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Décisions | Chambre pénale de recours

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P/1772/2022

ACPR/578/2022 du 23.08.2022 sur OMP/9347/2022 ( MP ) , ADMIS

Descripteurs : EXPERTISE PSYCHIATRIQUE
Normes : CPP.139; CP.20

république et

canton de Genève

POUVOIR JUDICIAIRE

P/1772/2022 ACPR/578/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre pénale de recours

Arrêt du mardi 23 août 2022

 

Entre

A______, domicilié ______, comparant par Me J______, avocate,

recourant,

 

contre le mandat d'expertise psychiatrique délivré le 31 mai 2022 par le Ministère public,

 

LE MINISTÈRE PUBLIC de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy - case postale 3565, 1211 Genève 3

intimé


EN FAIT :

A. a. Par acte expédié le 13 juin 2022, A______ recourt contre le mandat d'expertise psychiatrique décerné contre lui le 31 mai 2022 et communiqué par simple pli.

Le recourant conclut, sous suite de frais et dépens, à l'annulation de ce mandat.

b. Le 14 juin 2022, la Direction de la procédure a accordé l’effet suspensif sollicité (OCPR/32/2022).

B. Les faits pertinents suivants ressortent du dossier :

a. Le 7 mars 2022, A______ a été arrêté à son domicile genevois et entendu par la police; il lui est reproché d'avoir "diffusé, le ______ 2021, une vidéo à caractère pédopornographique via G______ [application de partage de photos et vidéos]".

Lors de la perquisition de son domicile, la police a saisi un ordinateur portable H______ [marque], un K______ [tablette] et un téléphone portable L______ [marque, modèle].

b. Le prévenu a déclaré à la police que son compte G______ avait été supprimé en novembre 2021, après qu'il ait contrevenu aux règles d'utilisation. Il avait rencontré un inconnu sur la plateforme de "chat" B______ qui lui avait envoyé environ cinq vidéos à caractère pédosexuel. Il avait, ensuite, recherché sur C______ [application de messagerie instantanée] des vidéos équivalentes – il avait trouvé celle d'une jeune fille de 12 ans qui se touchait la vulve – dans le but d'alimenter cet échange de vidéos. Il ne se souvenait pas du nombre de vidéos qu'il avait envoyé; ce n'était pas beaucoup; il était conscient de leur illégalité; sur le coup de l'excitation, il n'avait pas réfléchi.

Il se rendait quotidiennement sur C______ "zieuter" des vidéos de femmes ayant 18 ans ou plus; il lui était arrivé d'en regarder de femmes ayant 18 ans ou moins; il n'était jamais sûr de l'âge réel d'une femme.

Il téléchargeait des vidéos et les stockait sur ICLOUD; il n'y avait que des vidéos légales, pas de pornographie interdite.

c. Le 8 mars 2022, le Procureur a prévenu A______ de pornographie (art. 197 CP) pour avoir, à Genève, à tout le moins le ______ 2021 à 11h08, intentionnellement diffusé, distribué et mis à disposition d'autres utilisateurs, via son compte G______ "A______", des fichiers à caractère pédopornographique.

L'intéressé a précisé avoir eu des discussions d'ordre sexuel avec des filles mineures, en tout cas 4 ou 5, lors desquelles il leur demandait comment elles étaient physiquement et quelle était leur attirance sexuelle. Il avait envoyé plusieurs vidéos illégales dans le cadre de l'échange avec l'inconnu rencontré via B______ avant d'arrêter.

À l'issue de l'audience, il a été remis en liberté avec les mesures de substitution spécifiques suivantes: interdiction de poursuivre toute activité professionnelle ou bénévole, notamment sportive, en lien avec des mineurs et d'exercer toute autre activité professionnelle ou bénévole en lien avec des mineurs; obligation d'entreprendre un suivi en sexologie.

Le Tribunal des mesures de contrainte les a validées le lendemain.

d. Le 23 mars 2022, le Ministère public a informé le prévenu de son intention d'ordonner une expertise psychiatrique et lui a communiqué un projet de mandat ainsi que le nom de l'expert.

e. Par courrier du 30 mars 2022, le prévenu s'est opposé à l'établissement d'une expertise.

f. Par courrier du 4 mai 2022, le Ministère public a réitéré son intention d'ordonner ladite expertise, considérant que la nature des actes reprochés ainsi que la contradiction entre ces actes et la personnalité du prévenu justifiaient sa mise en œuvre immédiate.

g. A______, né en 1967 et de nationalité suisse, est marié et a trois enfants majeurs. Il a déclaré entraîner bénévolement des jeunes athlètes, entre 14-15 ans à 30 ans, pour l'association [sportive] D______ et pour l'association [sportive] E______. Il était président de F______ et moniteur M______.

h. Le casier judiciaire suisse de A______ ne fait état d'aucun antécédent.

C. Dans le mandat querellé, le Ministère public rappelle qu'il y a lieu d'ordonner une expertise s'il existe une raison sérieuse de douter de la responsabilité de l'auteur (art. 20 CP) et lorsque le prononcé d'une mesure est envisagé (art. 56 al. 3 CP). Il considère qu'il est indispensable d'établir une expertise psychiatrique du prévenu qui, après avoir déclaré avoir envoyé une seule vidéo à caractère pédopornographique avait, ensuite, admis, en avoir envoyé plusieurs.

D. a. Dans son recours, A______ relève qu'à ce stade de l'enquête, l'analyse des données de son matériel informatique étant toujours en cours, il était impossible de déterminer s'il était question d'une seule vidéo à caractère pédopornographique ou de plusieurs et, le cas échéant, du nombre de vidéos qu'il aurait envoyées; il admet en avoir envoyé une.

L'exécution du mandat d'expertise, qui n'était pas justifiée en l'état, constituerait une atteinte grave à ses droits fondamentaux et était largement prématurée.

Il n'y avait aucun indice sérieux mettant en doute sa responsabilité, le Ministère public n'invoquant aucun élément concret à cet égard, se contentant d'alléguer une contradiction entre ses actes et sa personnalité, sans autre précision. Il ne comprenait pas comment le Procureur, en charge de la procédure – autre que celui qui l'avait mis en prévention – qui ne l'avait pas entendu, avait pu constater une telle contradiction. Il n'avait aucun antécédent psychiatrique; s'il consommait de la pornographie légale, il ne s'intéressait pas à la pédopornographie.

b. Le Ministère public s'en tient à sa décision et propose le rejet du recours. Les faits reprochés étaient graves. Le prévenu n'avait cessé de les minimiser et avait reconnu avoir un problème d'addiction à la "pornographie légale" et se rendre sur les différents réseaux tous les jours, précisant que les filles qu'il rencontrait à ces occasions semblaient majeures, sans toutefois pouvoir en être sûr; il agissait par ennui et parce qu'il éprouvait du plaisir. La situation personnelle et la personnalité du prévenu semblaient en contradiction avec les faits reprochés; il était père de famille, infirmier et responsable de la filière des soins infirmiers à I______, membre de plusieurs associations sportives, entraineur de jeunes athlètes depuis 20 ans, essentiellement des filles, âgés entre 14 et 30 ans, moniteur auprès de M______, et se voyait reprocher des faits de pornographie impliquant des enfants. Il était primordial d'établir sa responsabilité au moment des faits, le risque de récidive, si des mesures thérapeutiques pouvaient et devaient être prises pour y remédier, mais aussi le risque de passage à l'acte, étant rappelé que le prévenu avait admis avoir eu des discussions à caractère sexuel avec des filles mineures rencontrées sur les différents sites et qu'il entrainait des jeunes athlètes, essentiellement de sexe féminin, dont les plus jeunes sont âgés de 14 ans.

L'expertise n'était pas prématurée, l'expert n'ayant pas à se prononcer sur la commission, ou non, des actes reprochés; en différer l'exécution ne ferait que retarder la procédure dans son ensemble.

c. A______ a répliqué.

E. a. À teneur du rapport du 15 juillet 2022, la Brigade de criminalité informatique a constaté une image illégale sur l'ordinateur portable du prévenu. Plusieurs images/vidéos illégales et légales ont été retrouvées sur le [smartphone de la marque] L______, reçues sur C______; la plupart des fichiers n'étaient plus accessibles sur ces "chats". La police a trouvé sur K______ [la tablette] une recherche effectuée les 17 et 18 octobre 2020 sur Google avec le terme "C______ sesso minorenne" mais aucun fichier illégal.

b. Le recourant ne s'est pas exprimé à réception de ce rapport.

EN DROIT :

1.             Le recours est recevable pour avoir été déposé selon la forme et dans le délai prescrits (art. 385 al. 1 et 396 al. 1 CPP) – les formalités de notification (art. 85 al. 2 CPP) n'ayant pas été observées –, concerner une décision sujette à recours (art. 393 al. 1 let. a CPP; arrêt du Tribunal fédéral 1B_242/2018 du 6 septembre 2018 consid. 2.4) et avoir été formé par le prévenu (art. 104 al. 1 let. a CPP), qui a qualité pour agir, ayant un intérêt juridiquement protégé à l'annulation de cette décision (art. 382 al. 1 CPP).

2.             Le recourant estime que les conditions ne sont pas remplies pour une expertise psychiatrique.

2.1. En vertu de l'art. 139 al. 1 CPP, les autorités pénales mettent en œuvre tous les moyens de preuves licites qui, selon l'état des connaissances scientifiques et l'expérience, sont propres à établir la vérité. L'art. 182 CPP – qui figure au Titre 4 du CPP sur les moyens de preuve – prévoit que le ministère public et les tribunaux ont recours à un ou plusieurs experts lorsqu'ils ne disposent pas des connaissances et des capacités nécessaires pour constater ou juger un état de fait.

L'expertise judiciaire se définit comme une mesure d'instruction nécessitant des connaissances spéciales ou des investigations complexes, confiées par le juge à un ou plusieurs spécialistes pour qu'il l'informe sur des questions de fait excédant sa compétence technique ou scientifique (Y. JEANNERET / A. KUHN / C. PERRIER DEPEURSINGE (éds), Commentaire romand : Code de procédure pénale suisse, 2e éd., Bâle 2019, n. 1 ad art. 182 CPP). L'expert apporte donc son aide à l'autorité en constatant et appréciant l'état de fait grâce à ses connaissances particulières, en aidant l'autorité à tirer les conclusions techniques des constatations qu'elle aura elle-même faites et en éclairant l'autorité sur les principes généraux relevant de son domaine de compétence (op. cit., n. 4 ad art. 182). Dans certains cas, la loi prescrit le recours à un expert, par exemple dans l'hypothèse où le juge éprouve un doute sur la responsabilité du prévenu (art. 20 CP) ou en cas de prononcé d'une mesure au sens de l'art. 56 al. 3 CP (op. cit. n. 22 ad art. 182), étant précisé que chacune de ces dispositions fonde une obligation indépendante de mettre en œuvre une expertise (cf. S. TRECHSEL / M. PIETH [éds], Schweizerisches Strafgesetzbuch, Praxiskommentar, 4e éd., Zurich 2021, n. 3 ad art. 20).

2.2.  L'art. 20 CP dispose que l'autorité d'instruction ou le juge ordonne une expertise s'il existe une raison sérieuse de douter de la responsabilité de l'auteur.

L'autorité doit ordonner une expertise non seulement lorsqu'elle éprouve effectivement des doutes quant à la responsabilité de l'auteur, mais aussi lorsque, d'après les circonstances du cas particulier, elle aurait dû en éprouver, c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve en présence d'indices sérieux propres à faire douter de la responsabilité pleine et entière de l'auteur au moment des faits (arrêts du Tribunal fédéral 6B_352/2014 consid. 5.1 non publié in ATF 141 IV 271; ATF 133 IV 145 consid. 3.3; 6B_892/2020 du 16 février 2021 consid. 3.3.1; 6B_727/2019 du 27 septembre 2019 consid. 2.2; 6B_987/2017 du 12 février 2018 consid. 1.1). La ratio legis veut que le juge, qui ne dispose pas de connaissances spécifiques dans le domaine de la psychiatrie, ne cherche pas à écarter ses doutes lui-même, fût-ce en se référant à la littérature spécialisée, mais que confronté à de telles circonstances, il recourt au spécialiste (arrêts du Tribunal fédéral 1B_245/2021 du 2 août 2021 consid. 3.1; 6B_987/2017 du 12 février 2018 consid. 1.1).

Constituent de tels indices, une contradiction manifeste entre l'acte et la personnalité de l'auteur, le comportement aberrant du prévenu, un séjour antérieur dans un hôpital psychiatrique, une interdiction prononcée en vertu du code civil, une attestation médicale, l'alcoolisme chronique, la dépendance aux stupéfiants, la possibilité que la culpabilité ait été influencée par un état affectif particulier ou l'existence de signes d'une faiblesse d'esprit ou d'un retard mental (ATF 133 IV 145 consid. 3.3;
116 IV 273 consid. 4a; arrêts du Tribunal fédéral 1B_245/2021 du 2 août 2021 consid. 3.1; 6B_727/2019 du 27 septembre 2019 consid. 2.2; 6B_1222/2018 du 3 mai 2019 consid. 2.2; 6B_341/2010 du 20 juillet 2010 consid. 3.3.1). Il faut, mais il suffit, que le prévenu se situe nettement en dehors des normes et que sa constitution mentale se distingue de façon essentielle, non seulement de celle des personnes normales, mais aussi de celle des délinquants comparables (ATF 133 IV 145 consid. 3.3).

Inversement, il n'y a pas de raison sérieuse de douter de la responsabilité de l'auteur du simple fait que celui-ci a agi de manière irréfléchie, évolue dans un contexte familial difficile ou encore lorsque son comportement avant, pendant et après l'infraction démontre une connexion à la réalité, soit une capacité de s'adapter aux nouveaux impératifs de la situation, par exemple d'attendre ou même de se représenter mentalement une occasion de passer à l'acte. La simple possibilité, voire même la vraisemblance, que l'infraction perpétrée puisse avoir une origine psychique ne suffit pas à faire naître un doute sérieux (ATF 133 IV 145 consid. 3.3; L. MOREILLON / A. MACALUSO / N. QUELOZ / N. DONGOIS (éds), Commentaire romand : Code pénal I, art. 1-110 CP, 2e éd., Bâle 2021, n. 15 ad art. 20 et les références citées).

2.3. En l'espèce, dans ses observations, le Ministère public expose avoir ordonné l'expertise litigieuse au vu de la gravité de l'infraction, de ce que le recourant minimisait les faits et de la contradiction qu'il constatait entre les faits en lien avec de la consommation de pédopornographie et la situation familiale, personnelle et professionnelle du prévenu.

La gravité de l'infraction ne suffit pas à elle seule à fonder un doute quant à la responsabilité pénale du prévenu ou le prononcé d'une mesure au sens des art. 59 ss CP. Cet élément doit cependant être pris en considération, au côté, notamment, de la manière dont les faits se seraient déroulés et du comportement soupçonné du recourant avant et après ceux-ci.

Cependant, des indices sérieux d'irresponsabilité – ni même de responsabilité restreinte – n'apparaissent pas d'emblée en l'état du dossier. En particulier, le prévenu a admis avoir eu une "conversation" avec un inconnu lors de laquelle il avait reçu une vidéo illicite et en aurait recherché de semblables sur C______ pour alimenter l'échange, avant de s'arrêter.

Ces éléments ne justifient pas à eux seuls une expertise psychiatrique, lorsqu'il n'y a pas de raison de douter de la responsabilité de l'auteur.

Le recourant n'a pas d'antécédents, d'élément médical permettant d'avoir des doutes quant à la responsabilité du recourant au moment des faits ou d'antécédent psychiatrique. On ignore la durée de la période délictueuse et les circonstances de celle-ci, le prévenu s'étant limité à expliquer son comportement par "l'ennui". Si l'infraction reprochée ne devait pas avoir été unique ou que le recourant ait eu avec les mineurs dont il a eu la charge un comportement répréhensible, à l'évidence il pourrait présenter une menace pour la sécurité publique. Cependant, en l'état, la procédure ne le montre pas.

Au regard de ce qui précède et en l'état du dossier, les conditions pour ordonner une expertise psychiatrique du recourant n'apparaissent pas réalisées.

3.             Fondé, le recours doit être admis et le mandat querellé annulé.

4.             L'admission du recours ne donne pas lieu à la perception de frais (art. 428 al. 1 CPP).

5.             L'indemnité du défenseur d'office sera fixée en fin de procédure (art. 135 al. 2 CPP).

* * * * *


 

 

PAR CES MOTIFS,
LA COUR :

 

Admet le recours et annule le mandat d'expertise psychiatrique du 31 mai 2022.

Laisse les frais de la procédure de recours à la charge de l'État.

Notifie le présent arrêt ce jour, en copie, au recourant, soit pour lui son conseil, et au Ministère public.

Siégeant :

Madame Corinne CHAPPUIS BUGNON, présidente; Monsieur Christian COQUOZ et Madame Alix FRANCOTTE CONUS, juges; Madame Arbenita VESELI, greffière.

 

La greffière :

Arbenita VESELI

 

La présidente :

Corinne CHAPPUIS BUGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voie de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière pénale au sens de l'art. 78 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110); la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 78 à 81 et 90 ss LTF. Le recours doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14. Les mémoires doivent être remis au plus tard le dernier jour du délai, soit au Tribunal fédéral soit, à l'attention de ce dernier, à La Poste Suisse ou à une représentation diplomatique ou consulaire suisse (art. 48 al. 1 LTF).