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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/23143/2021

ACPR/958/2023 du 11.12.2023 sur OMP/20017/2023 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : JONCTION DE CAUSES;CONNEXITÉ
Normes : CPP.29; CPP.30

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/23143/2021 ACPR/958/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du lundi 11 décembre 2023

 

Entre

A______, domiciliée ______ (Grande-Bretagne), représentée par Me Laura PANETTI-CARUSO, avocate, SKANDAMIS AVOCATS SA, rue Charles-Bonnet 2, 1206 Genève,

recourante,

contre l'ordonnance de jonction rendue le 26 octobre 2023 par le Ministère public,

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 6 novembre 2023, A______ recourt contre l'ordonnance du 26 octobre 2023, notifiée le lendemain, par laquelle le Ministère public a ordonné la jonction des procédures P/1______/2021 et P/23143/2021 sous ce dernier numéro de procédure.

La recourante conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de l'ordonnance querellée et à l'octroi de l'assistance judiciaire pour la procédure de recours.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 28 octobre 2021, A______ s'est présentée à la brigade des mœurs pour y déposer plainte contre inconnu au sujet de deux agressions sexuelles distinctes survenues les 19 et 20 octobre 2021.

Elle a expliqué avoir été agressée sexuellement le 19 octobre 2021 par l'un de ses clients, identifié comme étant B______, né le ______ 1965, ressortissant d'Égypte et de Hongrie, alors qu'elle exerçait son métier de prostituée. Dans sa chambre d'hôtel au C______, le client lui avait saisi la tête avec son bras, l'empêchant de bouger, et avait pressé ses lèvres contre les siennes en y introduisant sa langue. Elle avait eu très peur qu'un mouvement de tête incite le précité à lui briser le coup. Lorsqu'il avait relâché son bras, elle lui avait expliqué ne pas apprécier être traitée ainsi, ce à quoi il avait répondu que, sans cela, elle ne l'aurait pas embrassé. Une fois sur le lit, elle s'était approchée des lèvres de B______, qui était allongé sur le dos, pour l'embrasser. Avant qu'elle ne les atteignît, il l'avait saisie avec le bras, la précipitant sur lui pour l'embrasser. Elle lui avait demandé de ne plus faire cela. Elle avait ensuite spontanément entrepris une fellation, lors de laquelle il avait posé ses mains sur sa tête en faisant des mouvements de bas en haut, ce qui l'avait étouffée. Elle lui avait demandé d'arrêter. Il avait ensuite enfilé ses doigts dans son vagin, ce qu'elle avait refusé à cause de potentielles infections, mais il avait passé outre son refus. Elle avait finalement changé de position pour rendre impossible la pénétration digitale. En se plaçant sur le dos, elle lui avait à peine mis un préservatif qu'il l'avait immédiatement pénétrée (vaginalement), en se couchant sur elle de tout son poids. Il avait alors introduit sa langue de force dans sa bouche, s'aidant de son bras, ce qui lui avait fait craindre qu'il allait lui rompre le cou. Après qu'elle lui eut demandé de changer de position, il l'avait prise par le bras pour la mettre contre un bureau, sur lequel il avait appuyé son ventre (à elle), sans qu'elle pût bouger, et l'avait pénétrée (vaginalement) dans cette position, désagréable, mais qu'elle avait acceptée. Ils avaient regagné le lit et elle lui avait prodigué une fellation sans préservatif. L'alarme qu'elle avait enclenchée sur son téléphone pour la fin de leur rendez-vous avait alors sonné. Elle s'était arrangée pour quitter les lieux, prétextant être attendue, et avait bloqué son numéro.

De manière générale, ses clients étaient des hommes d'affaire ou voyageant à l'international, respectueux et polis. Sur les plateformes où elle proposait ses services, elle indiquait clairement ses pratiques, à savoir du "girlfriend experience" (pratiques sexuelles standards, y compris embrasser les clients sur la bouche et domination "soft").

b. Auditionné le 6 juillet 2022 par la police et le 1er novembre 2022 par le Ministère public, B______ a contesté toute agression envers A______.

c. Le 21 juillet 2022, le Ministère public a, sous le numéro de cause P/23143/2021, ouvert une instruction contre B______ pour contrainte sexuelle (art. 189 CP). Il lui était reproché d'avoir, le 19 octobre 2021 à Genève, dans une chambre de l'hôtel C______, saisi à plusieurs reprises et fortement la tête de A______ avec sa main et son bras, empêchant cette dernière de bouger, afin de l'embrasser sur la bouche et d'y introduire sa langue, ce qui l'avait effrayée, de même qu'avoir, dans les mêmes circonstances, pendant que A______ lui prodiguait une fellation, pénétré digitalement celle-ci, malgré son refus.

d. Le même jour, le Ministère public a, sous le numéro de cause P/1______/2021, ouvert une instruction à l'encontre de D______ – identifié comme l'auteur de la seconde agression dénoncée – pour contrainte sexuelle (art. 189 CP) et voies de fait (art. 126 CP). Il lui était reproché d'avoir à Genève, le 20 octobre 2021, vers 15h00, dans une chambre de l'hôtel E______, saisi, à plusieurs reprises, fortement la tête de A______ avec ses mains afin de l'embrasser sur la bouche et d'y introduire sa langue, ainsi que, dans les mêmes circonstances, d'avoir tiré les bras et les jambes de la précitée et de l'avoir poussée dans le dos afin de la positionner pour ensuite la pénétrer vaginalement de manière "agressive", en lui assénant plusieurs fessées de plus en plus fort.

e. Auditionnée le 1er novembre 2022, A______ a confirmé ses déclarations du 28 octobre 2021. Elle était restée dans la chambre d'hôtel malgré l'agression du 19 octobre 2021 afin de faire plaisir au client, ainsi que par crainte de sa réaction. À la suite des faits dénoncés, elle avait eu des séquelles psychologiques, ressentant de l'anxiété et une peur de le croiser à Genève, et avait cessé de travailler avec de nouveaux clients.

f. Le 2 novembre 2022, le Ministère public a requis du Centre universitaire romand de médecine légale (ci-après : CURML) le rapport médical qui a fait suite à la consultation de A______.

g. Par pli du 14 novembre 2022 et par courrier de relance du 6 février 2023, le Ministère public a requis de F______, plateforme internet depuis laquelle A______ avait offert ses services à Genève en octobre 2021 sous le pseudonyme "A______", le profil de l'intéressée.

h. Le 13 février 2023, la plateforme F______ a produit le profil de la dénommée "A______". Parmi les services proposés, figurent notamment "French Kiss", "Natural blowjob", "GFE" ["girlfriend experience"] et "Submission (soft)".

i. Le 27 février 2023, le CURML a produit un rapport basé sur le "constat d'agression sexuelle n° 1______" établi à l'occasion de l'examen médical du 22 octobre 2021 de A______, qui fait état de deux ecchymoses au niveau de la cuisse et de la jambe gauches et d'une dermabraison au niveau du dos. Le tableau lésionnel était compatible avec les déclarations de l'expertisée mais les lésions étaient trop peu spécifiques pour en déterminer l'origine exacte.

Il ressort de ce document que l'intéressée avait fait état au personnel soignant d'une première agression du 19 octobre 2021 par un client égyptien, à la suite de laquelle elle avait rapporté des douleurs vaginales et au niveau du thorax, ainsi qu'une sensation de difficulté à respirer. Elle avait également évoqué une seconde agression, intervenue le lendemain dans sa propre chambre d'hôtel, par un client d'origine suisse-italienne rencontré via la même plateforme de rencontre. Sur le lit, celui-ci lui avait tenu fermement la tête et les bras, l'empêchant de bouger. Elle lui avait prodigué une fellation non protégée, durant laquelle l'homme lui avait tenu l'arrière de la tête, malgré son refus. Il l'avait ensuite fortement poussée sur le côté du lit et, après avoir enfilé un préservatif, pénétrée violemment en lui donnant des claques sur les fesses. Il s'était interrompu lorsqu'elle avait crié "stop". Il s'était placé de tout son poids sur elle, de sorte qu'elle avait eu de la peine à respirer et n'avait plus pu bouger. Elle lui avait finalement prodigué une nouvelle fellation non protégée. Avant de partir, le client lui avait maintenu le visage dans ses mains pour obtenir un deuxième rendez-vous. Le lendemain, elle s'était adressée à l'association G______, qui lui avait conseillé d'appeler la police et de se rendre à la maternité pour un constat.

j. Le 30 août 2023, B______ a requis la jonction de la procédure P/1______/2021 à la P/23143/2021, motif pris des nombreuses similitudes entre les faits objet des deux procédures (notamment la plateforme internet utilisée, le "mode opératoire" reproché et la connexité temporelle).

k. Le 11 octobre 2023, A______ s'est opposée à la jonction requise. Il n'existait aucun lien entre les deux agressions qu'elle avait subies, qui étaient indépendantes l'une de l'autre. Par ailleurs, une éventuelle jonction porterait gravement atteinte à ses droits de la personnalité, des tiers non concernés ayant l'occasion d'accéder à des éléments de sa sphère intime.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public retient que les faits, connexes, s'inscrivaient dans une unité de temps, et faisaient l'objet du même rapport d'expertise du CURML. A______ avait rapporté simultanément aux experts les deux agressions qu'elle disait avoir subies et le rapport précité indiquait qu'il était impossible de déterminer si les lésions constatées étaient survenues à la suite des faits du 19 ou du 20 octobre 2021.

D. a. Dans son recours, A______ soutient qu'aucun élément objectif ne justifiait la jonction de deux causes entièrement indépendantes l'une de l'autre et concernant deux prévenus différents. Il n'y avait, en outre, aucun risque de jugement contradictoire. S'agissant du rapport d'expertise du 27 février 2023 du CURML, il ne justifiait pas à lui seul la jonction des causes dans la mesure où les experts pouvaient être entendus séparément de la cadre d'audiences distinctes, sans impact excessif sur le coût et la durée de la procédure, tandis qu'elle-même devrait dévoiler des détails de son intimité dont les prévenus ne devaient pas avoir connaissance.

b. À réception du recours, la cause a été gardée à juger sans échange d'écritures, ni débats.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner de la plaignante qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

2.             La Chambre pénale de recours peut décider d'emblée de traiter sans échange d'écritures ni débats les recours manifestement irrecevables ou mal fondés (art. 390 al. 2 et 5 a contrario CPP). Tel est le cas en l'occurrence, au vu des considérations qui suivent.

3.             La recourante se plaint d'une violation du principe de l'unité de la procédure.

3.1.       Selon l'art. 29 al. 1 CPP, les infractions sont poursuivies et jugées conjointement lorsqu'un prévenu a commis plusieurs infractions (let. a) ou lorsqu'il y a plusieurs coauteurs ou participation (let. b).

Ce principe, dit de l'unité, tend à éviter les jugements contradictoires et sert l'économie de la procédure (arrêt du Tribunal fédéral 1B_428/2018 du 7 novembre 2018 consid. 3.2).

3.2. Selon l'art. 30 CPP, si des raisons objectives le justifient, le ministère public et les tribunaux peuvent ordonner la jonction ou la disjonction de procédures pénales.

La faculté offerte par cette norme d'ordonner la jonction de plusieurs procédures s'entend en quelque sorte comme une extension du principe d'unité à d'autres situations que celles qui sont visées à l'art. 29 CPP (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2ème éd., Bâle 2019, n. 3 ad art. 30). Une étroite connexité entre les infractions plaide pour une jonction (ATF 138 IV 29 consid. 5.5).

3.3. En l'espèce, les deux complexes de faits se sont déroulés dans le cadre de l'activité professionnelle d'escort-girl de la recourante à moins de 24 heures d'intervalle, dans des circonstances similaires, à savoir des rendez-vous avec des clients, rencontrés dans des chambres d'hôtel par l'intermédiaire d'une même plateforme internet. Par ailleurs, les faits dénoncés par la recourante ont trait à des pratiques sexuelles semblables (notamment des baisers forcés avec la langue, et l'immobilisation de l'intéressée durant un acte sexuel).

Or, la plateforme utilisée par les clients pour prendre contact avec la recourante énonce expressément, sur le profil de cette dernière, les pratiques acceptées et les services proposés. Par ailleurs, la précitée a dénoncé simultanément les deux agressions présumées, qui ont fait l'objet d'un unique rapport d'expertise médico-légale relatant l'impossibilité de distinguer les lésions imputables au rendez-vous du 19 octobre 2021 ou à celui du lendemain, et d'une unique audition à la police. Sous l'angle de la conduite de l'instruction, il existe donc une étroite connexité entre les deux procédures, qui impliquent l'utilisation des mêmes moyens de preuve, ainsi que l'examen de circonstances similaires.

Compte tenu de ce qui précède, la jonction des causes est conforme au principe d'économie de la procédure. À l'inverse, aucun motif objectif n'impose de poursuivre les deux complexes de faits séparément, ce d'autant moins que les procédures, toutes deux pendantes devant le Ministère public, en sont à un stade équivalent.

Pour le surplus, la recourante n'explique pas en quoi la protection de sa personnalité imposerait le maintien de deux procédures séparées, étant rappelé que les agressions présumées, qui se sont déroulées dans un cadre professionnel, ont fait l'objet d'un unique rapport d'expertise, qui reprend en détails le récit de la recourante englobant les deux agressions, et d'une audition commune à la police, de sorte qu'on ne voit pas quels éléments pourraient encore rester confidentiels à l'égard de l'un ou l'autre des prévenus. En définitive, elle n'établit donc pas l'existence d'un intérêt privé prépondérant à ce que les deux procédures restent disjointes.

Partant, la décision de jonction est justifiée, sous l'angle de l'unité de la procédure prévue à l'art. 29 al. 1 CPP.

4.             L'ordonnance querellée sera donc confirmée et le recours rejeté.

5.             La recourante, déjà au bénéfice de l'assistance judiciaire gratuite, sera exemptée des frais de la procédure (art. 136 al. 2 let. b CPP).

 

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Rejette le recours.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt, en copie, à A______, soit pour elle son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Corinne CHAPPUIS BUGNON et Françoise SAILLEN AGAD, juges; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

La greffière :

Arbenita VESELI

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).