle-ci.
m. Le 9 mai 2023, la Commune de E______ a répondu à F______ SA que A______ s'opposait à la remise des plans, la question des droits d'auteur n'ayant selon celle-ci pas été réglée lors de la résiliation du contrat du 16 juin 2016.
n. Au mois de juillet 2023, "C______, A______" a saisi le Tribunal de première instance d'une action dirigée contre B______ SA. Elle a conclu au paiement de diverses sommes au titre du solde de ses honoraires, ainsi qu'à la mainlevée de l'opposition formée à une poursuite préalablement introduite contre B______ SA.
B______ SA a conclu au déboutement de "C______" des fins de sa demande et a formé contre C______ une demande reconventionnelle, concluant à son tour au paiement de diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour exécution défectueuse du mandat.
La cause est à ce jour pendante au Tribunal.
o. Par courrier du 27 septembre 2023, A______, sur papier à entête de A______ SÀRL, a annoncé à la Commune de E______ que les travaux de construction avaient repris sans son autorisation.
Le 12 octobre 2023, C______, A______ a prié le Service de l'urbanisme de ladite commune d'exiger l'arrêt du chantier en cours.
p. Par courrier du 14 novembre 2023, la Commune de E______ a répondu qu'elle n'avait pas le pouvoir de suspendre les travaux, la violation du droit d'auteur invoquée ne relevant pas du droit public, mais du droit privé.
B. a. Par acte déposé au greffe de la Cour de justice le 16 janvier 2024, "C______, A______" a formé une requête de mesures provisionnelles dirigée contre B______ SA, tendant à ce qu'il soit ordonné l'arrêt immédiat du chantier de la maison de maître sise no. ______, route 1______ à E______, tel qu'entrepris par la société F______ SA sur mandat de B______ SA.
b. B______ SA a conclu principalement au déboutement de C______ des fins de sa requête.
Subsidiairement, elle a conclu à ce que celui-ci soit astreint à fournir des sûretés d'au moins 1'000'000 fr. si les mesures requises devaient être ordonnées.
c. Les parties ont été informées de ce que la cause était gardée à juger par plis du greffe du 8 avril 2024.
1. 1.1 Aux termes de l'art. 5 al. 1 let. a CPC et de l'art. 120 al. 1 let. a LOJ, la Cour connaît en instance unique de tout litige portant sur des droits de propriété intellectuelle. Cette compétence vaut également pour statuer sur les mesures provisionnelles requises avant litispendance (art. 5 al. 2 CPC).
1.2.1 Une entreprise inscrite au Registre du commerce en raison individuelle ne dispose pas de la personnalité juridique (ACJC/154/2017 du 10 février 2017 consid. 1; ACJC/1207/2014 du 10 octobre 2014 consid. 3.2), soit de la jouissance et de l'exercice des droits civils, et ne peut en conséquence être partie dans une procédure (ACJC/154/2017 précité consid. 1; ACJC/159/2014 du 7 février 2014 consid. 1.3; art. 66 et 67 a contrario CPC).
En cas de désignation inexacte d'une partie, le juge peut procéder à une rectification d'office lorsque l'erreur se révèle aisément décelable et rectifiable tant pour la partie adverse que pour le juge et qu'aucun risque de confusion n'existe quant à l'identité de la personne visée (ATF 131 I 57 consid. 2.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_17/2016 du 29 juin 2016 consid. 2.2).
1.2.2 En l'espèce, la demande émane de "C______, A______". La partie citée a désigné sa partie adverse comme "C______", laquelle est dépourvue de personnalité juridique. Il ne fait cependant aucun doute qu'il s'agit de A______.
La Cour rectifiera dès lors d’office la désignation de la partie citée dans le présent arrêt. A______ sera désigné comme le requérant.
Cela étant, le requérant fonde ses prétentions sur la loi fédérale sur le droit d'auteur et les droits voisins (ci-après: LDA). La Cour de céans est donc compétente à raison de la matière pour statuer en instance cantonale unique sur le présent litige.
1.3 Elle l'est également à raison du lieu, vu le siège genevois de la partie citée (art. 10 al. 1 let. b et art. 13 let. a CPC), ce qui n'est pas contesté.
1.4 Les mesures provisionnelles sont soumises à la procédure sommaire (art. 248 let. d CPC), dans le cadre de laquelle, sauf exceptions, la maxime des débats s'applique (art. 55 al. 1 CPC; Bohnet, in Procédure civile suisse, Les grands thèmes pour les praticiens, Neuchâtel 2010, ch. 23 et 26, p. 201 et 202). La maxime de disposition est par ailleurs applicable (art. 58 al. 1 CPC).
2. Invoquant une violation de ses droits d'auteur, le requérant sollicite que l'arrêt du chantier de construction de la maison litigieuse soit ordonné à titre provisionnel. La citée conteste notamment que les plans établis par le requérant constituent une œuvre protégée au sens de la LDA.
2.1 Aux termes de l'art. 261 al. 1 CPC, le juge ordonne les mesures provisionnelles nécessaires lorsque le requérant rend vraisemblable qu'une prétention dont il est titulaire est l'objet d'une atteinte ou risque de l'être (let. a) et que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable (let. b).
En vertu de l'art. 262 let. a CPC, le juge peut ordonner toute mesure provisionnelle propre à prévenir ou à faire cesser le préjudice, notamment une interdiction.
2.1.1 Dans le cadre des mesures provisionnelles, le juge peut se limiter à la vraisemblance des faits et à l'examen sommaire du droit, en se fondant sur les moyens de preuve immédiatement disponibles (ATF 131 III 473 consid. 2.3; 139 III 86 consid. 4.2). L'octroi de mesures provisionnelles suppose la vraisemblance du droit invoqué et des chances de succès du procès au fond, ainsi que la vraisemblance, sur la base d'éléments objectifs, qu'un danger imminent menace le droit du requérant, enfin la vraisemblance d'un préjudice difficilement réparable, ce qui implique une urgence (Message du Conseil fédéral du 28 juin 2006 relatif au code de procédure civile suisse, in FF 2006 p. 6841 ss, spéc. 6961; arrêts du Tribunal fédéral 5A_931/2014 du 1er mai 2015 consid. 4; 5A_791/2008 du 10 juin 2009 consid. 3.1). La preuve est (simplement) vraisemblable lorsque le juge, en se fondant sur des éléments objectifs, a l'impression que les faits pertinents se sont produits, sans pour autant qu'il doive exclure la possibilité que les faits aient pu se dérouler autrement (ATF 139 III 86 consid. 4.2; 130 III 321 consid. 3.3, JdT 2005 I 618).
2.1.2 La vraisemblance requise doit en outre porter sur un préjudice difficilement réparable, qui peut être patrimonial ou immatériel. Cette condition vise à protéger le requérant du dommage qu'il pourrait subir s'il devait attendre jusqu'à ce qu'une décision soit rendue au fond (ATF 139 III 86 consid. 5; 116 Ia 446 consid. 2). Le requérant doit rendre vraisemblable qu'il s'expose, en raison de la durée nécessaire pour rendre une décision définitive, à un préjudice qui ne pourrait pas être entièrement supprimé même si le jugement à intervenir devait lui donner gain de cause. En d'autres termes, il s'agit d'éviter d'être mis devant un fait accompli dont le jugement ne pourrait pas complètement supprimer les effets. Entrent notamment dans ce cas de figure la perte de clientèle, l'atteinte à la réputation d'une personne, ou encore le trouble créé sur le marché par l'utilisation d'un signe créant un risque de confusion (arrêt du Tribunal fédéral 4A_611/2011 du 3 janvier 2012 consid. 4.1).
2.2 La LDA règle notamment la protection des auteurs d'œuvres littéraires et artistiques (art. 1 al. 1 let. a LDA). Par œuvre, quelle qu'en soit la valeur ou la destination, on entend toute création de l'esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel (art. 2 al. 1 LDA).
2.2.1 En vertu de l'art. 2 al. 2 LDA, sont notamment des créations de l'esprit les œuvres à contenu scientifique ou technique, tels que les dessins, les plans, les cartes ou les ouvrages sculptés ou modelés (let. d) et les œuvres d'architecture (let. e).
Le critère décisif réside dans l'individualité, qui doit s'exprimer dans l'œuvre elle-même; l'originalité, dans le sens du caractère personnel apporté par l'auteur, n'est plus nécessaire selon la LDA entrée en vigueur en juillet 1993 (ATF 142 III 387 consid. 3.1 et les arrêts cités). L'individualité se distingue de la banalité ou du travail de routine; elle résulte de la diversité des décisions prises par l'auteur, de combinaisons surprenantes et inhabituelles, de sorte qu'il paraît exclu qu'un tiers confronté à la même tâche ait pu créer une œuvre identique (ATF 142 III 387 précité, ibidem).
2.2.2 L'art. 10 al. 1 LDA prévoit que l'auteur a notamment le droit exclusif de décider si, quand et de quelle manière son œuvre sera utilisée (let. a) et le droit de proposer au public, d'aliéner ou de mettre en circulation de quelque autre manière des exemplaires de l'œuvre. Selon l'art. 11 al. 1 LDA, il a en particulier le droit exclusif de décider si, quand et de quelle manière l'œuvre peut être modifiée (let. a) et peut être utilisée pour la création d'une œuvre dérivée (let. b).
Même si un tiers est autorisé par un contrat ou par la loi à modifier l'œuvre ou à l'utiliser pour créer une œuvre dérivée, l'auteur peut s'opposer à toute altération de l'œuvre portant atteinte à sa personnalité (art. 11 al. 2 LDA). Le champ d'application de cette disposition est limité aux altérations gravement nuisibles à l'honneur ou à la réputation de l'auteur (Philippin, in Propriété intellectuelle, Commentaire romand, de Werra [éd.], 2013, n.26 ad art. 11 LDA).
L'art. 12 al. 3 LDA prévoit qu'une fois réalisées, les œuvres d'architecture peuvent être modifiées par le propriétaire; l'art. 11 al. 2 LDA est réservé.
2.2.3 La personne qui subit ou risque de subir une violation de son droit d'auteur peut demander au juge de l'interdire, si elle est imminente, ou de la faire cesser, si elle dure encore (art. 62 al. 1 let. a et b LDA). Il peut aussi requérir du juge qu'il ordonne les mesures provisionnelles destinées à assurer à titre provisoire la prévention ou la cessation du trouble (art. 65 let. d LDA).
2.3 En l'espèce, il n'est pas nécessaire d'examiner si les plans et/ou l'ouvrage architectural réalisés par le requérant présentent une individualité suffisante pour constituer une œuvre au sens des dispositions et principes susvisés. A supposer que tel soit le cas, ce qui paraît a priori vraisemblable, il est établi que les parties ont intégré à leur contrat les dispositions du règlement SIA 102, qui prévoient que le paiement des honoraires donne au mandant le droit de faire usage des résultats du travail du mandataire pour le projet convenu. Comme la citée s'est acquittée envers le requérant d'un total d'honoraires de 1'107'979 fr. TTC, correspondant vraisemblablement au forfait de 1'000 '000 fr. HT prévu en faveur du requérant par la convention des parties, le requérant a vraisemblablement cédé à la citée les droits d'utilisation découlant de ses éventuels droits d'auteur sur les plans et l'ouvrage litigieux. Ladite citée est pour sa part vraisemblablement en droit de poursuivre ses travaux sur la base desdits plans et dudit ouvrage, sans porter atteinte aux droits du requérant.
Le requérant ne rend par ailleurs pas vraisemblable, ni ne soutient d'une quelconque manière, que la citée ou son nouveau mandataire poursuivraient le chantier en modifiant ses plans ou des parties de l'ouvrage d'une manière portant atteinte à sa personnalité, au sens de l'art. 11 al. 2 LDA. Aucun élément, notamment photographique, remis à la Cour ne laisse à penser que tel pourrait être le cas. Par conséquent, la requête sera rejetée, faute d'atteinte vraisemblable aux éventuels droits d'auteur du requérant.
2.4 Il convient d'ajouter qu'en l'absence d'atteinte potentiellement portée à la personnalité du requérant, ce dernier échoue également à rendre vraisemblable que la poursuite des travaux l'exposerait à un préjudice difficilement réparable.
Le litige qui oppose les parties apparaît de nature financière et le fait que la citée puisse par hypothèse encore devoir au requérant certaines sommes d'argent – au sujet desquelles celui-ci ne donne aucune précision – ne constitue pas un préjudice difficilement réparable, au sens des principes rappelés ci-dessus. Le requérant ne remet notamment pas en cause la solvabilité de la citée et on ne voit pas en quoi le fait d'ordonner l'arrêt des travaux litigieux serait susceptible d'apporter au requérant de quelconques garanties à ce sujet.
Par conséquent, la requête est infondée pour ce motif également.
3. Compte tenu de la nature sommaire de la procédure, les frais judiciaires seront arrêtés à 2'000 fr. (art. 26 RTFMC) et mis à la charge du requérant, qui succombe (art. 105 al. 1 art. 106 al. 1 CPC). Ils seront compensés avec l'avance de frais de même montant versée par celui-ci, qui reste acquise à l'Etat de Genève (art. 111 al. 1 CPC).
Le requérant sera par ailleurs condamné à verser à la partie citée la somme de 3'000 fr. à titre de dépens (art. 20 al. 1 et 2 LaCC; art. 84 RTFMC), débours et TVA compris (art. 25 et 26 LaCC).
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La Chambre civile :
A la forme :
Déclare recevable la requête de mesures provisionnelles formée le 16 janvier 2024 par A______ contre B______ SA.
Au fond :
Déboute A______ des fins de sa requête.
Déboute les parties de toutes autres conclusions.
Sur les frais :
Arrête les frais judiciaires à 2'000 fr., les met à la charge de A______ et les compense avec l'avance de frais de même montant fournie par celui-ci, qui demeure acquise à l'Etat de Genève.
Condamne A______ à payer à B______ SA la somme de 3'000 fr. à titre de dépens, débours et TVA compris.
Siégeant :
Madame Sylvie DROIN, présidente; Madame Pauline ERARD, Monsieur
Cédric-Laurent MICHEL, juges; Madame Sophie MARTINEZ, greffière.
Indication des voies de recours :
Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.
Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF indéterminée.