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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/2923/2020

ACPR/201/2022 du 22.03.2022 sur OMP/19737/2021 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : CONSULTATION DU DOSSIER
Normes : CPP.101

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/2923/2020 ACPR/201/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 22 mars 2022

 

Entre

A______ S.A., ayant son siège ______ [TI], comparant par Me Alain GROS, avocat,
MLL Froriep SA, rue du Rhône 65, case postale 3199, 1211 Genève 3,

recourante,

 

contre la décision rendue le 14 décembre 2021 par le Ministère public,

 

et

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3,

intimé.

 


EN FAIT :

A.           a. Par acte expédié le 23 décembre 2021, A______ S.A. recourt contre la décision du 14 précédent, par laquelle le Ministère public lui refuse l’accès au dossier.

La recourante conclut, principalement, à l'annulation de cette décision et à l’accès au dossier ; subsidiairement, à l’injonction au Ministère public de conférer cet accès ; et, plus subsidiairement, à la fixation d’un délai de deux mois au Ministère public pour achever l’administration des preuves principales.

b. Elle a payé les sûretés, en CHF 1'000.-, qui lui étaient réclamées par la Direction de la procédure.

B.            Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a.             Le 11 février 2020, A______ S.A. a déposé plainte contre (respectivement dénoncé) les auteurs inconnus qui, apparemment au sein de B______ Sàrl, à C______ [GE], émettent de fausses déclarations de conformité à son nom, pour des machines qu’elle fabrique et que la prénommée exporte. Elle invoquait les infractions d’escroquerie et de faux dans les titres ; le 24 décembre 2020, elle ajoutera la concurrence déloyale.

b.             Le Ministère public a transmis l’affaire à la police sur le fondement de l’art. 309 al. 2 CPP, puis a ouvert une instruction pour infraction à l’art. 251 CP et à l’art. 23 LCD.

c.              Des perquisitions se sont déroulées le 20 avril 2021, notamment chez B______ Sàrl. Un associé de cette société a été entendu le lendemain. Il a admis avoir créé et utilisé des certificats contrefaits, au motif que la plaignante refusait de délivrer des certificats pour ses machines d’occasion.

d.             Dans une lettre du 18 mai 2021 au Ministère public, A______ S.A., se référant à un contact téléphonique préalable avec la police à ce sujet, a contesté tout refus de délivrer de tels documents, à moins qu’une « très vieille » machine ne fût plus ancienne que « la norme référencée ».

e.              Les anciens employés de B______ Sàrl qui préparaient ou utilisaient les certificats contrefaits ont été entendus dans l’intervalle sur mandat du Ministère public, et la police en a transmis les procès-verbaux au Ministère public le 1er décembre 2021. En substance, aucune des personnes interrogées n’avait eu le sentiment d’enfreindre la loi.

f.              Après avoir essuyé un premier refus, A______ S.A. a redemandé l’accès au dossier, par lettre du 22 novembre 2021. Elle ajoutait que l’associé de B______ Sàrl entendu par la police avait contacté son avocat [à elle] peu après l’audition, dans l’intention de « régulariser » la situation.

C.           a. Dans la décision attaquée, acheminée par e-fax et consistant en une inscription manuscrite en pied de la lettre susmentionnée, le Ministère public répond que « la procédure n’est pas consultable à ce stade (art. 101 al. 1 CPP) ».

b. Il a opposé la même réponse, le même jour et dans des termes semblables, à pareille demande d’un prévenu.

D.           a. À l'appui de son recours, A______ S.A. allègue une violation de l’art. 101 al. 1 CPP. La première audition du prévenu avait eu lieu, à la police. Les faits étaient admis. On ne voyait pas en quoi l’accès au dossier compromettrait la suite de l’instruction.

Si le grief n’était pas admis, se posait la question d’une violation du principe de la célérité, puisque la plainte avait été déposée deux ans plus tôt et que la seule investigation semblait avoir été une audition à la police.

b. Le Ministère public conclut au rejet du recours. Il affirme avoir émis un ordre de dépôt, «au mois d’avril 2021 », et ordonné des investigations, en particulier des perquisitions, qui devaient demeurer secrètes. Il n’avait pas encore procédé à l’audition des prévenus, qui devaient être empêchés de moduler leurs déclarations selon l’état de l’enquête. Une confrontation devrait aussi pouvoir être réalisée avant « d’exposer » les preuves principales. Le contact déjà pris par l’associé de B______ Sàrl avec la recourante [recte : son conseil] en confirmait la nécessité. Il en allait aussi du respect de l’égalité des armes.

L’enquête était conduite avec célérité.

c. La recourante n'a pas répliqué.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une décision sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 102 al. 1 et 393 al. 1 let. a CPP) – répondre qu’une procédure n’est pas consultable revient en effet à refuser l’accès au dossier – et émaner de la partie plaignante qui, partie à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).

2.             La recourante ne prend aucune conclusion en constatation d’une éventuelle violation du principe de la célérité. On comprend cependant de sa conclusion « plus subsidiaire » – impartir un délai de deux mois au Ministère public pour administrer les preuves principales – qu’elle raisonne comme si elle était victime d’un retard à statuer, que la Chambre de céans devrait constater et corriger (cf. art. 397 al. 4 CPP). En tant que le recours est formellement dirigé contre un refus d’accès au dossier, une telle conclusion est sans objet, puisqu’une décision a été formellement rendue sur ce point (et l’a été, au demeurant, dans des délais raisonnables).

3.             À cet égard, le Ministère public n’a pas adopté de motivation plus explicite qu’un renvoi pur et simple à l’art. 101 al. 1 CPP. La recourante ne se plaint cependant pas d’une violation de son droit d’être entendue. L’instruction écrite de son recours l’aurait de toute façon guérie, puisque les observations du Ministère public comportent la motivation qui manquait, et que la recourante n’y a pas répliqué.

4.             La recourante estime avoir le droit de prendre connaissance du dossier.

4.1.       L'art. 101 al. 1 CPP permet aux parties, sous réserve de l'art. 108 CPP, de consulter le dossier de la procédure au plus tard après la première audition du prévenu et l'administration des preuves principales par le ministère public. Il s'agit de conditions cumulatives (arrêt du Tribunal fédéral 1B_667/2011 du 7 février 2012 consid. 1.2), mais, théoriquement, une consultation pourrait avoir lieu avant qu’elles ne soient remplies (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 4 ad art. 101).

La première audition du prévenu au sens de la disposition précitée est celle recueillie par le ministère public ou par la police sur mandat du ministère public, au sens de l’art. 312 al. 2 CPP (ACPR/358/2011 du 5 décembre 2011 consid. 5.1.). Rien n'empêche le Ministère public de permettre la consultation du dossier, en tout ou partie, avant la première audition par-devant elle (ATF 137 IV 172 consid. 2.3. p. 175 = SJ 2012 I 213 ; cf. DCPR/59/2011 du 30 mars 2011 consid. 2.3. ; DCPR/47/2011 du 23 mars 2011 consid. 3).

La manifestation de la vérité et le bon déroulement de l'enquête sont des intérêts publics prépondérants, qui ont amené le législateur à clairement refuser de reconnaître de manière générale au prévenu un droit de consulter le dossier dès le début de la procédure. Au contraire, une restriction est admissible pour éviter de mettre en péril la recherche de la vérité matérielle ou d'exposer les éléments de preuve principaux avant terme, ou pour parer au risque de collusion (ATF
137 IV loc. cit.; M. NIGGLI / M. HEER / H. WIPRÄCHTIGER, Schweizerische Strafprozessordnung / Schweizerische Jugendstrafprozessordnung, Basler Kommentar StPO/JStPO, 2e éd., Bâle 2014, n. 14 ad art. 101 CPP).

La seconde condition cumulative est l’administration des preuves principales par le ministère public. Cette notion indéterminée doit être interprétée au cas par cas et de manière restrictive, afin que les parties puissent disposer le plus rapidement possible de l’accès au dossier. Les preuves principales au sens de l'art. 101 CPP sont des moyens de preuve sans l'administration desquels la vérité matérielle ne peut pas être établie ou la procédure ne peut pas être close par une mise en accusation, un non-lieu ou une ordonnance pénale. Comme principales preuves, on peut également citer la réalisation de perquisitions et de saisies, l'édition de documents bancaires, l'obtention de rapports de police scientifique et d'expertises médico-légales. L'établissement des preuves les plus importantes peut également comprendre la première présentation des résultats déterminants des preuves ou des preuves recueillies (A. DONATSCH / V. LIEBER / S. SUMMERS / W. WOHLERS (éds), Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung (StPO), 3e éd., Zürich 2020, n. 5 ad art. 101; Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), op. cit., n. 4b ad art. 101).

L'intérêt de l'enquête peut amener à opposer des éléments du dossier à une partie pour la première fois lors de son audition, le risque de collusion étant ici à fonder dans la possibilité qu'aurait la personne entendue, si elle connaissait d'avance tout ou partie du contenu de sa future audition, de faire des déclarations différentes de celles qu'elle effectuerait spontanément (arrêt du Tribunal pénal fédéral du 24 mai 2012 BB.2012.27 consid. 2.3; ACPR/409/2012 du 1er octobre 2012).

La Chambre de céans a aussi admis que les preuves principales n'avaient pas encore été administrées avant la réalisation d'une confrontation entre le prévenu et la partie plaignante, dans la mesure où tous deux, entendus séparément par la police, avaient donné des explications contradictoires sur des points essentiels, de sorte qu'autoriser au prévenu l'accès à la procédure pourrait compromettre la manifestation de la vérité, dès lors qu'il serait en mesure d'adapter ses déclarations en fonction de celles de la partie plaignante (ACPR/249/2012 du 19 juin 2012 consid. 5.2.). En revanche, la simple éventualité que « les intérêts de la procédure soient (abstraitement) mis en péril » par un comportement régulier relevant de la tactique procédurale ne suffit pas (ATF 139 IV 25 consid. 5.5.4.1. p. 37).

La formulation ouverte de l'art. 101 al. 1 CPP confère à la direction de la procédure un certain pouvoir d'appréciation (cf. ATF 137 IV loc. cit.), qu'il convient en principe de respecter ; mais l'autorité compétente ne saurait différer indéfiniment la consultation du dossier en se fondant sur cette disposition : elle doit établir que l'accès au dossier serait susceptible de compromettre l'instruction et exposer les « preuves importantes » qui devaient être administrées auparavant.

4.2.       En l'espèce, les auditions menées par la police l’ont été sur mandat du Ministère public après qu’une instruction a été ouverte. Dans ce sens, la recourante peut valablement soutenir que la première condition posée par la loi est remplie.

L’on ne discerne pas en quoi une consultation du dossier par la recourante compromettrait la spontanéité des auditions de prévenu(s) à intervenir devant le Ministère public, voire celle des confrontations. Le souci de préserver l’égalité des armes avec le(s) prévenu(s) paraît d’autant moins soutenable que les personnes entendues par la police n’ont pas contesté la matérialité des accusations portées par la recourante. Contrairement à ce que soutient le Ministère public à cet égard, le fait que l’associé de B______ Sàrl a pris contact avec (le conseil de) la recourante après sa déposition à la police ne montre pas que l’intéressé, s’il n’ignorait pas ou plus l’objet de la procédure, et pour cause, aurait agi dans le dessein de circonvenir la manifestation de la vérité (ni, à l’inverse, que la recourante ferait courir ce risque).

Enfin, le refus simultanément opposé à un prévenu n’est pas déterminant, car la Chambre de céans a déjà jugé que l’admission du recours d’une partie plaignante sur cet objet pouvait entraîner l’accès aussi aux prévenus, précisément au nom de l’égalité des armes (ACPR/385/2012 du 24 septembre 2012 consid. 2.2. ; ACPR/368/2012 du 7 septembre 2012 consid. 2.2. ; DCPR/191/2011 du 28 juillet 2011 consid. 2.2.).

Enfin, l’on ne voit pas quelles autres preuves « principales » devraient encore être administrées. Des perquisitions ont été exécutées. Les fichiers informatiques produits par la recourante comportant les faux certificats restent sous mains de justice. L’ordre de dépôt « du 20 avril 2021 », s’il ne se retrouve pas dans le dossier remis à la Chambre de céans, paraît correspondre à la saisie d’ordinateurs selon l’inventaire de perquisition daté de ce jour-là.

Dans ces circonstances particulières, le recours doit être admis.

5.             La recourante, qui a gain de cause, ne supportera pas de frais judiciaires.

6.             Elle a pris ses conclusions « avec suite de frais et dépens ». En sa qualité de partie plaignante, il lui appartenait toutefois de chiffrer et justifier ces derniers (art. 433 al. 2 CPP). Pour l’avoir omis, elle ne se verra point allouer d’indemnité.

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :


Admet le recours, annule la décision attaquée et invite le Ministère public à laisser A______ S.A. consulter la procédure.

Laisse les frais de l’instance de recours à la charge de l’État.

Invite le Service financier du Pouvoir judiciaire à restituer à la recourante les sûretés versées.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, à la recourante, soit pour elle son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Daniela CHIABUDINI, juges; Monsieur Julien CASEYS, greffier.

 

Le greffier :

Julien CASEYS

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).