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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/3072/2018

ACPR/468/2023 du 20.06.2023 sur OMP/19347/2022 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : FARDEAU DE LA PREUVE;SOUPÇON
Normes : CPP.104; CPP.197; CPP.267

république et

canton de N______[Suisse]

POUVOIR JUDICIAIRE

P/3072/2018 ACPR/468/2023

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 20 juin 2023

Entre

 

A______ SA, comparant par Mes Guerric CANONICA, Bettina ACIMAN, Yaël HAYAT et Nicola MEIER, avocats, faisant élection de domicile en l'Étude Canonica Valticos de Preux, rue Pierre-Fatio 15, case postale 3782, 1211 Genève 3,

recourante,

 

contre les ordonnances rendues le 7 novembre 2022 par le Ministère public

 

et

 

B______, comparant par Me P______, avocat, ______, Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de N______[Suisse], route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés.

 


EN FAIT :

A. a. Par actes expédiés au greffe de la Chambre de céans le 18 novembre 2022, A______ SA (ci-après : A______) recourt contre trois ordonnances du 7 précédent, notifiées le 8 novembre 2022, par lesquelles le Ministère public a levé les séquestres frappant des comptes bancaires de B______, C______ INC. et D______.

La recourante conclut, sous suite de frais et dépens, principalement à la réforme des ordonnances querellées, en ce sens que ces séquestres sont maintenus. Elle demandait aussi l’effet suspensif, lequel lui a été accordé le 22 novembre 2022 (OCPR/55/2022).

b. La recourante a payé les sûretés qui lui étaient réclamées par la Direction de la procédure.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.        Sur plainte de A______, déposée au mois de février 2018, le Ministère public instruit une enquête contre différentes personnes – dont E______, F______ et B______ –, employés ou prestataires de services pour le groupe G______, des chefs de corruption d'agents publics étrangers (art. 322septies CP) et de blanchiment d'argent (art. 305bis CP), respectivement de soustraction de données (art. 143 CP).

A______ allègue que les montants corruptifs perçus auprès de sociétés de négoce pétrolier étaient reversés « [à ses] employés en moyenne une semaine après la réception des fonds sur les comptes de G______ ou des sociétés panaméennes contrôlées par E______ et F______, et ce depuis ces mêmes comptes » (pièce PP 100'022). Le nom de B______ apparaît en relation avec des soupçons d’intrusion dans le système informatique de A______, en septembre 2017 (pièce PP 100'016).

b.        A______ a déclaré se constituer partie plaignante exclusivement au pénal. Contesté à deux reprises (ACPR/724/2018 du 4 décembre 2018 ; ACPR/798/2019 du 15 octobre 2019), ce statut lui a été définitivement reconnu par le Tribunal fédéral (arrêts 1B_554/2018 du 7 juin 2019 et 1B_549-1B_550-1B_553/2019 du 10 mars 2020).

c.         Formellement mis en prévention des infractions susmentionnées le 23 novembre 2020, E______ et F______ rejettent toutes les accusations portées contre eux. Ils n’auraient jamais payé de pot-de-vin à quiconque chez A______ pour obtenir des informations confidentielles (pièces PP 500'142, 500'149).

E______ soutient que le litige relève d’intérêts privés, exploité par des individus avec lesquels il est en conflit personnel (not. pièce PP 501'734). Il a expliqué avoir fait la connaissance de F______, actif dans le négoce pétrolier, après avoir quitté (en juin 2004) A______, pour laquelle il avait brièvement travaillé ; il avait acquis une société dormante préconstituée (« shelf company »), H______ Inc., puis en avait laissé la moitié des parts à F______, qui avait fait de même avec sa propre « shelf company », I______ SA., avant qu’ils n’acquièrent G______ INC. Ils avaient voué G______ INC., qu’ils étaient parvenus à faire enregistrer auprès de A______, au négoce international de pétrole, tandis que H______ Inc. et I______ SA se consacraient à la consultance dans ce domaine.

E______ et F______ ont recruté B______, qui avait travaillé longtemps chez A______ et dont l’arrivée chez G______ INC. avait marqué l’essor de l’activité de négoce. Selon eux, il était arrivé que B______ perçût sa rémunération (salaire, bonus et participations) sur le compte de sa société C______ INC. par le débit des comptes de H______ Inc. ou de I______ SA.

Pour faire face au développement des affaires, ils ont constitué G______ Ltd, succursale de G______ INC., à J______ (Jersey), qui avait elle-même créé une succursale à N______[Suisse] – ces trois entités formant « le groupe G______ », dont G______ INC. est la holding –.

d.        Le comptable externe de G______ INC. et l’animatrice du bureau ______[nom de la ville] de la société ont été appréhendés et interrogés, à N______[Suisse], voire brièvement détenus, avec saisie de fichiers informatiques. Des commissions rogatoires internationales ont été décernées à Curaçao, en Espagne et aux États-Unis. Le représentant de la succursale de N______[Suisse] de G______ Ltd (J______) a été entendu à titre de renseignements.

Ces différents actes de procédure n’ont pas amené d’éléments immédiatement utiles à la résolution du présent litige.

e.         Un détective privé, mis en œuvre aux États-Unis et «indirectement » mandaté par A______ (pièce PP 400'007) après que l’ex-épouse de E______ l’eut laissé accéder à un ordinateur utilisé par celui-ci (pièce PP 400'003), a été entendu par la police et par le Ministère public ; il affirme que F______ et E______ sont à l’origine de la fraude. Il affirme aussi avoir fourni toute documentation utile, notamment sous la forme de fichiers informatiques et d’une « combinaison d’informations et de renseignements » (pièce PP 401'005), qui devraient permettre au Ministère public de déterminer « s’il y a un cas pénal important » (pièce PP 501'205).

f.         Par ailleurs, un serveur informatique, utilisé par le comptable d’G______ INC. à K______ [USA], a été transmis au Ministère public au printemps 2018. Les scellés qui y furent apposés à réception ont été levés, partiellement, par le Tribunal des mesures de contrainte, le 27 août 2018.

À teneur des ordonnances attaquées, les fichiers rendus accessibles n’ont pas été exploités à ce jour.

g.        Dès le 30 mars 2018, le Ministère public a ordonné la saisie des relations bancaires détenues auprès de L______, à O______[Suisse], par B______ (quelque USD 3'276'000.- saisis), D______ (quelque USD 1'033'000.- saisis) et C______ INC., dont les prénommées sont (pièce PP 325'076) les ayants droit économiques par moitié (quelque USD 1'472'000.- saisis).

Ces ordonnances, identiques, renvoient pour motivation à l’art. 263 CPP.

h.        Les 22 et 23 juin 2021, B______ a été entendue en qualité de prévenue de corruption (active) d’agents publics étrangers, blanchiment d’argent et soustraction de données. Elle a contesté ces accusations.

Elle a expliqué avoir commencé sa carrière professionnelle dans une filiale de A______, puis chez A______, avant d’être licenciée, en 2002. En 2007, elle est entrée chez G______ INC., moyennant, outre son salaire, une participation aux bénéfices sur transactions et des bonus (sa proposition de devenir actionnaire du groupe G______ INC. n’avait pas été agréée) ; sa rémunération totale variait ainsi entre USD 700'000.- et USD 2 millions par an, bonus en sus ; elle recevait son pourcentage sur transactions sur un compte de D______, puis de C______ INC., qu’elle détenait en commun avec la prénommée. Les montants se décidaient oralement et étaient payés par le débit de comptes de H______ Inc. et de I______ SA.

Elle a justifié de cette façon toutes les entrées de fonds de ces sociétés sur les trois comptes litigieux, que le Ministère public passait en revue contradictoirement, pièces à l’appui (pièces PP 500'621 ss.). Elle a affirmé que les sorties observées sur le compte de C______ INC., et notamment les transferts à D______, n’avaient aucun lien avec F______ ou E______. Elle ne connaissait pas celui-ci avant de rejoindre G______ INC., mais connaissait celui-là du temps où ils travaillaient tous deux chez A______, tout comme M______, qu’elle avait rencontré à une reprise.

Elle s’occupait de négoce de pétrole brut et d’asphalte, sans avoir accès aux serveurs de A______. Sa proposition de devenir actionnaire du groupe G______ INC. qui n’avait pas été agréée était à nouveau en discussion en 2017 ou 2018.

Pour le surplus, elle a été interrogée sur d’autres comptes bancaires et opérations, notamment sur un compte qu’elle entretenait à Curaçao, et a refusé de répondre à toute question de A______.

i.          Le 24 juin 2021, le Ministère public a prié A______ de verser au dossier la liste :

·                    des transactions présumées reposer sur de la corruption ;

·                    des courtiers et des sociétés de négoce avec lesquels elle était encore en relation d’affaires ;

·                    des sociétés de négoce qui avaient accédé à son serveur ;

·                    du personnel qu’elle avait licencié par suite des faits dénoncés (pièces PP 603'645 s.) ; et

·                    de ses signataires autorisés à adjuger les appels d’offre.

j.          Le même jour, le président du conseil d’administration de A______ a rappelé au Ministère public que la société était constituée partie plaignante au pénal [uniquement], expliquant que les intérêts civils avaient été confiés à un cabinet d’avocats américains. Assurant le Ministère public de sa volonté de coopérer, il promettait de livrer aussi vite que possible la documentation demandée.

k.        A______ s’est exécutée le 23 août 2021, en tant que ses règles internes de conservation (d’une durée de dix ans) le lui permettaient. La liste d’entreprises ayant remporté des appels d’offre et celle des dirigeants ayant adjugé ceux-ci suivraient, de même que les pièces étayant l’intrusion informatique. Le calcul du dommage n’était pas encore possible et dépendrait en tout état de démarches ultérieures du cabinet d’avocats américain.

l.          Entendus au printemps et à l’automne 2021, les représentants de A______ ont, en bref, renvoyé aux explications qu’avait données ou que donnerait encore leur enquêteur ; ils ont évoqué la taille, relativement petite, de G______ INC., par rapport à ses concurrents dans le négoce mondial de pétrole, pour être parvenue ce nonobstant à être enregistrée officiellement comme un partenaire commercial de A______ ; cette habilitation avait été traitée par un service spécialement consacré à ces questions au sein de l’entreprise. Ils n’avaient pas entendu parler qu’un serveur « clone » eût été installé au sein de A______ ni que des recherches eussent été menées à ce sujet. L’intervention des prévenus au sein de A______ après qu’ils eurent quitté l’entreprise relevait de la concurrence déloyale en matière d’appels d’offres (pièce PP 500'958 ; cf. pièce n° 29 annexée à la plainte pénale = pièce PP 100'420).

m.      Dès le 1er décembre 2021, B______, après avoir produit des justificatifs, notamment de nature immobilière aux États-Unis, sur les sorties de fonds évoquées lors de sa comparution du 23 juin précédent, a demandé la levée des séquestres frappant ses avoirs, ainsi que (le 16 mars 2022) le classement des poursuites ouvertes contre elle.

n.        Le 22 juillet 2022, A______ s’y est opposée, produisant force pièces, réunies dans douze classeurs, et formulant ou réitérant sept réquisitions de preuve, notamment des ordres de dépôt ou de perquisitions dans des sociétés de négoce pétrolier. Les ordres de dépôt déjà décernés par le Ministère public avaient permis de mettre au jour un nombre « colossal » de flux, et pour un montant total encore plus élevé que celui estimé dans la plainte. Les explications données par les prévenus à ce sujet n’étaient pas sérieuses ; ils n’avaient jamais produit de preuve de transactions licites. Leur argumentaire à l’appui de la levée des séquestres était essentiellement formel. La durée de la procédure était imputable à eux seuls. Il était démontré que B______ avait eu un accès direct aux serveurs informatiques de A______, et de nombreux flux financiers douteux la concernant avaient été mis en lumière.

A______ a annexé à ces déterminations plus de septante contrats qu’elle avait passés avec G______ INC. pendant la période visée dans sa plainte. Son service juridique s’attelait à y repérer ceux qu’elle supposait entachés de corruption.

C. Dans les décisions querellées, rédigées en termes identiques – et exclusivement notifiées à B______, charge à elle de faire suivre à D______ celle qui la concerne –, le Ministère public, après avoir récapitulé les principaux développements de son instruction et rappelé les conditions des art. 197, 263 et 267 CPP, met en évidence le classement des poursuites ouvertes au Venezuela. Ses interrogations sur les transactions illicites n’avaient reçu aucune réponse, car les contrats communiqués par A______ étaient encore à l’examen par les juristes de celle-ci. La participation d’autres sociétés de négoce pétrolier que G______ INC. n’était toujours pas étayée. Cela étant, des fichiers électroniques saisis à N______[Suisse] n’avaient pas encore été exploités, de même que ceux contenus dans « l’image » du serveur de A______ à Caracas, faute de critères de tri suffisamment sélectifs. Six supports informatiques devaient encore être examinés en vue de versement au dossier. Les soupçons initiaux que les avoirs de B______, C______ INC. et D______ pussent avoir une origine criminelle ne s’étaient pas renforcés, non plus que les probabilités d’une confiscation.

D. a. À l'appui de son recours, A______ reprend, en substance, son argumentaire du 22 juillet 2022.

Elle fait valoir que les soupçons d’infractions pénales se sont renforcés, quand bien même une multitude d’investigations resterait à entreprendre – ce que le Ministère public admettait lui-même –. Selon doctrine et jurisprudence, elle n’avait pas à identifier chaque contrat entaché de corruption ; seul, un rapport de connexité suffisait, au sens de l’art. 322septies CP. Elle avait pu désigner deux de ses employés mêlés à la fraude, par exemple M______ [dont les avoirs sont l’objet d’un recours séparé]. Les prévenus n’avaient fourni aucune explication plausible et sérieuse sur les flux suspects, qu’ils justifiaient par des opérations de change et de compensation, et refusaient de répondre à ses questions. Des mises en prévention complémentaires avaient été notifiées et étaient dues à la seule initiative du Ministère public. On ne pouvait donc plus limiter l’enquête au seul groupe G______.

Une durée de quatre ans ne signifiait pas que la procédure s’éternisait. L’origine en serait alors à rechercher chez les prévenus, exclusivement. Or, le Ministère public en faisait supporter les conséquences à la partie plaignante, qui n’avait eu que très tardivement accès au dossier.

b. Au terme d’une réponse commune, B______, C______ INC. et D______ proposent de déclarer les recours irrecevables. La plainte pénale était « scandaleusement » exploratoire et abusive. L’instruction devait cesser.

Pour le surplus, elles se livrent à une critique extensive des dépositions du détective privé et soulignent que le Tribunal fédéral avait pris des mesures « draconiennes » pour encadrer le droit d’accès de A______ au dossier.

c. Le Ministère public propose de déclarer les recours irrecevables, faute pour A______ de s’être constituée partie plaignante aussi au civil. Sur le fond, il s’en tient à la motivation de ses décisions.

d. A______ réplique que, selon la jurisprudence, la limitation au pénal de sa constitution de partie plaignante ne la privait pas de la qualité pour agir contre une levée de séquestres pénaux.

e. B______, C______ INC. et D______ ont renoncé à dupliquer.

E. A______ a attaqué simultanément toutes les décisions de levée de séquestre rendues parallèlement par le Ministère public.

EN DROIT :

1.             1.1. Les recours ont été déposés selon la forme et dans le délai prescrits (art. 384 let. b, 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concernent des ordonnances sujettes à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP ; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 4 ad art. 267) et émanent de la partie plaignante (art. 104 al. 1 let. b CPP), définitivement reconnue comme telle (cf. arrêt du Tribunal fédéral 1B_554/2018 du 7 juin 2019 ; ACPR/724/2018 du 4 décembre 2018).

1.2. Le Ministère public et B______ font valoir que la recourante n’aurait pas d’intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP), au motif qu’elle s’était uniquement constituée partie plaignante demanderesse au pénal (art. 119 al. 2 let. a CPP).

1.2.1. Au sens de l'art. 382 al. 1 CPP – disposition générique en matière de qualité pour recourir (ATF 139 IV 78 consid. 3.1 p. 80) –, l'exigence de l'intérêt juridiquement protégé n'a pas à s'interpréter dans un sens étroit ; elle n'impose pas la prise effective de conclusions civiles dans la procédure pénale. Le CPP reconnaît au lésé une vocation strictement pénale à intervenir dans la procédure pénale. Le cas échéant, la partie plaignante peut faire valoir ultérieurement ses prétentions. Qui plus est, le rôle procédural que lui autorise l'art. 119 al. 2 let. a CPP sous-tend un intérêt juridique indépendamment de toute prétention civile : il suffit d'être lésé, c'est-à-dire une personne dont les droits – soit les biens juridiques individuels tels que la vie et l'intégrité corporelle, la propriété, l'honneur, etc. – ont été touchés directement (art. 115 al. 1 CPP) par une infraction (ATF 139 IV 78 consid. 3.3.3 p. 82). Elle pourrait toutefois n’avoir aucun intérêt juridiquement protégé à recourir si la décision prise s’avérait sans lien avec d’éventuelles prétentions civiles (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 11 ad art. 382).

1.2.2. En l’espèce, les prévenus sont soupçonnés, notamment, de corruption active d’agents publics étrangers (art. 322septies al. 1 CP). Les dispositions réprimant la corruption, au sens large, d'agents publics (art. 322ter ss. CP; Titre 19 du CP) visent à protéger l'objectivité et l'impartialité du processus décisionnel étatique, de même que la confiance de la collectivité dans l'objectivité et la non-vénalité de l'action de l'État (arrêt du Tribunal fédéral 6B_220/2022 du 31 octobre 2022, destiné à la publication, consid. 1.2). La recourante, société quasi étatique entièrement détenue par l’État du Venezuela (arrêt du Tribunal fédéral 1B_601/2021-1B_602/2021-1B_603/202 du 6 septembre 2022 consid. 2.4.), est donc lésée dans ses intérêts juridiques par la corruption présumée de l’un ou l’autre de ses employés, telle que la réprime, en Suisse, l’art. 322septies al. 1 CP. En outre, la décision attaquée est susceptible d’empêcher le juge du fond de confisquer et de lui allouer les valeurs saisies, si elle décidait de prendre des conclusions civiles dans la suite de la procédure. Rien ne s’oppose, en effet, à ce que le lésé se constitue partie plaignante en deux temps (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 8 ad art. 119).

A______ a par conséquent qualité pour recourir. Le chiffrage de son dommage n’est pas nécessaire.

1.3. Peu importe que non seulement B______ ait déposé des observations, mais aussi, conjointement avec elle, D______ et C______ INC., alors que l’avocat qui prétend agir aux noms de ces dernières n’a pas produit de procuration émanant d’elles.

2.             La motivation des décisions attaquées et celle des recours présentés à leur sujet sont de teneurs identiques et s’inscrivent toutes dans un même arrière-plan. Aussi les recours seront-ils joints. La cause sera tranchée par un seul arrêt.

3.             La recourante conteste la levée des séquestres.

3.1.       Selon l'art. 197 al. 1 CPP, toute mesure de contrainte doit être prévue par la loi (let. a), doit répondre à l'existence de soupçons suffisants laissant présumer une infraction (let. b), doit respecter le principe de la proportionnalité (let. c) et doit apparaître justifiée au regard de la gravité de l'infraction (let. d).

Le séquestre d'objets et de valeurs patrimoniales appartenant au prévenu ou à des tiers figure au nombre des mesures prévues par la loi. Il peut être ordonné, notamment, lorsqu'il est probable qu'ils seront utilisés comme moyens de preuve (art. 263 al. 1 let. a CPP), qu'ils devront être restitués au lésé (art. 263 al. 1 let. c CPP), qu'ils devront être confisqués (art. 263 al. 1 let. d CPP) ou qu'ils pourraient servir à l'exécution d'une créance compensatrice (art. 71 al. 3 CP).

L’origine ou l’utilisation criminelle de biens est un motif qui justifie leur saisie provisoire, à titre conservatoire (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 7 ad art. 263).

Une telle mesure est fondée sur la vraisemblance (ATF 126 I 97 consid. 3d/aa p. 107 et les références citées) ; comme cela ressort de l'art. 263 al. 1 CPP, une simple probabilité suffit, car la saisie se rapporte à des faits non encore établis, respectivement à des prétentions encore incertaines. L'autorité doit pouvoir décider rapidement du séquestre provisoire (art. 263 al. 2 CPP), ce qui exclut qu'elle résolve des questions juridiques complexes ou attende d'être renseignée de manière exacte et complète sur les faits avant d'agir (ATF 140 IV 57 consid. 4.1.2 p. 64 et les références).

Un séquestre est proportionné lorsqu'il porte sur des avoirs dont on peut admettre en particulier qu'ils pourront être vraisemblablement confisqués ou restitués en application du droit pénal. Tant que l'instruction n'est pas achevée et que subsiste une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d'une allocation au lésé, la mesure conservatoire doit être maintenue (ATF 141 IV 360 consid. 3.2 p. 364). Les probabilités d'une confiscation doivent cependant se renforcer au cours de l'instruction et doivent être régulièrement vérifiées par l'autorité compétente, avec une plus grande rigueur à mesure que l'enquête progresse (ATF 122 IV 91 consid. 4 p. 96).

3.2.       À teneur de l'art. 267 al. 1 CPP, si le motif du séquestre disparaît, le ministère public ou le tribunal a l'obligation de lever la mesure et de restituer les objets et valeurs patrimoniales à l'ayant droit. Le séquestre ne peut être levé que dans l'hypothèse où il est d'emblée manifeste et indubitable que les conditions matérielles d'une confiscation ne sont pas réalisées, et ne pourront l'être (ATF 140 IV 133 consid. 4.2.1 ; 139 IV 250 consid. 2.1).

Un séquestre doit aussi être levé si la mesure devient disproportionnée, ce qui est, en particulier, le cas lorsque la procédure dans laquelle il s'inscrit s'éternise sans motifs suffisants (ATF 132 I 229 consid. 11.6 p. 247; arrêt du Tribunal fédéral 1B_667/2021 du 19 avril 2022 consid. 2.1). La situation s'examine notamment au vu du stade de l'enquête, de la complexité de l'affaire, du nombre de parties, des éléments d'extranéité et des mesures d'instruction en cours (arrêt du Tribunal fédéral 1B_117/2022 du 18 mai 2022 consid. 4.1.).

3.3.       L’art. 322septies al. 1 CP punit – au titre de la corruption active d’agents publics étrangers – celui qui aura offert, promis ou octroyé un avantage indu à une personne agissant pour un État étranger ou une organisation internationale en tant que membre d’une autorité judiciaire ou autre, en tant que fonctionnaire, en tant qu’expert, traducteur ou interprète commis par une autorité, ou en tant qu’arbitre ou militaire, en faveur de cette personne ou d’un tiers, pour l’exécution ou l’omission d’un acte en relation avec son activité officielle et qui soit contraire à ses devoirs ou dépende de son pouvoir d’appréciation.

3.4.       En l'espèce, se référant à l’art. 267 CPP, le Ministère public laisse entendre, d’une part, que « le » motif, non précisé, à l’origine des séquestres aurait « disparu » ; mais, d’autre part, il concède qu’il resterait des investigations – dûment énumérées – à entreprendre et, même, que les soupçons initiaux n’auraient pas « totalement et définitivement » disparu.

En premier lieu, et indépendamment de la contradiction que comporte cette motivation, la Chambre de céans n’a pas à deviner quel était « le » motif des séquestres, i.e. si leur fondement reposait sur la provenance délictueuse, directe et immédiate, des avoirs concernés ou sur leur valeur de remplacement ou de compensation.

La recourante semble partir de cette dernière idée, dans la mesure où son argumentaire en droit cite quasi exclusivement des décisions relatives à la créance compensatrice, au sens de l’art. 71 al. 3 CP ; mais elle ne s’en explique pas. Dans sa plainte comme dans la lettre de ses avocats qui l’accompagne, l’on ne trouve nulle allégation que la saisie pénale qu’il convenait de prononcer sur des comptes ou biens en Suisse était nécessaire parce que le produit direct de la corruption dénoncée n’était plus disponible. Au contraire, la plainte comporte la simple énumération de nombreuses banques auprès desquelles G______ INC., les prévenus E______ et F______ et leurs sociétés de domicile (et eux seuls) détiendraient des avoirs, sans mise en évidence du moindre mouvement financier illicite qui aurait concerné B______ (ou D______ et C______ INC.). La requête séparée de séquestre qui assortit la plainte ne vise aucun bien des trois prénommées.

Lorsque la recourante allègue, dans la plainte, que les montants « promis » étaient reversés « [à ses] employés ( ) après la réception des fonds sur les comptes de G______ ou des sociétés panaméennes contrôlées par E______ et F______, et ce depuis ces mêmes comptes » (pièce PP 100'022), elle ne peut pas, ce faisant, incriminer les fonds reçus par l’intimée B______ (ou à son intention), puisque celle-ci n’était, précisément, pas (ou plus) une de ses employées, mais était au service de G______ INC. Elle n’attribue pas à B______ de rôle prépondérant ou déterminant au sein de ce groupe, ce que les explications de l’intéressée sur sa rémunération et sur la position subordonnée qu’elle occupait dans le groupe corroborent.

Le nom de B______ n’est cité qu’une fois dans la plainte. Il n’est mis en relation qu’avec des soupçons d’intrusion dans le système informatique de la recourante, et ce, au mois de septembre 2017, soit alors que l’intimée était au service de G______ INC. depuis dix ans (pièce PP 100'016). Quant à la prévention détaillée de corruption active qui a été notifiée le 22 juin 2021 – soit trois ans après la perquisition des documents bancaires et l’exécution des saisies litigieuses –, elle ne mentionne que l’implication de sociétés du groupe G______.

L’instruction a, certes, montré que des transferts provenant de I______ SA et de H______ Inc. étaient arrivés sur un compte – à Curaçao – à disposition de l’intimée B______. On ne voit cependant pas comment les mouvements examinés sur ce compte – et dont il n’est pas prétendu qu’ils auraient ensuite donné lieu à d’autres transferts, vers la Suisse – pourraient tomber sous le coup de la loi pénale helvétique, indépendamment de leur éventuelle cause illégitime. La provenance des flux ne donne pas à elle seule d’indication sur la corruption d’employés de la recourante, au Venezuela.

Par ailleurs, la recourante ne prétend pas que les pièces discutées contradictoirement le 23 juin 2021 ni que les documents produits par l’intimée le 1er décembre 2021 – que la recourante pouvait consulter en tout cas depuis le 6 septembre 2022 (cf. arrêt de ce jour-là du Tribunal fédéral 1B_601/2021-1B_602_2021-1B_603_2021 consid. 3.5., précité) – dénoteraient, au débit, des paiements corruptifs à ses employés. Elle ne soutient pas, non plus, en avoir trouvé l’indice dans l’un ou l’autre des contrats qu’elle a versés au dossier à la fin juillet 2022.

En vérité, l’objection de la recourante consiste, en tout et pour tout, à taxer de « douteux » les flux financiers dont a bénéficié l’intimée, directement ou indirectement. Or, le fardeau de la preuve ne repose pas sur la prénommée ni sur les titulaires des autres relations saisies.

Les soupçons que les avoirs de l’intimée B______ en Suisse, en tant que ces avoirs auraient été destinés à corrompre des fonctionnaires de la recourante, ne se sont donc pas renforcés depuis la date des séquestres litigieux.

Quant à elle, D______ n’est prévenue d’aucune infraction.

Les charges ne sont donc pas suffisantes pour que les séquestres soient maintenus.

4.             Dès lors, la question de savoir si l’argent saisi au préjudice de B______, D______ et C______ INC. serait le produit d’un blanchiment d’argent ne se pose pas.

5.             5.1. Point n’est besoin de se prononcer sur les charges à l’appui d’une éventuelle soustraction de données, puisque le résultat de cette infraction n’est pas l’obtention de valeurs patrimoniales, mais d’informations protégées, comme l’exprime le texte de l’art. 143 al. 1 CP.

5.2. Par ailleurs, rien ne laisse supposer que l’accusation – formulée en audience d’instruction, sans plainte complémentaire ni extension de l’instruction – d’éventuels actes de concurrence déloyale commis au Venezuela expliquerait l’origine des fonds séquestrés en Suisse. L’acte de recours ne contient aucun développement sur cette hypothèse.

6.             Ces considérations scellent le sort des recours, qui doivent être rejetés.

7.             La recourante, qui n’a pas gain de cause, supportera les frais de l’État (art. 428 al. 1 CPP), arrêtés à CHF 2’000.- (art. 13 al. 1 let. b RTFMP).

8.             8.1. L’intimée B______, prévenue qui a gain de cause au sens des art. 429 al. 1 et 436 al. 1 CPP, conclut au rejet du recours sous suite de frais et dépens. Elle ne chiffre pas ceux-ci. Le montant des honoraires de son avocat sera donc fixé ex aequo et bono.

Son écriture s’épuise dans une reprise quasiment in extenso des dépositions d’un témoin, le détective privé, qu’elle commente, ou dans des citations de pièces et décisions déjà au dossier. Par ailleurs, elle n’établit pas qu’elle serait domiciliée en Suisse et son avocat, astreint à la TVA pour les services dispensés (cf. ATF 141 IV 344 consid. 4.1 p. 346).

Aussi lui sera-t-il alloué CHF 1'500.-, à la charge de la recourante.

8.2. Dans la mesure où elles n’établissent pas avoir mandaté l’avocat qui agit en leurs noms, ni C______ INC. ni D______ ne seront indemnisées.

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Joint les recours formés contre les ordonnances du Ministère public nos OMP/19347/2022, OMP/19351/2022 et OMP/19353/2022.

Les rejette.

Condamne A______ SA aux frais de la procédure de recours, fixés à CHF 2’000.-.

Dit que ce montant sera prélevé sur les sûretés versées et le sort du solde, renvoyé aux décisions sur les recours interjetés simultanément.

Alloue à B______, pour ses frais de défense en procédure de recours, une indemnité de CHF 1'500.- TTC, à la charge de A______ SA.

Notifie le présent arrêt, en copie, à la recourante (soit, pour elle, son conseil principal), à B______ (soit, pour elle, son avocat) et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Monsieur Xavier VALDES, greffier.

 

Le greffier :

Xavier VALDES

 

La présidente :

Daniela CHIABUDINI

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).

 

P/3072/2018

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

20.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

1'905.00

-

CHF

Total

CHF

2'000.00