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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/15481/2018

ACPR/485/2022 du 11.07.2022 sur OMP/6082/2022 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : EXPERTISE PSYCHIATRIQUE;MESURE(DROIT PÉNAL);DOUTE;PROPORTIONNALITÉ
Normes : CPP.182; CP.20; CP.56.al3; Cst.36

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/15481/2018 + P/1______/2019 ACPR/485/2022 et ACPR/486/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du lundi 11 juillet 2022

Entre

A______, actuellement détenu à la prison de B______, comparant par Mes C______ et D______, avocats, ______,

recourant

contre le mandat d'expertise psychiatrique délivré le 7 avril 2022 par le Ministère public,

et

E______ et F______, comparant tous deux par Me G______, avocate, _______,

H______, comparant par Me I______, avocate, ______ Genève,

J______, comparant par Me K______, ______ Genève,

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimés

 


EN FAIT :

A. Par acte déposé au greffe de la Chambre de céans le 19 avril 2022, A______ recourt contre le mandat d'expertise psychiatrique décerné contre lui le 7 avril 2022 et expédié par pli simple.

Le recourant conclut, sous suite de frais, à l'annulation de ce mandat.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. A______, ressortissant suisse né en 1979, est prévenu, dans la procédure P/15481/2018, d'encouragement à la prostitution (art. 195 CP), infractions au droit des étrangers (art. 116 s. LEI) et brigandage (art. 140 CP), pour avoir, à Genève :

-          créé et exploité en 2018 un réseau de prostituées, majoritairement ukrainiennes (notamment une mineure présumée), en facilitant la venue et le séjour de celles-ci en Suisse et l'exercice de leur profession ;

-          organisé et participé, avec un comparse, à une expédition le 29 décembre 2017 dans un appartement, en prétextant un rendez-vous avec une prostituée, dans le but de récupérer de l'argent et/ou de trouver un ressortissant ukrainien à la tête d'un réseau de prostitution clandestine, J______, expédition au cours de laquelle ladite prostituée avait été attachée, menacée avec une arme à feu et volée ; et

-         dans la nuit du 5 au 6 janvier 2018, menacé, à l'aide d'un revolver chargé et avec un comparse lui-même armé d'un couteau, les occupants d'un appartement, dont J______, lequel aurait été mis face contre terre et ligoté, dans le but de le voler et de prendre sa place dans le milieu.

A______ conteste intégralement les faits. Appréhendé le 16 août 2018, il a été libéré par le Tribunal des mesures de contrainte (ci-après : TMC) le 9 août 2019, sous mesures de substitution.

b. Le 27 septembre 2019, A______ a été placé une nouvelle fois en détention provisoire, pour les besoins d'une autre procédure, portant le numéro P/1______/2019, suivie des chefs d'assassinat (art. 112 CP), de séquestration et enlèvement (art. 183 CP), de vol (art. 139 CP) et d'atteinte à la paix des morts (art. 262 CP).

Dans ce cadre, il lui est reproché d'avoir, dans la nuit du 9 au 10 septembre 2019, retenu contre sa volonté, tué et volé une prostituée française, à Genève, puis brûlé sa dépouille dans la région de L______ [France]. Il aurait choisi sa victime au motif qu'elle avait une importante clientèle et était susceptible de détenir EUR 50'000.- chez elle. Il aurait pris un faux rendez-vous avec elle, puis se serait dissimulé derrière un comparse recruté pour l'occasion pour endormir sa méfiance et lui faire ouvrir la porte de son appartement, avant de l'aveugler à l'aide d'une "gazeuse". Alors qu'elle se débattait et criait, A______ et son comparse l'auraient bâillonnée et ligotée à l'aide de fils électriques, ce qui aurait causé sa mort. Ils auraient placé le corps dans une valise et se seraient rendus en taxi en France voisine pour l'incinérer et l'enterrer dans une forêt.

A______ n'admet que la prévention d'atteinte à la paix des morts (art. 262 CP), soit d'avoir aidé celui qu'il désigne comme le réel auteur de l'homicide (son comparse) à se débarrasser du corps. Il affirme avoir accompagné celui-ci, qui souhaitait entretenir une relation sexuelle tarifée, jusqu'à l'appartement de la prostituée et l'y avoir laissé seul avant d'être alarmé par du bruit et des cris provenant de l'intérieur. Lorsque la porte lui avait été ouverte, il avait constaté que la prostituée gisait, inanimée.

c. Détenu sous l'autorité du juge d'instruction de M______ [France], son comparse, quant à lui, fait de A______ le concepteur de l'agression et l'auteur direct de la mort de la victime. Il a maintenu ses accusations contre A______ en confrontation.

d. Le 8 janvier 2021, la police a rendu un rapport, volumineux et circonstancié, sur le contenu du téléphone portable de A______.

Selon ce rapport, aucun appel, ni entrant ni sortant, n'a été retrouvé pour les 8 et 9 septembre 2019 (p. 5) et aucun message WhatsApp ni aucun SMS n'a été retrouvé à destination du comparse lorsque celui-ci se serait prétendument trouvé seul dans l'appartement de la victime (pp. 44 s.). En revanche, un texte destiné à un logiciel de traduction sur internet a été découvert, créé en date du 6 septembre 2019, mais non diffusé (pp. 24 et 42) : "il faut aller vite. la fille attend le rdv. il faut maitriser direct en ouvrant la porte. Il faut qu elle ai les yeux cachés. car elle connait mon visage. ensuite je rentre et on fouille l'appartement ensemble" – ce qui correspond à la narration par le comparse de l'agression qui surviendra 3 jours plus tard. Dès le 7 septembre 2019, celui-ci avait été contacté par A______, qui l'incitait à lui écrire au moyen d'une messagerie "avec autodestruction des messages" (p. 12). Pour le surplus, de multiples effacements volontaires de données étaient constatés pour la période précédant l'homicide (p. 54). Le rapport met aussi en évidence que, dès le lendemain des faits, A______ a pris du bon temps – envoi de selfies à des femmes, conversations sur des applications de rencontre, nuit à l'hôtel puis après-midi au bord du lac avec une amie – et passablement voyagé, jusqu'à son appréhension (pp. 46 ss).

e. La détention provisoire de A______ dans la procédure P/1______/2019 a été régulièrement prolongée, en dernier lieu jusqu'au 23 septembre 2022 (OTMC/1980/2022 du 17 juin 2022).

e.a. Quatre recours successifs de A______ contre les décisions du TMC ont été rejetés par la Chambre de céans (ACPR/769/2020 ; ACPR/39/2021 ; ACPR/281/2021 ; ACPR/513/2021).

En particulier, dans son arrêt du 19 janvier 2021 (ACPR/39/2021), la Chambre de céans a retenu l'existence d'un risque de réitération (art. 221 al. 1 let. c CPP). Les faits reprochés étaient d'une gravité et d'une violence toutes particulières. A______ s'y était attelé très rapidement après être sorti, le 9 août 2019, de la détention provisoire pour la procédure P/15481/2018, puisque la victime avait trouvé la mort un mois plus tard. Le mobile paraissait être l'appât du gain. Ces faits faisaient écho à la condamnation de 2006. La facilité apparente avec laquelle A______ se serait lancé dans la conception, la planification et l'exécution de l'agression du 9 septembre 2019 montrait que ni cette précédente condamnation ni la détention provisoire dans la P/15481/2018 ne l'avaient dissuadé de retomber, rapidement, dans la délinquance. Son casier judiciaire révélait neuf autres infractions qui, pour plus bénignes qu'elles fussent, dénotaient un certain ancrage dans la transgression des lois. Son comportement détaché, voire insouciant, dès le lendemain des faits, ainsi que ses déplacements à l'étranger, alors même que, selon le TMC, une mesure de substitution le lui interdisait, pouvaient laisser craindre de l'indifférence pour le respect des interdits comme pour les conséquences de ses actes. Le risque de réitération d'infractions violentes était donc concret. Le pronostic sous cet angle s'avérait défavorable (c. 6.2). Une appréciation similaire a été tenue dans les arrêts du 28 avril 2021 (ACPR/281/2021 c. 5) et du 4 août 2021 (ACPR/513/2021 c. 4).

e.b. Dans sa dernière décision de prolongation de la détention (OTMC/1980/2022 du 17 juin 2022), le TMC relève que, outre l'expertise litigieuse, le Ministère public avait adressé en avril 2022 une commission rogatoire aux autorités françaises, devait encore entendre plusieurs personnes, dont certains voisins de la victime, et attendait le résultat d'un mandat d'actes d'enquête relatif au spray au poivre. Dans ces circonstances, la prolongation de la détention provisoire pour une durée de 3 mois, soit jusqu'au 23 septembre 2022, paraissait justifiée au vu des actes d'enquêtes en cours ou encore à réaliser avant un renvoi en jugement. Cette durée permettrait en outre de faire un point de situation des enquêtes et recours et de planifier la suite.

f. Le 9 novembre 2021, le Ministère public a informé les parties à la procédure P/1______/2019 qu'il avait sollicité le nom d'experts afin de mettre prochainement en œuvre une expertise psychiatrique de A______.

g. Selon ses casiers judiciaires suisse et français, A______ a été condamné à neuf reprises.

g.a. Ainsi, le 9 février 2006, le Tribunal correctionnel de l'arrondissement de K______ l'a condamné pour mise en danger de la vie d'autrui, brigandage aggravé, enlèvement et prise d'otages à une peine de huit ans de réclusion, verdict confirmé par la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois.

En substance, il a été retenu que, le 6 janvier 2004, A______, cagoulé et armé d'un fusil d'assaut, avait pénétré dans un office postal, menacé des employés et des clients et dérobé l'argent qui s'y trouvait. Le 11 avril 2004, il en avait fait de même dans une station-service, mais le vendeur avait résisté et une bagarre avait suivi, lors de laquelle un coup de feu avait été tiré. A______ avait tenté de prendre la fuite mais avait été arrêté par les policiers dépêchés sur place.

Au cours de la procédure de première instance, A______ a fait l'objet d'une expertise psychiatrique. Dans leur rapport du 11 janvier 2006, les experts ont retenu que l'anamnèse et le status de A______ ne permettaient pas de mettre en évidence un trouble particulier de la personnalité, un trouble psychotique, une toxicomanie ou une dépendance. Au moment des faits, l'intéressé souffrait toutefois probablement d'un épisode dépressif moyen, en réaction à ses importantes difficultés économiques et au sentiment d'abandon et de trahison de la part des assurances et des institutions. Le résultat du test de Rorschach évoquait un fonctionnement prépsychotique, des défenses caractérielles et mythomaniaques, des traits paranoïaques ainsi qu'une angoisse de persécution. A______ avait toutefois la faculté d'apprécier le caractère illicite de son acte et de se déterminer d'après cette appréciation. Devant les explications de l'intéressé quant au risque de récidive, les experts qualifiaient ce dernier de faible et se prononçaient en faveur d'un traitement ambulatoire.

g.b. Les autres condamnations de A______ ont été prononcées, entre 2009 et 2019, pour des faux dans les titres, escroquerie et délinquance routière.

C. Après avoir consulté les parties, le Ministère public a décerné le mandat querellé, tant dans la P/1______/2019 que dans la P/15481/2018, estimant qu'eu égard aux antécédents judiciaires de A______, de la nature des faits qui lui étaient reprochés ainsi que du rapport d'expertise psychiatrique du 11 janvier 2006, il y avait lieu de penser qu'il pourrait faire l'objet d'une mesure.

D. a. À l'appui de son recours, valant pour les deux procédures, A______ se plaint d'une violation de l'art. 182 CPP cum art. 20 CP. Aucun élément au dossier ne permettait de douter de sa responsabilité pénale. Ceux avancés par le Ministère public – antécédents et nature des faits reprochés (et contestés) – ne constituaient pas des indices sérieux au sens de l'art. 20 CP. En particulier, la gravité des faits reprochés ne pouvait justifier le prononcé d'une expertise psychiatrique, étant rappelé que celle du 11 janvier 2006 n'avait décelé aucun trouble mental ou addiction.

Le Ministère public avait aussi violé l'art. 182 CPP cum art. 56 al. 3 CP, aucune mesure au sens des art. 59 ss CP n'étant envisageable en l'espèce. Quant à l'hypothèse prévue à l'art. 64 al. 1 let. a CP, liée au risque de récidive, elle n'était pas non plus envisageable, ni même envisagée par le Ministère public, qui n'avançait aucun argument lié aux caractéristiques de sa personnalité, à son vécu et aux circonstances de l'infraction. Ce dernier disposait de l'ensemble des éléments avancés à l'appui du mandat litigieux depuis à tout le moins janvier 2020, date de l'audition de J______ dans la P/15481/2018. Le Procureur avait toutefois attendu le 18 décembre 2020 pour évoquer pour la première fois, à l'appui de sa demande de prolongation de la détention provisoire dans la P/1______/2019, la nécessité de requérir une expertise, puis le 3 février 2022 pour adresser un projet de mandat aux parties.

Il contestait les faits et avait manifesté son refus de se soumettre à toute expertise, de sorte qu'une telle mesure serait dénuée de pertinence et retarderait inutilement la procédure. Enfin, le mandat d'expertise litigieux portait une atteinte disproportionnée à ses droits fondamentaux, ce d'autant plus qu'il se trouvait en détention provisoire depuis plusieurs années déjà. De l'aveu du Ministère public, son état psychiatrique n'avait suscité aucun doute durant presque quatre ans d'instruction. Les conclusions de l'expertise de 2006 rendaient celle projetée aujourd'hui d'autant plus disproportionnée.

b. Par pli du 22 avril 2022, reçu le 27 suivant au greffe de la Chambre de céans, A______, agissant en personne, a complété les écritures émanant de ses conseils.

c. Le Ministère public conclut au rejet du recours. A______ était soupçonné de plusieurs infractions "fort graves", le plus souvent au préjudice de femmes, qui étaient en lien avec le milieu de la prostitution, poursuivaient un but financier et faisaient appel à un ou des compares. Plusieurs se caractérisaient par l'emploi d'une arme, des actes de violence physique – allant jusqu'à la mort – et des "prises de risques". Il était par exemple frappant de constater combien le modus operandi du brigandage du 29 décembre 2017 évoquait celui du 9 septembre 2019. Cette répétition d'actes graves sur une période relativement courte (fin décembre 2017 à septembre 2019, étant rappelé que A______ avait été placé en détention provisoire pendant près d'un an dans l'intervalle) ne pouvait, à les supposer commis, manquer d'inquiéter sous l'angle d'un risque de récidive et d'interroger sur la personnalité du prévenu, compte tenu également de ses précédentes condamnations, dont celle de 2006. À l'époque, les juges avaient considéré nécessaire la mise en œuvre d'une expertise. Une semblable appréciation s'imposait aujourd'hui, au vu de l'évolution apparemment inquiétante de A______. Les conclusions de l'expertise précédente appelaient, des années plus tard, un nouvel examen. Ce motif était clairement exprimé dans son mandat d'expertise, bien que de manière "ramassée". Faute de toute expertise récente, il ne pouvait et se gardait aujourd'hui de se prononcer sur les caractéristiques de la "personnalité" du prévenu ou sur son "vécu" au sens de l'art. 64 al. 1 let. a CP. Les "circonstances de l'infraction" étaient pour leur part suffisamment décrites, ne serait-ce que par la succession d'actes graves reprochés à A______, dont un assassinat, caractérisé par l'absence particulière de scrupules.

Il avait choisi de soumettre le prévenu à une expertise à un stade relativement avancé des procédures afin de permettre à l'expert de disposer de "nombreux éléments" et d'éviter des compléments d'expertise. Au vu des actes d'instruction encore en cours, souvent sollicités par A______ lui-même, l'expertise ne devrait pas retarder un probable renvoi en jugement. Elle était pour le surplus proportionnée. Le dossier soumis à l'expert, qui contenait une ancienne expertise, semblait du reste suffisamment riche en déclarations du prévenu et de sa famille pour permettre une expertise sur dossier seulement, décision qui reviendrait à l'expert.

d. Des observations ont été demandées aux parties plaignantes auxquelles le mandat d'expertise a été notifié, soit F______, E______ (P/1______/2019), H______ et J______ (P/15481/2018). Les deux premiers ont conclu au rejet du recours. Les deux derniers s'en sont remis à justice.

e. Par ses conseils, A______ réplique ne pas discerner quels "nombreux éléments" auraient été recueillis depuis janvier 2020, permettant de justifier aujourd'hui la mise en œuvre d'une expertise. Par ailleurs, il ne suffisait pas d'alléguer qu'une expertise avait été rendue par le passé pour en justifier une nouvelle des années plus tard, ce d'autant moins lorsque cette expertise ancienne concluait à l'absence de trouble psychique.

A______, agissant en personne, a encore répondu aux observations du Ministère public.

EN DROIT :

1.             1.1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et – faute de notification conforme à l'art. 85 al. 2 CPP – dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner du prévenu qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP ; cf. arrêt du Tribunal fédéral 1B_242/2018 du 6 septembre 2018 consid. 2.4).

1.2. La décision entreprise a été rendue à la fois dans la procédure P/15481/2018 et dans la procédure P/1______/2019. Le recourant a déposé une seule et même écriture, valant pour les deux procédures. Il se justifie donc de joindre les deux recours et de statuer dans un seul arrêt.

2.             Le recourant reproche au Ministère public d'avoir décerné un mandat d'expertise psychiatrique à son encontre et se plaint, dans ce cadre, d'une violation de l'art. 182 CPP cum art. 20 et 56 al. 3 CP.

2.1.       En vertu de l'art. 139 al. 1 CPP, les autorités pénales mettent en œuvre tous les moyens de preuves licites qui, selon l'état des connaissances scientifiques et l'expérience, sont propres à établir la vérité. L'art. 182 CPP prévoit que le ministère public et les tribunaux ont recours à un ou plusieurs experts lorsqu'ils ne disposent pas des connaissances et des capacités nécessaires pour constater ou juger un état de fait.

L'expertise judiciaire se définit comme une mesure d'instruction nécessitant des connaissances spéciales ou des investigations complexes, confiées par le juge à un ou plusieurs spécialistes pour qu'il l'informe sur des questions de fait excédant sa compétence technique ou scientifique (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE [éds], Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 1 ad art. 182 CPP). L'expert apporte donc son aide à l'autorité en constatant et appréciant l'état de fait grâce à ses connaissances particulières, en aidant l'autorité à tirer les conclusions techniques des constatations qu'elle aura elle-même faites et en éclairant l'autorité sur les principes généraux relevant de son domaine de compétence (op. cit., n. 4 ad art. 182). Dans certains cas, la loi prescrit le recours à un expert, par exemple lorsque le juge éprouve un doute sur la responsabilité du prévenu (art. 20 CP) ou en cas de prononcé d'une mesure au sens de l'art. 56 al. 3 CP (op. cit., n. 22 ad art. 182), étant précisé que chacune de ces dispositions fonde une obligation indépendante de mettre en œuvre une expertise (cf. S. TRECHSEL / M. PIETH [éds], Schweizerisches Strafgesetzbuch, Praxiskommentar, 4e éd., Zurich 2021, n. 3 ad art. 20).

2.2.       L'art. 20 CP dispose que l'autorité d'instruction ou le juge ordonne une expertise s'il existe une raison sérieuse de douter de la responsabilité de l'auteur.

L'autorité doit ordonner une expertise non seulement lorsqu'elle éprouve effectivement des doutes quant à la responsabilité de l'auteur, mais aussi lorsque, d'après les circonstances du cas particulier, elle aurait dû en éprouver, c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve en présence d'indices sérieux propres à faire douter de la responsabilité pleine et entière de l'auteur au moment des faits (ATF 133 IV 145 consid. 3.3). La ratio legis vise à ce que le juge, qui ne dispose pas de connaissances spécifiques dans le domaine de la psychiatrie, ne cherche pas à écarter ses doutes lui-même, fût-ce en se référant à la littérature spécialisée, mais que confronté à de telles circonstances, il recoure au spécialiste. Constituent de tels indices, une contradiction manifeste entre l'acte et la personnalité de l'auteur, le comportement aberrant du prévenu, un séjour antérieur dans un hôpital psychiatrique, une interdiction prononcée sous l'empire des anciennes dispositions du code civil, une attestation médicale, l'alcoolisme chronique, la dépendance aux stupéfiants, la possibilité que la culpabilité ait été influencée par un état affectif particulier ou l'existence de signes d'une faiblesse d'esprit ou d'un retard mental (ATF 133 IV 145 consid. 3.3 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_245/2021 du 2 août 2021 consid. 3.1). En revanche, le fait que le comportement de l'auteur avant, pendant et après l'infraction démontre une connexion à la réalité, soit une capacité de s'adapter aux nouveaux impératifs de la situation, il n'y a pas de raison sérieuse de douter de sa responsabilité (ATF 133 IV 145 consid. 3.3).

Une capacité délictuelle diminuée ne doit cependant pas être admise en présence de toute insuffisance du développement mental, mais seulement lorsque l'accusé se situe nettement en dehors des normes et que sa constitution mentale se distingue de façon essentielle non seulement de celle des personnes normales mais aussi de celle des délinquants comparables (ATF 133 IV 145 consid. 3.3 ; 116 IV 273 consid. 4b). Il s'agit largement d'une question d'appréciation (ATF 102 IV 225 consid. 7b). Estimer qu'il y a matière à doute quant à la responsabilité chaque fois qu'il est possible, voire vraisemblable, que les actes ont aussi une origine psychique serait excessif (arrêt du Tribunal fédéral 1B_213/2020 du 4 août 2020 consid. 3.1).

2.3.       L'art. 56 al. 3 CP exige que le juge se fonde sur une expertise pour ordonner une des mesures prévues aux art. 59 à 61, 63 et 64 CP ou en cas de changement de sanction au sens de l'art. 65 CP. Dite expertise doit se déterminer sur la nécessité et les chances de succès d'un traitement (let. a), sur la vraisemblance que l'auteur commette d'autres infractions et sur la nature de celles-ci (let. b) et sur les possibilités de faire exécuter la mesure (let. c).

Une expertise s'impose au sens de cette disposition notamment en présence d'indices sérieux d'une anomalie psychique ou de problèmes d'addiction. En pratique, des expertises psychiatriques sont plus souvent mises en œuvre pour certains types d'infractions, par exemple les infractions contre la vie, l'intégrité sexuelle ou certains faits de violence particulière. Il peut aussi s'agir de circonstances extérieures, telles que la manière dont l'infraction a été commise, le comportement du prévenu postérieurement à celle-ci, son attitude au cours de l'instruction ou son histoire personnelle. En cas de doute, une expertise doit être ordonnée (S. TRECHSEL / M. PIETH, op. cit., n. 10 ad art. 56 ; M. NIGGLI / H. WIPRÄCHTIGER [éds], Basler Kommentar Strafrecht I : Art. 1-136 StGB, 4e éd., Bâle 2019, n. 41 ad art. 56).

Les mesures prévues aux art. 59 (traitement institutionnel), 63 (traitement ambulatoire) et 64 CP (internement) supposent l'existence, chez l'auteur, d'un grave trouble mental en relation avec l'infraction, étant précisé que, pour l'internement, ce trouble doit en outre être chronique ou récurrent (cf. art. 64 al. 1 let. b CP). Toutefois, l'art. 64 al. 1 let. a CP prévoit également le prononcé de l'internement si, en raison des caractéristiques de la personnalité de l'auteur, des circonstances dans lesquelles il a commis l'infraction et de son vécu, il est sérieusement à craindre qu'il ne commette d'autres infractions du même genre. Cette disposition permet l'internement des délinquants primaires dangereux qui ne présentent pas de troubles au sens de la psychiatrie (ATF 137 IV 59 consid. 6.2).

2.4.       En l'espèce, si on peut admettre, avec le recourant, que la gravité des infractions en cause (notamment l'assassinat) ne suffit pas à elle seule à fonder un doute quant à sa responsabilité pénale ou le prononcé d'une mesure au sens des art. 59 ss CP, cet élément ne saurait toutefois être ignoré et doit être pris en considération, au côté, notamment, de la manière dont les faits se seraient déroulés et du comportement soupçonné du recourant avant et après ceux-ci.

À cet égard, les éléments mis en exergue par le Ministère public dans sa décision querellée et, surtout, dans ses observations permettent effectivement de s'interroger sur la personnalité du recourant au regard des faits qui lui sont reprochés : répétition, sur une courte période, d'actes violents suivant un mode opératoire similaire, avec préparation en amont, recours à des comparses, emploi d'armes et de liens pour maîtriser les victimes, qui étaient pour deux d'entre elles des prostituées à qui un (faux) rendez-vous avait préalablement été fixé, et, surtout, une escalade dans l'intensité et la gravité des faits, la dernière agression ayant entraîné la mort de la victime, puis la disparition de sa dépouille dans de sinistres circonstances.

On note également une certaine continuité avec les faits ayant conduit à la condamnation de 2006, notamment quant à l'usage d'armes (à feu) et au mobile (appât du gain). L'expertise commandée à l'époque, dont le recourant fait grand cas, concluait certes à sa pleine capacité pénale et à l'absence de trouble de la personnalité, mais mettait aussi en évidence certains traits préoccupants (épisode dépressif, sentiment d'abandon et de trahison, fonctionnement prépsychotique selon le test de Rorschach) tout en se prononçant en faveur d'un traitement ambulatoire. Quant à l'appréciation, par les premiers experts, du risque de récidive, elle était fondée sur les seules explications du recourant – qui n'avait à l'époque fait l'objet d'aucune condamnation – et demande à être actualisée, au vu du temps écoulé depuis lors et des nouvelles charges qui pèsent contre lui.

Enfin, et comme déjà relevé dans l'arrêt du 19 janvier 2021 (cf. let. B.e.a. supra), le comportement prêté au recourant dans les jours suivant les faits de la nuit du 9 au 10 septembre 2019 dénote une certaine légèreté, voire une insouciance, qui ne manque pas d'interpeller au vu de la gravité des actes qui lui sont reprochés.

Pris ensemble, ces éléments fondent un doute sur la responsabilité pénale du recourant au moment des faits, respectivement font s'interroger sur la pertinence du prononcé d'une mesure au sens des art. 59 ss CP, qu'elle soit justifiée par l'existence d'un grave trouble mental en lien avec l'infraction ou, le cas échéant, par un risque de récidive qualifié en raison des caractéristiques de sa personnalité, des circonstances de l'infraction et de son vécu (cf. art. 64 al. 1 let. a CP). Cette situation commande le recours à une expertise psychiatrique.

Le grief sera rejeté.

3.             Le recourant se plaint du fait que l'expertise envisagée serait disproportionnée, dénuée de pertinence et qu'elle retarderait inutilement la procédure.

3.1.       L'administration d'une expertise doit respecter le principe de la proportionnalité (cf. ATF 128 IV 241 consid. 3.4 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_242/2018 du 6 septembre 2018 consid. 2.4). Ce principe exige qu'une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés (règle de l'aptitude) et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive (règle de la nécessité) ; en outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et il exige un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (principe de la proportionnalité au sens étroit, impliquant une pesée des intérêts ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_213/2020 du 4 août 2020 consid. 4.2).

3.2.       En l'espèce, il n'est pas contesté que l'expertise psychiatrique envisagée est susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux du recourant, cela même si ce dernier a fait part de son intention de ne pas vouloir s'y soumettre.

Une telle atteinte est toutefois justifiée, d'abord en ce qu'elle permet d'atteindre le but visé, à savoir déterminer la responsabilité pénale de l'intéressé au moment des faits, respectivement si une mesure au sens des art. 59 ss CP pourrait entrer en considération. Le fait que le recourant conteste tout ou partie des faits qui lui sont reprochés ne permet pas de nier l'aptitude de la mesure, étant rappelé que l'expert doit se fonder, en tant qu'hypothèse de travail, sur la réalité des actes dénoncés (cf. arrêt du Tribunal fédéral 1B_245/2021 du 2 août 2021 consid. 3.5). Le refus, annoncé par le recourant, de se soumettre à l'expertise ne fait pas non plus obstacle à la mesure, l'expert pouvant procéder à d'autres investigations (art. 185 al. 4 et 5 CPP) voire même, s'il l'estime nécessaire et à titre d'exception, se prononcer sur la seule base du dossier (cf. ATF 146 IV 1 consid. 3.2). Ensuite, on ne voit pas quelle autre mesure moins incisive aurait été envisageable en l'occurrence ; en particulier, il ne saurait être question de se contenter de l'expertise de 2006, laquelle n'apparaît plus suffisamment actuelle, au vu du temps écoulé et des circonstances nouvelles décrites ci-dessus (cf. aussi ATF 134 IV 246 consid. 4.3). Enfin, les infractions reprochées au recourant sont des crimes et sont passibles, pour la plus grave d'entre elles (assassinat), d'une peine privative de liberté à vie (art. 112 CP). Compte tenu également du caractère particulièrement violent des faits reprochés, il apparaît que l'atteinte aux droits fondamentaux du recourant causée par l'expertise se trouve dans un rapport raisonnable avec le but poursuivi par celle-ci, de sorte qu'elle respecte le principe de la proportionnalité (cf. art. 36 Cst.).

Le fait que l'expertise ait été ordonnée après plus de deux années et demi d'instruction – pour la P/1______/2019 – ne suffit pas, compte tenu des circonstances décrites ci-dessus, à la rendre disproportionnée et donc à y renoncer, étant précisé que le recourant ne soulève aucun grief spécifique tiré d'une violation du principe de célérité (art. 5 CPP) et que cet élément pourra, le cas échéant, être pris en compte dans le jugement au fond. Il n'apparaît pas non plus que cette mesure soit susceptible de retarder l'avancée de la procédure, ni qu'elle aurait été mise en œuvre aux seules fins de prolonger indûment la détention provisoire du recourant, au vu des autres actes d'instruction qu'il reste encore à exécuter avant son renvoi en jugement (cf. ordonnance du TMC du 17 juin 2022, let. B.e.b. supra).

Le grief est rejeté.

4.             Justifiée, la décision querellée sera donc confirmée.

5.             Le recourant, qui succombe, supportera les frais envers l'État, fixés en totalité à CHF 900.- (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

6.             Il n'y a pas lieu d'indemniser à ce stade le défenseur d'office (art. 135 al. 2 CPP).

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Rejette le recours.

Condamne A______ aux frais de la procédure de recours, arrêtés à CHF 900.-.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, au recourant et à F______, E______, H______ et J______, soit pour eux leurs conseils respectifs, ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant :

Monsieur Christian COQUOZ, président; Mesdames Daniela CHIABUDINI et Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Monsieur Sandro COLUNI, greffier.

 

Le greffier :

Sandro COLUNI

 

Le président :

Christian COQUOZ

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).


 

P/15481/18 + P/1______/19

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

40.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

785.00

-

CHF

Total (Pour calculer : cliquer avec bouton de droite sur le montant total puis sur « mettre à jour les champs » ou cliquer sur le montant total et sur la touche F9)

CHF

900.00