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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/16842/2020

ACPR/88/2024 du 07.02.2024 sur OCL/1182/2023 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : CLASSEMENT DE LA PROCÉDURE;FAUX MATÉRIEL DANS LES TITRES;INTÉRÊT JURIDIQUEMENT PROTÉGÉ;ESCROQUERIE
Normes : CPP.382; CP.251; CPP.310; CP.146

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/16842/2020 ACPR/88/2024

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 7 février 2024

 

Entre

A______, domicilié ______ [TI],

B______, domiciliée ______, Ukraine,

C______ INC, dont le siège est sis ______, Panama,

tous représentés par Me Oliver CIRIC, avocat, TA Advisory SA, rue de Rive 3,
1204 Genève,

recourants,


contre l'ordonnance de classement rendue le 29 août 2023 par le Ministère public,

et

D______, domicilié ______, Ukraine, agissant en personne,

E______ SA, dont le siège est sis ______, Luxembourg, représentée par Me Paul HANNA, avocat, Borel & Barbey, rue de Jargonnant 2, 1211 Genève 6,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.


 

EN FAIT :

A. a. Par acte expédié le 11 septembre 2023, A______, B______ et C______ INC recourent contre l'ordonnance du 29 août 2023, notifiée le 31 suivant, par laquelle le Ministère public a ordonné le classement de la procédure à l'égard de D______ et E______ SA.

Les recourants concluent, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de l'ordonnance querellée et au renvoi de la cause au Ministère public pour instruction, en particulier pour qu'il effectue des actes d'instruction qu'ils demandent.

b. Les recourants ont été dispensés de verser les sûretés (art. 383 CPP).

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Par courrier du 24 août 2020, A______ a déposé plainte contre F______ et D______, domiciliés en Ukraine, pour escroquerie (art. 146 CP) et faux dans les titres (art. 251 CP).

b.a. À l'appui de sa plainte et des pièces versées à la procédure, il ressort ce qui suit :

- le 18 avril 2012, E______ SA, société de droit luxembourgeois, a conclu avec A______, B______, ex-épouse du précité domiciliée à K______ [Ukraine], et la société panaméenne C______ INC – dont A______ est l'ayant droit économique –, un contrat portant sur l'acquisition, par la première, d'actions détenues par les seconds dans deux sociétés ukrainiennes;

- à la suite d'un litige, une sentence arbitrale a été rendue par la London Court of International Arbitration (ci-après, LCIA) le 27 février 2018, aux termes de laquelle E______ SA a été condamnée à payer au trois prénommés les montants de USD 30'058'318.60 et de GBP 2'254'395.66, plus intérêts;

- par ordonnance du 23 décembre 2019, le Tribunal de première instance de Genève a prononcé, sur requête de A______, B______ et C______ INC, le séquestre à concurrence de CHF 29'842'493, avec intérêts à CHF 5'944.14 par jour dès le 24 décembre 2019, de tous avoirs, au sens large, appartenant à E______ SA ou dont elle était l'ayant droit économique, en mains de divers établissements bancaires à Genève et à L______ [ZH];

- le 2 mars 2020, E______ SA a formé opposition, faisant notamment valoir que B______ aurait cédé la créance fondée sur la sentence arbitrale du 27 février 2018 au dénommé F______. À l'appui, E______ SA a produit un acte authentique de cession de créance, daté du 17 février 2020, établi et signé à K______, aux termes duquel B______, représentée par l'agent d'affaires ukrainien D______, aurait cédé l'intégralité de la créance résultant de la sentence arbitrale susmentionnée à F______.

b.b. A______ considère que les deux prénommés avaient tenté de l'escroquer en faisant croire que B______ aurait vendu, par une fausse cession de créance, leurs droits respectifs et ceux de C______ INC. Dans ce contexte, les mis en cause avaient rédigé une fausse procuration datée du 13 février 2020 – dont il n'avait jamais obtenu une copie – selon laquelle son ex-épouse aurait donné à D______ le pouvoir de signer l'acte de cession de créance litigieux.

Or, B______, craignant pour sa vie, avait établi un document intitulé "Witness statement", daté du 13 mars 2020, par lequel elle contestait toute cession de créance en faveur de F______ – qu'elle ne connaissait pas – soutenant que les pièces fournies à ce propos par E______ SA dans le cadre de la procédure de séquestre à Genève étaient des faux.

En outre, d'après les informations qu'il avait recueillies, F______ était un entrepreneur ukrainien impliqué dans une affaire de vol en 2008, en Ukraine, où il faisait également l'objet de diverses procédures en qualité de débiteur. D______ était, quant à lui, directeur de sept sociétés impliquées dans des procédures pénales en Ukraine et avait été condamné pour vol en 2012; il semblait également se livrer à des escroqueries sur internet. Enfin, G______, notaire ayant rédigé l'acte de cession de créance litigieux, avait été condamné en Ukraine pour abus d'autorité et s'était vu interdire d'y exercer et d'y instrumentaliser certains actes; de plus, son Étude n'existait pas à l'adresse à laquelle elle avait été enregistrée.

Le 4 mai 2020, il avait dès lors demandé l'invalidation de la cession de créance litigieuse devant les autorités judiciaires suisses compétentes.

c. Par courriers des 5 novembre et 21 décembre 2020, adressés au Ministère public de Genève, A______ a étendu sa plainte à E______ SA et à ses représentants, lui reprochant d'être l'instigatrice des infractions dénoncées.

d. Par lettre du 2 février 2021, A______ a informé le Ministère public qu'une procédure d'exequatur de la sentence arbitrale du 27 février 2018 avait été initiée en Ukraine par F______, sur la base de la prétendue cession de créance litigieuse, dont il contestait toujours l'authenticité.

e. Le 24 février 2021, le Ministère public a rendu une ordonnance de non-entrée en matière, au motif que la compétence des autorités helvétiques n'était pas donnée.

Sur recours du précité, la Chambre de céans a annulé cette ordonnance et renvoyé la cause à l'autorité inférieure pour l'ouverture d'une instruction (ACPR/554/2021 du 19 août 2021). Concernant l'infraction d'escroquerie, tant la commission de l'acte que le préjudice auraient, si les soupçons étaient avérés, eu lieu en Suisse et plus précisément à Genève. Une éventuelle infraction de faux dans les titres relevait également de la compétence des autorités du canton puisqu'un exemplaire de l'acte de cession de créance contesté avait été produit devant le Tribunal de première instance.

f. Le 14 décembre 2021, E______ SA, ayant appris de "manière fortuite" les accusations de A______ à son égard, a étayé par courrier sa version des faits au Ministère public.

Elle avait effectivement été condamnée par la LCIA à verser des sommes en faveur de A______, B______ et C______ INC. Après le prononcé de séquestres sur ses avoirs bancaires à Genève, F______ l'avait, le 18 février 2020, mise en demeure de s'acquitter de USD 37'128'948.-, en se fondant également sur la sentence arbitrale. Le précité avait produit, à l'appui de sa demande, un contrat de cession de créance signé par B______. Elle avait alors approché F______, qui avait maintenu sa position même si B______ affirmait ne pas le connaître, ainsi que G______, qui avait répondu que son secret professionnel l'empêchait de se déterminer sur la cession de créance actée par ses soins. Pour sauvegarder ses droits, elle s'était opposée aux séquestres prononcés à Genève et avait requis – et obtenu – des tribunaux [de] M______ [TI] de pouvoir consigner les montants dus selon la sentence arbitrale, dans l'attente de connaître son ou ses réel(s) créancier(s). Face aux dénégations de B______, dont la thèse semblait "plus vraisemblable que celle défendue" par F______, elle avait demandé à ce que la pièce litigieuse, soit l'acte de cession de créance, soit retiré des procédures civiles et dénoncé le précité auprès des autorités ukrainiennes pour faux dans les titres.

Parmi les pièces jointes par E______ SA figuraient:

- un courrier du Département de police de K______ du 10 septembre 2021, à teneur duquel des investigations avaient été menées à la suite de sa dénonciation. D______, F______ et B______ avaient notamment été entendus. Une expertise de la signature de cette dernière avait été effectuée. Les éléments ainsi recueillis ne fondaient pas de soupçons d'une infraction pénale;

- le rapport d'expertise susmentionné, daté du 16 août 2021, arrivant à la conclusion que B______ avait, manuellement et sans utiliser de moyens techniques, apposé sa signature au bas de la procuration du 13 février 2020;

g. Le 30 juin 2021, B______ a déposé plainte contre F______ et produit, en annexe, un rapport d'expertise de sa propre signature, établi par H______ le 5 mars 2021.

Dans ses conclusions, l'expert affirme, "hors de tout doute scientifique raisonnable", qu'il était "incontestable" que le document "Procuration du 13 février 2020", lequel avait servi de base pour la prétendue cession de créance, n'avait pas été signé par B______.

h. Auditionnés par le Ministère public le 15 décembre 2021, A______, B______ et C______ INC, représentée par le premier nommé, ont tous confirmé leur souhait de participer à la procédure en qualité de parties plaignantes, au pénal et au civil.

A______ a expliqué qu'à la fin de février 2020, F______ avait transmis aux avocats luxembourgeois de E______ SA le "faux document" à teneur duquel il devenait le créancier de la société et qui avait ensuite été versé, par ces mêmes avocats, à la procédure pendante dans ce pays. C'était par ce biais qu'il avait pris connaissance de la "fausse" cession de créance du 17 février 2020. S'agissant de la procédure de séquestre à Genève, le Tribunal de première instance avait finalement confirmé la mesure et la Chambre civile de la Cour de justice avait rejeté l'appel formé par E______ SA. La décision était dorénavant définitive. À la suite du séquestre, il avait encaissé CHF 35'000.- d'un compte à Genève mais d'autres montants restaient en suspens en raison d'une plainte fondée sur l'art. 17 LP.

B______ a nié connaître F______ et D______. Elle n'avait jamais donné procuration à ce dernier.

i. Sur mandat du Ministère public, le Dr I______ a établi, le 8 mai 2023, un rapport d'expertise visant notamment à établir si B______ était, ou non, la signataire de la procuration établie à K______ le 13 février 2020.

Il ressort dudit rapport les éléments suivants:

- l'original de la procuration litigieuse n'a pas pu être obtenu;

- les analyses ont porté sur deux copies de la procuration. L'une [nommée dans le rapport: "Pièce 2"] ayant été produite par F______ dans le cadre d'une procédure civile à M______ [TI] et l'autre [nommée: "Pièce 3"] ayant été obtenue par les avocats ukrainiens de A______;

- les deux copies susmentionnées ne provenaient pas du même exemplaire original;

- les observations effectués sur les documents soumis à l'examen ne soutenaient pas plus la proposition selon laquelle la signature au nom de B______ figurant sur la procuration litigieuse du 13 février 2020 était de sa main, que s'il s'agissait d'une imitation réalisée par un tiers inconnu. Il existait ainsi des probabilités de "50%-50%" en faveur de ces deux hypothèses;

- le rapport de H______ du 5 mars 2021, ainsi que l'expertise ukrainienne du 16 août 2021, ne respectaient "pas les principes scientifiques reconnus en matière d'évaluation de l'indice en sciences forensiques". Les conclusions auxquelles parvenaient ces rapports ne pouvaient "pas être atteintes sur la seule base des examens effectués".

j. Le 9 juin 2023, en réponse à l'avis de prochaine clôture, A______, B______ et C______ INC, sous la plume de leur conseil, ont sollicité que des questions complémentaires soient posées au Dr I______, à savoir: "La signature apparaissant sur la pièce 3 résulte-t-elle d'un photomontage ?; La pièce 3 présente-t-elle d'autres caractéristiques à relever sur le plan forensique ?; La signature apparaissant en pièce 3 est-elle une imitation de la signature de Madame B______ ?". Une demande d'entraide internationale devait également être adressée aux autorités ukrainiennes pour obtenir la version originale de la procuration litigieuse, prétendument utilisée pour l'expertise du 16 août 2021.

k. Par ordonnance du 11 juillet 2023 (OCL/995/2023), le Ministère public a classé la procédure à l'égard de F______, sur les mêmes motifs que ceux développés dans l'ordonnance querellée.

Aucun recours n'a été formé contre cette décision.

C. Dans l'ordonnance querellée, le Ministère public reprend les conclusions du Dr I______. Avec des probabilités estimées à "50%-50%" en faveur des hypothèses de l'imitation de la signature, respectivement de son authenticité, l'acquittement des prévenus était "inévitable". Seule une expertise concluant à une probabilité prépondérante en faveur d'une contrefaçon de la signature aurait permis d'aboutir à une condamnation.

Les questions complémentaires à l'expert sollicitées portaient sur un document qui n'avait jamais été utilisé en Suisse et pour lequel il n'existait aucun soupçon de commission d'une infraction pénale sur le territoire helvétique. Enfin, "la demande d'envoi d'une commission rogatoire internationale" était rejetée. Selon le Dr I______, l'hypothèse d'un photomontage ne pouvait pas être écartée en l'absence de la pièce originale. Toutefois, aucun indice ne permettait de soutenir que la pièce déposée chez le notaire ukrainien serait le résultat d'une telle supercherie, ce qui justifierait des investigations plus poussées. En outre, selon les recourants, ladite pièce serait saisie par les autorités pénales ukrainiennes, lesquelles étaient dès lors mieux placées pour établir son authenticité. Dans l'hypothèse où des éléments nouveaux, provenant des autorités ukrainiennes, devaient conclure à un photomontage, la procédure pourrait être reprise.

D. a. Dans leur recours, A______, B______ et C______ INC reprochent au Ministère public d'avoir classé la procédure alors que, selon l'expertise du 8 mai 2023, une incertitude subsistait quant à l'authenticité de la signature figurant sur la procuration litigieuse. La prudence et le principe in dubio pro duriore commandaient ainsi de "renvoyer en jugement les prévenus même en présence de faible probabilité de condamnation" (sic). Le doute pouvait, en outre, être dissipé par le biais d'une demande d'entraide internationale, visant à obtenir des autorités ukrainiennes la pièce originale pour la soumettre à un expert. Cette démarche s'avérait d'autant plus utile que le Dr I______ avait pointé les carences de l'expertise réalisées en Ukraine.

L'ordonnance querellée était, par ailleurs, inopportune puisque les questions complémentaires à l'expert et la commission rogatoire sollicités se révélaient indispensables à la manifestation de la vérité; le Ministère public ne pouvait en faire fi. En refusant ces réquisitions de preuves, l'autorité précédente avait excédé dans son pouvoir d'appréciation. Enfin, en laissant le soin aux autorités ukrainiennes d'examiner l'authenticité de la procuration litigieuse, le Ministère public avait enfreint le principe de célérité. La guerre et la "corruption endémique" en Ukraine laissaient craindre un enlisement de la procédure sur place, tandis que dans l'intervalle, ils subissaient un dommage conséquent faute de pouvoir récupérer les montants qu'ils leur étaient dus.

b. Dans une écriture complémentaire, A______, B______ et C______ INC ont transmis une expertise établie le 25 septembre 2023 par le Dr J______, dont le mandat visait notamment à déterminer si la position des prétendues signatures apposées sur les procurations litigieuses (pièces 2 et 3) étaient identiques.

L'expert arrive à la conclusion que les deux signatures seraient différentes. Les pièces 2 et 3 n'étaient donc pas des photocopies du même document, ce qui, pour A______, B______ et C______ INC, constituait une démonstration supplémentaire de la falsification de la procuration en cause.

c. Dans ses observations, le Ministère public estime que l'expertise du Dr J______ n'apporte aucun élément nouveau. L'existence de deux procurations en faveur de D______, portant chacune une signature attribuée à B______, était déjà connue. Cet élément ne permettait pas de savoir si la précitée avait effectivement signé les documents en question. Le constat de deux signatures différentes pouvait même plaider pour l'authenticité des procurations en question. De plus, les recourants ne démontraient pas en quoi les autorités ukrainiennes n'étaient pas à même de mener à terme, et conformément aux principes d'un État de droit, leur procédure pénale pendante.

d. Dans ses observations, E______ SA conclut à l'irrecevabilité du recours. A______, B______ et C______ INC n'ayant pas contesté l'ordonnance de classement concernant F______ (OCL/995/2023), celle-ci était entrée en force. Or, les agissements qui lui étaient reprochés à elle supposaient la falsification de la cession de créance en faveur du précité. Ce volet étant classé, les recourants ne disposaient plus d'un intérêt juridique pour agir. Ces derniers échouaient également à démontrer l'existence d'un réel dommage. En tout état, l'acquittement apparaissait comme l'issue la plus probable à la procédure, compte tenu de l'expertise du 8 mai 2023. L'ordonnance querellée, conforme au droit, devait être confirmée.

e. Invité à se déterminer, D______ n'a pas donné suite.

f. A______, B______ et C______ INC n'ont pas répliqué.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours a été interjeté selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerne une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner des plaignants, parties à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP).

1.2. Reste à examiner si les recourants disposent de la qualité pour agir, ce qui est contesté.

1.2.1 Dispose notamment d'un intérêt à agir le lésé, soit toute personne dont les droits ont été touchés directement par une infraction (art. 115 al. 1 CPP; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 13 ad art. 382). En d'autres termes, pour être lésée, la personne doit être titulaire du (ou d'un) bien juridiquement protégé et touché par la disposition pénale qui a été enfreinte (ATF 141 IV 1 consid. 3.1; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op cit., n. 7 ad art. 115).

1.2.2. L'escroquerie est classée parmi les infractions protégeant le patrimoine (arrêt du Tribunal fédéral 6B_525/2021 du 5 novembre 2012 consid. 3.3), tandis que l'infraction visée par l'art. 251 CP protège également des intérêts individuels, en particulier lorsque le faux dans les titres vise précisément à nuire à un particulier (ATF 140 IV 155 consid. 3.3). Tel est le cas lorsque le faux est l'un des éléments d'une infraction contre le patrimoine, la personne dont le patrimoine est menacé ou atteint ayant alors la qualité de lésé (ATF 119 Ia 342 consid. 2b; arrêt du Tribunal fédéral 6B_1274/2018 du 22 janvier 2019 consid. 2.3.1).

1.3. À suivre les recourants, les procurations litigieuses ont servi à créer la prétendue fausse cession de créance et permis de l'accréditer auprès des différentes autorités, suisses ou étrangères, devant lesquelles cet acte a été produit. Pour eux, l'objectif était de faire obstacle au recouvrement de leurs créances découlant de la sentence arbitrale et, en particulier à Genève, d'empêcher la saisie des avoirs bancaires de la société condamnée à leur verser des montants substantiels. Dit plus directement, la cession de créance contestées, reposant sur lesdites procurations, a risqué de les priver de la possibilité de recouvrer intégralement ces sommes.

Certes, la procédure a été définitivement classée pour l'un des prévenus et les recourants en sont satisfaits. Compte tenu de ce qui précède, cela ne les prive pas encore de tout intérêt à l'annulation ou à la modification de l'ordonnance querellée en tant qu'elle bénéficie à des prévenus différents, dont les rôles et les éventuels motifs pourraient s'avérer distincts de celui ayant fait l'objet d'un classement. Il n'est pas non plus à exclure que la procédure soit reprise pour ce dernier également en cas de faits nouveaux (art. 323 CPP).

En effet, si les allégations des recourants devaient s'avérer fondées, les juridictions genevoises auraient pu (ou pourraient) rendre des décisions sur la base de documents faux, de manière à leur causer un préjudice patrimonial. Ceux-ci disposent ainsi, a priori, de la qualité pour agir contre le classement des infractions susvisées et leur recours est, partant, recevable.

1.4. La pièce nouvelle produite par les recourants est également recevable (arrêt du Tribunal fédéral 1B_550/2022 du 17 novembre 2022 consid. 2.1).

2.             Les recourants contestent le classement de la procédure à l'égard de E______ SA et D______.

2.1. Conformément à l'art. 319 al. 1 CPP, le ministère public ordonne le classement de tout ou partie de la procédure notamment lorsqu'aucun soupçon justifiant une mise en accusation n'est établi (let. a) ou lorsque les éléments constitutifs d'une infraction ne sont pas réunis (let. b).

Cette disposition doit être appliquée conformément à l'adage in dubio pro duriore, qui signifie qu'en principe un classement ne peut être prononcé que lorsqu'il apparaît clairement que les faits ne sont pas punissables ou que les conditions à la poursuite pénale ne sont pas remplies. Le ministère public et l'autorité de recours disposent, dans ce cadre, d'un certain pouvoir d'appréciation. La procédure doit se poursuivre lorsqu'une condamnation apparaît plus vraisemblable qu'un acquittement ou lorsque les probabilités d'acquittement et de condamnation apparaissent équivalentes, en particulier en présence d'une infraction grave. En effet, en cas de doute s'agissant de la situation factuelle ou juridique, ce n'est pas à l'autorité d'instruction ou d'accusation mais au juge matériellement compétent qu'il appartient de se prononcer (ATF 146 IV 68 consid. 2.1; 143 IV 241 consid. 2.2.1; 138 IV 86 consid. 4.1.2).

2.2. Selon l'art. 146 al. 1 CP, se rend coupable d'escroquerie quiconque, dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un enrichissement illégitime, aura astucieusement induit en erreur une personne par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais ou l'aura astucieusement confortée dans son erreur et aura de la sorte déterminé la victime à des actes préjudiciables à ses intérêts pécuniaires ou à ceux d'un tiers.

L'escroquerie au procès constitue un cas particulier d'escroquerie. Elle consiste à tromper astucieusement le juge aux fins de le déterminer à rendre une décision – matériellement fausse – préjudiciable au patrimoine de la partie adverse ou d'un tiers (ATF 122 IV 197 consid. 2; arrêts 6B_510/2020 du 15 septembre 2020 consid. 3.3; 6B_751/2018 du 2 octobre 2019 consid. 1.4.3). L'escroquerie au procès tombe sous le coup de l'art. 146 CP moyennant la réalisation de l'ensemble des éléments constitutifs objectifs et subjectifs de cette disposition. La typicité se conçoit sans réelle particularité (ATF 122 IV 197 consid. 2d; arrêt 6B_751/2018 précité consid. 1.4.3).

2.3. Selon l'art. 251 ch. 1 CP, se rend coupable de faux dans les titres quiconque, dans le dessein de porter atteinte aux intérêts pécuniaires ou aux droits d’autrui, ou de se procurer ou de procurer à un tiers un avantage illicite, crée un titre faux, falsifie un titre, abuse de la signature ou de la marque à la main réelles d’autrui pour fabriquer un titre supposé, ou constate ou fait constater faussement, dans un titre, un fait ayant une portée juridique, ou, pour tromper autrui, fait usage d’un tel titre.

Cette disposition vise non seulement un titre faux ou la falsification d'un titre (faux matériel), mais aussi un titre mensonger (faux intellectuel). Il y a faux matériel lorsque l'auteur réel du document ne correspond pas à l'auteur apparent, alors que le faux intellectuel vise un titre qui émane de son auteur apparent, mais dont le contenu ne correspond pas à la réalité (ATF 144 IV 13 consid. 2.2.2).

2.4. En l'espèce, E______ SA a produit devant le Tribunal de première instance de Genève un acte de cession de créance, en faveur de D______, à l'appui de son opposition au séquestre civil prononcé sur ses avoirs bancaires. Par la procédure en question, les recourants cherchent à obtenir l'exécution de la sentence arbitrale rendue en leur faveur, à teneur de laquelle la société précitée a été condamnée à leur verser plusieurs millions de dollars américains et de livres sterling.

À teneur des différentes plaintes et des déclarations des intéressées, aucune cession ne serait en réalité intervenue et l'acte notarié faisant état du contraire serait un faux, de même que la (ou les) procuration(s) supposément datée(s) du 13 février 2020, établie(s) à K______

et signée(s) par B______. Les agissements dénoncés auraient eu pour but de tromper les autorités suisses et de soustraire E______ SA à ses obligations.

Les deux documents contestés vont de pair, puisque le second fonde le premier. Il s'ensuit que s'il existe des raisons de douter de l'authenticité des procurations (dont il semble exister deux exemplaires originaux), ce doute se s'étendra à l'acte de cession. D'ailleurs, E______ SA en était suffisamment convaincue pour avoir, face aux dénégations de B______, demandé le retrait des procédures civiles de l'acte de cession de créance contesté.

Or, l'expert mandaté par le Ministère public arrive à la conclusion, dans son rapport du 8 mai 2023, que les probabilités d'une contrefaçon des procurations équivalent celles de leur authenticité. Ce constat conduit à envisager, avec tout autant de vraisemblance pour la version antagonique, que les documents incriminés pourraient être falsifiés. Il existe ainsi un risque qu'un juge civil genevois, après avoir été trompé par ces faux documents, fût amené à rendre une décision matériellement fausse, susceptible de porter préjudice aux recourants. La Chambre de céans n'étant pas en mesure de savoir si d'autres procédures sont pendantes en Suisse, ni, le cas échéant, leur état, ce risque ne semble pas irrémédiablement écarté, même si l'opposition au séquestre formée par E______ SA semble avoir été définitivement rejetée par les juridictions civiles.

Dès lors, contrairement au Ministère public, il ne peut être retenu que la probabilité d'un acquittement est "inévitable". Au regard du principe in dubio pro duriore, applicable durant la procédure préliminaire, un classement ne pouvait pas être prononcé sur la seule base de l'expertise du 8 mai 2023.

On peine d'ailleurs à comprendre l'ordonnance querellée, en particulier à propos de la réouverture de l'instruction à l'issue d'autres investigations de la part des autorités ukrainiennes. Cette approche s'avère vaine puisque ces mêmes autorités ont déjà conclu à l'absence de tout soupçon quant à la procuration litigieuse, se fondant notamment sur une expertise qualifiée de défaillante par le Dr I______.

En lieu et place de cette attitude passive, il convient plutôt de s'enquérir sur l'avancement des éventuelles procédures d'exécution pendantes en Suisse, d'entendre des représentants de E______ SA, laquelle s'est uniquement déterminée par écrit jusqu'à présent, et d'obtenir, si faire se peut, par le biais de l'entraide internationale, l'original des procurations litigieuses et les pièces relatives aux investigations menées par les autorités ukrainiennes.

3.             Fondé, le recours doit être admis; partant, l'ordonnance querellée sera annulée et la cause retournée au Ministère public pour qu'il procède dans le sens des considérants.

4.             Vu l'issue du recours, les frais de recours seront laissés à la charge de l'État (art. 428 al. 4 CPP).

5.             Représentés par un avocat, les plaignants n'ont pas chiffré ni justifié de prétentions en indemnité au sens de l'art. 433 al. 2 CPP, applicable en instance de recours (art. 436 al. 1 CPP), de sorte qu'il ne leur en sera point alloué (arrêt du Tribunal fédéral 6B_1345/2016 du 30 novembre 2017 consid. 7.2).

* * * * *


 


PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours.

Annule l'ordonnance de classement du 29 août 2023 et renvoie la cause au Ministère public pour qu'il procède dans le sens des considérants.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, aux recourants et à E______ SA, soit pour eux leurs conseils respectifs, à D______ (par notification officielle), ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Monsieur Xavier VALDES, greffier.

 

Le greffier :

Xavier VALDES

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).