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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/3855/2024

ATA/376/2025 du 03.04.2025 ( EXPLOI ) , REJETE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/3855/2024-EXPLOI ATA/376/2025

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 3 avril 2025

2ème section

 

dans la cause

 

A______ Sàrl recourante
représentée par Me Alain MISEREZ, avocat

contre

DIRECTION DE LA POLICE DU COMMERCE ET DE LUTTE CONTRE LE TRAVAIL AU NOIR intimée

 



EN FAIT

A. a. A______ Sàrl (ci-après : A______), inscrite au registre du commerce du canton de Genève le 18 mai 2020 et ayant son siège à B______, a pour but l’exécution de travaux dans le domaine du bâtiment et du génie civil, la fourniture de services en tant qu’entreprise générale, directrice de projets et directrice de travaux, l’exécution de travaux techniques et le commerce de matériaux de construction. Elle est dotée d’un capital social de CHF 20'000.- et a pour associé gérant unique C______.

b. Le 20 septembre 2022, la direction de la police du commerce et de lutte contre le travail au noir (ci-après : PCTN) a dénoncé C______ au Ministère public.

Elle avait ouvert une enquête au sujet de A______ le 6 avril 2022. Il était apparu que celle-ci avait employé trois travailleurs dépourvus d’autorisation d’exercer une activité lucrative en Suisse. Le 6 septembre 2022, C______ avait été entendu et avait signé trois procès-verbaux. Les charges sociales et l’impôt à la source avaient été payés. Les trois employés avaient été contrôlés plusieurs fois par la commission paritaire et jamais une interdiction ne lui avait été signifiée. C______ avait pleinement collaboré à l’enquête.

c. Par ordonnance pénale du 1er décembre 2022, entrée en force, le Ministère public a reconnu C______ coupable d’infraction à l’art. 117 al. 1 de la loi fédérale sur les étrangers et l'intégration du 16 décembre 2005 (LEI - RS 142.20) et l’a condamné à une peine de 120 jours-amende à CHF 70.- le jour, assortie du sursis avec délai d’épreuve de trois ans, ainsi qu’à une amende de CHF 1'680.- à titre de sanction immédiate, pour avoir employé chez A______ D______ entre le 12 octobre 2020 et le 6 mai 2022, E______ entre le 1er juillet 2021 et le 5 septembre 2022 et F______ entre le 1er mars et le 6 septembre 2022, alors que tous trois étaient dépourvus d’autorisation de travailler en Suisse.

d. Le 20 octobre 2023, la PCTN a informé A______ qu’elle ouvrait contre elle une procédure d’interdiction des marchés publics et de réduction des subventions telle que prévue à l’art. 13 de la loi fédérale concernant des mesures en matière de lutte contre le travail au noir du 17 juin 2005 (LTN - RS 822.41), l’invitant à se déterminer.

e. Le 13 novembre 2023, A______ a fait valoir qu’aucune sanction ne devait être prononcée à son encontre.

Le comportement qui lui était reproché ne remplissait pas la condition du caractère important et répété du non-respect des obligations prévues à l’art. 13 al. 1 LTN.

D______ et F______ avaient travaillé pour elle respectivement 20 et 7 mois et avaient cessé toute activité en septembre 2022. E______ disposait bel et bien d’une autorisation de travail, qu’elle produisait, un élément qui n’avait pas été retenu dans la procédure pénale.

Les charges sociales et les impôts avaient été payés et les conditions salariales respectées. Les employés avaient été contrôlés à plusieurs reprises sur les chantiers par la commission paritaire sans qu’aucune interdiction ne lui soit signifiée, ce qui l’avait confortée dans l’idée qu’elle respectait le cadre légal et avait effectué toutes les démarches nécessaires.

Seul un cas de non-respect des obligations, portant sur une période relativement courte, pouvait être retenu à son encontre. Il n’avait été condamné qu’à une peine pécuniaire. Sous cet angle également, le non-respect ne pouvait être qualifié d’important, de grave ou de répété.

f. Par décision du 17 octobre 2024, la PCTN a exclu A______ des marchée publics au niveau communal, cantonal et fédéral pour une durée de 16 mois.

Les périodes de travail des trois employés cumulaient 38.5 mois, soit plus de 3 ans et 2.5 mois. E______ ne disposait d’une autorisation que depuis le 8 septembre 2022, soit postérieurement à la période prise en compte pour l’infraction. La sanction pénale n’était pas légère.

B. a. Par acte remis à la poste le 18 novembre 2024 et complété le 16 décembre 2024, A______ a recouru auprès de la chambre administrative de la Cour de justice (ci‑après : la chambre administrative) contre cette décision, concluant à son annulation. Subsidiairement, la durée de la sanction devait être réduite à une durée de six mois au plus. Préalablement, les parties devaient être entendues.

La PCTN avait agi après avoir reçu une dénonciation anonyme le 26 mars 2022.

E______ avait travaillé du 1er juin au 31 décembre en 2020, puis durant toute l’année en 2021, 2022 et 2023. Il avait effectué les démarches nécessaires pour obtenir une autorisation de séjour dès son arrivée en Suisse. Le 14 septembre 2022, l’office cantonal de la population et des migrations (ci-après : OCPM) avait indiqué à E______ qu’il était autorisé à travailler sur le territoire du canton jusqu’à droit connu sur sa demande d’autorisation de séjour. Le 16 septembre 2022, A______ avait formé pour E______ une demande d’autorisation de séjour avec activité lucrative auprès de l’OCPM.

D______ avait subi le 3 mars 2022 un accident de travail qui l’avait contraint à interrompre son activité jusqu’en avril 2024. Durant l’incapacité de travail, il avait perçu les indemnités journalières de l’assurance-accident. Désormais conscient de l’irrégularité de D______, C______ avait mis fin aux relations de travail et D______ ne travaillait pas « sur l’année 2023 ».

F______ avait cessé toute activité au sein de A______ à la fin du préavis de trois mois, soit le 30 septembre 2022.

La PCTN s’était basée pour ainsi dire exclusivement sur les faits retenus par le Ministère public. Sa décision violait la maxime de l’instruction. Il était faux de dire que E______ travaillait sans autorisation pour elle.

La décision violait la loi. Elle n’avait embauché que deux travailleurs en situation irrégulière, sans conscience de l’illégalité et sans volonté de violer la loi, et pour une durée de moins de deux ans. La condition du non-respect important et répété de ses obligations n’était pas remplie.

La décision violait le principe de la bonne foi. Il était de nationalité suisse, marié et père de deux enfants, entrepreneur. Il dirigeait sa société simplement en rémunérant convenablement ses employés. Il travaillait pour les autorités publiques et son but était simplement de faire vivre sa famille. Au regard de ces éléments, on comprenait qu’à aucun moment il n’avait eu conscience, et encore moins l’intention, de violer les règles de l’ordre juridique suisse. Concernant E______, les choses étaient parfaitement claires : il avait reçu les confirmations d’autorisation de séjour et de travail provisoires. Concernant D______ et F______, il s’était « simplement moins méfié », avait pensé qu’ils disposaient des mêmes autorisations. Quand, au moment de l’accident, il avait appris que D______ travaillait en situation irrégulière, il ne l’avait pas repris à la fin de sa convalescence. Il avait tout simplement été victime de son manque de connaissances dans le domaine administratif et légal. Il avait en outre été trompé dans la confiance légitime qu’il avait eue en l’autorité qui, au moment des contrôles effectués par la commission paritaire, n’avait « jamais rien relevé ».

La décision violait le principe de la proportionnalité. Les conséquences de la sanction seraient très importantes, voire catastrophiques pour elle. L’aptitude de la sanction n’était « donc pas donnée ». Sa nécessité non plus, dans la mesure où son actionnaire unique avait déjà été sanctionné pénalement « par une amende lourde et un sursis pesant sur lui », de sorte qu’une telle exclusion n’était absolument pas utile. Du point de vue de la proportionnalité au sens étroit, C______ était une personne honnête, qui ne maîtrisait pas la complexité des démarches administratives en matière d’admission d’étrangers et n’avait jamais eu l’intention de violer la loi. Lui infliger la même sanction que d’autres avaient subie pour avoir embauché un grand nombre de travailleurs sans s’acquitter des « taxes », sans cotiser aux assurances et « avec l’intention de la pleine conscience » paraissait totalement déraisonnable et « de loin disproportionné ».

A______ a produit, entre autres, la liste de ses employés, comprenant les noms de E______, D______, C______, F______ et G______, avec la précision manuscrite que ce dernier n’avait jamais commencé à travailler.

b. Le 23 janvier 2025, la PCTN a conclu au rejet du recours, se référant à la motivation de sa décision.

c. La recourante n’a pas répliqué dans le délai imparti au 26 février 2025.

d. Le 4 mars 2025, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1.             Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ ‑ E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 ‑ LPA ‑ E 5 10).

2.             La recourante conclut à titre préalable à la comparution personnelle des parties.

2.1 Tel qu’il est garanti par l’art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101), le droit d’être entendu comprend notamment le droit pour l’intéressé d’offrir des preuves pertinentes, de prendre connaissance du dossier, d’obtenir qu’il soit donné suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à l’administration des preuves essentielles ou à tout le moins de s’exprimer sur son résultat, lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 142 III 48 consid. 4.1.1 ; 140 I 285 consid. 6.3.1). Le droit de faire administrer des preuves n’empêche cependant pas le juge de renoncer à l’administration de certaines preuves offertes et de procéder à une appréciation anticipée de ces dernières, en particulier s’il acquiert la certitude que celles-ci ne l’amèneront pas à modifier son opinion ou si le fait à établir résulte déjà des constatations ressortant du dossier (ATF 145 I 167 consid. 4.1 ; 140 I 285 consid. 6.3.1). Le droit d’être entendu n’implique pas une audition personnelle de l’intéressé, celui-ci devant simplement disposer d’une occasion de se déterminer sur les éléments propres à influer sur l’issue de la cause (art. 41 LPA ; ATF 140 I 68 consid. 9.6 ; arrêts du Tribunal fédéral 1C_83/2019 du 29 janvier 2020 consid. 3.2 ; 2C_236/2019 du 4 juillet 2019 consid. 5.2 ; ATA/484/2020 du 19 mai 2020 consid. 2a et les arrêts cités).

2.2 En l’espèce, la recourante a eu l’occasion de s’exprimer et de produire toute pièce utile devant la PCTN et la chambre de céans. Elle n’expose pas quels éléments utiles à la solution du litige qu’elle n’aurait pu exposer par écrit son audition ou celle de la PCTN seraient susceptibles d’apporter. Il sera vu plus loin que le fait que E______ aurait entrepris dès son arrivée en Suisse les démarches pour obtenir une autorisation de séjour est sans pertinence pour l’issue du litige dès lors qu’il ne bénéficiait pas d’une autorisation durant la période de travail reprochée à la recourante.

Il ne sera pas donné suite à la demande d’audition des parties.

3.             Le recours porte sur le bien-fondé de la décision du 17 octobre 2024 excluant la recourante des marchée publics au niveau communal, cantonal et fédéral pour une durée de 16 mois.

3.1 La LTN est entrée en vigueur le 1er juin 2008.

3.1.1 Dans son message, le Conseil fédéral a relevé que le travail au noir devait être combattu pour des raisons économiques, sociales, juridiques et éthiques ; la lutte contre ce phénomène passait par une politique de répression ; il existait déjà de nombreux instruments législatifs susceptibles de favoriser cette lutte, mais il fallait les compléter avec la loi sur le travail au noir. Le projet de loi prévoyait une série de mesures pour accroître la répression trop lacunaire (Message du Conseil fédéral concernant la loi fédérale contre le travail au noir du 16 janvier 2002, FF 2002 3371, p. 3372). L’emploi clandestin de travailleurs étrangers, en violation des dispositions du droit des étrangers, était une forme de travail au noir (FF 2002 3371, p. 3374).

Outre l’aggravation des sanctions pénales et administratives prévues par les diverses législations topiques, la LTN introduisait une nouvelle mesure répressive, tendant à l’exclusion des procédures d’adjudication des marchés publics (FF 2002 3371 p. 3403 et 3404).

3.1.2 Selon l’art. 13 al. 1 LTN, en cas de condamnation entrée en force d’un employeur pour cause de non-respect important ou répété des obligations en matière d’annonce et d’autorisation prévues dans la législation sur les assurances sociales ou les étrangers, l’autorité cantonale compétente exclut l’employeur concerné des futurs marchés publics au niveau communal, cantonal et fédéral pour cinq ans au plus ; elle peut par ailleurs diminuer de manière appropriée, pour cinq ans au plus, les aides financières qui sont accordées à l’employeur concerné.

Le message du Conseil fédéral relève à propos de cette disposition qu’il s’agit de pouvoir, en cas de violation grave des dispositions légales relatives au travail au noir, prononcer contre l’employeur une exclusion temporaire des procédures d’adjudication de marchés publics ; sont concernés les appels d’offres des collectivités publiques au sens strict, ainsi que ceux d’entreprises concessionnaires, telles que les CFF ou la Poste (FF 2002 3371, p. 3419). Il précise encore que la sanction porte exclusivement sur des adjudications à venir. Il ne serait pas possible (ni juridiquement ni pratiquement) de conférer un effet rétroactif à ce type de décision. Dès lors, tout marché attribué reste acquis à son adjudicataire (FF 2002 3371, p. 3420).

3.1.3 L’art. 13 al. 1 LTN prévoit trois conditions pour le prononcé d’une sanction d’exclusion des futurs marchés publics ou de diminution des aides financières : la condamnation entrée en force d’un employeur ; la cause de cette condamnation, qui doit se limiter au non-respect des obligations en matière d’annonce et d’autorisation prévues dans la législation sur les assurances sociales ou les étrangers ; le caractère important ou répété du non-respect desdites obligations.

3.1.4 Le prononcé d’une condamnation pénale (y compris sous la forme d’une ordonnance pénale au sens des art. 352ss du code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 - CPP - RS 312.0) est la condition nécessaire de la sanction prévue par l’art. 13 al. 1 LTN. Les délits pénaux auxquels l’art. 13 LTN se réfère ne peuvent être que ceux qui visent spécifiquement les employeurs, notamment dans le cadre de la législation sur les étrangers (Guerric RIEDI, Les aspects sociaux des marchés publics, en particulier la protection des travailleurs, in Jean-Baptiste ZUFFEREY/Hubert STOECKLI, Droit des marchés publics, 2016, n. 86).

3.1.5 De jurisprudence constante, l’autorité administrative est en principe liée par les constatations de fait d’un jugement pénal, notamment lorsque celui-ci a été rendu au terme d’une procédure publique ordinaire au cours de laquelle les parties ont été entendues et des témoins interrogés. Si les faits retenus au pénal lient donc en principe l’autorité et le juge administratif, il en va différemment des questions de droit et de l’appréciation juridique à laquelle s’est livrée le juge pénal (arrêt du Tribunal fédéral 1C_202/2018 du 18 septembre 2018 consid. 2.2 ; ATA/712/2021 précité consid. 7a ; ATA/1060/2020 du 27 octobre 2020 consid. 7f).

3.1.6 La LTN ne contient pas de définition de la notion d’employeur. Lorsque le travail au noir intervient au sein d’une personne morale, elle n’indique pas si la notion d’employeur vise la personne morale ou la personne physique qui détient ou contrôle la personne morale en question. Le message de la loi se référant aux « entreprises sous le coup de l’exclusion des marchés publics » et comme, dans le domaine des marchés publics, l’adjudicataire d’un marché public est en règle générale une entreprise, on doit admettre que le destinataire de la sanction d’exclusion prévue par l’art. 13 al. 1 LTN est en principe la personne morale. Cela explique qu’une exclusion des marchés publics prononcée à l’encontre d’une personne morale puisse reposer sur une condamnation pénale infligée au gérant de celle-ci. S’il suffisait d’écarter le gérant de la direction de la société, d’en créer une nouvelle identique dans ses buts et activités, d’en reprendre la clientèle, le carnet de commande et le personnel, pour échapper aux sanctions prévues par l’art. 13 al. 1 LTN, cette norme deviendrait inefficace et le but de la LTN serait détourné (Guerric RIEDI, op. cit., n. 88).

3.1.7 Il ressort des travaux parlementaires que le non-respect des obligations est important par exemple en raison du montant ou du nombre de travailleuses et travailleurs au noir engagés (« sie sind zum Beispiel aufgrund des Betrages oder der angestellten Anzahl Schwarzarbeitnehmerinnen oder Schwarzarbeitnehmer schwerwiegend » ; BO 2005 N p. 696, intervention de Remo GYSIN).

Dans l’interprétation de la notion de « non-respect important » de l’art. 13 al. 1 LTN, le Tribunal fédéral n’ayant pas encore eu à préciser cette notion, la chambre de céans se réfère notamment à la notion de « cas grave » au sens de l’art. 117 al. 1 LEI, lequel punit dans les cas graves, d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, quiconque a, notamment, employé intentionnellement un étranger qui n’est pas autorisé à exercer une activité lucrative en Suisse (ATA/194/2021 du 23 février 2021 consid. 6b ; ATA/213/2017 du 21 février 2017 consid. 9a ; ATA/758/2011 du 13 décembre 2011 consid. 6c ; Guerric RIEDLI, op. cit., n. 91 et 93).

Selon la doctrine, l’existence d’un cas grave au sens de l’art. 117 al. 1 LEI doit se juger à la lumière de l’ensemble des circonstances objectives et subjectives du cas ; il peut y avoir cas grave lorsque l’auteur emploie un grand nombre d’étrangers sans autorisation, lorsqu’il impose des conditions de travail inacceptables ou lorsqu’il profite d’une situation de gêne ou de dépendance pour contraindre l’étranger à travailler (Luzia VETTERLI/Gabriella D’ADDARIO DI PAOLO, in Martina CARONI/Thomas GÄCHTER/Daniela THURNHERR [éd.], Bundesgesetz über die Ausländerinnen und Ausländer [AuG], 2010, n. 11 ad art. 117 LEI ; ATA/194/2021 du 23 février 2021 consid. 6b).

3.1.8 Dans un premier arrêt de 2011, la chambre de céans a considéré que l’emploi au noir d’un seul travailleur pour une durée de moins de deux ans, sans autre transgression de la loi ou de la convention collective de travail, ne relevait pas d’un non-respect important des obligations au sens de l’art. 13 LTN (ATA/758/2011 du 13 décembre 2011).

Dans un second arrêt prononcé en 2017, la chambre administrative a jugé qu’en employant treize personnes sans autorisation de travail pour une durée cumulée de presque quatre ans, une entreprise avait violé de manière grave les obligations prévues par la législation sur les étrangers. Compte tenu du nombre de personnes employées et de la durée d’emploi, une exclusion des marchés publics pour une période de 18 mois n’était pas disproportionnée. Quand bien même l’ordonnance pénale ne retenait pas le cas grave de l’art. 117 al. 1 LEI, cela n’empêchait pas l’application de l’art. 13 LTN, car si la chambre administrative était liée par les faits retenus par l’ordonnance pénale, elle ne l’était pas pour les questions de droit (ATA/213/2017 du 21 février 2017 consid. 9e).

Dans une affaire jugée en 2021, la chambre de céans a constaté que la durée globale d’emploi de deux ressortissants étrangers s’élevait, pendant une période d’une année, à 17 mois et onze jours. Si cette durée rapprochait prima facie les agissements de la recourante de ceux examinés par l’ATA/758/2011, l’engagement successif de deux travailleurs ainsi que le temps écoulé entre les deux engagements réalisaient la condition de la répétition de l’art. 13 al. 1 LTN. La recourante, qui avait compris que le premier employé était dépourvu d’autorisation, avait mesuré le risque auquel son impéritie l’exposait et devait corriger sans attendre sa pratique. En ne le faisant pas et en embauchant un second travailleur sans autorisation, elle avait accru l’importance du non-respect de ses obligations au sens de l’art. 13 al. 1 LTN. Le département avait notamment exclu la société en cause des marchés publics communal, cantonal et fédéral ainsi que de toutes les aides financières cantonales et communales pour une durée de seize mois, sanction qui a été confirmée (ATA/142/2021 du 9 février 2021).

Dans un autre arrêt de 2021 encore, la chambre administrative a retenu que les conditions du prononcé de sanctions au sens de l’art. 13 LTN n’étaient pas remplies et a annulé une décision excluant une société des marchés publics aux niveaux communal, cantonal et fédéral pour une durée de 24 mois. Malgré la gravité des infractions retenues dans l’ordonnance pénale à l’encontre de l’associé gérant, un seul cas de non-respect des obligations pouvait être retenu à l’encontre de la société et cette infraction portait sur une durée relativement courte, soit près de quatre mois jusqu’au dépôt d’une demande d’autorisation (ATA/194/2021 du 23 février 2021).

La chambre de céans a confirmé la décision d’exclusion d'une recourante des marchés publics pour une durée de seize mois. Cette sanction ne paraissait pas disproportionnée eu égard à l’importance de la faute, soit l’engagement de trois travailleurs dépourvus d’autorisation, certes durant une période « d’à tout le moins » trois jours, selon les termes de l’ordonnance pénale, mais en présence d’antécédents judiciaires spécifiques : l’associé de la recourante n’avait pas hésité, moins d’un mois après une condamnation, à employer sur un chantier trois ressortissants démunis d’autorisation de séjour, en tout cas durant trois jours (ATA/812/2022 du 17 août 2022).

La chambre administrative a également confirmé la décision d’exclusion des marchés publics pour une durée de seize mois d'un recourant ayant employé deux personnes dépourvues de permis pour une durée cumulée de 13.5 mois. La sanction n’était pas disproportionnée compte tenu de l’absence d’antécédents et du paiement des charges sociales et nonobstant l’écoulement du temps entre sa détermination et la décision querellée (ATA/930/2024 du 5 août 2024 consid. 3)

Dans un arrêt récent, la chambre administrative a confirmé que l'emploi d'un étranger dépourvu de permis pour une durée d’un peu plus de dix mois devait être qualifié de suffisamment long pour constituer un manquement important. Elle relevait à ce propos que l’arrêt ATA/758/2011 précité de 2011 restait un arrêt isolé, d’une part, et que depuis lors la jurisprudence s’était montrée plus sévère. La durée de l'exclusion a été fixée à dix mois par la chambre de céans (ATA/1348/2024 du 12 novembre 2024 consid. 2.7).

Dans un arrêt encore plus récent, la chambre de céans a jugé que les engagements successifs et le temps écoulé entre ceux-ci réalisaient la condition de la répétition de l’art. 13 al. 1 LTN, étant rappelé que la répétition pouvait consister en la réitération du comportement après une première sanction. La durée du non-respect des conditions d’engagement de l'employé étranger, en l’occurrence de 17 mois, justifiait de qualifier le manquement reproché d’important au vu de la récente jurisprudence (ATA/1497/2024 du 20 décembre 2024 consid. 2.9).

Si le fait pour l’employeur d’imposer des conditions de travail inacceptables ou de profiter d’une situation de gêne ou de dépendance pour contraindre l’étranger à travailler pouvaient être constitutifs d’un cas grave, leur absence est sans effet sur la qualification de cas grave lorsque celle-ci est acquise pour un autre motif (ATA/1497/2024 précité consid. 2.9 ; ATA/1187/2024 du 9 octobre 2024 consid. 2.9).

3.2 Le principe de la proportionnalité, garanti par les art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst., exige qu’une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive (ATF 126 I 219 consid. 2c et les références citées).

Le principe de la proportionnalité se compose ainsi des règles d’aptitude – qui exige que le moyen choisi soit propre à atteindre le but fixé – de nécessité – qui impose qu’entre plusieurs moyens adaptés, l’on choisisse celui qui porte l’atteinte la moins grave aux intérêts privés – et de proportionnalité au sens étroit – qui met en balance les effets de la mesure choisie sur la situation de l’administré et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public (ATF 140 I 218 consid. 6.7.1 ; 136 IV 97 . 5.2.2 ; 135 I 169 consid. 5.6).

3.3 Selon la jurisprudence précitée, ne sont pas disproportionnées : l’exclusion des marchés publics pour une période de 18 mois en raison de l’emploi de 13 personnes pour une durée cumulée de presque quatre ans (ATA/213/2017 précité) ; l’exclusion pour une durée de 16 mois en raison de l’emploi de deux personnes pour une période d’une année pour un total de 17 mois et 11 jours, dès lors que les engagements étaient successifs et que la recourante avait compris que le premier employé était dépourvu d’autorisation, mesuré le risque auquel son impéritie l’exposait et devait corriger sans attendre sa pratique (ATA/142/2021 précité) ; l’exclusion pour une durée de seize mois en raison de l’emploi de trois travailleurs durant une période d’à tout le moins trois jours mais en présence d’antécédents judiciaires spécifiques, soit une récidive peu après une première condamnation (ATA/812/2022 précité) ; l’exclusion pour une durée de seize mois en raison de l’emploi de deux personnes pour un total de 13.5 mois, et ce malgré l’absence d’antécédents, le paiement des charges sociales et l’écoulement du temps (ATA/930/2024 précité).

3.4 Découlant directement de l'art. 9 Cst. et valant pour l'ensemble de l'activité étatique, le principe de la bonne foi protège le citoyen dans la confiance légitime qu'il met dans les assurances reçues des autorités, lorsqu'il a réglé sa conduite d'après des décisions, des déclarations ou un comportement déterminé de celles-ci. Selon la jurisprudence, un renseignement ou une décision erronés de l'administration peuvent obliger celle-ci à consentir à un administré un avantage contraire à la réglementation en vigueur, à condition que l'autorité soit intervenue dans une situation concrète à l'égard de personnes déterminées, qu'elle ait agi ou soit censée avoir agi dans les limites de ses compétences et que l'administré n'ait pas pu se rendre compte immédiatement de l'inexactitude du renseignement obtenu. Il faut encore qu'il se soit fondé sur les assurances ou le comportement dont il se prévaut pour prendre des dispositions auxquelles il ne saurait renoncer sans subir de préjudice, que la réglementation n'ait pas changé depuis le moment où l'assurance a été donnée et que l'intérêt à l'application correcte du droit n'apparaisse pas prépondérant (ATF 143 V 95 consid. 3.6.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_41/2024 du 9 décembre 2024 consid. 4.1).

3.5 La loi sur l'inspection et les relations du travail du 12 mars 2004 (LIRT - J 1 05) définit le rôle et les compétences respectives du département chargé de la surveillance du marché du travail et de l’inspection paritaire des entreprises (ci‑après : l’inspection paritaire) dans les domaines suivants : (a) la prévention des risques professionnels et la promotion de la santé et de la sécurité au travail, (b) les relations du travail et le maintien de la paix sociale, (c) les conditions de travail et prestations sociales en usage à Genève, (d) la collecte de données relatives aux entreprises genevoises et (e) la main-d'œuvre étrangère (art. 1 al. 1 LIRT). L’inspection paritaire peut agir comme instance de contrôle dans les domaines prévus par la présente loi. Elle instruit et traite paritairement les dossiers (art. 2B al. 1 LIRT). Ses inspecteurs peuvent accéder aux locaux et aux installations des entreprises ainsi qu’à tout autre lieu de travail, interroger les travailleurs hors la présence de l’employeur, consulter et se faire remettre tous documents et obtenir tous renseignements nécessaires (art. 2B al. 2 LIRT).

3.6 Selon la recourante, les faits ont été établis incorrectement et la décision est contraire à la loi, subsidiairement aux principes de proportionnalité et de la bonne foi.

3.6.1 La recourante reproche d’abord à la PCTN de s’être fondée sur sa seule condamnation pénale, en violation de la « maxime d’instruction ».

Il a été vu plus haut que la jurisprudence prévoit que l’autorité et le juge administratifs sont en principe liés par les constatations de fait d’un jugement pénal. En l’occurrence, l’associé-gérant de la recourante a été condamné par une ordonnance pénale à laquelle il n’a pas fait opposition et qui est entrée en force. À cela s’ajoute que c’était la PCTN qui avait dénoncé les agissements de la recourante au Ministère public, après avoir conduit une enquête, durant laquelle l’associé-gérant de la recourante avait signé trois procès-verbaux dans lesquels il admettait avoir engagé des travailleurs dépourvus d’autorisations.

Le grief sera écarté.

3.6.2 La recourante reproche ensuite à la PCTN d’avoir retenu qu’il avait employé E______ alors que celui-ci disposait d’une autorisation provisoire.

Or, il n’est pas contesté que E______ avait travaillé pour la recourante entre le 1er juillet 2021 et le 5 septembre 2022. Ce n’est que le 14 septembre 2022 que l’OCPM a indiqué à E______ qu’il était autorisé à travailler sur le territoire du canton jusqu’à droit connu sur sa demande d’autorisation de séjour. Cette décision n’était valable que pour l’avenir, ce qui n’a pu échapper à la recourante. En outre, ce n’est que le 16 septembre 2022 que la recourante a formé pour E______ une demande d’autorisation de séjour avec activité lucrative auprès de l’OCPM. La recourante ne peut ainsi soutenir que E______ disposait d’une autorisation de travailler durant la période retenue à sa charge par le Ministère public et la PCTN.

Le grief sera écarté.

3.6.3 La recourante reproche à la PCTN d’avoir retenu contre elle l’emploi de trois travailleurs dépourvus d’autorisation.

Il a été vu au considérant précédent que tel était bien le cas, E______ étant dépourvu d’autorisation durant la période prise en compte pour la sanction.

Le grief sera écarté.

3.6.4 La recourante soutient que son comportement ne remplirait pas la condition du non-respect important et répété de ses obligations.

En l’espèce, la recourante a employé D______ entre le 12 octobre 2020 et le 6 mai 2022, E______ entre le 1er juillet 2021 et le 5 septembre 2022 et F______ entre le 1er mars et le 6 septembre 2022, soit trois travailleurs pour une durée totale de 38.5 mois sur une période d’un peu moins de deux ans.

Ces circonstances sont semblables aux cas dans lesquels la jurisprudence récente a admis le non-respect important et répété des obligations de l’employeur (ATA/1497/2024, ATA/1348/2024, ATA/930/2024 et ATA/812/2022 précités).

Le grief sera écarté.

3.6.5 La recourante soutient qu’elle ignorait le statut de ses travailleurs et les exigences en matière de main-d’œuvre étrangère.

Cette affirmation n’est ni démontrée ni même crédible, s’agissant d’une société active dans la construction, soit un domaine où la question de l’emploi de la main‑d’œuvre étrangère et du statut légal de cette dernière fait l’objet d’un intense débat public depuis des décennies.

Cela étant, la recourante se prévaut par ailleurs d’avoir satisfait à toutes ses obligations légales en matière d’assurance-accidents, d’assurance et de prévoyance vieillesse et invalidité et de salaires. Elle fait valoir des contrôles de l’inspection paritaire. Enfin, la liste de ses employés compte une rubrique « permis » mentionnant « attestation », « gris », « suisse » et « attente permis G ». Il s’agit là d’autant de preuves, s’il en fallait, que la recourante n’ignorait pas la réglementation en matière de droit du travail.

3.6.6 La recourante se plaint que la décision viole le principe de la proportionnalité.

Elle ne détaille pas les conséquences de la sanction sur son activité, et en particulier n’allègue pas clairement ni ne documente qu’elle participerait à des marchés publics ni quels effets la non-participation à des marchés publics durant 16 mois aurait sur sa viabilité économique.

Cela étant, l’art. 13 LTN ne prévoit pas d’autre sanction, et la recourante ne soutient pas qu’elle bénéficierait de subventions publiques. Ce nonobstant, l’exclusion des marchés publics apparaît apte à atteindre en l’espèce le but d’intérêt public de lutter contre le travail au noir, et aucune mesure moins incisive qu’une sanction ne paraît à même d’atteindre ce but – étant observé que la recourante soutient n’avoir commis aucune infraction et ignorer la réglementation applicable.

Sous l’angle de la proportionnalité au sens étroit, il doit être tenu compte de ce que tout l’effectif de la recourante – à l’exception de son associé-gérant, de nationalité suisse – était dépourvu d’autorisation de travail, selon la liste que celle-ci a produite. Les trois travailleurs engagés sans permis ont en outre travaillé 38.5 mois au total sur une période d’un peu moins de deux ans.

Le fait que la recourante ait respecté le salaire minimum et l’obligation d’assurer ses travailleurs n’atténue pas sa faute consistant à avoir employé sans autorisation des travailleurs et est donc sans effet la nature et la quotité de la sanction (ATA/1497/2024 précité consid. 2.9 ; ATA/1187/2024 précité consid. 2.9).

La durée de la sanction, de 16 mois, paraît ainsi proportionnée à la faute et conforme à la jurisprudence récente (ATA/1348/2024, ATA/930/2024 et ATA/812/2022 précités).

Le grief sera écarté.

3.6.7 La recourante se plaint de la violation du principe de la bonne foi. Elle fait valoir que lors de contrôles de l’inspection paritaire, aucune remarque ne lui aurait été faite sur le statut en droit des étrangers de ses travailleurs.

La recourante ne démontre ni ne documente avoir fait l’objet de contrôles de l’inspection paritaire. Cela étant, si de tels contrôles avaient eu lieu, la recourante n’établit pas qu’ils auraient porté sur le statut en droit des étrangers de ses employés – étant rappelé que les contrôles de l’inspection paritaire portent sur plusieurs aspects de la relation de travail, dont notamment la prévention des risques professionnels et la promotion de la santé et de la sécurité au travail, les relations du travail et le maintien de la paix sociale et les conditions de travail et prestations sociales en usage à Genève (art. 1 al. 1 LIRT).

La recourante n’établit pas non plus que des assurances lui auraient été données quant au statut de ses travailleurs et l’absence de sanctions. Dans les circonstances invoquées par la recourante, le silence des autorités n’aurait en toute hypothèse pu être interprété par elle de bonne foi comme comportant des garanties.

Le grief sera écarté.

Entièrement mal fondé, le recours sera rejeté.

4.             Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 500.- sera mis à la charge de la recourante, qui succombe (art. 87 al. 1 LPA) et aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 18 novembre 2024 par A______ Sàrl contre la décision de la direction de la police du commerce et de lutte contre le travail au noir du 17 octobre 2024 ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 500.- à la charge de A______ Sàrl;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité ;

dit que, conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession de la recourante, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Me Alain MISEREZ, avocat de la recourante, ainsi qu'à direction de la police du commerce et de lutte contre le travail au noir.

Siégeant : Claudio MASCOTTO, président, Florence KRAUSKOPF, Jean-Marc VERNIORY, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière :

 

 

B.SPECKER

 

 

le président siégeant :

 

 

C. MASCOTTO

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :