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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/17952/2023

ACPR/583/2024 du 08.08.2024 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : AVOCAT;CONFLIT D'INTÉRÊTS
Normes : CPP.127; LLCA.12

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/17952/2023 ACPR/583/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du jeudi 8 août 2024

 

Entre

A______, avocat, p.a. Etude B______, ______ [GE],

recourant,

 

contre la décision d'interdiction de postuler rendue le 31 janvier 2024 par le Ministère public,

 

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 12 février 2024, A______ recourt contre la décision du 31 janvier 2024, notifiée à une date que le dossier ne permet pas de déterminer, par laquelle le Ministère public lui a interdit de postuler tant au soutien des intérêts de C______ que de ceux de D______.

Le recourant conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de la décision querellée et à ce qu'il soit autorisé à postuler au soutien des précités, subsidiairement à l'un d'entre eux.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Par lettre du 15 août 2023, le Service de l'inspection du travail (ci-après, OCIRT), a dénoncé au Ministère public les époux C______-D______, en lien avec l'engagement d'une employée en qualité de femme de ménage et de nourrice.

b. L'OCIRT a communiqué au Ministère public les pièces relatives à son enquête, soit notamment :

- les observations des 14 janvier, 15 août et 11 novembre 2022 de A______ intervenant à la défense des intérêts de C______ et D______;

- l'audition des précités le 11 mai 2022, en présence de leur conseil;

- le courrier du 17 février 2023 [confirmé le 3 mars suivant], par lequel A______ a indiqué à l'OCIRT que les éventuelles créances salariales de l'employée avaient toujours été contestées et que ses clients avaient réglé les cotisations sociales "sans reconnaissance de dette aucune".

c. Le 17 août 2023, le Ministère public a transmis la dénonciation à la police pour complément d'enquête (art. 309 al. 2 CPP) en lien avec les infractions aux art. 87 LAVS, 117 LEI et 76 LPP.

d. Par courrier du 29 janvier 2024, A______ s'est constitué en faveur de C______ et de D______.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public considère que la constitution de l'avocat précité en faveur des mis en cause était de nature à contrevenir à l'art. 127 CPP en raison de possibles divergences de leurs intérêts dans le cadre de l'enquête, par exemple lors de leurs auditions à la police ou en cours de procédure.

D. a. À l'appui de son recours, A______ explique avoir déjà représenté les époux C______-D______ auprès de l'OCIRT, sans qu'un quelconque problème de conflit d'intérêts ne soit soulevé ni que l'un de ses mandants n'ait envisagé de changer de conseil. Ceux-ci avaient eu un discours constant tout au long de la procédure administrative et n'avaient aucun intérêt à s'incriminer l'un l'autre. Il n'existait aucun conflit d'intérêts abstrait ni concret, étant souligné que la détention était a priori exclue, une peine privative de liberté "hautement invraisemblable" et que "vu le type d'infractions, aucun ne saurait profiter de la condamnation de l'autre". En outre, il ne détenait "aucune information ou secret qui pourrait être utilisé en défaveur des prévenus". Il sollicitait, par économie de procédure et de frais, à pouvoir représenter les intéressés dans le cadre de la procédure pénale, voire à tout le moins l'un des deux, étant relevé que le Ministère public avait omis de motiver sa décision sur ce point.

b. Dans ses observations, le Ministère public se réfère à sa décision. Il importait peu que A______ ait été constitué dans la procédure administrative pour les deux époux, dès lors qu'une procédure pénale avait des conséquences différentes, notamment en lien avec une éventuelle condamnation. En outre, les règles étaient strictes en matière de défense de co-prévenus par un même conseil, une telle situation étant de nature à créer un conflit d'intérêts en particulier en début de procédure.

c. A______ n'a pas répliqué.

EN DROIT :

1.             Le recours a été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP).

Il concerne une ordonnance sujette à recours (art. 393 al. 1 let. a CPP), sur une question relevant de la compétence du Ministère public, en sa qualité d'autorité chargée de la procédure, ce que la Chambre de céans a confirmé dans un arrêt de principe du 2 novembre 2015, en rappelant que l'autorité chargée de la procédure statuait d'office et en tout temps sur la capacité de postuler d'un mandataire professionnel (art. 62 al. 1 CPP; ACPR/586/2015 et les références citées, en particulier les ATF 141 IV 257 consid. 2.2 et 138 II 162 consid. 2.5.1).

Le recourant a par ailleurs qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP), le Tribunal fédéral ayant précisé à cet égard que les dispositions en cause, en particulier l'art. 12 de la loi fédérale sur la libre circulation des avocats (ci-après LLCA) visaient à assurer l'exercice correct de la profession d'avocat, le mandataire étant, à ce titre, directement concerné par l'objet de la contestation (ATF 138 II 162 consid. 2.2 ; ATF 135 II 145 consid. 6.2 ; arrêts du Tribunal fédéral 4D_58/2014 du 17 octobre 2014 consid. 1.3 et 1B_358/2014 du 12 décembre 2014 consid. 2).

Le recours est donc recevable.

2.             Le recourant se plaint d'une constatation incomplète des faits par le Procureur.

Dès lors que la Chambre de céans jouit d'un plein pouvoir de cognition en droit et en fait (art. 393 al. 2 CPP; ATF 137 I 195 consid. 2.3.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_524/2012 du 15 novembre 2012 consid 2.1), les éventuelles constatations incomplètes ou erronées auront été corrigées dans l'état de fait établi ci-devant.

Le grief est donc rejeté.

3.             Le recourant soutient que les conditions d'une interdiction de postuler ne sont pas réalisées.

3.1. À teneur de l'art. 127 al. 3 CPP, un conseil juridique peut défendre dans la même procédure les intérêts de plusieurs participants à la procédure dans les limites de la loi et des règles de sa profession. Les parties peuvent choisir pour conseil juridique toute personne digne de confiance, jouissant de la capacité civile et ayant une bonne réputation; la législation sur les avocats est réservée (art. 127 al. 4 CPP).

L'art. 12 let. c LLCA prescrit au mandataire d'éviter tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il est en relation sur le plan professionnel ou privé. Cette règle est en lien avec la clause générale de l'art. 12 let. a LLCA, selon laquelle l'avocat exerce sa profession avec soin et diligence, de même qu'avec l'obligation d'indépendance rappelée à l'art. 12 let. b LLCA (ATF 134 II 108 consid. 3). Le Tribunal fédéral a souvent rappelé que l'avocat a notamment le devoir d'éviter la double représentation, c'est-à-dire le cas où il serait amené à défendre les intérêts opposés de deux parties à la fois, car il n'est alors plus en mesure de respecter pleinement son obligation de fidélité et son devoir de diligence envers chacun de ses clients (ATF 141 IV 257 consid. 2.1 et les références citées).

Les règles susmentionnées visent avant tout à protéger les intérêts des clients de l'avocat, en leur garantissant une défense exempte de conflit d'intérêts. Elles tendent également à garantir la bonne marche du procès, notamment en s'assurant qu'aucun avocat ne soit restreint dans sa capacité de défendre l'un de ses clients – notamment en cas de défense multiple –, respectivement en évitant qu'un mandataire puisse utiliser les connaissances d'une partie adverse acquises lors d'un mandat antérieur au détriment de celle-ci (ATF 141 IV 257 consid. 2.1).

Il y a conflit d'intérêts au sens de l'art. 12 let. c LLCA dès que survient la possibilité d'utiliser, consciemment ou non, dans un nouveau mandat les connaissances acquises antérieurement sous couvert du secret professionnel, dans l'exercice d'un premier mandat (ATF 145 IV 218 consid. 2.1). Il faut éviter toute situation potentiellement susceptible d'entraîner des conflits d'intérêts. Un risque purement abstrait ou théorique ne suffit pas; le risque doit être concret. Il n'est toutefois pas nécessaire que le danger concret se soit réalisé et que l'avocat ait déjà exécuté son mandat de façon critiquable ou en défaveur de son client (ATF 145 IV 218 consid. 2.1 ; arrêts du Tribunal fédéral 6B_993/2022 du 18 mars 2024 consid. 2.2.1 et 1B_476/2022 du 6 décembre 2022 consid. 2.2.1 et les références citées). Dès que le conflit d'intérêts survient, l'avocat doit mettre fin à la représentation (ATF 145 IV 218 consid. 2.1 et les arrêts cités ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_993/2022 du 18 mars 2024 consid. 2.2.1). Celui qui, en violation des obligations énoncées à l'art. 12 LLCA, accepte ou poursuit la défense alors qu'il existe un tel risque de conflit doit se voir dénier par l'autorité la capacité de postuler. L'interdiction de plaider est, en effet, la conséquence logique du constat de l'existence d'un tel conflit (ATF 147 III 351 consid. 6.1.3 ; ATF 138 II 162 consid. 2.5.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 7B_215/2024 du 6 mai 2024 consid. 2.1.1 et 2.1.2).

Il y a ainsi notamment violation de l'art. 12 let. c LLCA lorsqu'il existe un lien entre deux procédures et que l'avocat représente dans celles-ci des clients dont les intérêts ne sont pas identiques. Il importe peu en principe que la première des procédures soit déjà terminée ou encore pendante, dès lors que le devoir de fidélité de l'avocat n'est pas limité dans le temps (ATF 134 II 108 consid. 3 et les références). En revanche, si les participants donnent une version des faits identique et que leurs intérêts ne divergent pas, une défense commune est acceptable (arrêt du Tribunal fédéral 1B_613/2012 du 29 janvier 2013 consid. 2.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_7/2009 du 16 mars 2009 consid. 5.8, non publié aux ATF 135 I 261 ; JdT 2011 III 74; FELLMANN/ZINDEL [éd.] : Kommentar zum Anwaltsgesetz, 2e éd., Zurich 2011, n. 7 ad art. 12 LLCA), notamment dans le cas d'une infraction à l’art. 118 LEI (JdT 2019 III 128).

3.2. En l'occurrence, le recourant a assuré la défense des intérêts des époux C______-D______ devant l'OCIRT en lien avec les conditions de travail et de salaire de leur employée de maison. Tout au long de cette procédure, ses mandants ont fait valoir une version identique des faits, en particulier en contestant la date du début de l'engagement de leur employée, son horaire de travail et sa rémunération.

On ne voit pas pour quel motif – et le Ministère public ne l'explicite pas – les précités modifieraient leur ligne de défense commune et se retrouveraient à s'accuser l'un l'autre. Si tel devait toutefois être le cas, leur représentant devrait renoncer aux deux mandats.

Par conséquent, un risque concret de conflit d'intérêts n'existe pas, en l'état, dans cette procédure.

La décision par laquelle le Ministère public a dénié au recourant la capacité de postuler doit, dès lors, être annulée.

4.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5.             Le recourant a formé recours en personne, de sorte qu'aucune indemnité, qu'il n'a du reste pas demandée, ne lui sera allouée.

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule l'ordonnance d'interdiction de postuler rendue le 31 janvier 2024 par le Ministère public.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, au recourant, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Daniela CHIABUDINI, présidente; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Françoise SAILLEN AGAD, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

Le greffier :

Julien CASEYS

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).