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Décisions | Chambre des prud'hommes

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C/18817/2022

CAPH/37/2024 du 15.04.2024 sur JTPH/278/2023 ( OO ) , REFORME

Normes : CPC.59
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/18817/2022 CAPH/37/2024

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des prud'hommes

DU LUNDI 15 AVRIL 2024

Entre

Madame A______, épouse [de] G ______, domiciliée ______ [VS] et

Madame B______, domiciliée ______ [GE],

toutes deux appelantes d'un jugement rendu par le Tribunal des prud'hommes le 28 août 2023, représentées par Me Vincent SOLARI, avocat, Poncet Turrettini, rue de Hesse 8, case postale, 1211 Genève 4,

et

Madame C______, domiciliée c/o D______, ______ [GE], intimée, représentée par Me E______, avocate,


EN FAIT

A.           Par jugement JTPH/278/2023 du 28 août 2023, reçu par les parties le
29 août 2023, le Tribunal des prud'hommes, statuant sur incident, a rejeté l'incident d'incompétence ratione loci soulevé par A______ et B______ (ch. 1 du dispositif), refusé de limiter la procédure à la question de la légitimation passive (ch. 2), renvoyé à la décision finale le sort des frais (ch. 3) et réservé la suite de la procédure (ch. 4).

B.            a. Le 28 septembre 2023, A______ et B______ ont formé appel de ce jugement, concluant à ce que la Cour de justice l'annule et déclare irrecevable la demande déposée par C______ le 31 mars 2023.

b. C______ a conclu le 20 novembre 2023 à la confirmation du jugement querellé.

c. Les parties ont répliqué et dupliqué, persistant dans leurs conclusions.

d. Elles ont été informées le 7 mars 2024 de ce que la cause était gardée à juger par la Cour.

C. Les fait pertinents suivants résultent du dossier.

a. Le 9 septembre 2023, C______ a déposé en conciliation à l'encontre de B______ et de A______ une demande tendant au paiement de 178'126 fr. 51, intérêts en sus. Elle a allégué avoir commencé à travailler comme employée de maison pour A______ le 21 janvier 2020. Celle-ci l'avait "déclarée" "à Genève auprès de Chèque service par l'intermédiaire de sa belle-fille, Mme B______". Elle avait été licenciée avec effet immédiat au motif que A______ avait besoin d'une employée avec le permis de conduire.

b. Par lettre du 24 octobre 2022 adressée à l'Autorité de conciliation, B______ a contesté sa qualité d'employeuse de C______. Elle n'était intervenue que pour assister administrativement A______, sa belle-mère domiciliée à F______ en Valais, auprès de Chèque service afin de régler les charges sociales. Les tribunaux genevois n'étaient dès lors pas compétents pour connaître du litige.

c. Suite à l'échec de la tentative de conciliation, C______ a déposé en temps utile une demande en paiement portant sur un montant total de 121'418 fr. 07, intérêts en sus, dirigée contre A______ et B______.

Elle a notamment allégué qu'elle avait été engagée le 21 janvier 2020 par B______ et son époux G______ en tant qu'employée de maison. Les époux B______/G______ l'avaient ensuite conduite chez la mère de ce dernier, A______, domiciliée à F______, chez laquelle se trouvait son lieu de travail. Elle fournissait ses prestations pour les personnes présentes dans la maison, soit principalement A______, mais également les époux B______/G______ lorsqu'ils rendaient visite à cette dernière. Son salaire lui était versé par A______. B______ lui donnait régulièrement des instructions sur la manière d'effectuer son travail. Elle avait été licenciée avec effet immédiat de manière injustifiée le 22 janvier 2022 par G______.

Elle a expliqué dans la partie en droit de son acte que G______, B______ et A______ formaient une société simple et étaient conjointement ses employeurs. Les époux B______/G______ l'avaient employée pour fournir sa prestation de travail en faveur de A______. Le fait que celle-ci avait payé la majorité des salaires "éten[dait] à sa personne la légitimation passive dans la présente affaire, mais ne la lui attribuait pas exclusivement".

C______ a notamment produit à l'appui de sa requête des messages échangés avec G______ concernant son licenciement; dans ce cadre ce dernier proposait notamment de fournir ses coordonnées comme référence à ses futurs employeurs. C______ a également fourni des messages échangés avec B______ par lesquels celle-ci lui donnait des instructions concernant l'exécution de son travail, une copie du formulaire pour Chèque service, signé par B______, par lequel celle-ci indiquait être son employeuse, des certificats de salaires pour 2020 et 2021 indiquant que B______ et G______ étaient ses employeurs et un relevé bancaire attestant du paiement de son salaire par A______.

d. Invitées par le Tribunal à répondre par écrit à la demande, A______ et B______ ont conclu à ce que celui-ci limite la procédure à la question de sa compétence à raison du lieu et déclare la demande irrecevable.

C______ avait exclusivement travaillé pour A______, domiciliée en Valais, qui était sa seule employeuse. B______ n'était pas employeuse de la précitée mais s'était limitée à fournir une assistance administrative à sa belle-mère pour certaines démarches. Le Tribunal n'était dès lors pas compétent à raison du lieu pour connaître de la demande.

e. C______ s'est opposée à la limitation de la procédure et a fait valoir que le Tribunal était compétent pour connaître de sa demande. La qualité d'employeuse de B______ était un fait de double pertinence sur lequel l'autorité devait se déterminer prima facie, d'après les arguments contenus dans la demande. Elle avait été engagée par B______ et G______ et licenciée par ce dernier.

 

 

EN DROIT

1.             L'appel, formé selon les forme et délai légaux, contre une décision incidente dans une cause pécuniaire portant sur une valeur litigieuse supérieure à 10'000 fr., est recevable (art. 308 et 311 CPC).

2.             Les appelantes ont formulé un certain nombre de griefs contre l'état de fait retenu par le Tribunal. Celui-ci a été modifié pour y intégrer tous les faits pertinents pour l'issue du litige.

3.             Le Tribunal a retenu que la qualité d'employeuse de B______ était un fait doublement pertinent déterminant pour la compétence ratione loci et pour le bien-fondé de l'action. Sur la base des allégués de l'intimée, notamment le formulaire d'adhésion à Chèque service signé par B______, le Tribunal devait admettre sa compétence à raison du lieu. Il n'y avait pas lieu de limiter la procédure à la question de la légitimation passive de cette dernière.

Les appelantes admettent que l'intimée a conclu un contrat de travail avec A______ mais contestent la conclusion d'un tel contrat avec B______. L'absence d'une relation de travail avec cette dernière était attestée par le fait que l'intimée n'avait pas assigné G______ en paiement, qu'il n'était pas allégué que B______ lui avait versé un salaire et qu'il n'était pas rendu vraisemblable qu'elle lui avait donné des instructions. Le formulaire de Chèque service n'avait aucune force probante. L'intimée avait d'ailleurs elle-même indiqué dans sa requête de conciliation qu'elle avait été déclarée par A______, "par l'intermédiaire de sa belle-fille". A______ était ainsi la seule employeuse de l'intimée de sorte que le Tribunal n'était pas compétent à raison du lieu pour connaître de la demande.

3.1.1 En vertu de l'art. 60 CPC, le tribunal examine d'office si les conditions de recevabilité d'une demande sont remplies, notamment s'il est compétent à raison de la matière et du lieu (art. 59 al. 2 let. b CPC).

Lorsqu'il statue d'entrée de cause sur sa compétence, le juge doit tout d'abord déterminer si le ou les faits pertinents de la disposition légale applicable sont des faits simples ou des faits doublement pertinents; les exigences de preuve, à ce stade de la procédure (décision d'entrée en matière), sont en effet différentes pour les uns et les autres (ATF 141 III 294 consid. 5.1). Les faits sont simples lorsqu'ils ne sont déterminants que pour la compétence. Ils doivent être prouvés d'entrée de cause, lorsque la partie défenderesse soulève l'exception de déclinatoire en contestant les allégués du demandeur (ATF 141 III 294, précité, consid. 5.1). Sont des faits simples les éléments de localisation, à savoir le domicile, le siège du défendeur et le lieu de l'activité professionnelle habituelle (ATF 137 III 32 consid. 2.3 in fine). Les faits sont doublement pertinents ou de double pertinence lorsqu'ils sont déterminants tant pour la compétence du tribunal que pour le bien-fondé de l'action. A titre d'exemples, on peut citer la commission d'un acte illicite ou l'existence d'un contrat de travail (ATF 141 III 294, précité, consid. 5.2;
137 III 32 consid. 2.3 in fine).

Au stade de l'examen et de la décision sur la compétence, qui ont lieu d'entrée de cause, les faits doublement pertinents n'ont pas à être prouvés; le juge examine sa compétence sur la base des allégués, moyens et conclusions du demandeur, sans tenir compte des objections de la partie défenderesse. L'administration des preuves sur les faits doublement pertinents est renvoyée à la phase du procès au cours de laquelle est examiné le bien-fondé de la prétention au fond. Si, à ce stade ultérieur, le tribunal se rend compte que sa compétence n'est en réalité pas donnée, il ne peut rendre un nouveau jugement sur sa compétence, mais doit alors rejeter la demande par un jugement au fond, revêtu de l'autorité de chose jugée
(ATF 141 III 294, précité, consid. 5.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_75/2018 du 15 novembre 2018 consid. 3.2.1.1). Cette théorie de la double pertinence ne dispense pas le tribunal d'examiner d'entrée de cause si les faits doublement pertinents allégués par le demandeur - censés établis - sont concluants et permettent juridiquement de fonder sa compétence (ATF 141 III 294, précité, consid. 5.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_573/2015 du 3 mai 2016 consid. 5.2.2). S'il se pose une question délicate de délimitation (par exemple s'il est possible, sur la base des éléments allégués, de désigner aussi bien un contrat de travail qu'un autre contrat), elle devra être tranchée lors de l'examen du bien-fondé de la prétention au fond, en même temps que celle de savoir si un contrat a réellement été passé (ATF 137 III 32, précité consid. 2.4.2; arrêts du Tribunal fédéral 4A_510/2019, précité, consid. 2; 4A_573/2015, précité, consid. 5.2.2; 4A_73/2015 du 26 juin 2015 consid. 4.2).

Il est fait exception à l'application de la théorie de la double pertinence en cas d'abus de droit de la part du demandeur, par exemple lorsque la demande est présentée sous une forme destinée à en déguiser la nature véritable ou lorsque les allégués sont manifestement faux. (ATF 141 III 294, précité, consid. 5.3;
ATF 136 III 486 consid. 4).

3.1.2 Les parties à un rapport de droit qui n’est susceptible que d’une décision unique doivent agir ou être actionnées conjointement (art. 70 al. 1 CPC).

La requête de conciliation, respectivement la demande en justice, doivent être déposées par tous les associés simples, qui doivent être nommément désignés (ATF 142 III 782 consid. 3.1.3).

Si, en cas de consorité nécessaire, l'action n'est pas dirigée contre toutes les personnes obligées, la légitimation passive fait défaut et la demande doit être rejetée, car infondée.  Une demande qui n’est pas dirigée contre tous les consorts nécessaires, doit être rejetée et non déclarée irrecevable. Il s’agit d’un cas où la légitimation au fond fait défaut (ATF 121 III 118 consid. 3, JdT 1995 I 274). Le jugement de rejet prononcé pour ce motif n’a pas autorité de chose jugée  dans la nouvelle action dirigée contre les bons défendeurs, car il n’y a pas identité de parties (ATF 138 III 737 consid. 2, JdT 2013 II 379; BK ZPO-ZINGG art. 59 N 179; ZPO Komm-ZÜRCHER, art. 59 N 74; ZPO Komm-STAEHELIN/WEIZER, art. 70 N 56 ; BSK ZPO-RUGGLE, art. 70 N 1).

La légitimation active ou passive, qui appartient aux conditions matérielles de la prétention litigieuse, lesquelles relèvent du droit de fond, est examinée d'office; si elle fait défaut, la demande doit être rejetée (ATF 138 III 537 consid. 2.2.1).

3.1.3 A teneur de l'art. 34 al. 1 CPC, les actions relevant du droit du travail peuvent être portées devant le tribunal du domicile ou du siège du défendeur, ou devant le tribunal du lieu où le travailleur exerce habituellement son activité professionnelle.

Lorsque l’action est intentée contre plusieurs consorts, le tribunal compétent à l’égard d’un défendeur l’est à l’égard de tous les autres, à moins que sa compétence ne repose que sur une élection de for (art. 15 al. 1 CPC).

3.2 En l'espèce, l'intimée a allégué dans sa demande que G______, B______ et A______ étaient conjointement ses employeurs et formaient une société simple.

A ce stade, ces allégations sont rendues vraisemblables par les pièces produites. B______ a reconnu, en signant le formulaire de Chèque service le
10 juillet 2020 qu'elle était l'employeuse de l'intimée. Les certificats de salaire pour 2020 et 2021 indiquent que les époux B______/G______ étaient tous deux employeurs de l'intimée. Les messages produits attestent du fait que B______ a donné à l'intimée des instructions sur la manière d'effectuer son travail et que les conditions de son licenciement ont été négociées avec G______, qui a proposé que les futurs employeurs de l'intimée le contactent pour des références. Il n'est pas contesté que le salaire a essentiellement été versé par A______, ce qui est corroboré par l'extrait bancaire produit.

En application de la théorie des faits de double pertinence, il convient donc de considérer comme "établi" (selon l'expression du Tribunal fédéral) à ce stade que G______, B______ et A______ étaient conjointement employeurs de l'intimée et consorts nécessaires au sens de l'art. 70 al. 1 CPC.

Or celle-ci n'a assigné que B______ et A______ et non G______.

L'action n'étant pas dirigée contre tous les consorts nécessaires, l'intimée doit dès lors être déboutée des fins de sa demande, conformément aux principes juridique précités, étant précisé qu'elle a la possibilité, si elle s'y estime fondée, de déposer une nouvelle demande à l'égard de tous les consorts nécessaires.

Le jugement querellé sera par conséquent annulé et il sera statué dans le sens qui précède.

4. Les frais judiciaires de première instance seront arrêtés à 1000 fr., à l'instar des frais judiciaires de seconde instance (art. 69 et 71 RTFMC).

Dans la mesure où l'intimée plaide au bénéfice de l'assistance juridique, ces frais seront provisoirement supportés par l'Etat de Genève, qui pourra en réclamer le remboursement ultérieurement.

L'avance de frais de 1'500 fr. effectuée par les appelantes leur sera restituée.

Il ne sera pas alloué de dépens (art. 22 al. 2 LaCC).

 

****


 

 

PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes :

A la forme :

Déclare recevable l'appel formé par A______ et B______ contre le jugement JTPH/278/2023 rend par le Tribunal des prud'hommes le 28 août 2023.

Au fond :

Annule ce jugement et, statuant à nouveau :

Déboute C______ de toutes ses conclusions prise à l'encontre de A______ et B______.

Invite l'Etat de Genève, soit pour lui les Services financiers du Pouvoir judiciaire, à restituer à A______ et B______ l'avance de 1'500 fr. qu'elles ont versée.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Sur les frais :

Arrête à 2'000 fr. les frais judiciaires de première et seconde instance et les met à la charge de C______.

Dit que ces frais sont provisoirement supportés par l'Etat de Genève.

Dit qu'il n'est pas alloué de dépens.

Siégeant :

Madame Fabienne GEISINGER-MARIÉTHOZ, présidente; Madame Monique FLÜCKIGER, Monsieur Michael RUDERMANN, juges assesseurs; Madame Fabia CURTI, greffière.

 

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours et valeur litigieuse :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.