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Décisions | Chambre civile

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C/18296/2019

ACJC/1125/2022 du 13.09.2022 ( IUO ) , REJETE

Recours TF déposé le 17.10.2022, rendu le 11.05.2023, CONFIRME, 4A_458/2022
Recours TF déposé le 17.09.2022, 4A_458/2022
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/18296/2019 ACJC/1125/2022

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

du MARDI 13 septembre 2022

 

Entre

A______ SA, sise ______ [GE], demanderesse et défenderesse renconventionnelle, comparant par Me David RAEDLER, avocat, Etude HDC, avenue Auguste Tissot 2 bis, case postale 851, 1001 Lausanne, en l'Étude duquel elle fait élection de domicile,

et

B______ LTD, sise p.o. Me C______, avocate, ______ (Danemark), défenderesse et demanderesse reconventionnelle, comparant par Me Anne-Virginie LA SPADA-GAIDE, avocate, BMG Avocats, avenue de Champel 8C, case postale 385, 1211 Genève 12, en l'Étude de laquelle elle fait élection de domicile.

 


EN FAIT

A. a. A______ SA (anciennement A______ SARL) est une société anonyme inscrite au Registre du commerce genevois qui a pour but la fourniture de services internet, de réalisations graphiques et d'applications mobiles.

b. B______ LTD est une société juridiquement constituée aux Bahamas, créée en 2012.

B______ LTD exploite notamment les sites internet "B______.COM" et "D______.COM" (ou "E______.COM").

c. En 2007, B______ LTD a lancé "F______", une application permettant l'organisation et la gestion de tâches multiples.

A______ SA a souscrit un abonnement à cette application en juin 2014.

d. B______ LTD a par la suite entrepris le développement d'une nouvelle application, qu'elle a appelée "D______", permettant de gérer des conversations et des échanges d'informations au sein d'une équipe et visant en particulier les équipes en télétravail.

Le 28 janvier 2016, B______ LTD a déposé la marque "D______" aux Etats-Unis d'Amérique en lien avec les services suivants de la classe 42 : "Platform as a service (PAAS) featuring computer and mobile software platforms for use in enabling and faciliting group communication with threaded postings, memoranda and instant messaging, file sharing, calendar synchronization, and integrations with external software and/or service providers" (soit en français : "Plate-forme en tant que service (PAAS) comprenant des plateformes de logiciels informatiques et mobiles destinées à permettre et à faciliter la communication de groupe avec des messages en fil de discussion, des mémorandum et des messages instantanés, le partage de fichiers, la synchronisation de calendriers et les intégrations avec des logiciels et/ou des fournisseurs de services externes").

A teneur de l'extrait du registre des marques américain relatif à la marque "D______" no. 1______, ladite marque a été utilisée le 17 janvier 2017 pour la première fois dans le commerce.

Il est admis que l'application "D______" a fait l'objet d'un lancement officiel public en juin 2017.

Une capture d'écran du site "E______.COM" effectuée le 12 mai 2017 au moyen du moteur d'archives G______ montre la présentation de l'application "D______".

Il ressort de plusieurs publications (extrait du site H______.COM relayant une présentation de "D______" mise en ligne le 24 janvier 2017, extraits des sites I______.COM et J______.COM du 21 juin 2017) qu'une version test ("beta") de l'application a été lancée en janvier 2017.

e. L'application "D______" est accessible et utilisable de trois manières différentes : téléchargement sur des appareils mobiles fonctionnant sous les systèmes d'exploitation iOS et Android (1), ou sur des ordinateurs disposant des systèmes d'exploitation macOS, Windows et Linux depuis le site internet "D______.COM" (2) ou encore directement sur le site internet "D______.COM" en tant qu'application web sans qu'il soit nécessaire de procéder à un téléchargement (3).

Aucun système de "geoblocking" ou autre forme de restriction sur un territoire n'est intégré à l'application "D______" téléchargeable depuis le site internet (2) ou accessible directement en tant qu’application web (3). L’application n'est en revanche plus accessible sur l'AppStore d'Apple (pour iOS) et sur le store GooglePlay (pour Android) (1) depuis la Suisse depuis le 18 mai 2018 (cf. infra let. j).

f. Le site internet "D______.COM", accessible sans restriction depuis la Suisse, est disponible dans dix-huit langues différentes, dont l'anglais, l'allemand, l'espagnol, le français, l'italien ou le néerlandais. La langue du site internet est, par défaut, celle que l'internaute a choisie comme langue d'affichage des pages web dans son navigateur. B______ LTD a allégué que l'Europe représentait un marché important pour elle et que la France, l'Allemagne et l'Italie étaient – en termes de population – les trois plus importants Etats membres de l'Union européenne, raison pour laquelle son site internet était présenté notamment dans ces trois langues.

Les prix affichés sont exprimés en dollars américains ainsi que dans dix autres monnaies, qui n'incluent pas le franc suisse.

Pour créer un compte sur ce site internet, il est possible de fixer le fuseau horaire utilisé sur celui de Berne et d'indiquer un numéro de téléphone suisse. Le paiement d'un abonnement nécessite d'inscrire un numéro de carte de crédit.

Aucune bannière ni aucune référence à une éventuelle restriction d'accès depuis la Suisse n'apparaît sur le site internet en question.

g.a Le 10 décembre 2013, A______ SA a conclu un contrat intitulé "contrat de cession de droit et marque" avec K______. Il en résulte que le précité était le propriétaire intellectuel et légal de la solution commercialisée depuis 2007 qu'il souhaitait "revendre"; il assurait qu'il était le seul bénéficiaire des droits légaux sur les solutions "L______" et sur la base logicielle "D______".

A teneur d'un communiqué de presse du 27 novembre 2007, l'outil "L______" avait été créé en novembre 2007 par K______.

Il est admis que K______ n'était au bénéfice d'aucun enregistrement des marques "L______" ou "D______" à la date de signature du contrat précité.

g.b En Suisse, A______ SA est titulaire de la marque "D______" (n° 2______), enregistrée le 2 novembre 2017 auprès de l'Institut fédéral de Propriété Intellectuelle pour les classes de Nice 9 et 42, soit, s'agissant de la première catégorie : des logiciels; applications logicielles informatiques téléchargeables; logiciel téléchargeable via smartphones, téléphones mobiles, terminaux mobiles ou autres applications d'ordinateurs portables et de bureau; logiciels d'intégration d'applications et de bases de données; logiciels de conception/fabrication assistées par ordinateur; logiciels de communication; logiciels de commerce électronique permettant aux utilisateurs d'effectuer des transactions commerciales par voie électronique par le biais d'un réseau informatique mondial; logiciels de bio-informatique; logiciels d'application.

Elle a sollicité cette inscription le 15 mai 2017.

g.c A______ SA allègue qu'elle utilisait la marque "D______" en 2013 déjà.

Une capture d'écran du site internet www.A______.ch effectuée le 29 décembre 2014 au moyen du moteur d'archives G______ montre ce qui suit : "Nous concevons de redoutables [sic] sites internet. Ceux-ci sont propulsés par un puissant framework (D______) et tous munis d'une interface de gestion de contenu personnalisée (M______)". Le terme "D______" n'apparait pas dans les extraits de site internet datés des 22 avril 2015, 8 novembre 2016, 18 mars 2018 et 9 janvier 2020, tels qu'enregistrés par le moteur d'archives.

A______ SA a produit des documents internes non datés et un courriel caviardé (seul un paragraphe titré "au sujet de notre technologie" et les trois premières lignes du paragraphe concernant les "possibilités" sont lisibles) qu'elle a qualifiés d'extraits de proposition commerciale, d'appel d'offres et d'offre de conception. A teneur de ces pièces, "D______" constitue le "framework web", "orienté MVC (Model View Controller)" et développé avec la technologie "open source PHP". A______ SA l'utiliserait pour construire des applications web, des interfaces de back-office et les webservices nécessaires au fonctionnement de leurs applications mobiles.

A______ SA a allégué qu'un client pouvait obtenir une licence d'utilisation sur le produit "D______".

g.d A______ SA est également titulaire de la marque "A______ " (n° 3______) et d'une marque figurative reprenant son logo (n° 4______) depuis le 15 mai 2017 (pour les classes de Nice 9 et 42) ainsi que d'une autre marque figurative liée à l'appellation "N______" depuis le 18 mai 2017 (pour la classe de Nice 9).

h. Le 12 décembre 2017, A______ SA a déposé une plainte auprès d'Apple en lien avec l'utilisation de la marque "D______" par B______ LTD au travers de son application, disponible sur l’AppStore.

S'en sont suivis des échanges entre les parties et Apple.

Le 3 janvier 2018, B______ LTD a porté à la connaissance d'Apple et de A______ SA qu’elle avait procédé à l’enregistrement de la marque "D______" aux Etats-Unis d’Amérique. A______ SA a alors précisé que sa plainte concernait l'Union européenne et la Suisse, où elle utilisait le signe "D______" ("the sign D______") pour des services de communication depuis 2010.

Dans le cadre desdits échanges, A______ SA a exposé que son produit "D______" était utilisé par de nombreuses sociétés pour des services de communication dans le secteur public, comme cela pouvait être vérifié sur son site internet au travers du moteur de recherche G______.

Par courriel du 8 mars 2018, B______ LTD a proposé d’acquérir les droits de A______ SA sur sa marque en Suisse. A______ SA a articulé un prix de 220'000 euros, lequel couvrait, selon elle, la vente de sa marque en Suisse ainsi que son droit prioritaire en Europe ("implies the sale of our brand in Switzerland and our right of priority in Europe").

A______ SA a déclaré devant la Cour de justice que ce montant avait été fixé en tenant compte de la valeur de la cession du capital-actions opérée en 2013 en échange des droits concédés par K______ et de tous les investissements consentis depuis lors.

B______ LTD, considérant ce prix disproportionné, a répondu qu'elle n'était pas disposée à offrir plus de 5'000 euros. A______ SA a refusé cette proposition.

Par courriel du 3 mai 2018, A______ SA a invité Apple à retirer l'application litigieuse de l'AppStore suisse compte tenu de l'échec des discussions menées entre les parties.

i. En parallèle, B______ LTD et A______ SA ont déposé une demande d'inscription de la marque "D______" pour l'Union européenne en avril 2018.

Considérant que B______ LTD jouissait d'un droit prioritaire sur ladite marque, A______ SA a limité la liste des produits et services visés par sa demande pour en exclure, par requête du 10 septembre 2018, les logiciels ou applications permettant "des communications aisées et interactives dans des environnements personnels et professionnels ainsi que sur le lieu de travail".

Selon A______ SA, cette limitation excluait toute atteinte aux droits de marque de B______ LTD au sein de l'Union européenne.

B______ LTD a allégué que le dépôt de la marque en Europe en 2018 suivait un processus logique de développement : elle avait d'abord déposé la marque aux Etats-Unis d'Amérique, puis avait acheté le nom de domaine ".com". Vu les moyens déjà mis en place pour le marché américain, il était cohérent de le faire également pour l'Europe qui représentait un marché important.

j. Le 18 mai 2018, Apple a retiré l'application "D______" de l'AppStore.

Après une intervention de B______ LTD, l'application litigieuse a été réintroduite sur l'AppStore, à l'exclusion du marché suisse, après quelques jours.

B______ LTD a supprimé l'application litigieuse du store GooglePlay pour la Suisse.

k. Des échanges entre les parties ont eu lieu par la suite, sans qu'un accord ne soit trouvé.

B. a. Par acte expédié le 12 août 2019 à la Cour de justice, A______ SA a formé une demande en protection de la marque à l'encontre de B______ LTD.

Elle a conclu, sous suite de frais judiciaires et dépens, à ce qu'il soit fait interdiction à B______ LTD, sous la menace de la peine d'amende prévue à l'art. 292 CP en cas d'insoumission à une décision de l'autorité, de faire usage de la marque verbale "D______" en Suisse par tout moyen et média, et d'offrir ou mettre autrement sur le marché en Suisse, de toute manière et par tout moyen, tout produit, service ou prestation de la marque verbale "D______", y compris par tout site internet accessible depuis la Suisse, et à ce qu'il lui soit ordonné, sous la menace de la peine d'amende prévue à l'art. 292 CP en cas d'insoumission à une décision de l'autorité, de bloquer toute utilisation de l'application web et mobile "D______" en Suisse, notamment par l'installation d'un système de "geoblocking", ainsi que la consultation et l'utilisation du site web et application web hébergés sous l'URL "www.D______.com", à tout utilisateur situé en Suisse, d'empêcher l'utilisation de toute application mobile et web sous la marque "D______" en Suisse, y compris toute application ayant déjà été téléchargée au moment de l'entrée en force du jugement, d'inscrire la mention suivante dans les conditions d'utilisateur de l'application web et mobile "D______" (disponibles sur le site web "https://D______.com/terms") entre les paragraphes "1. Merci d'avoir choisi D______" et "2. Protection de la vie privée" : "2 [nouveau] Interdiction territoriale d'utilisation. L'utilisation du service en Suisse, quelle qu'en soit la forme, est interdite" et (cas échéant traduite dans la langue utilisée) dans toutes les versions des conditions d'utilisateur de l'application "D______" existantes et à venir, disponibles sur tout site internet et/ou toute plateforme mobile offrant l'application "D______".

A______ SA a fait valoir qu'elle était titulaire de tous les droits liés à la marque "D______" en Suisse pour les classes de Nice 9 et 42 et que, par conséquent, l'utilisation de la marque faite par B______ LTD pour individualiser son application telle que disponible en Suisse violait ses droits. Le site internet litigieux était accessible depuis la Suisse, sans qu'aucun système de "geoblocking" ou tout autre forme de restriction territoriale ne soit appliqué et aucune référence ni mention n'était faite sur le site internet quant à l'exclusion d'utilisation qui s'appliquerait au territoire suisse. Selon A______ SA, plusieurs éléments caractéristiques du site internet amenaient à considérer qu'il ciblait les consommateurs suisses (accessibles dans les trois langues nationales, aucune restriction territoriale et prix affichés en dollars américains, indépendamment du lieu de connexion de l'utilisateur).

A______ SA a affirmé qu'elle mettait en avant le produit "D______" depuis 2013; ce produit, qui constituait un argument marketing et de vente important, lui permettait de se distinguer de certains de ses concurrents. Elle avait cessé d'en faire la promotion car B______ LTD utilisait cette marque en Suisse. Elle avait dès lors renoncé à l'utilisation de "D______" pour des applications qu'elle avait développées, en créant d'autres marques. L'accessibilité de "D______" depuis la Suisse avait ainsi pour effet de la bloquer économiquement et limitait l'utilisation de sa marque.

b. Le 14 janvier 2020, B______ LTD a conclu à l'irrecevabilité de la demande formée par A______ SA et subsidiairement au rejet de celle-ci.

Elle a formé une demande reconventionnelle, concluant à ce que la nullité de la marque "D______" n° 2______ soit constatée et à ce que la radiation de ladite marque soit ordonnée.

Elle a contesté la compétence des tribunaux suisses s'agissant de la demande formée par A______ SA, faute de violation de droits de propriété intellectuelle produisant des effets en Suisse. Elle a fait valoir que le site à partir duquel elle commercialisait l'application litigieuse ne visait pas le consommateur suisse, qu'elle n'effectuait aucune publicité ni aucun marketing en Suisse, que le franc suisse n'était pas une monnaie utilisée pour l'affichage des prix et que son site était disponible dans dix-huit langues.

Selon elle, A______ SA n'utilisait pas la marque "D______" lorsqu'elle avait procédé à son enregistrement en Suisse et ne l'avait fait qu'après avoir eu connaissance de l'application litigieuse dans le but de lui vendre sa marque à un prix largement supérieur à sa valeur. Le dépôt de la marque "D______" par A______ SA était donc frauduleux puisqu'effectué en vue d'obtenir une compensation ou un autre avantage d'un concurrent, et donc nul, ce qui devait conduire à sa radiation du registre des marques.

c. A______ SA a conclu au déboutement de B______ LTD des fins de ses conclusions sur demande reconventionnelle.

d. Les parties ont répliqué et dupliqué, persistant dans leurs conclusions respectives.

e. Dans son acte du 15 juin 2020, intitulé "déterminations et duplique sur demande reconventionnelle", A______ SA a formé des allégués (172 à 186) portant sur des liens existants entre O______ et la Suisse, sur le système P______ et sur le fait que B______ LTD viserait directement les consommateurs en Suisse par ses publications. Ces allégués ont été déclarés irrecevables par la Cour par arrêt ACJC/716/2021 du 27 mai 2021.

f. Le 22 juin 2022, les parties ont plaidé, persistant dans leurs conclusions respectives.

A l'issue de l'audience, la Cour a gardé la cause à juger.

EN DROIT

1. 1.1 Aux termes des art. 5 al. 1 let. a CPC et 120 al. 1 let. a LOJ, la Chambre civile de la Cour de justice connaît en instance unique des litiges portant sur des droits de propriété intellectuelle, y compris en matière de nullité, de titularité et de licences d’exploitation ainsi que de transfert et de violation de tels droits. Il s’agit de litiges résultant notamment de l’application de la loi sur la protection des marques (LPM).

En l'occurrence, la demanderesse fonde ses conclusions sur la loi sur les marques (LPM), de sorte que la compétence ratione materiae de la Cour est donnée.

1.2 Reste à déterminer si la Cour est également compétente à raison du lieu.

1.2.1 L’intimée ayant son siège au Bahamas, Etat avec lequel la Suisse n’a conclu aucune convention internationale en matière de compétence judiciaire, c’est au regard de la loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 (LDIP – RS 291) que la compétence des autorités judiciaires suisses doit s’apprécier (art. 2 CPC ; art. 4 al. 1 let. a LDIP).

La présente action est fondée sur la violation alléguée par la défenderesse du droit à la marque D______, dont la demanderesse est titulaire, et tend à obtenir la cessation du trouble résultant de cette violation. Elle tombe donc dans le champ d’application de l’art. 109 al. 2 LDIP qui, pour les actions portant sur la violation de droits de propriété intellectuelle, institue, à côté du for du domicile (ou de la résidence habituelle) du défendeur, une compétence en faveur des "tribunaux suisses du lieu de l’acte ou du résultat", lequel correspond au lieu où le droit de propriété intellectuelle a été violé, c’est-à-dire tant au lieu de la commission de l’acte de contrefaçon qu’à celui de son résultat (Ducor, Commentaire romand, LDIP, 2011, n. 33 ad art 109 LDIP et les références citées).

Lors d’actions portant sur la violation de droits de propriété intellectuelle, il est très fréquent que le défendeur invoque pour sa défense la nullité du droit litigieux par voie d’action (demande reconventionnelle) ou par voie d’exception (défense au fond). Ces situations ne posent pas de problème de compétence internationale lorsque le droit litigieux est un droit de propriété intellectuelle suisse, puisque la compétence internationale des tribunaux suisses pour cette question est donnée par l’art. 109 al. 1 LDIP ("tribunaux suisses du domicile du défendeur"). En tout état, les deux actions étant dans un rapport de connexité car elles concernent le même objet, le for de reconvention (art. 8 LDIP) devrait ainsi être applicable, ce qui serait conforme à la lettre de la loi et au principe de l’économie de procédure (Ducor, op. cit., n. 16 et 24 ad art. 109 LDIP).

En matière d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle par le biais d’un site internet, la compétence des tribunaux suisses, au titre de lieu de résultat de la violation, pourrait, théoriquement, être invoquée dès que l’accès au site litigieux est possible depuis la Suisse, ce qui sera en principe toujours le cas. Dans un arrêt rendu en 2007 (arrêt du Tribunal fédéral 4C.341/2005 du 6 mars 2007 consid. 4.1 et 4.2), qui examine la compétence des tribunaux suisses à la lumière de l’art. 5 ch. 3 de la Convention de Lugano, laquelle instaure un for, en matière délictuelle notamment, au lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, le Tribunal fédéral a toutefois laissé ouverte la question de savoir si cette simple accessibilité d’un site internet depuis la Suisse ("accessible conformément à sa finalité") suffisait à fonder un for au lieu de l’acte ou du résultat prévu par l’art. 109 al. 2 deuxième phrase LDIP.

La doctrine préconise d’exiger un critère de rattachement supplémentaire, tel par exemple une publicité spécialement destinée à la Suisse, le domaine de pays de premier niveau tel que ".ch ", la langue utilisée, le marché visé par le site internet, l’offre géographique de produits (Ducor, op. cit., n. 39 ad art. 109 LDIP ; Muhlstein, Droit des marques sur internet et droit international privé, in Bulletin CEDIDAC n°87, 2019 ; Fellrath, Compétence internationale en matière d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle sur Internet, 2017, n. 966 ; Dutoit, Droit international privé suisse, 2016, p. 465).

La compétence des autorités du for est à tout le moins fondée lorsque le site internet entretient des liens plus étroits avec le territoire suisse que sa simple accessibilité. Cette tendance se dessine tant dans l’interprétation de la Convention de Lugano que dans celle de la LDIP. La jurisprudence suisse, soutenue par la doctrine, se rapproche de la tendance générale des Etats européens qui avaient renoncé au principe de l’accessibilité pour exiger un lien plus étroit avec le for (Fellrath, op. cit., n. 1013-1014).

Bien que la Suisse ne soit pas directement liée par les décisions de la Cour de justice européenne, le Tribunal fédéral s’est déjà, à maintes reprises, référé à la jurisprudence de celle-ci en vue d’interpréter la Convention de Lugano. Cela étant, l’approche suisse en la matière va à l’encontre des principes dégagés par la Cour de justice européenne qui consacre définitivement le principe de l’accessibilité (Fellrath, op. cit., n-933-934 et 1013-1014).

L’art. 109 al. 2 LDIP détermine non seulement la compétence internationale des tribunaux suisses mais également, si cette compétence est admise, le for en Suisse (Ducor, op. cit, n. 1 ad art. 109 LDIP; Fellrath, op. cit., n. 1023 ; arrêt du Tribunal fédéral 4A_146/2010 du 2 juin 2010 consid. 4.1). A cet égard, si, sur le plan interne, le lieu de l’acte ou du résultat est susceptible de fonder la compétence de plusieurs tribunaux, on admet que la partie demanderesse puisse choisir librement entre eux le for de son action (Ducor, op. cit., n. 37 ad art. 109 LDIP).

1.2.2 Les parties s’opposent sur la question de savoir s’il y a lieu de tenir compte de la jurisprudence européenne en la matière, selon laquelle la seule accessibilité du site internet depuis un pays suffirait à fonder un for, sans qu’un lien de rattachement supplémentaire soit requis. Cette question peut toutefois demeurer indécise, dans la mesure où un lien plus étroit avec la Suisse peut, quoi qu’il en soit, être admis.

En effet, il est constant que le site internet litigieux peut être consulté depuis la Suisse. S’il est vrai que les prix sont affichés dans plusieurs monnaies locales, qui n’incluent pas le franc suisse, les autres éléments laissent penser que le site litigieux vise aussi mais non exhaustivement le marché suisse. En effet, le site internet est accessible dans plusieurs langues, dont les trois langues nationales et, au moment de la création d’un compte, il existe la possibilité de fixer le fuseau horaire sur celui de Berne, sachant qu'il s'agit du même qui prévaut en France, en Allemagne ou en Italie, pays que la défenderesse a admis cibler entre autres, ainsi que d’indiquer un numéro de téléphone suisse.

La compétence des autorités judiciaires suisses sera ainsi admise en application de l’art. 109 al. 2 LDIP, dès lors que non seulement le site internet litigieux était accessible depuis la Suisse mais qu’en outre son contenu visait spécifiquement – mais non exclusivement – le consommateur suisse. L’exigence d’un lien de rattachement supplémentaire est ainsi remplie.

L’application "D______", proposée en téléchargement sur les plateformes de l’AppStore et de GooglePlay, n’est plus disponible au téléchargement à partir de la Suisse depuis mai 2018. Les autorités judiciaires suisses ne sont dès lors pas compétentes pour connaître du litige en ce qui la concerne.

Les considérations qui précèdent s’appliquent mutatis mutandis à la compétence à raison du lieu des autorités judiciaires genevoises, au titre de tribunaux du lieu de l’acte ou du résultat : la Cour de céans est donc compétente ratione loci pour connaître de la présente action.

1.3 La demande respecte, pour le surplus, les exigences de forme prévues aux art. 130 ss et 221 ss CPC, de sorte qu'elle est recevable.

1.4 Les autorités judiciaires genevoises sont compétentes pour connaître de la demande reconventionnelle formée par la défenderesse, tendant à la constatation de la nullité de la marque dont la demanderesse est titulaire en Suisse et à la radiation de ladite marque (art. 5 al. 1 let. a CPC; 120 al. 1 let. a LOJ ; art. 8 et 109 al. 1 LDIP).

La demande reconventionnelle, qui remplit les exigences de forme prévues aux art. 130 ss et 221 CCP et est également soumise à la procédure ordinaire (cf. art. 224 al. 1 CPC, infra let. 1.6), est donc recevable.

1.5 La protection de droits de propriété intellectuelle étant revendiquée en Suisse, au sujet de droits enregistrés en Suisse, le droit suisse est applicable, ce qui n'est pas contesté (art. 110 al. 1 LDIP).

1.6 La procédure ordinaire s’applique aux litiges pour lesquels est compétente une instance unique au sens des art. 5 et 8 CPC (art. 243 al. 3 CPC).

La maxime des débats et la maxime de disposition s’appliquent (art. 55 al. 1 et 58 al. 1 CPC).

2. La demanderesse soutient que la défenderesse violerait son droit à la marque en commercialisant une application "D______" depuis son site internet du même nom, accessible depuis la Suisse.

2.1.1 La marque, qui peut notamment revêtir la forme d’un ou de plusieurs mots (art. 1 al. 2 LPM), a une fonction de différenciation, dans l’intérêt de l’entreprise. Selon la jurisprudence, son rôle est de distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises ; son but est d’individualiser les prestations ainsi désignées et de les différencier des autres, de telle sorte que le consommateur puisse retrouver, dans l’abondance de l’offre, un produit ou un service qu’il apprécie (art. 1 al. 1 LPM ; ATF 122 III 382 consid. 1 ; 122 III 469 consid. 5f ;
119 II 473 consid. 2c).

Pour être protégée par la LPM, une marque doit en principe être enregistrée dans le registre des marques (art. 5 LPM), avec l'indication des produits et/ou des services auxquels elle se rapporte (Tissot/Reusser, Propriété intellectuelle, 2019, n. 315).

Pour qu'une marque déploie ses effets, il ne suffit pas qu'elle soit enregistrée. Il est nécessaire qu'elle soit en outre utilisée en relation avec les produits ou les services enregistrés selon l'art. 11 al. 1 LPM, soit à titre de marque (Tissot/Reusser, op. cit., n. 388). L'usage pour d'autres produits ou services que ceux figurant au registre, fussent-ils similaires, ne permet pas de maintenir le droit. Pour déterminer si les produits ou les services en relation avec lesquels la marque est utilisée figurent sur la liste enregistrée, on se fondera en premier lieu sur la Classification de Nice, en prenant en considération les révisions et modifications dont elle a fait l'objet. On tiendra aussi compte du langage courant ou de la terminologie utilisée dans le secteur économique concerné (Meier, Commentaire romand, Propriété intellectuelle, 2013, n. 23-24 ad art 11 LPM).

L'usage doit par ailleurs se rapporter à des produits ou des services principaux du titulaire, et une utilisation en relation avec des produits ou des services auxiliaires ne valide pas le droit à la marque pour de tels produits ou services (Tissot/Reusser, op. cit., n. 390). Toutefois, les produits ou les services qui, bien qu'accessoires aux produits ou services principaux, sont offerts à titre onéreux ne peuvent plus être considérés, sous réserve des situations dans lesquelles la contrepartie ne serait que symbolique, comme des produits ou services auxiliaires (arrêt du Tribunal fédéral 4A_257/2014 du 29 septembre 2014 consid. 3.3).

2.1.2 Pour que le titulaire puisse invoquer une violation de son droit exclusif sur sa marque, l'usage qu'il en fait doit satisfaire à deux conditions préalables (Gilliéron, Commentaire romand, Propriété intellectuelle, 2013, n. 10 ad art. 13 LPM).

L'usage de la marque doit tout d'abord avoir lieu sur le marché. Tel n'est pas le cas d'un usage privé auquel doit être assimilé un usage interne à l'entreprise ou au sein d'un groupe, qui n'implique aucune offre concrète de prestations sur le marché visant à satisfaire une demande de la part de tiers. Aussi longtemps que l'usage demeure interne, il n'y a pas de risque de confusion possible faute d'offre sur le marché des prestations considérées (Gilliéron, op. cit., n. 10-15 ad art. 13 LPM).

Le fait que la marque soit utilisée sur le marché sans l'accord du titulaire ne lui permet pas encore d'invoquer une violation de son droit. Il faut encore que la marque soit utilisée par le tiers comme signe distinctif (Gilliéron, op. cit., n. 15 ad art. 13 LPM).

2.1.3 Le droit à la marque confère au titulaire le droit exclusif de faire usage de la marque pour distinguer les produits ou les services enregistrés et d’en disposer (art. 13 al. 1 LPM). Le titulaire peut interdire à des tiers l’usage des signes dont la protection est exclue en vertu de l’art. 3 al. 1 LPM. Il peut en particulier interdire à des tiers d’apposer le signe concerné sur des produits ou des emballages, de l’utiliser pour offrir des produits, les mettre dans le commerce ou les détenir à cette fin, de l’utiliser pour offrir ou fournir des services et de l’apposer sur des papiers d’affaires, de l’utiliser à des fins publicitaires ou d’en faire usage de quel qu’autre manière dans les affaires (art. 13 al. 1 et 2 let. a, b, c et e LPM).

La personne qui subit une violation de son droit à la marque peut demander au juge de la faire cesser, si elle dure encore (art. 55 al. 1 let. b LPM). Cette disposition permet notamment d’obtenir qu’il soit fait interdiction au défendeur de faire usage de la marque dans le futur, mais également, par exemple, de conclure à la destruction de matériel publicitaire, au rappel de produits illicitement mis en circulation ou encore à l’effacement du contenu d’un site internet (Schlosser, Commentaire romand, Propriété intellectuelle, 2013, n. 9 ad art. 55 LPM).

L’action peut être dirigée contre toute personne qui porte atteinte à la marque (fabriquant, importateur, grossiste, revendeur, détaillant, agent) et contre tout participant (Cherpillod, Le droit suisse des marques, 2007, p. 341 ; Schlosser, op. cit., n. 4 ad art. 55 LPM).

2.1.4 L’art. 12 al. 1 LPM accorde un délai de cinq ans au titulaire pour utiliser sa marque après l’enregistrement. Pendant cette période, la marque jouit de la protection légale comme si elle était utilisée. Ce délai de carence vise, d’une part, à permettre au titulaire de la marque d’introduire ses produits ou ses services sur le marché et, d’autre part, à tenir compte de certaines situations économiques qui peuvent conduire les entreprises à interrompre la fabrication ou la vente de leurs produits pendant quelques temps (changement de stratégie commerciale, modernisation de l’appareil de production ; Meier, Commentaire romand, Propriété intellectuelle, 2013, n. 8 et note de bas de page 18 ad art. 12 LPM).

Le délai de carence commence à courir uniquement si le titulaire a l’intention sérieuse d’utiliser la marque. En l’absence d’une telle intention, l’enregistrement est nul et tout intéressé peut invoquer cette nullité sans attendre l’échéance du délai de cinq ans (Meier, op cit., n. 11 ad art. 12 LPM).

En particulier, il est admis que celui qui connaît l’existence d’un signe déjà utilisé par un tiers ne peut en principe acquérir de droits sur ce signe s’il n’entend pas l’utiliser lui-même de façon sérieuse (Cherpillod, Marques défensives, de réserve et dépôts frauduleux, in sic! 5/2000, p. 365). Un tel comportement constitue un abus de droit (art. 2 al. 2 CC) dans la mesure où la marque est enregistrée sans véritable intention d’en faire usage pour distinguer des produits ou des services, mais dans l’intention de bloquer un concurrent (Cherpillod, Le droit suisse des marques, 2007, p. 138 ; cf. également Dessemontet, La propriété intellectuelle et les contrats de licence, 2011, n 430 ; arrêt du Tribunal du 22 août 1984 publié in SJ 1985 I 34 ; ATF 127 III 160 consid. 1a, JdT 2001 I 345).

Le comportement du déposant ne peut être considéré comme abusif que s'il savait, au moment du dépôt, qu'une marque identique ou similaire était utilisée par un tiers, ou allait être utilisée, pour des produits identiques ou similaires (arrêt du Tribunal fédéral 4A_242/2009 du 10 décembre 2009 consid. 6.5.2 et 6.5.3).

De même, aucune protection ne peut être accordée à une marque enregistrée non pour l'utiliser, mais pour obtenir une compensation financière ou quelque autre avantage de l'utilisateur préexistant de ce signe (arrêt du Tribunal fédéral 4A_242/2009 précité consid. 6.4).

Pour déterminer le caractère abusif ou non d'un enregistrement, le tribunal doit apprécier l'ensemble des faits. Il s'agit de définir l'intention, au moment du dépôt, de celui qui est devenu titulaire de l'enregistrement. Il faut tenir compte des buts et motifs du déposant à ce moment-là. Des circonstances postérieures au dépôt ne peuvent être prises en compte que si elles permettent de fournir des indices quant à l'intention du titulaire au moment du dépôt de la marque (arrêt du Tribunal fédéral 4A_242/2009 précité, ibidem).

Dans de tels cas, il sera nécessaire de prouver l'absence d'intention du titulaire de faire usage de sa marque, ce qui peut être pratiquement difficile et nécessite, en tant que preuve non seulement d'un fait négatif mais également interne, la collaboration de la partie qui a enregistré la marque dont il peut être exigé qu'elle documente, à tout le moins qu'elle allègue, les motifs qui militent en faveur d'une stratégie de marque fondée conforme au principe de bonne foi (Tissot, op. cit., n. 397).

Dans la mesure où une marque déposée de manière abusive ne mérite aucune protection juridique, elle doit être invalidée ex tunc et erga omnes. Comme pour les motifs absolus d'exclusion, il s'agit donc d'un cas de nullité (Thouvenin, Nichtigkeit und Anfechtbarkeit im Markenrecht, in sic! 2009, p. 549).

2.2 En l'espèce, il est constant que la demanderesse est titulaire, en Suisse, de la marque "D______", enregistrée le 2 novembre 2017, et que la défenderesse propose à la vente une application dénommée "D______ ", disponible sur son site internet du même nom, accessible depuis la Suisse.

Il n'est pas établi que la demanderesse utiliserait la marque "D______" en relation avec les produits enregistrés (logiciels et applications logicielles), ni même que l'usage qu'elle en ferait aurait lieu sur le marché.

En effet, elle allègue utiliser cette marque comme "framework web" de communication, ce qui est corroboré notamment par les documents internes non datés produits par la demanderesse ainsi que l’extrait de son site internet qui mentionne ce terme. Il en ressort que "D______" désigne le composant d’un logiciel ou, pour reprendre les propres termes de la demanderesse, un élément constituant les applications que celle-ci développe pour ses clients, et non pas un logiciel à proprement parler, destiné à un usage commercial, comme le serait une application de messagerie. Il ne s’agit donc pas d’un élément qui puisse être acheté et installé séparément par un utilisateur, étant souligné que la demanderesse n’a pas établi son allégation selon laquelle il serait possible pour un client d’acquérir une licence d’utilisation sur ledit "produit ".

Dans le cadre de la procédure, la demanderesse a allégué qu’elle continuait d’exploiter la marque litigieuse mais avait renoncé à développer une application "D______ ". Or, aucune des pièces produites ne laisse apparaître qu’elle songerait à faire usage de la marque pour désigner autre chose que son "framework web". Elle n’a au demeurant pas non plus allégué, ni a fortiori établi, le développement d’applications sous d’autres marques.

Ainsi, l’usage actuel que fait la demanderesse de la marque "D______ " ne concerne pas les produits ou services enregistrés, et n'a pas lieu sur le marché.

Cela étant, la LPM accorde un délai de cinq ans au titulaire pour utiliser sa marque après son enregistrement de sorte qu’une violation de son droit à la marque ne peut être écartée pour le seul motif mentionné précédemment, le délai précité n'étant pas échu. Ce délai ne commence toutefois à courir que pour autant qu'il existe une intention sérieuse d'utiliser la marque.

Au vu de la chronologie des faits, il apparaît que la demanderesse a procédé à l'enregistrement de la marque "D______" dans le but d'entraver la bonne marche des affaires de la défenderesse. En effet, en sa qualité de cliente de longue date de la défenderesse, active dans le même domaine, la demanderesse n'a pas pu ne pas prendre connaissance des annonces de lancement de l'application "D______" par celle-ci sur son site internet, dans une version test en début d'année 2017 puis en version définitive le 12 mai 2017. La demande d'enregistrement de la marque a été déposée trois jours après la seconde de ces annonces, soit le 15 mai 2017, alors que la demanderesse prétend faire usage de la marque depuis 2013 déjà. La demanderesse a par ailleurs porté plainte auprès d'Apple pour que l'application litigieuse soit retirée du marché dans le mois qui a suivi l'enregistrement de sa marque en Suisse. Elle devait donc savoir, au moment du dépôt, que la défenderesse faisait usage de la marque sur Internet pour commercialiser une application.

Les circonstances postérieures au dépôt, en particulier les négociations entreprises par les parties suite à la plainte déposée auprès d’Apple, constituent des indices de cette intention de la demanderesse au moment du dépôt de la marque.

Il en va ainsi du fait que lors de ses échanges avec la défenderesse et Apple, la demanderesse s’est prévalue d’un usage de la marque au sein de l’Union européenne, qu’elle n’a jamais établi, ce qui lui permettait, vraisemblablement, de justifier le prix de vente considérable qu'elle exigeait de la défenderesse. Ce prix de 220'000 euros apparaît particulièrement exagéré puisque la demanderesse n'a chiffré la valeur litigieuse de la présente action qu'à 20'000 fr., en faisant valoir que le premier montant avait été avancé dans le cadre de négociations et correspondait à "une vente complète de tous les droits sur la marque", tout en soutenant en procédure que l'utilisation illicite faite par la défenderesse empêcherait tout usage de celle-ci.

Pour le surplus, la demanderesse ne peut rien tirer du contrat conclu le 10 décembre 2013 avec K______, qui aurait servi de base pour estimer la valeur de sa marque, dans la mesure où celui-ci ne vise pas le même "produit" (soit "L______" et non "D______"), lequel n’a fait l’objet d’aucun enregistrement, ni avant ni après la signature dudit contrat.

Enfin, le seul fait que la demanderesse a requis l’enregistrement d’autres marques en mai 2017 n'est à lui seul pas suffisant pour retenir l’existence d’une stratégie de marque conforme au principe de la bonne foi, compte tenu de ce qui a déjà été relevé au sujet de la marque litigieuse.

Il apparaît ainsi que la demanderesse a décidé de faire passer son "framework web D______" pour un produit similaire à celui proposé par la défenderesse en déposant la marque pour des logiciels et autres applications logicielles informatiques, ce qui avait pour effet de bloquer la défenderesse et de lui permettre de réclamer une compensation financière de la part de cette dernière. L'enregistrement présentant un caractère abusif, la marque est nulle.

Dès lors, la demande en protection de la marque est sans fondement.

3. A titre reconventionnel, la défenderesse a conclu à la nullité et à la radiation de la marque "D______" n° 2______.

3.1.1 L'action en constatation d'un droit ou d'un rapport juridique prévu par la LPM est ouverte à toute personne qui établit qu'elle a un intérêt juridique à une telle constatation (art. 52 LPM).

Une marque individuelle sera déclarée nulle si elle ne satisfait pas aux conditions posées par les art. 1 à 4 LPM (Killias/De Selliers, Commentaire romand, Propriété intellectuelle, 2013, n. 85 ad art. 52 LPM). A un intérêt juridique à faire constater la nullité d'une marque toute personne qui, du fait de l'existence de la marque litigieuse, est entravée dans son activité, ou pourrait l'être dans un avenir proche (Cherpillod, op. cit., p. 229). Un intérêt juridique à la constatation doit ainsi être reconnu au titulaire d'un droit exclusif sur une dénomination avec laquelle la marque litigieuse entre en conflit (ACJC/176/2016 dans la cause C/1850/2015, consid. 6.1; ACJC/1378/2011 dans la cause C/22832/2010 publié in sic! 3/2012, consid. 4.1.1 à 4.1.3).

La LPM ne prévoit pas d'action en radiation d'un enregistrement de marque. Les tribunaux civils doivent se borner à constater la nullité de la marque faisant l'objet de la procédure et l'Institut fédéral de la Propriété intellectuelle (IPI) doit révoquer l'enregistrement lorsque le jugement entre en force. Des conclusions en radiation d'un enregistrement de marque ne sont cependant pas irrecevables et doivent être interprétées par la juridiction saisie comme des conclusions en constatation de la nullité de la marque (Mühlstein, Commentaire romand, 2013, n. 5-6 ad art. 35 LPM).

3.1.2 Lorsque la loi le prévoit ou que l’exécution de la décision le commande, la décision est également publiée ou communiquée aux autorités et aux tiers concernés (art. 240 CPC).

A teneur de l'art. 54 LPM, l’autorité qui statue communique ses décisions gratuitement et en version intégrale à l’IPI dès qu’elles ont été rendues. La loi exige que les décisions soient transmises sans délai (Staub, Markenschutzgesetz, 2017, n. 11 ad art. 54 LPM).

3.2 En l'espèce, si la défenderesse n'est pas titulaire d'un droit exclusif sur une dénomination avec laquelle la marque litigieuse entrerait en conflit sur le territoire suisse, elle se trouve entravée dans son activité du fait de l'existence de la marque litigieuse, puisqu'elle n'est pas en mesure de développer sa marque à l'international, dont elle a pourtant déjà acquis les droits pour les Etats-Unis et, probablement, pour l'Union européenne. Elle dispose donc d'un intérêt juridique à la constatation de la nullité de la marque. La question de la radiation de la marque relève de la compétence de l'IPI, fondé à recevoir communication de la décision de la Cour.

4. Au vu de ce qui précède, la demanderesse sera déboutée de ses conclusions, tandis qu'il sera fait droit à la conclusion de la demande reconventionnelle tendant à la constatation de la nullité de la marque.

Conformément aux principes rappelés ci-dessus, le présent arrêt - une fois entré en force - sera transmis à l'IPI.

5. Les frais judiciaires, arrêtés à 5'000 fr. (art. 95 al. 1 let. a et al. 2, 96, 104 al. 1 et 105 CPC ; art. 19 LaCC ; art. 14 et 17 RTFMC), seront mis à la charge de la demanderesse qui succombe (art. 106 al. 1 CPC). Ils seront intégralement compensés avec l’avance de frais de 3'000 fr. fournie par cette dernière ainsi qu’avec l’avance de frais de 2'000 fr. fournie par la défenderesse, lesquelles restent acquises à l’Etat. La demanderesse sera donc condamnée à restituer à la défenderesse le montant de son avance (art. 111 al. 1 et 2 CPC).

La demanderesse sera par ailleurs condamnée à verser à la défenderesse la somme de 5'000 fr. à titre de dépens (art. 95, 96, 104 al. 1, 105 al. 1 et 106 al. 1 CPC ; art. 20 al. 1 LaCC ; art. 84 et 85 RTFMC), débours et TVA compris (art. 25 et 26 LaCC), au regard de l’activité déployée par le conseil de cette dernière.

6. En matière de droits de propriété intellectuelle, notamment en matière de nullité ou de violation de tels droits, le recours en matière civile au Tribunal fédéral est ouvert indépendamment de la valeur litigieuse (art. 72 al. 1, 74 al. 2 let. b LTF; art. 5 al. 1 let. a CPC).

* * * * *



PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :

Statuant en instance unique:


A la forme :

Déclare recevable la demande en cessation de trouble formée le 12 août 2019 par A______ SA contre B______ LTD dans la cause C/18296/2019.

Déclare recevable la demande reconventionnelle en constatation de nullité de marque formée le 14 janvier 2020 par B______ LTD contre A______ SA dans la même cause.

Au fond :

Constate la nullité de la marque verbale suisse "D______" n° 2______.

Communique le présent arrêt à l'Institut fédéral de la propriété intellectuelle.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Sur les frais :

Arrête les frais judiciaires à 5'000 fr., les met à la charge de A______ SA et les compense avec les avances de frais de 3'000 fr. fournie par A______ SA et de 2'000 fr. fournie par B______ LTD, qui restent acquises à l’Etat de Genève.

Condamne A______ SA à verser 2'000 fr. à B______ LTD à titre de remboursement des frais judiciaires.

Condamne A______ SA à verser 5'000 fr. à B______ LTD à titre de dépens.

Siégeant :

Monsieur Ivo BUETTI, président; Madame Sylvie DROIN, Madame Nathalie RAPP, juges; Madame Camille LESTEVEN, greffière.

 

Le président :

Ivo BUETTI

 

La greffière :

Camille LESTEVEN

 


 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 30'000 fr.