Décisions | Chambre pénale de recours
ACPR/813/2025 du 07.10.2025 sur OMP/14947/2025 ( MP ) , ADMIS
république et | canton de Genève | |
POUVOIR JUDICIAIRE P/19546/2024 ACPR/813/2025 COUR DE JUSTICE Chambre pénale de recours Arrêt du mardi 7 octobre 2025 |
Entre
A______ et B______ SÀRL, tous deux représentés par Me Reynald BRUTTIN, avocat, POGGIA & BRUTTIN, place de la Taconnerie 10, case postale 3122, 1211 Genève 3,
recourants,
contre l'ordonnance de suspension de l'instruction rendue le 18 juin 2025 par le Ministère public,
et
LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B,
1213 Petit-Lancy, case postale 3565, 1211 Genève 3,
intimé.
EN FAIT :
A. a. Par acte déposé le 30 juin 2025, A______ et B______ SÀRL recourent contre l'ordonnance du 18 précédent, communiquée par pli simple, par laquelle le Ministère public a suspendu l'instruction jusqu'à droit jugé dans la procédure P/1______/2019.
Les recourants concluent, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de cette ordonnance.
b. Les recourants ont versé les sûretés en CHF 1'000.- qui leur étaient réclamées par la Direction de la procédure.
B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :
a.a. Les frères A______ et C______ s'opposent dans de nombreuses procédures, civiles et pénales, en Suisse et en France, dans le cadre d'un litige portant sur la succession de leur troisième frère, D______, décédé en 2017.
En particulier, A______ a déposé plainte (retirée depuis lors) contre C______, lui reprochant d'avoir établi un faux testament au nom de D______, l'instituant comme exécuteur testamentaire et seul héritier. Ces faits sont instruits dans le cadre de la P/1______/2019, laquelle comporte plusieurs autres plaignants et prévenus [plainte de C______, p. 2], dite procédure étant principalement dirigée contre un dénommé E______.
Une expertise ordonnée par le Ministère public a nié l'authenticité du testament en question.
a.b. A______ est l’associé gérant de la société B______ SÀRL, laquelle exploite l’établissement B______.
b. Le 23 août 2024, A______ et B______ SÀRL ont déposé plainte contre C______, des chefs de contrainte et dénonciation calomnieuse, lui reprochant d’avoir intenté contre eux cinq poursuites infondées, dans le seul but de leur nuire.
c. Les commandements de payer notifiés aux plaignants portent sur les créances alléguées suivantes :
- poursuite n° 2______ (B______ SÀRL)
· "Confusion de compte entre Monsieur A______ et B______, suite à la violation du protocole d’accord entre héritiers par A______ et à la procédure sur la territorialité et des manœuvres dolosives. Suite plainte pénale pour escroquerie, abus de confiance, vol, détournement de biens mobiliers, et de placement financier au détriment de C______, ainsi que de placement bancaire détourné, les fonds étant déposés sur le compte B______ d’où la confusion de compte et blanchiment d’argent" (CHF 1'599'616.-);
- poursuite n° 3______ (B______ SÀRL)
· "Plainte pénale en France pour abus de confiance, escroquerie, détournement de fonds, abus de faiblesse, détournement de placement bancaire, diffamation calomnieuse (sur testament). Détournement volontaire de bien mobilier (Fonds [du club] B______). Non paiement de loyers et gérance. Manœuvre dolosive. Plainte déposée en France puis main courant; Volet 1; Non paiement de dettes suite à deux décisions de justice de la Cour de Genève, 15'000 CHF et 2'000 CHF; Confusion de compte personnel" (CHF 17'000.-);
· "Détournement de placement bancaire F______ […]" (CHF 505'627.70);
· "Plainte pénale sur Action G______ […], confusion de compte pro/perso" (CHF 2'116'819.95);
· "Non paiement volontaire loyers et stock de B______ de JUIN à DECEMBRE 2018" (CHF 302'245.33);
· "Plainte pénale détournement volontaire biens mobiliers, Action sur Fonds [du club] B______" (CHF 2'989'350.-);
- poursuite n° 4______ (C______)
· "Suite plainte pénale en France auprès du Procureur de la République […]. Faits: détournement de fonds de la mère suite à une succession et à un protocole d'accord; somme détournée suite à une manœuvre dolosive sur une transaction; détournement à son profit de 575 000 euros" (CHF 534'536.35);
- poursuite n° 5______ (C______)
· "Suite violation protocole entre héritier de M. A______ et procédure sur territorialité; Suite à plainte pénale pour abus de confiance, escroquerie, manœuvre dolosive, dol, détournement de bien mobilier et placement bancaire; Suite à des déclarations mensongères trompeuses pour bénéficier d'un contrat de gérant (alors qu'il était en faillite personnelle en France, interdit de gérer et de percevoir des fonds) fait volontairement caché au créancier pour obtenir une gérance; Provision sur demande de remboursement des sommes versées dans le cadre d'une éventuelle annulation du protocole 1'750'000 euros ou réduction de celui-ci" (CHF 1'599'616.-);
- poursuite n° 6______ (C______)
· idem que la poursuite n° 3______.
La somme totale de ces poursuites s'élève à CHF 15'595'853.60.
d. À la police, C______ a soutenu que toutes ces poursuites étaient justifiées. En substance, A______ lui avait "volé" des fonds, avait détourné le fonds de commerce [du club] B______ et passé un accord avec une banque anglaise – avec laquelle il [C______] avait souscrit un prêt –, dans le but de vendre tous ses biens. Tous ces faits faisaient l'objet de diverses procédures pendantes, y compris la P/1______/2019, au sujet desquelles il a produit une myriade de documents.
C. Dans l'ordonnance querellée, le Ministère public retient que le bien-fondé des prétentions de C______ à l'encontre de son frère dépendait étroitement de l'issue de la procédure P/1______/2019, dont il convenait donc d'attendre l'issue.
D. a. Dans leur recours, A______ et B______ SÀRL soutiennent que leurs plaintes ne concernaient pas les faits visés par la P/1______/2019. L'issue de cette dernière procédure n'avait ainsi aucune incidence sur la présente. En outre, la P/1______/2019 portait sur "d'innombrables" autres plaignants et prévenus et l'instruction allait prendre plusieurs années.
b. Dans ses observations, le Ministère public explique que la P/1______/2019 a pour but, entre autres, de déterminer si le testament litigieux était un faux et, corrélativement, si C______ disposait, ou non, du statut d'exécuteur testamentaire et seul héritier de feu son frère. Aussi longtemps que A______ et C______ s'opposaient sur ce point, il n'était pas possible de déterminer la validité des prétentions du second à l'encontre du premier et de B______ SÀRL telles qu'elles figuraient dans les cinq commandements de payer.
c. A______ et B______ SÀRL persistent dans leurs conclusions, expliquant que la société n'était pas liée, de près ou de loin, à la succession de D______.
EN DROIT :
1. Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP), concerner une ordonnance sujette à recours auprès de la Chambre de céans (art. 314 al. 5, 322 al. 2 et 393 al. 1 let. a CPP) et émaner des parties plaignantes qui, parties à la procédure (art. 104 al. 1 let. b CPP), ont qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à la modification ou à l'annulation de la décision querellée (art. 382 al. 1 CPP).
2. Les recourants considèrent que c'est à tort que le Ministère public a suspendu la présente procédure.
2.1. Selon l'art. 314 al. 1 let. b CPP, le ministère public peut suspendre une instruction, notamment lorsque l'issue de la procédure pénale dépend d'un autre procès dont il paraît indiqué d'attendre la fin. Cette disposition est potestative et les motifs de suspension ne sont pas exhaustifs. Le ministère public dispose dès lors d'un certain pouvoir d'appréciation lui permettant de choisir la mesure la plus opportune. La suspension de la procédure pénale au motif qu'un autre procès est pendant ne se justifie toutefois que si le résultat de l'autre procédure peut véritablement jouer un rôle pour le résultat de la procédure pénale suspendue et que s'il simplifiera de manière significative l'administration des preuves dans cette même procédure (arrêt du Tribunal fédéral 1B_563/2019 du 9 juin 2020 consid. 4.1.2).
2.2. Le principe de la célérité qui découle de l'art. 29 al. 1 Cst. et, en matière pénale, de l'art. 5 CPP, pose des limites à la suspension d'une procédure. Ce principe est notamment violé lorsque l'autorité ordonne la suspension d'une procédure sans motifs objectifs. Pareille mesure dépend d'une pesée des intérêts en présence et ne doit être admise qu'avec retenue, en particulier s'il convient d'attendre le prononcé d'une autre autorité compétente qui permettrait de trancher une question décisive (arrêts du Tribunal fédéral 1B_163/2014 du 18 juillet 2014 consid. 2.2; 1B_421/2012 du 19 juin 2013 consid. 2.3). Dans les cas limites ou douteux, le principe de célérité prime (ATF 130 V 90 consid. 5; arrêt du Tribunal fédéral 1B_329/2017 du 11 septembre 2017 consid. 3).
2.3. En l'espèce, la présente procédure porte sur les cinq commandements de payer notifiés par le mis en cause aux recourants, d'une valeur totale de CHF 15'595'853.60.
Si la description des différentes créances listées inscrit manifestement ces poursuites dans le cadre du litige global opposant les deux frères, le Ministère public va plus loin encore dans le rapprochement. Pour cette autorité, le bien-fondé des prétentions du mis en cause serait étroitement lié à l'issue de la procédure P/1______/2019, raison pour laquelle il a suspendu l'instruction des plaintes des recourants.
À teneur des éléments au dossier, l'instruction de la P/1______/2019 viserait, entre autres, à établir l'authenticité du testament instituant le mis en cause comme exécuteur testamentaire de feu de son frère et héritier unique de celui-ci.
Or, cette question semble aujourd'hui résolue par l'expertise ordonnée.
En outre, le litige opposant le recourant et son frère dans la P/1______/2019 ne constitue qu'un infime volet de cette procédure tentaculaire, qui vise principalement un dénommé E______ et dont l'issue, inconnue, ne semble pas proche.
Partant, cette issue n'apparaît pas déterminante pour la présente cause.
En effet, les commandements de payer portent sur une panoplie de motifs divers, tels que des émoluments de justice ou encore des loyers. Partant, le bien-fondé des prétentions alléguées excède la simple question de l'authenticité du testament litigieux et, plus généralement, semble concerner exclusivement les relations entre les parties à la présente procédure.
Compte tenu de ce qui précède, le principe de la célérité commande que l'instruction se poursuive.
3. Fondé, le recours sera admis; partant, l'ordonnance querellée sera annulée.
4. L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).
5. Les recourants, parties plaignantes qui obtiennent gain de cause, concluent à des dépens.
N'ayant pas justifié leurs prétentions, conformément aux exigences de l'art. 433 al. 2 CPP, applicable en instance de recours (art. 436 al. 1 CPP), il ne leur en sera point alloués.
* * * * *
PAR CES MOTIFS,
LA COUR :
Admet le recours.
Annule l'ordonnance de suspension de l'instruction du 18 juin 2025.
Invite le Ministère public à poursuivre l'instruction.
Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.
Invite les services financiers du Pouvoir judiciaire à restituer aux recourants les sûretés versées (CHF 1'000.-).
Notifie le présent arrêt, en copie, aux recourants, soit pour eux leur conseil, ainsi qu'au Ministère public.
Siégeant :
Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Mesdames Valérie LAUBER et Catherine GAVIN, juges; Monsieur Sandro COLUNI, greffier.
Le greffier : Sandro COLUNI |
| La présidente : Corinne CHAPPUIS BUGNON |
Voie de recours :
Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF;
RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.
Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse
(art. 48 al. 1 LTF).