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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/8250/2022

ACPR/458/2022 du 29.06.2022 ( MP ) , REJETE

Descripteurs : ADMINISTRATION DES PREUVES;DROIT D'ÊTRE ENTENDU;DROIT DE PARTIE;AUDITION OU INTERROGATOIRE;POLICE
Normes : CPP.101; CPP.147

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/8250/2022 ACPR/458/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mercredi 29 juin 2022

 

Entre

A______ (A______), actuellement détenue à la prison B______, comparant par Me Yael AMOS, avocate, RIVARA WENGER CORDONIER & AMOS, rue Robert-Céard 13, 1204 Genève,

recourante,

 

contre le mandat d'actes d'enquête rendu le 30 mai 2022 par le Ministère public,

 

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.


EN FAIT :

A. Par acte expédié le 9 juin 2022, A______ recourt contre le mandat d'actes d'enquête du 30 mai 2022, communiqué par pli simple, par lequel le Ministère public a chargé la police de procéder à l'audition des personnes mentionnées dans le rapport de renseignements du 18 mai 2022, ainsi que toute personne identifiée à la suite de ces auditions, en qualité de parties plaignantes, dites auditions devant être effectuées en l'absence des autres parties et de leurs conseils.

La recourante conclut, avec suite de dépens, principalement, à l'annulation dudit acte d'enquête et à ce qu'elle et son conseil soient autorisés à assister auxdites auditions, subsidiairement à ce que son conseil seul y soit autorisé.

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 4 mai 2022, le Ministère public a ordonné l'ouverture d'une instruction contre A______  pour usure par métier (art. 157 al. 1 et 2 CP) à la suite des plaintes déposées à son encontre, le 1er avril 2022, par C______ et D______.

En substance, il lui était reproché d'avoir, à une date indéterminée en 2016 et le 1er avril 2022, alors qu'elle connaissait la situation financière et administrative très précaire des plaignantes, exploité la gêne et l'inexpérience de ces dernières en leur accordant divers prêts et en leur demandant de payer des intérêts de 6 à 10 % par mois. C______ et D______ n'étant pas en mesure de lui rembourser les mensualités fixées, A______ les ajoutaient à la dette initiale et appliquait le même taux d'intérêt à la dette totale.

b. Dans leurs plaintes, C______ et D______ ont notamment expliqué que A______ avait agi de même avec plusieurs autres personnes et notait "les capitaux empruntés et les montants restants dus" dans un carnet.

c. Les perquisitions ordonnées par le Ministère public, le 4 mai 2022, ont notamment permis de découvrir deux téléphones portables ainsi que plusieurs carnets appartenant à A______  et contenant des inscriptions manuscrites correspondant à des reconnaissances de dette rédigées dans le cadre de prêts d'argent qu'elle avait octroyés.

d. Le 9 mai 2022, A______ a été arrêtée.

e. Entendue par la police les 9 et 10 mai 2022 et par-devant le Ministère public le 11 suivant, A______ a expliqué que les noms inscrits dans ses correspondaient à des personnes venues la solliciter et à qui elle avait prêté de l'argent. Elle ne se souvenait pas "de tête" des personnes concernées, ni des montants que celles-ci lui remboursaient chaque mois. Tout était inscrit dans son carnet. Elle avait d'abord estimé que cela concernait entre 10 et 12 personnes, puis environ 15. Plusieurs personnes apparaissaient sous différents noms, raison pour laquelle la liste du mois d'avril 2022 en comportait 39.

f. Entendue également le 12 mai 2022 par-devant le Tribunal des mesures de contrainte (ci-après: TMC) – dans le cadre d'une demande de mise en détention provisoire formulée par le Ministère public –, A______ a notamment expliqué qu'au total 15 ou 16 personnes, en plus des plaignantes, lui devaient de l'argent, pour un total de CHF 200'000.-. Ne connaissant pas les noms complets de ces personnes, elle ne pouvait les transmettre.

g. Il ressort du rapport de renseignements du 18 mai 2022 que l'analyse effectuée sur les données extraites des téléphones séquestrés (cf. let. B. c.) a permis d'identifier six personnes ayant bénéficiés de prêts avec intérêts de la part de A______.

h. Par arrêt du 27 mai 2022 (ACPR/375/2022), la Chambre de céans a ordonné la détention provisoire de A______ jusqu'au 12 août 2022.

La Chambre de céans a relevé que le risque de collusion demeurait très important vis-à-vis des parties plaignantes et des autres personnes, au nombre de 15 ou 16 selon A______, lesquelles n'avaient pas encore été identifiées à ce jour, auxquelles cette dernière avait prêté d'importantes sommes d'argent, l'analyse des carnets de comptabilité étant en cours.

En outre, A______ n'avait pas fourni les noms complets desdites personnes, affirmant les ignorer, ce dont il était permis de douter, eu égards aux montants en jeu. Il n'était ainsi pas exclu qu'elle soit tentée de contacter ses débiteurs – qu'elle seule connaissait – pour qu'ils déposent en sa faveur le moment venu, lesdites personnes se trouvant vraisemblablement dans une situation financière précaire et pouvant, dès lors, être sensibles à toutes formes de pression.

Ainsi, vu l'acuité du risque de collusion, le seul engagement de A______ de ne pas contacter ces personnes n'apparaissait pas suffisant, ce d'autant que cet engagement était difficilement contrôlable.

C. Dans sa décision querellée, le Ministère public a ordonné à la police d'entendre les personnes mentionnées dans le rapport de renseignements du 18 mai 2022, ainsi que toute personne identifiée à la suite de ces auditions, en qualité de parties plaignantes. Au vu de la nécessité d'administration des preuves principales, les auditions devaient se faire en l'absence des autres parties et de leurs conseils.

D. a. Dans son recours, A______ considère que ces limitations des droits de la défense étaient inadmissibles, les motifs invoqués ne justifiant pas son exclusion et/ou celle de son conseil lors des auditions déléguées à la police. Elle avait déjà été entendue par la police et le Ministère public, avait déclaré avoir prêté de l'argent à une quinzaine de personnes et connaissait les charges retenues contre elle. De plus, les personnes à auditionner avaient pu être identifiées grâce aux carnets et messages extraits de son téléphone.

Ainsi, quand bien même le Ministère public ne l'avait pas mise en prévention pour des faits complémentaires et ne l'avait pas interrogée sur les faits en lien avec les autres emprunteurs, elle s'était déjà exprimée sur ce point.

En outre, les besoins de l'enquête ne justifiaient en aucun cas de telles restrictions dès lors que, se trouvant actuellement en détention, elle ne pouvait tenter d'influencer ou encore d'impressionner les personnes à entendre. Aucun élément concret au dossier ne permettait de retenir un risque de collusion. Dans tous les cas, un tel risque ne pouvait être retenu concernant son conseil, celui-ci à tout le moins devant être autorisé à participer aux auditions.

b. À réception du recours, la cause a été gardée à juger sans échange d'écritures ni débats.

 

EN DROIT :

1.             Le recours a été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) et émane de la prévenue, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. a CPP).

En tant que l'acte attaqué fait interdiction aux parties et plus précisément à la prévenue, de participer à l'administration des preuves, cette dernière dispose d'un intérêt juridique à recourir contre cette décision auprès de la Chambre de céans (art. 393 al. 1 let. a et 382 al. 1 CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_329/2014 du 1er décembre 2014 consid. 2.3; ACPR/40/2021 du 21 juin 2021; ACPR/507/2019 du 3 juillet 2019 et ACPR/402/2018 du 23 juillet 2018).

Partant, le recours est recevable.

2.             La Chambre pénale de recours peut décider d'emblée de traiter sans échange d'écritures ni débats les recours manifestement mal fondés (art. 390 al. 2 et 5 a contrario CPP).

Tel est le cas en l'occurrence, au vu des considérations qui suivent.

3.             3.1. Même après l'ouverture de l'instruction, le Ministère public peut charger la police d'investigations complémentaires (art. 312 al. 1 ab initio CPP). Lorsqu'il charge la police d'effectuer des interrogatoires, les participants à la procédure jouissent des droits accordés dans le cadre des auditions effectuées par le Ministère public (art. 312 al. 2 CPP).

Autrement dit, les règles de l'art. 147 al. 1 CPP, qui consacrent le principe de l'administration des preuves en présence des parties durant la procédure d'instruction et les débats, s'appliquent alors (ATF 139 IV 25 consid. 5.4.3 = JdT 2013 IV 226). Il en ressort que les parties ont le droit d'assister à l'administration des preuves par le ministère public et les tribunaux et de poser des questions aux comparants. Ce droit spécifique de participer et de collaborer découle du droit d'être entendu (art. 107 al. 1 let. b CPP). Il ne peut être restreint qu'aux conditions prévues par la loi (cf. art. 108, 146 al. 4 et 149 al. 2 let. b CPP; cf. aussi art. 101 al. 1 CPP et Message du 21 décembre 2005 relatif à l'unification du droit de la procédure pénale, FF 2006 1166 s. ch. 2.4.1.3).

Dans son arrêt précité, le Tribunal fédéral a confirmé que, lorsque la police agit sur délégation du Ministère public, avant ou après l'ouverture de l'enquête pénale, le prévenu ne pouvait être exclu de l'interrogatoire des personnes appelées à donner des renseignements et des témoins que dans les limites fixées par les art. 108 al. 1 et 2 CPP et, par analogie, 101 al. 1 CPP. À ce titre, le Ministère public pouvait, exceptionnellement, s'il existait des raisons objectives, restreindre temporairement la participation aux auditions. De tels motifs existaient, notamment, lorsque les charges n'avaient pas encore été établies, et en cas de risque concret de collusion. La simple possibilité d'une atteinte abstraite aux intérêts de la procédure - après la première audition du prévenu - ne justifiait pas encore l'exclusion de ce dernier (consid. 5.5.2 à 5.5.5).

Cette restriction s'étendait également au conseil du prévenu, compte tenu du devoir de fidélité de l'avocat envers son client (ATF 139 IV 294 consid. 4.5 et 139 IV 25 consid. 5.4.1; A. GUISAN, La violation du droit de participer (art. 147 CPP), in AJP/PJA 3/2019, p. 337 ss, p. 342; cf. aussi ACPR/409/2021 du 21 juin 2021 consid. 2.2.1).

3.2. L'art. 101 al. 1 CPP, applicable par analogie, permet aux parties, sous réserve de l'art. 108 CPP, de consulter le dossier de la procédure au plus tard après la première audition du prévenu et l'administration des preuves principales par le ministère public. Il s'agit de conditions cumulatives (arrêt du Tribunal fédéral 1B_667/2011 du 7 février 2012 consid. 1.2).

La manifestation de la vérité et le bon déroulement de l'enquête sont des intérêts publics prépondérants, qui ont amené le législateur à clairement refuser de reconnaître de manière générale au prévenu un droit de consulter le dossier dès le début de la procédure. Au contraire, une restriction est admissible pour éviter de mettre en péril la recherche de la vérité matérielle ou d'exposer les éléments de preuve principaux avant terme, ou pour parer au risque de collusion (ATF 137 IV 172 consid. 2.3; M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Schweizerische Strafprozessordnung / Schweizerische Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, 2e éd., Bâle 2014, n. 14 ad art. 101 CPP).

L'intérêt de l'enquête peut amener à opposer des éléments du dossier à une partie pour la première fois lors de son audition, le risque de collusion étant ici à fonder dans la possibilité qu'aurait la personne entendue, si elle connaissait d'avance tout ou partie du contenu de sa future audition, de faire des déclarations différentes de celles qu'elle effectuerait spontanément (arrêt du Tribunal pénal fédéral du 24 mai 2012 BB.2012.27 consid. 2.3; ACPR/201/2022 du 22 mars 2022 consid. 4.1).

3.3. En l'espèce, le Ministère public a justifié l'exclusion de la recourante et de son conseil par la nécessité d'administrer des preuves principales.

La recourante, prévenue, a certes déjà été entendue ès qualité par la police, le Ministère public et le TMC. Le mandat d'actes d'enquête litigieux a en outre été rendu en application de l'art. 312 CPP, de sorte que le principe qui prévaut est celui de l'administration des preuves en présence des parties, y compris en cas d'audition déléguée à la police.

Toutefois, les auditions litigieuses sont susceptibles de constituer de nouveaux éléments à charge, lesquels pourraient révéler une responsabilité pénale de la prévenue envers d'autres victimes – une quinzaine selon la recourante – qui n'ont pas fait l'objet d'une mise en prévention ni d'une extension de l'instruction et sur lesquels la prévenue n'a pas encore été auditionnée. En effet, elle a seulement été entendue sur les faits dénoncés par C______ et D______. À ces occasions, la recourante a mentionné avoir octroyé des prêts à 15 ou 16 autres personnes, sans donner leur identité, ni renseigner sur le montant des prêts accordés, ou sur les remboursements effectués, se limitant à renvoyer la police à son "carnet de comptabilité", prétextant ne pas se souvenir "de tête".

L'audition déléguée des personnes identifiées par la police, ainsi que d'autres victimes potentielles qui pourraient résulter de leurs témoignages, constituent ainsi des preuves principales nouvelles.

Partant, le Ministère public était fondé, sous l'angle de l'art. 101 CPP, à exclure la présence de la prévenue et de son conseil, à ce stade de l'enquête. Il convient en effet que la prévenue ne puisse adapter en connaissance de cause ses déclarations en fonction de la déposition des personnes auditionnées, sous peine de mettre en péril la recherche de la vérité.

Par cette décision, le Ministère public entend également éviter tout risque d'influence voire d'intimidation de la part de la prévenue ou de son conseil. Ce souci apparaît légitime, eu égard au risque de collusion très concret déjà retenu par la Chambre de céans (ACPR/375/2022 précité).

Ainsi, à l'instar du prévenu qui n'a pas encore été interrogé et qui peut être exclu de l'audition d'un coaccusé si cette audition se rapporte à des faits objets de l'enquête qui concerne l'accusé personnellement et pour lesquels aucune injonction n'a pu encore lui être signifiée, il se justifie également, et a fortiori en l'occurrence, au vu du risque concret de collusion, d'exclure la recourante de l'audition, par la police, de ses victimes potentielles qui n'ont pas encore été entendues à propos de faits pour lesquels aucune injonction n'a pu encore être signifiée à la prévenue.

Par ailleurs, au regard de ce qui précède, c'est à juste titre que le Ministère public a étendu cette restriction au conseil du prévenu, compte tenu de son devoir de fidélité envers sa cliente.

Partant, la décision querellée ne prête pas le flanc à la critique.

4.             Justifiée, la décision querellée sera donc confirmée.

5.             La recourante, qui succombe, supportera les frais envers l'État, qui seront fixés en totalité à CHF 900.- (art. 428 al. 1 CPP et 13 al. 1 du Règlement fixant le tarif des frais en matière pénale, RTFMP ; E 4 10.03).

* * * * *


 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Rejette le recours.

Condamne A______ (A______) aux frais de la procédure de recours, fixés en totalité à CHF 900.-.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à la recourante, soit pour elle son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).


 

P/8250/2022

ÉTAT DE FRAIS

 

 

 

 


COUR DE JUSTICE

 

 

 

Selon le règlement du 22 décembre 2010 fixant le tarif des frais en matière pénale (E 4 10.03).

 

Débours (art. 2)

 

 

- frais postaux

CHF

10.00

Émoluments généraux (art. 4)

 

 

- délivrance de copies (let. a)

CHF

- délivrance de copies (let. b)

CHF

- état de frais (let. h)

CHF

75.00

Émoluments de la Chambre pénale de recours (art. 13)

 

 

- décision sur recours (let. c)

CHF

815.00

-

CHF

Total (Pour calculer : cliquer avec bouton de droite sur le montant total puis sur « mettre à jour les champs » ou cliquer sur le montant total et sur la touche F9)

CHF

900.00