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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/24473/2015

ACPR/381/2020 du 05.06.2020 ( MP ) , ADMIS

Recours TF déposé le 07.07.2020, rendu le 28.08.2020, RETIRE, 6B_851/2020
Descripteurs : SÉQUESTRE(MESURE PROVISIONNELLE);CRÉANCE;COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE;MINISTÈRE PUBLIC;LOI FÉDÉRALE SUR LA POURSUITE POUR DETTES ET LA FAILLITE
Normes : CPP.439; CPP.442; LaCP.39.al2; CP.71

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/24473/2015ACPR/381/2020

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du vendredi 5 juin 2020

 

Entre

 

A_____ SA, ayant son siège _____, comparant par Me Vincent JEANNERET, avocat, rue des Alpes 15bis, case postale 2088, 1211 Genève 1,

recourante,

 

contre la décision du Ministère public du 3 octobre 2019,

 

et

 

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.

 


EN FAIT :

A. Par acte déposé au greffe de la Chambre de céans le 14 octobre 2019, A_____ SA (ci-après également la banque) recourt contre un courrier du Ministère public daté du 3 octobre précédent, envoyé par pli simple, aux termes duquel le Procureur a refusé de lever, dans la P/24473/2015 dirigée contre B_____, plusieurs séquestres, maintenus par l'autorité de jugement en vue de garantir l'exécution de l'une des créances compensatrices qui lui a été cédée.

La recourante conclut, sous suite de frais et dépens non chiffrés, à l'annulation de cette décision, les saisies concernées devant être levées.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.a. Par jugement du 9 février 2018 (JTCO/16/2018), le Tribunal correctionnel a, notamment, reconnu B_____ coupable de plusieurs infractions (ch. 1 du dispositif), l'a condamné à payer à A_____ SA, partie plaignante, divers montants au titre de réparation de son dommage (USD 92'484'773.-, EUR 31'186'105.- et GBP 352'460.-;ch. 3) et a prononcé, à l'encontre du prénommé, en faveur de l'État de Genève, une créance compensatrice de CHF 22 millions (ch. 4.2), créance qu'il a allouée à la banque (ch. 13.1.3).

Il a également ordonné et/ou maintenu, pour garantir l'exécution de cette créance, le séquestre des valeurs suivantes appartenant à B_____ - le cas échéant, en faisant application de la théorie de la transparence (Durchgriff; p. 166 et s. du jugement) - :

·      six comptes bancaires détenus par quatre sociétés panaméennes et suisses auprès d'établissements helvétiques ou liechtensteinois, une relation ouverte au nom de C_____ - femme du prévenu - au sein d'une banque italienne, diverses valeurs patrimoniales ainsi que des montres et boutons de manchettes, répertoriés dans deux inventaires (ch. 4.3);

·      une parcelle (n° 1_____) sise sur la commune de D_____, copropriété des époux B/C_____ (ch. 4.4) - charge à la conjointe de revendiquer, le moment venu, la moitié du produit de la vente (p. 170 du jugement) -;

·      les actions de l'une des sociétés suisses susvisées (ch. 4.5);

·      les "valeurs patrimoniales déposées sur le compte du Pouvoir judiciaire dans le cadre de la présente procédure" (ch. 4.6).

a.b. L'ensemble des points figurant sous chiffre 4 du dispositif précité est entré en force en été 2019, soit après que la Chambre pénale d'appel et de révision a statué sur les divers appels qui lui ont été soumis - ces points n'ont pas été contestés devant le Tribunal fédéral -.

b.a.Les 10 juillet, puis 2 et 3 octobre 2019, la banque a requis des Services financiers du Pouvoir judiciaire, respectivement de la personne responsable de l'exécution des décisions pénales au sein du Ministère public, la levée des séquestres précités en vue de l'exécution de sa créance compensatrice. B_____ a contresigné et appuyé ces demandes.

Ces missives ont été transmises au Procureur en charge de la P/24473/2015.

b.b. Parallèlement, le 14 août 2019, C_____ informait ce dernier magistrat que de potentiels acheteurs souhaitaient acquérir la villa sise à D_____ à un prix avantageux.

Invitée par le Procureur à se déterminer sur le principe de cette vente, A_____ SA a déclaré y consentir, à certaines conditions s'agissant de la répartition du prix d'achat. En revanche, d'autres parties à la procédure, créancières de B_____ - les intéressées, dont les conclusions civiles ont été admises sur le principe, ont été renvoyées à agir par la voie civile pour chiffrer leur dommage (art. 126 al. 3 CPP) -, s'y sont opposées.

b.c. D'après un extrait du registre des poursuites du district de E_____ daté du 26 septembre 2019, versé au dossier à la requête du Ministère public, B_____ faisait l'objet de diverses poursuites entre février 2018 et juillet 2019, dont quatre initiées par les autorités fiscales vaudoises.

C. Dans son courrier du 3 octobre 2019, le Procureur a rejeté les demandes de levée de séquestres, aux motifs que certains intervenants s'étaient opposés à la vente de la villa, respectivement que "différentes poursuites (...) entr[ai]ent potentiellement en concours avec les créances [de la banque] fondées sur la créance compensatrice". La lésée ne bénéficiant d'aucun droit préférentiel sur les valeurs saisies, le Ministère public ne pouvait lever les séquestres en sa faveur au détriment des autres créanciers.

D. a. Par plis des 8 et 9 octobre 2019, A_____ SA a sollicité du Procureur, d'une part, qu'il reconsidère sa décision et, d'autre part, qu'il désigne l'autorité de recours compétente pour la contester. Les motifs suivants militaient en faveur d'une levée des séquestres : B_____, débiteur de la créance compensatrice, avait co-signé ses demandes en ce sens et, ainsi, expressément consenti au versement des valeurs "actuellement séquestré[e]s pénalement en [sa] faveur"; l'approche du Ministère public la contraignait à entamer une procédure onéreuse de recouvrement, alors que le débiteur avait déjà signifié sa volonté d'éteindre partiellement sa dette; dite approche revenait également à octroyer à d'autres créanciers "la protection" que le législateur avait entendu réserver au seul bénéficiaire de la créance compensatrice; en tout état, il n'appartenait pas au Procureur de "se muer en juge civil" chargé de faire respecter l'égalité de traitement entre créanciers. À cela s'ajoutait qu'elle était la seule "créanci[ère] saisissant[e]".

b. En réponse, le Ministère public a maintenu sa décision du 3 octobre 2019, précisant qu'elle pouvait être contestée devant la Chambre pénale de recours, sans autre précision.

E. a. À l'appui de son acte, A_____ SA fait valoir, dans ses développements afférents à la recevabilité, que la LaCP ne désignait pas, nonobstant l'injonction ancrée à l'art. 439 al. 1 CPP - à savoir que les cantons doivent définir les autorités compétentes et règles applicables en matière d'exécution des peines et mesures -, l'autorité pour statuer sur l'exécution de la créance compensatrice, institution qui figurait dans le chapitre du Code pénal dédié aux mesures. Le Ministère public semblait toutefois bénéficier, sur cet aspect, d'une compétence résiduelle, l'art. 39 al. 2 let. a LaCP lui réservant la faculté de "prendre les mesures d'exécution qui n'incombent à aucune autre autorité (art. 439 al. 1 CPP)". C'était vraisemblablement en vertu de cette norme que le Procureur s'était estimé compétent pour statuer sur sa demande. La possibilité d'interjeter recours contre cette décision - selon les informations communiquées par le Ministère public (cf. lettre D.b ci-dessus) - apparaissait résulter de l'art. 42 al. 2 LaCP, cette disposition - selon laquelle le Code de procédure pénale s'applique à titre de droit cantonal supplétif - étant de nature à fonder la compétence de la Chambre pénale de recours (art. 393 al. 1 let. a CPP). En tout état, si cette juridiction devait s'estimer incompétente, il lui appartiendrait de transmettre son acte à l'autorité idoine pour trancher sa contestation.

Sur le fond, elle persiste, pour l'essentiel, dans les motifs exposés à la lettre D.a supra. La décision entreprise était, par ailleurs, arbitraire. En effet, la pratique du Ministère public en matière de levée de séquestres "manqu[ait] de cohérence", le Procureur ayant récemment rendu une décision (le 10 octobre 2019) dans laquelle il acceptait de lever, à sa requête, les séquestres maintenus sur les comptes de deux tiers saisis dans la P/24473/2015 - F_____ et G_____ - aux fins d'exécuter les créances compensatrices ordonnées contre ces derniers, créances qui lui avaient été allouées [ch. 10, 11, 13.1.8 et 13.1.9 du dispositif du jugement].

b. Invité à se déterminer, le Procureur propose le rejet du recours comme étant mal fondé. À bien le comprendre, le Ministère public serait compétent pour lever les séquestres maintenus en vue de garantir l'exécution d'une créance compensatrice quand le débiteur de celle-ci n'a pas de créance/créancier connu(e) en Suisse; en revanche, dans l'hypothèse inverse, seul l'office des poursuites serait habilité à exécuter ladite créance compensatrice. In casu, ses décisions relatives à F_____ et G_____ s'inscrivaient dans le cadre du premier de ces cas de figure, tandis que celle afférente à B_____ relevait du second.

c. À l'appui de sa réplique, A_____ SA soutient que "la voie de la LP" n'était pas, pour les motifs exposés dans son recours, la seule susceptible de conduire à l'exécution de la créance compensatrice prononcée en sa faveur. Preuve en était que le Ministère public avait, dans une décision datée du 4 mai 2020 - jointe à son acte -, levé les séquestres maintenus sur les comptes bancaires d'autres participants à la P/24473/2015 que F_____ et G_____, aux fins d'exécuter les créances compensatrices ordonnées contre ceux-là, créances qui lui avaient été allouées par le Tribunal correctionnel.

EN DROIT :

1. 1.1. Saisie d'un recours en matière d'exécution des peines et mesures (art. 439 al. 1 CPP), la Chambre de céans applique le CPP à titre de droit cantonal supplétif (art. 42 al. 2 LaCP).

1.2. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner un acte de procédure du Ministère public comme tel sujet à recours (art. 393 al. 1 let. a CPP) et émaner de la partie plaignante (art. 104 al. 1 let. b CPP) qui a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à l'annulation ou à la modification de cette décision (art. 38 al. 2 CPP).

1.3. Il en va de même de la pièce nouvelle produite à l'appui de la réplique (arrêts du Tribunal fédéral 1B_368/2014 du 5 février 2015 consid. 3.1 et 3.2 ainsi que 1B_768/2012 du 15 janvier 2013 consid. 2.1).

2. 2.1. L'exécution des peines et mesures ressortit aux cantons (art. 439 al. 1 CPP). À Genève, les compétences décisionnelles en la matière sont essentiellement dévolues au Tribunal d'application des peines et des mesures (art. 3 et 41 LaCP) ainsi qu'au "département" (art. 5 et 40 LaCP), le ministère public disposant d'une compétence résiduelle (art. 39 al. 2 let. a LaCP).

En vertu de l'art. 442 al. 1 CPP, le recouvrement des prestations financières découlant d'une procédure pénale est régi par les dispositions de la Loi fédérale du 11 avril 1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP; RS 281.1).

2.2.1. En cours d'instruction, le ministère public peut placer sous séquestre certains éléments du patrimoine de l'auteur de l'infraction, de provenance licite (art. 71 al. 3 CP; L. JACQUEMOUD ROSSARI, La créance compensatrice : état des lieux de la jurisprudence, in SJ 2019 II 281 et ss, p. 285 et p. 298).

Au terme de l'enquête, l'autorité de jugement qui prononce une créance compensatrice (art. 71 al.  1 CP) - qu'elle peut allouer au lésé à certaines conditions (art. 73 al. 1 let. c CP) - maintient ce(s) séquestre(s), en vue de garantir l'exécution de ladite créance (L. MOREILLON/ Y. NICOLET, La créance compensatrice, in RPS 135 (2017), p. 428 in fine).

L'État/le lésé allocataire ne peut donc pas disposer immédiatement des valeurs séquestrées après l'entrée en force du jugement pénal - contrairement à ce qui prévaut en cas de restitution au lésé (art. 70 al. 1, 2ème phrase, CP) ou de confiscation (art. 70 al. 1 cum 73 al. 1 let. b CP; art. 44 LP) -. Il doit faire valoir ses prétentions selon les règles de la LP, sans bénéficier d'aucun droit préférentiel par rapport aux autres créanciers (art. 71 al. 3, 2ème phrase, CP; ATF 142 III 174 consid. 3.1.2, paru in SJ 2016 I 157; message du Conseil fédéral concernant la modification du code pénal suisse et du code pénal militaire, in FF 1993 III 306, ch. 223.6 in fine [cité ci-après : message]). Le séquestre pénal est maintenu jusqu'à son remplacement par une mesure de droit des poursuites (ATF 141 IV 360 consid. 3.2; message, FF 1993 III 305, ch. 223.6).

L'exécution de la créance compensatrice, la réalisation des valeurs patrimoniales séquestrées et la distribution des deniers interviennent ainsi conformément à la LP et auprès des autorités compétentes en la matière (ATF 142 III 174 précité; L. JACQUEMOUD ROSSARI, op. cit., p. 299). Il ne saurait en aller différemment lorsque l'intérêt d'autres créanciers ne semble pas d'emblée s'opposer à l'indemnisation du titulaire de la créance compensatrice (arrêt du Tribunal fédéral 6B_694/2009 du 22 avril 2010 consid. 1.4.2 in fine; M. NIGGLI/ H. WIPRÄCHTIGER (éds), Basler Kommentar Strafrecht II : Art. 111-392 StGB, 4e éd., Bâle 2019, n. 69 ad art. 70/71), seule la voie de l'exécution forcée permettant de s'assurer que tel est effectivement le cas (arrêt du Tribunal fédéral 6B_694/2009 précité).

2.2.2. En pratique, après l'entrée en force du jugement pénal, le titulaire d'une créance compensatrice doit donc introduire une poursuite à l'encontre de la personne détentrice des valeurs patrimoniales séquestrées; ce n'est qu'au terme de cette procédure qu'il se verra éventuellement attribuer lesdites valeurs, le cas échéant en concours avec d'autres créanciers du poursuivi (O. ADLER/ F. BURGENER, Intersections entre le séquestre pénal de valeurs patrimoniales et le droit des poursuites et de la faillite, in Revue de l'avocat 2018, p. 166).

2.3. À la lumière de ces principes, la recourante se méprend lorsqu'elle estime disposer de droits préférentiels sur les valeurs séquestrées énumérées aux chiffres 4.3 à 4.6 du dispositif du jugement du Tribunal correctionnel. En effet, les séquestres litigieux - s'ils permettent de garantir que le prévenu/tiers saisi disposera de certaines ressources au moment de l'exécution de la créance compensatrice - ne lui confèrent aucun droit de distraction à l'égard d'autres créanciers éventuels.

Lesdits séquestres étant maintenus jusqu'à leur remplacement par une mesure de droit des poursuites, la banque doit agir selon les règles de la LP pour se voir attribuer les valeurs saisies; l'accord du condamné de lui verser certains actifs ne saurait faire obstacle à ce réquisit.

Il lui appartient donc d'introduire une poursuite - procédure (onéreuse) dont l'art. 442 CPP rappelle qu'elle s'applique à l'exécution de toutes prestations financières issues d'un jugement pénal - auprès de l'office idoine, seul compétent, à l'exclusion des autorités pénales, pour déterminer si et dans quelle mesure les avoirs séquestrés pourront, au regard de l'ensemble des circonstances (éventuelle participation d'autres créanciers à la poursuite, détermination du minimum vital du débiteur, etc.), lui être attribués.

À défaut d'être habilité à exécuter lui-même la créance compensatrice, le Ministère public ne pouvait statuer sur la demande de levée de séquestres formulée par la banque. Le fait qu'il ait, en relation avec d'autres séquestres, ordonné une telle levée - sans contestation de quiconque - est impropre à lui conférer une prérogative qui ne lui revient pas ex lege.

Aussi, la décision entreprise a-t-elle été rendue par une autorité incompétente ratione materiae. Elle doit donc être annulée.

Le recours sera, dès lors, admis.

3. Au vu de l'issue du litige, les frais de la procédure de recours seront laissés à la charge de l'État (art. 428 CPP).

Aucun dépens ne sera alloué à la banque - laquelle concluait à la levée des séquestres litigieux -, celle-ci n'ayant, du reste, pas chiffré sa demande (art. 433 al. 2 CPP).

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours et annule l'ordonnance entreprise.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à la recourante, soit pour elle son conseil, ainsi qu'au Ministère public.

Siégeant : Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Monsieur Xavier VALDES, greffier.

 

Le greffier :

Xavier VALDES

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).